Une amphore d'Arelate
Je me représente: l’arrière-pays d’Arles, au premier siècle de notre ère. La ville s’appelle alors Arelate, un ancien nom celtique signifiant ‘implantation près des marais’, et depuis plus de cinquante ans, c’est une colonie de vétérans romains, fondée par Jules César.
Derrière le sol rocheux où sont construites des maisons au bord du Rhône, au-delà d’une bande de terre marécageuse dans le prolongement du delta, apparaissent des collines qui mènent à une chaîne de montagnes basses, le massif calcaire des Alpilles. A cet endroit, le sol est envahi par des buissons épineux, des touffes d’une herbe grossière et des plantes aromatiques. Des ciprès désignent le ciel, pareils à des index noirs. A part cela, quelques rares pins parasols, des oliviers et des chênes nains au feuillage capricieux. Sur ce sol aride vivent seulement des bergers, descendants des Celtes autochtones, habitants du littoral, qui peu à peu se retirèrent à l’intérieur des terres, dans la mesure où, au cours des deux ou trois siècles précédents, ils ne s’intégrèrent pas à des contingents sans cesse renouvelés de marins et de marchands gréco-latins.
Je me représente: une modeste implantation de bergers pauvres, une bergerie longue et basse aux murs faits d’argile et de cailloux, un puits et un four à pain. La hutte servant d’habitation a été construite en pierres plates contre l’un des murs de la bergerie. Les hommes qui vivent ici ont fort peu de contacts avec les habitants des agglomérations prospères longeant la rivière. Leurs produits, la laine et le fromage, sont achetés sur place par des intermédiaires, le plus souvent eux-mêmes paysans.
Au point du jour elle se mit en route. A l’est, au-dessus des montagnes apparaissaient déjà des bandes rouges luisantes. Elle se dirigeait vers l’endroit où le sentier disparaissait entre les buissons. Avant de devenir elle-même invisible à mesure qu’elle descendait, elle se retourna. Sa soeur Ura, était encore debout devant l’entrée de la hutte, serrant le nourrisson dans ses bras. Plus haut sur la colline retentissaient les voix de Nion et du jeune Lorix, qui étaient auprès du troupeau.
Elle leva le bras en signe d’adieu pour rassurer ceux qu’elle laissait derrière elle. Elle ferait ce qu’on lui avait demandé, se rendre à la ville près du marais pour ramener Camars afin qu’il pût voir son nouveau-né.
La première partie du sentier lui était familière, elle menait à l’ancienne bergerie abandonnée. Les restes de la murette d’enceinte étaient visibles au-dessus des fourrés touffus. Elle posa sa main sur le mur de l’habitation qui s’était écroulé. C’est là qu’elle était née. Les ombres de ses parents y demeuraient encore, gardant un troupeau fantôme. Le soleil se levait, elles ne se montreraient pas. Mais elle ne manqua pas d’implorer leur protection. Jamais encore elle ne s’était tant éloignée de la maison. D’après Nion, tous les sentiers de chèvres débouchaient sur la grand-route qui menait directement à Arelate, un voyage d’une demi-journée pour qui marchait d’un bon pas. Lui-même aurait voulu entreprendre cette expédition, mais il boitait à la suite d’une chute.
Je me l’imagine comme une jeune adulte, endurcie par la vie au grand air, pas très grande, mais solide et agile. Elle a un visage rond, bronzé et des yeux noirs habitués à explorer les environs vite et avec vigilance. Ses cheveux retombent en deux nattes sur sa poitrine. Plus tard, les Gaulois du Sud qui vivent dans le rayonnement de Rome, suivront la mode des envahisseurs. Mais cette bergère des Alpilles porte encore une jupe, un blouson et une mante courte, en fait un châle à capuchon, le vêtement sans âge porté par les femmes des tribus barbares. Pour se protéger contre les épines de la guarrigue, elle porte comme les hommes de longs houseaux et en manière de chaussures des bandelettes de cuir fixées autour des chevilles et des mollets. Elle s’appelle Idho, un ancien mot celtique désignant l’if au feuillage toujours vert.
Pour vaincre sa répugnance, elle se força à accéler la marche. Elle pressa dans sa main l’amulette attachée au cordon de cuir qu’elle portait autour du cou, un bout d’os provenant d’un crâne de mouton. Nion, qui savait tout, avait dit que l’enfant ne vivrait pas longtemps. Aussi Camars devait-il venir afin de lui donner son nom pour pouvoir lui faire sa place dans la tribu et ainsi resserrer son union avec Ura.
