Tunisie : le temps de la fondation
“La Tunisie est un peuple, pas un gouvernement.”
Slogan entendu lors d’une manifestation à Sousse le 29 décembre 2010
La révolution, en Tunisie, est omniprésente : elle est sur toutes les lèvres, du chauffeur de taxi aux intellectuels, à la radio comme dans les journaux, dans les restaurants où sont exposées des toiles sur la nouvelle Tunisie, comme dans la rue. La révolution tunisienne a eu pour premier effet de libérer la parole, une parole trop longtemps réprimée, interdite : d’où une frénésie de débats, une avidité à donner son avis sur tout et à exprimer des revendications ; à l’excès parfois, se plaignent nombre d’interlocuteurs tout en manifestant une grande indulgence pour cet inévitable emballement. Sur l’avenue Bourguiba, les vestiges glorieux de la révolution subsistent, et notamment des graffitis (principalement en français voire en anglais) : “La femme tunisienne est l’avenir de l’homme” ou Thank you Facebook. Des chars sont postés aux endroits stratégiques de l’artère principale de Tunis et nombre de bâtiments officiels (y compris l’ambassade de France) sont entourés de barbelés. Dans la grande librairie Al Kitab, un rayon est consacré aux ouvrages sur la révolution qui bénéficient d’une remise exceptionnelle de 50%. Un ami me montre fièrement du doigt le ministère de l’Intérieur, geste absolument interdit du temps de Ben Ali…
Un peu plus loin, les vitres de l’immense immeuble du RCD – le parti de Ben Ali – sont brisées et l’enseigne a été arrachée. Presque en face, sur la grande avenue Mohammed V, se trouve la délégation de Libye à Tunis aux mains des insurgés, et encore plus loin, dans un style orientalisant, la banque islamiste Zitouna appartenant au gendre de Ben Ali (ce qui confirme que les liens entre le régime et les islamistes étaient pour le moins ambigus), dont les avoirs ont été saisis et dont l’avenir est incertain. On croise çà et là dans la ville des groupes de manifestants, des attroupements (111 manifestations publiques recensées à la mi-avril par le premier ministre) ; les gardiens de musée de Carthage nous annoncent fièrement qu’ils sont en grève, mais de toute façon les touristes se font rares (moins 70%, le pays étant boudé par les agences de voyages françaises mais aussi par les touristes libyens très nombreux d’habitude, seuls subsistent les Algériens).
Une vacance des institutions
La révolution se paie d’une certaine licence : sur la route de Bizerte, on croise un supermarché Géant qui a été pillé puis brûlé le 14 janvier parce qu’il était la propriété des Mabrouk, famille du gendre de Ben Ali. Les vendeurs à la sauvette, qui dressent leur étal à même le sol pour vendre souvent des produits de contrefaçon, ont refait leur apparition sur les trottoirs de l’avenue Bourguiba. Impensable avant la révolution mais les policiers qui, hier encore, les traquaient ont disparu. “La police est en pleine crise d’identité depuis le 14 janvier” nous explique-t-on : après les événements, ils se sentent mal aimés et n’arrivent pas à retrouver leur place. Ils n’ont pas cessé leur travail mais ont mis un brassard rouge en signe de protestation, dans une sorte de mouvement de grève virtuelle. “Ne plus respecter les feux rouges, c’est aussi pour certains un acquis révolutionnaire” lâche avec dépit un chauffeur de taxi. Le fait est que la police est peu présente, ce que nous avons pu vérifier lors d’un incident qui nous concernait directement. Une jeune fille qui nous accompagnait se fait agresser par deux jeunes en scooter qui veulent lui arracher son collier sur le port de Bizerte, à la sortie de la grande prière du vendredi : immédiatement des passants se ruent sur les agresseurs pour les rosser. L’un d’entre eux demande grâce en pleurant, le visage tuméfié mais le groupe vengeur le jette à l’eau ; il réussit à se rattraper à une barque devant laquelle le groupe d’hommes, parmi lesquels beaucoup d’islamistes, délibère puis décide de l’emmener sous bonne escorte vers une destination inconnue. Dans tout cet épisode, point de police à l’horizon ; celle-ci arrive longtemps après, dans une voiture grise où l’on aperçoit à peine le mot police tant il se fait discret ; les policiers semblent peu motivés et, lorsque nous arrivons au poste, ils ne montrent pas d’empressement particulier pour prendre la plainte. Cette scène est révélatrice d’un espace public presque déserté par les institutions – qui contraste singulièrement avec le comportement de la police dans un pays comme la France où le monopole de la violence légitime est si ancien et si ancré dans les moeurs.
