Il y a cinquante ans, Betty Friedan publiait The Feminine Mystique (la Femme mystifiée) pour mettre devant les yeux de l’Amérique le “problème sans nom” du désespoir des femmes confinées dans leur maison à s’occuper de leur mari et de leurs enfants, sommées de trouver leur bonheur dans la vie domestique et dans les nouveaux appareils électroménagers que la société de consommation mettait régulièrement à leur disposition. Le livre, dans lequel Friedan fait alterner des analyses de l’histoire du féminisme et de la domination masculine et des extraits d’entretiens qu’elle a menés auprès de nombreuses femmes au foyer, a eu une très forte influence sur le mouvement féministe (dit de la “deuxième vague”) des années 1960 et 1970 aux États-Unis. Betty Friedan a d’ailleurs fait partie, en 1966, des fondatrices de NOW (National Organization for Women), puissante organisation qui défend les droits des femmes, tant au niveau local qu’à travers des pressions politiques sur les représentants de l’État fédéral.
Ce monde dans lequel les hommes blancs hétérosexuels fumant des cigarettes et buvant du whisky regardaient avec pitié, puis crainte, les efforts et les luttes des femmes pour échapper à la sphère familiale dans laquelle leur corps et leur esprit avaient été enfermés, ce monde qui nous est aujourd’hui restitué avec une ironie teintée de nostalgie par la série Mad Men aurait-il totalement disparu? Et à quoi bon lire aujourd’hui Betty Friedan si les femmes, qui représentent 47 % de la population active aux États-Unis, sont parvenues à se défaire du joug domestique pour entrer de plain-pied dans le monde “masculin” du travail et s’y affirmer?
À rien, dirait sans doute Hanna Rosin, qui va jusqu’à affirmer, dans The End of Men, que les femmes sont en passe de prendre le pouvoir, car elles réussissent mieux que les hommes à l’école et que la disparition des métiers industriels au profit d’une économie de services les favorise.1
Pour Sheryl Sandberg, directrice générale de Facebook, les femmes doivent peser davantage dans le monde du travail,2 s’affirmer pour pouvoir arriver en haut de l’échelle, sans renoncer pour autant à leur famille. L’accès de quelques-unes à des postes à responsabilités bénéficiera à toutes ; la logique du trickle down, selon laquelle l’enrichissement des plus riches contribue à la bonne santé de l’économie dans son ensemble, serait donc applicable à la cause des femmes. Celles-ci, selon Kate Bolick, devraient d’ailleurs profiter de l’indépendance que leur offre le travail pour vivre une vie de célibataire épanouie sans se laisser prendre au jeu du mariage et de la famille.3
Le débat médiatique autour de la place des femmes dans le monde professionnel qui a pris de l’ampleur aux États-Unis au cours des deux dernières années, s’il ne s’est pas toujours distingué par sa profondeur, a semblé réactiver les mommy wars des années 1980 (opposant à l’époque les femmes qui travaillaient aux femmes au foyer), héritage des victoires du mouvement féministe pour l’émancipation incarné entre autres par Betty Friedan. Faut-il que les femmes s’affirment davantage? Ont-elles déjà gagné la bataille? Faut-il au contraire revenir sur l’obsession de la carrière et réévaluer l’importance de la vie familiale?4
Ces questions sont particulièrement sensibles aux États-Unis, pays où une large partie de la protection sociale des femmes dépend de l’entreprise dans laquelle elles travaillent ; elles avaient été quelque peu éclipsées ces derniers temps par les luttes pour les droits reproductifs, notamment le droit à l’avortement, menacé dans de nombreux États. La focalisation médiatique sur des femmes qui ont toutes en commun le fait d’être blanches, riches et d’avoir des postes à responsabilités a eu deux effets sur la “conversation” nationale autour des femmes et du féminisme : d’une part, elle a réactualisé le discours de responsabilité, ce même discours qui est appliqué aux pauvres, aux chômeurs, le “quand on veut on peut” qui érige l’esprit d’initiative individuel en alpha et omega de la réussite. Mais, en retour, on a également vu revenir, même si de manière moins flagrante, les notions de classe et de social dans la question féminine. La revue Dissent, dans son numéro de l’hiver 2013, a ainsi consacré un dossier au “nouveau féminisme” en insistant sur les questions sociales, sur le fait que les femmes, loin d’avoir gagné la bataille de l’égalité, n’ont que rarement le choix entre travail et famille : la plupart ne peuvent nourrir leur famille si elles ne travaillent pas. La précarité, la difficulté à créer des syndicats dans le domaine du soin, par exemple, posent des problèmes sociaux qui ne se limitent pas aux seuls États-Unis. Nancy Fraser va plus loin encore : dans son dernier livre,5 elle critique la manière dont, selon elle, le féminisme s’est allié – pas toujours consciemment – au néolibéralisme, en encourageant l’emploi des femmes “à tout prix” et la flexibilité du marché du travail, notamment pour faciliter l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle, et en déplaçant le terrain de la lutte des questions économiques et sociales aux questions sociétales (ce qu’on appelle outre-Atlantique identity politics).