Idho savait garder les moutons et traire les brebis, faire du fromage, filer la laine, reconnaître les signes avant-coureurs d’un vent violent ou d’un orage à la manière dont se comportait le troupeau, mais aller à Arelate était très loin de l’ordre habituel des choses.
De tous côtés le pays s’offrait largement à la vue dans la lumière matinale. Les toiles d’araignées scintillaient encore de rosée entre les buissons bas. L’un des lacets de ses souliers se défit. Essoufflée, elle s’accroupit à un endroit où le sol n’était pas tout à fait envahi par la végétation drue. Elle lança violemment une pierre vers l’enchevêtrement de branchages sous lesquels elle soupçonnait la présence d’une vipère. Mais la créature qui s’enfuit soudain était un lézard tacheté de noir (innocent habitant des touffes d’herbe et des plantes aromatiques) qu’elle aurait bien préféré attirer à elle, comme elle le faisait quand elle gardait le troupeau et s’ennuyait. Avec la chaleur qui augmentait, s’élevaient du sol des bouffées de parfums.
C’est seulement lorsqu’elle atteignit la grand-route – le soleil était déjà haut – qu’elle rencontra d’autres personnes, un cavalier solitaire, la plupart à pied, comme elle-même. Elle rattrapa une charrette lourdement chargée, tirée par deux boeufs. Le charretier transportait à Arelate les amas de gravats provenant des carrières de pierre à chaux. Depuis que les colons avaient reçu la visite de leur dominateur romain actuel, dit-il, ils n’avaient pas cessé un instant de construire. Celui qui n’avait pas été à la ville depuis un certain temps n’en croyait pas ses yeux et n’était plus capable de s’y retrouver. Elle lui demanda la permission de faire le trajet avec lui.
Dans le paysage apparaissent plus de pins parasols et maintenant aussi des platanes. A cette époque, dans le voisinage immédiat d’Arelate, il existe déjà plusieurs exploitations agricoles, parmi lesquelles des oliveraies et des vignobles. La circulation entre la ville et les carrières croit d’année en année, c’est pourquoi, j’imagine que les soldats du génie de la sixième légion, avec l’aide des autochtones recrutés par les autorités à cet effet, s’occupent à consolider et à élargir la partie de la Via Aurelia qui traverse le marais. Sur un réseau de poutres fixées dans le sol marécageux au moyen de lourds tenons, sont placés des troncs d’arbres par-dessus lesquels des pavés plats sont soigneusement jointoyés. Une couche épaisse de gravier et de gravillon constitue finalement le revêtement.
Entre les deux nécropoles, avec du côté droit l’aqueduc, construit parallèlement à la route qui apporte l’eau de source des Alpilles, l’on parvient à la porte est des murs de la ville. Je m’imagine combien saisissante a dû être pour les habitants de la région le spectacle de cette construction que l’on voit dès l’entrée, dominant même les pins les plus hauts: un triple entassement de robustes arcades, l’arrière en demi-cercle du théâtre prévu pour dix-mille places assises, cadeau d’Auguste à la colonie pleine d’avenir. De cette faveur et de cette puissance suprême, témoigne plus fortement encore le forum, cette construction imposante de colonnades et de portiques autour d’une vaste place rectangulaire pavée de marbre. Dans ce quartier, le sol descend vers les rives du Rhône. A l’endroit où un pont de bâteaux établit la liaison avec le quartier du port sur l’autre berge, se dresse un arc de triomphe.
Elle était là, dans le vent chaud, prise de vertige devant tant d’impressions. La foule passait devant elle au milieu d’une multitude de sons. Elle ne comprenait pas la langue de la plupart d’entre eux. A l’ombre d’une galerie ouverte, sous le bâtiment aux nombreuses colonnes très fréquenté, elle avait bu l’eau d’une fontaine et mangé un morceau de pain qu’elle avait tiré de son sac. En route, elle avait traversé un quartier où flottait un nuage de poussière calcaire et où les bruits incessants de marteaux et les grincements de scies couvraient le tumulte de la rue. Bien qu’elle fût curieuse de voir ce que les étals et les éventaires offraient à la vue – de partout montaient des odeurs de breuvages et de fricots inconnus – elle ne s’était pas accordé le temps de s’arrêter. La position du soleil indiquait que l’après-midi était déjà très avancée. Il fallait qu’elle ait trouvé Camars avant la tombée du jour. Nion avait entendu dire par un commerçant venu acheter du fromage, que Camars faisait des travaux de terrassement du côté du port.