Un meeting politique
Nous assistons à un meeting politique organisé pour soutenir l’audacieuse décision d’obliger les partis politiques à présenter autant de femmes que d’hommes aux prochaines élections de l’Assemblée constituante, reportées à l’automne 2011. Il se tient dans un théâtre des années 1920 (qui n’a pas tellement changé depuis) El Hamra qui convertit provisoirement sa salle en un espace de parole ayant pour slogan “une patrie sans partis”. C’est que les lieux pour se réunir ne sont pas si nombreux à Tunis, et celui-ci a déjà abrité le samedi précédent un débat qui a fait grand bruit, entre Rached Ghannouchi, le président du parti Ennahdha, et Nela Silini, professeure de civilisation islamique à l’université de Sousse, débat remporté, aux dires de nos amis, par l’historienne laque qui a amené le leader islamiste à se contredire.
Sur une scène débouchant sur un mur brûlé dont on ne sait s’il s’agit d’un décor postmoderne ou des stigmates d’un incendie mal éteint, sont disposées une chaise en bois et une petite table pour une femme membre de la Haute Instance devant une assemblée majoritairement composée de femmes. Ce décor désuet, allié à la fièvre débatteuse, pousse à rêver : n’est-ce pas aussi dans des théâtres que se réunissaient les révolutionnaires en 1789 ? On s’attend à voir monter sur scène des intellectuels antifascistes, un Malraux avec la cigarette pendante devant un micro ridiculement grand. Mais des sifflements stridents du microphone mal réglé nous rappellent à la réalité. Le tour de parole s’organise ; des femmes – mais aussi quelques hommes – s’inscrivent et prennent la parole à tour de rôle jusqu’à ce qu’une femme voilée s’approche du micro en se présentant comme responsable d’une association dans le sud (que toute l’assistance identifie immédiatement comme une émanation de l’organisation islamiste) ; cela soulève les protestations d’une participante dans le fond de la salle qui s’insurge : “Pourquoi les femmes islamistes peuvent-elles participer à nos réunions publiques alors que la réciproque n’est pas vraie et qu’encore récemment, l’entrée d’un meeting de Ennahdha a été refusée à un groupe de femmes non voilées ?” Après un débat bref mais houleux, la question est tranchée : l’intervenante voilée pourra s’exprimer. Cette dernière vante non sans ambigutés le soutien du parti islamiste à la parité. C’est que le parti est très bien organisé et qu’il dispose de beaucoup de femmes susceptibles de se présenter aux élections.
Une autre intervenante commence son intervention en français et se fait huer, elle continue dans un arabe qui semble plus hésitant et termine en français en disant : “Je m’excuse si j’ai dérangé par le français” ; la suivante propose de s’exprimer en français, en dialecte tunisien ou en arabe, puis fait son intervention en arabe littéraire : une “bêcheuse” me souffle ma voisine. Pourtant son propos n’est pas dénué de bon sens : elle se demande en effet si les femmes issues d’un milieu rural oseront s’exprimer en public, et si elles comprendront l’arabe littéraire. La question de la langue revient souvent : au détour d’une conversation, telle universitaire nous confie qu’elle parle mal l’arabe littéraire, pas suffisamment pour se lancer dans un discours public ; une autre nous dit penser en français. Le fait est que tous les discours que nous entendons ce soir-là sont émaillés de morceaux de phrases ou de mots en français qui se rapportent presque toujours à la constituante, au droit ou à la politique. D’ailleurs, la plupart des slogans étaient en français à commencer par le célèbre : “dégage”, que l’on voit partout. Une pétition circule, que le petit groupe de femmes islamistes refuse de signer. À la fin, un groupe de femmes en tire la conclusion qu’elles doivent s’organiser et surtout se former pour la campagne électorale : il faut proposer des stages de formation politique mais aussi à la prise de parole en public.
La question de la femme dans la Tunisie d’après le 14 janvier dépasse peut-être ce qu’elle revêt habituellement dans les autres pays : elle prend ici une importance particulière en raison précisément de la pression islamiste, et surtout parce que les femmes ont largement participé à la révolution. C’est autour de son émancipation, de l’égalité des droits (notamment en matière successorale), que se mesureront le sérieux et la profondeur de la rupture de la révolution. Il faut dire que les femmes tunisiennes partent avec un avantage considérable procuré par le Code du statut personnel, le plus moderne du monde arabe, qu’elles doivent à Bourguiba. À Sidi Bou Sad, nous sommes invités au vernissage d’un salon d’artistes tunisien(ne)s autour du thème de la révolution ; l’une d’entre elles a revêtu trois punching-balls du drapeau tunisien avec au centre des visages de femmes musulmane, chrétienne et juive ; la femme transcende les questions des identités. La peintre Feryel, également exposée, ne dit pas autre chose en explorant dans son oeuvre le corps de la femme, métaphore d’un pays qui porte désormais dans son ventre l’avenir d’une partie du monde. L’exposition se termine par une série de gravures en invitant le visiteur à voter : la démocratie jusque dans l’art…
Les trois commissions
La transition en Tunisie est supervisée par trois commissions qui siègent d’ailleurs dans un même immeuble ; deux d’entre elles avaient été annoncées par Ben Ali lors des derniers discours, ce qui les entache d’une certaine impureté aux yeux de certains. La première a pour objectif d’établir la réalité et l’étendue des actes de corruption du régime passé. Sa légitimité a été immédiatement contestée en justice par un collectif d’avocats : le 19 avril, la cour d’appel autorisait la commission à continuer ses travaux, ce qui a eu pour effet de renforcer sa légitimité… La commission a auditionné tous les anciens responsables de l’ancien régime, un peu à l’image des commissions sénatoriales aux États-Unis, nous dit-on.