Plutôt que d’opposer les femmes au foyer et les femmes qui travaillent, ou de mettre en avant des figures emblématiques de femmes “ayant réussi” pour donner l’illusion que leur parcours exceptionnel est à la portée de toutes, ne faudrait-il pas interroger la notion même de travail et ses transformations contemporaines? S’il est vrai que le modèle de la vie professionnelle a longtemps été “masculin”, au sens où il reposait sur le travail gratuit des femmes à la maison, et permettait aux hommes un travail continu, faut-il pour autant associer la précarisation et la “flexibilisation” de l’emploi à sa féminisation? Réfléchir en ces termes, c’est méconnaître l’évolution sociale et économique des pays industrialisés au cours des trente ou quarante dernières années, caractérisée en particulier par la prédominance du capital au détriment du travail, la fragmentation des carrières et de l’emploi, la financiarisation de l’économie. Difficile de dire que les femmes ont profité de ces évolutions, d’autant qu’elles sont les premières victimes de la précarisation. Si le livre de Betty Friedan est toujours d’actualité, c’est en ce qu’il permet de poser la question, non pas de l’accès des femmes au marché du travail en tant que tel, mais des conditions dans lesquelles il s’effectue. Et peut-être faudrait-il plus largement interroger la fameuse “valeur travail” dont on parle tant. En temps de crise, à une époque où le travail se fait plus rare, en faire l’aboutissement d’une vie, la définition de soi-même, est illusoire et dangereux. Sans travail, n’est-on vraiment rien? La course à la croissance et à la productivité, la généralisation du salariat nous ont fait intégrer le travail comme accomplissement suprême, et les féministes, à juste titre, ont revendiqué la possibilité pour les femmes de s’y épanouir. Mais la sanctification de la “valeur travail” risque de pousser nos sociétés, et les citoyennes et citoyens qui les composent, à l’épuisement.6
Hanna Rosin, The End of Men. Voici venu le temps des femmes [2012], trad. Myriam Dennehy, Paris, Éditions Autrement, 2013.
Son livre-manifeste, Lean in: Women, work, and the will to lead, est paru aux États-Unis en mars 2013.
Kate Bolick, "All the Single Ladies", in The Atlantic, septembre 2011.
Cette position est celle d'Anne-Marie Slaughter dans un article dont nous avons déjà parlé ici (voir Alice Béja, "Les femmes veulent-elles "tout avoir"?", Esprit,
mars-avril 2013) ; mais elle a souvent été abusivement résumée à un "renoncement", là où Slaughter proposait au contraire une refonte totale des rapports entre travail et vie familiale, qui ne concernerait pas uniquement les femmes.
Nancy Fraser, le Féminisme en mouvements. Des années 1960 à l'ère néolibérale, Paris, Éditions La Découverte, 2012.
Voir Kathi Weeks, The Problem With Work: Feminism, Marxism, Antiwork Politics and Postwork Imaginaries, Durham, Duke University Press, 2011.
Published 22 October 2013
Original in French
First published by Esprit 10/2013 (French version); Eurozine (English version)
Contributed by Esprit © Alice Béja / Esprit / Eurozine
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