Maintenant, elle contemplait l’eau scintillante du fleuve. Elle vit voguer des bateaux à voile et d’autres qu’une double rangée de rameurs faisait progresser. Quand les navires étaient trop grands pour passer sous le pont, tonneaux et sacs étaient transbordés dans des embarcations plus petites pour remonter le courant. Tout près de l’endroit où elle se trouvait, il y avait sous un auvent des paniers contenant toute sorte de poissons frais dont elle ignorait les noms et de gracieux vases étroits, chacun d’eux ayant son propre support métallique. C’étaient surtout ces vases, si différents de la grossière vaisselle qu’elle connaissait, qui retenaient son attention. Un groupe de soldats défila devant elle au pas cadencé, faisant cliqueter les armes et soulevant les bords de cuir festonnés de leurs tuniques. Si elle s’était sentie à l’aise dans cet entourage insolite, elle en aurait bien ri. Un homme barbu, habillé comme sont les paysans, qui menait par la bride un âne chargé de sacs, lui sembla un compatriote. Elle osa lui adresser la parole pour lui demander s’il connaissait Camars. Il lui conseilla de chercher où l’on travaillait à consolider les berges de la rivière, et lui indiqua par où elle devait passer. Ce n’était pas loin.
Le long de la côte, le fond de la mer est couvert d’épaves de navires qui ont sombré pendant les tempêtes hivernales, lorsque des chefs d’entreprises ne songeant qu’à faire du profit n’ont pas respecté les prescriptions relatives aux périodes de ‘fermeture’ de la Méditerranée, entre novembre et mars. Après que les bordages se sont effondrés en éventail laissant échapper la cargaison, ou que celle-ci aura été entraînée par les courants, des milliers d’amphores entassées attendront, intactes, des siècles durant, la venue de plongeurs. Les élégantes jarres en terre cuite au long col, à deux anses verticales, utilisées sur tout le littoral méditerranéen pour le transport et la conservation du vin, de l’huile d’olive, du garum, des noix, du poivre, de la farine et des céréales, se terminent en un socle étroit, ou simplement en pointe, de sorte qu’elles peuvent être plantées dans le sol. Même vides, elles sont utilisables d’innombrables manières. On peut y entreposer des provisions ou les transformer en conduites d’eau. Emboitées les unes dans les autres en grand nombre, elles servent à consolider les fortifications et les digues.
Camars fut surpris certes, mais la salua sans chaleur. Lorsqu’elle lui dit la raison de sa venue, il resta un bon moment silencieux, la tête détournée. C’est à peine si elle le reconnut. Il avait rasé sa barbe et sa moustache, portait une tunique courte et des demi-bottes en cuir à lacets, à la mode romaine. Il était debout au milieu des hommes à moitié nus, couverts de sueur, qui transportaient des vases déjà utilisés (considérés â la grande surprise d’Idho comme déchets) et les intégraient ensuite dans un mur d’enceinte. Elle s’attendait à ce qu’il demandât des nouvelles de son enfant, de Ura et de la situation à la bergerie, mais il parla d’autres choses, de lui-même surtout: comment, en tant que Gaulois né libre, il n’avait pas tardé à être promu au rang de surveillant des esclaves qui travaillaient à la digue. On lui avait dit que son nom, Camars, indiquait une origine italienne. Plus il y songeait, plus il lui semblait vraisemblable que quelque Tarentin ou Sabatin fût son ancêtre. Presque tous les colons d’Arelate appartenaient à ces tribus. En qualité d’habitant de cette ville romaine, il avait ici de l’avenir; il aspirait à obtenir le droit de cité, de porter trois noms. Il avait déjà lui-même – son propre parrain! – choisi les deux noms qui viendraient alors s’ajouter au sien: Aulus Annius, des mots qui avaient un goût de miel sur sa langue. Il n’était pas fait pour le métier de berger, mais il espérait bien devenir un jour le propriétaire d’un troupeau dans une région considérée comme idéale pour l’élevage des moutons au sud d’Arelate. Il préférait surveiller des subordonnés plutôt que du bétail. Derrière ses paroles on entendait ce qu’il ne prononçait pas. Il ne regagnerait pas son foyer pour aller voir l’enfant. Il ètait devenu un autre.
Plus tard, il la mena vers l’endroit où il prétendait pouvoir lui procurer un toit pour la nuit. Elle le suivit en silence à travers un labyrinthe de murs en pisé: ruelles, cours, venelles étroits, petites pièces où s’affairaient beaucoup de gens, tapage, relents de cuisine. Ils parvinrent à un espace situé partiellement sous terre, mal éclairé par deux lampes à huile. Une femme était là, plus jeune qu’elle-même, penchée sur un réchaud, en train de touiller quelque chose. Camars lui parlait dans la langue des colons. L’obéissance apathique de la jeune fille qui lui servit à manger et le comportement autoritaire, hautain de Camars envers elle (qu’aucune Gauloise libre n’aurait jamais toléré) éveillèrent en Idho un sentiment de deuil comme si elle pleurait un défunt.