La deuxième, composée de quatorze membres – majoritairement des femmes –, a en charge d’établir la liste précise des martyrs de la révolution jusqu’à maintenant. Elle travaille quasiment en temps réel : non seulement elle traite d’affaires qui ont eu lieu il y a quelques mois, mais continue d’être compétente pour des faits qui se déroulent actuellement (il y a eu encore une victime pendant notre séjour). Au 20 avril, elle avait enregistré 976 dossiers (dont 120 cas de décès sur un total estimé à 2401). Ce qu’attendent ces familles, c’est la reconnaissance de leur martyr précisément ; dans de nombreux cas, elles n’ont pas perçu les 20 000 dinars2 qui leur sont proposés : elles sont indignées que personne ne soit venu leur présenter des condoléances, et ne souhaitent rien d’autre que de voir le nom de leur proche inscrit sur un mémorial (et que soient officiellement précisées les circonstances de leur mort en indiquant à qui elle est imputable). Les familles ont demandé à procéder elles-mêmes à l’exhumation, à accompagner les corps jusqu’à la morgue de façon à pouvoir les réinhumer ensuite. Cette commission est l’objet de critiques de l’armée qui se sent injustement mise en cause, et, de manière plus générale, on lui reproche de se substituer au travail de la justice, mais celle-ci n’est pas dans un excellent état (par exemple, lorsque Imed Trabelsi, le neveu de la femme de Ben Ali, s’est présenté au palais de justice le 20 avril pour y répondre d’une affaire de drogue, il a failli être lynché par des avocats).
La mission de la troisième a profondément évolué : il s’agissait initialement d’un comité d’experts chargé de faire des propositions techniques pour la prochaine constitution et l’organisation des élections. Mais lorsqu’il est apparu qu’à côté du gouvernement s’était instauré un comité de suivi des objectifs de la révolution, le premier ministre lui a demandé d’absorber cette fonction politique, ce qui l’a transformée en une véritable assemblée politique représentative. Elle est devenue la commission “dont le nom est trop long” (Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique) ; au comité d’experts s’est adjointe une “haute instance” qui s’efforce de représenter les différentes composantes socioprofessionnelles et les différentes sensibilités du pays. La représentation politique se heurte en Tunisie à une difficulté majeure : il n’y a plus de partis politiques, plus de constitution et les références au bourguibisme sont brouillées car le RCD est le parti successeur du néo-destour. Prenons le cas de l’UGTT qui était le syndicat unique et qui avait donc le monopole de la représentation, mais dont certaines sections locales ont joué un rôle très actif dans la révolution. La Haute Instance s’est ouverte à la société civile : aux ordres professionnels, et notamment à l’association des magistrats tunisiens qui a retrouvé une deuxième jeunesse avec le retour des magistrats envoyés dans les provinces les plus reculées, à l’association de femmes démocrates, aux ONG. Bref, lorsque les partis sont défaillants, il faut s’en remettre à la société civile, aux corps intermédiaires dans une démarche inverse de celle de la fameuse loi Le Chapelier qui, en 1791, interdit les corporations. On mesure au passage l’importance de la Ligue tunisienne des droits de l’homme qui montre aujourd’hui le rôle crucial qu’elle a joué tout au cours de ces années, comme une force non partisane d’opposition émanant de la société civile : elle nourrit nombre des participants à ces commissions.
C’est la “cage aux fauves” se plaint le président de la Haute Instance, Yahd Ben Achour ! La haute assemblée a investi les locaux de la seconde chambre au Bardo (lieu éminemment symbolique pour les Tunisiens car c’était le siège des Beys de Tunis). La commission a commencé en travaillant sur la préparation d’une élection présidentielle mais son travail s’est réorienté vers la préparation d’une constitution ; d’où le nom de constituante. Est-ce une bonne chose ? Les avis sont partagés : cela n’ouvre-t-il pas la porte à toutes les hypothèses ?