Je m’imagine que – comme d’habitude – elle se lève au premier chant du coq et quitte la paillasse sur laquelle elle vient de passer la nuit sous son manteau. Dans un autre coin de la cave qui lui sert d’habitation, Camars lui aussi sort du lit qu’il partage avec son esclave. Il accompagnera Idho jusqu’aux portes de la ville et lui donnera un cadeau d’adieu pour ceux qui sont restés à la bergerie: une amphore encore intacte, l’une des plus grandes, des plus belles de l’immense stock sur son terrain. Pour souligner la valeur du présent, il lui explique que ce type de vase – encore inconnu des potiers gaulois – présente un intérêt certain du point de vue des affaires. Nion pourra tirer profit de cette information quand il rencontrera des gens qui visitent les marchés de l’arrière-pays.
Je m’imagine que Camars tente de gagner à sa cause Idho, qui marche en silence à ses côtés. Il lui montre les Bains monumentaux dont il peut lui aussi profiter en tant qu’habitant de la ville. Sur le forum, il lui montre la plaque votive en marbre consacrée à l’empereur Auguste, offerte par le Sénat et le peuple ‘pour son courage, sa clémence, sa justice et son pieux respect pour les dieux et la patrie’. Comprend-elle que c’est là le sceau de l’alliance entre la toute-puissante Rome et Arelate, et le commencement d’expansions et d’évolutions comme n’en connaît aucune autre ville de Gaule? Là où dès l’aube retentit le fracas des coups de marteaux, et où s’élèvent des nuages de poussière, on démolit les vieux quartiers indigènes et de nouvelles maisons se construisent dont le pavement est de mosaïque, et qui offrent le même confort qu’à Rome. C’est ici qu’il veut vivre, gagner beaucoup d’argent, s’élever dans l’échelle sociale, conquérir les honneurs et la gloire.
Il la mène jusqu’à l’intérieur du théâtre en empruntant l’une des entrées latérales afin qu’elle puisse voir les cent colonnes sur le fond de la scoena et la statue gigantesque du divin Auguste dont le corps nu de héros est enveloppé dans une draperie de marbre peint en rouge.
Elle marchait plus lentement qu’à l’aller, car elle était gênée par l’amphore qui remplissait tout son sac, heurtait sa cuisse à chaque pas et dont l’une des anses frottait contre son cou. Tous les deux cents mètres, elle devait déplacer la bretelle d’une épaule à l’autre. Souvent, elle s’asseyait là où un arbre donnait suffisamment d’ombre. Elle réfléchissait à ce qu’elle devrait dire à sa soeur et à Nion.
Vint l’après-midi, les cigales lançaient leurs stridulations aiguës et monotones, l’air tremblait de chaleur au-dessus des collines. Jamais un sentier grimpant ne lui avait paru si pénible. Elle passa devant la vieille bergerie abandonnée sans la regarder, honteuse de l’échec de son voyage.
Le soleil était loin à l’ouest lorsqu’elle attaqua la dernière côte et se dirigea vers la hutte entre les hauts fourrés. Juste à ce moment-là, Nion et Lorix faisaient entrer le troupeau en poussant des petits cris. Nion, qui vit qu’elle revenait seule fit un signe de tête, comme s’il s’y attendait, mais ne dit rien.
Ura était assise dans la hutte, avec l’enfant sur les genoux. Idho s’accroupit et caressa le petit visage déjà tout ratatiné.
Plus tard elle se souvint de l’amphore qu’elle avait déposée dans un coin. Elle l’apporta à Nion. Il était sur la crête dans les derniers rayons du jour. En fait, elle s’attendait à le voir réduire en miettes le cadeau de Camars, pour n’être pas obligée, conformément à la tradition gauloise d’offrir un cadeau en retour à l’infidèle. Mais Nion, examina attentivement l’amphore, caressa la longue courbe de l’objet et hocha de nouveau la tête en silence comme pour confirmer ce qui restait inexprimé.
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Au Musée de l’Arles Antique, on peut voir un fragment d’une stèle de marbre dédiée à Aulus Annius Camars, brillant homme d’affaires et homme politique gallo-romain, également initiateur de concours d’athlétisme. On apparente son nom à la Camargue.
Dans la partie du catalogue relative à la collection d’amphores, on peut lire ‘…elles servaient d’urnes funéraires bon marché pour les plus démunis, presque toujours pour y enfermer les cendres d’un enfant.’
Published 29 June 2007
Original in Dutch
© Hella S. Haasse Eurozine
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