Les défis sont immenses : quel mode de scrutin adopter ? Proportionnel ou majoritaire ? De liste ou uninominal à un tour ? À deux tours ? Qui sera interdit de se présenter en raison de ses compromissions avec l’ancien régime ? Mais où tracer la ligne dans une situation qui s’est durcie progressivement mais où des personnalités marquantes ont été ministres des premières années du règne de Ben Ali (on songe au regretté Mohammed Charfi3 par exemple, un exemple de probité et d’ouverture, malheureusement décédé trop tôt) ? Comment s’assurer de la loyauté d’un scrutin dans un tel contexte où nombre de partis sont disqualifiés ; et où ceux qui ont gardé leur crédibilité se sont forgés une culture d’exil qui ne les a pas préparés à exercer des responsabilités. Le risque est de voter pour des gens plus que pour des projets.
Ces trois commissions sont des institutions dans un pays sans institutions, qui recueillent tout du moins la confiance de leurs concitoyens. Elles se répartissent le traitement du passé, celui du présent et celui de l’avenir. Tous leurs membres travaillent bénévolement en continuant d’exercer leur profession : on ne veut pas de révolutionnaires salariés. Les présidents de ces commissions sont tous juristes : deux présidents ont tous les deux démissionné du conseil constitutionnel institué par Ben Ali au début des années 1990, ce qui leur avait valu nombre de tracasseries de la part du régime. C’est une révolution du droit, des droits de l’homme.
Renversement d’un dictateur ou révolution?
Si la marque d’une révolution est de rompre avec un ordre ancien, quel est l’ancien régime que cette révolution a mis à terre ? Celui incarné par un homme, Ben Ali, dont les Tunisiens découvrent chaque jour l’ampleur non seulement de la dictature – ils la ressentaient tous les jours – mais aussi de la perversion du système. La famille du dictateur avait tous les droits, ou plutôt un seul : celui de disposer de toutes les institutions à leur guise. Un avocat me raconte qu’il n’a jamais pu obtenir l’enregistrement d’une association de copropriétaires sans savoir pourquoi. Amené à défendre, dans une autre affaire, le responsable du bureau de l’enregistrement, il sut le fin mot de l’affaire : les statuts faisaient référence à une “bonne gouvernance” du syndic, terme proscrit car ressenti comme sulfureux par l’ancien régime… Plus rien ne semblait arrêter la dérive mafieuse (on a en effet retrouvé de la drogue dans le bureau présidentiel dans des quantités qui excèdent toute consommation personnelle) et les appétits prédateurs du président et de son clan, voire ses lubies. Il avait par exemple imposé la couleur mauve : mais quel président impose “sa” couleur aux édifices publics ? Un ami me fait remarquer qu’il a construit une gigantesque mosquée dans un style plutôt marocain que tunisien, sur le site historique de Carthage, ce que même les Beys de Tunis n’avaient pas osé faire. Mais de quel droit touche-t-il ainsi aux symboles, débaptise-t-il par exemple la place d’Afrique qui ouvre sur l’avenue Bourguiba (dont il déloge en même temps la statue), pour l’appeler “place du 7 novembre”, jour du coup d’État ? C’est en effet le nom d’Ifriqiya – originellement la Tunisie – qui a donné son nom au continent tout entier, ce qui est une source de fierté légitime pour toute la Tunisie.
Ben Ali a non seulement faussé le jeu démocratique tout d’abord, en truquant le verdict des urnes et en tracassant son peuple, en le fliquant ; mais il a aussi perverti toute règle, jusqu’au cadastre qu’il trafiquait au gré de ses intérêts. Il s’est ainsi isolé non seulement du peuple mais aussi du droit naturel. “Ben Ali, ajoute le professeur de droit Ali Mezghani, a rompu le pacte implicite qui liait tous les Tunisiens, au terme duquel on pouvait être riche mais pas trop et l’on pouvait être pauvre, mais pas trop.”
Le peuple a donc voulu se débarrasser de ce despote : s’agit-il pour autant d’une révolution ? Certains estiment que ce qui se passe dans le monde arabe s’apparente plus à des soulèvements – par nature éphémères – qu’à de véritables révolutions. Certes, le 14 janvier est un soulèvement mais qui se mue sous nos yeux en révolution. Ce n’est pas tant le renversement de Ben Ali le 14 janvier qui constitue à lui seul la révolution, que le désir confirmé et soutenu de faire rupture non seulement avec Ben Ali mais aussi, dans une certaine mesure, avec Bourguiba, et surtout de se reconnatre comme peuple agissant positivement (alors que la décolonisation contraignait à se définir en opposition). En tant qu’invention de soi en assumant une totale liberté du peuple, la page sur laquelle ils vont écrire leur histoire étant totalement blanche, ce qui se passe aujourd’hui est en soi un phénomène moderne (et l’on comprend que les islamistes y aillent à reculons quoi qu’ils en disent). En le nommant révolution et en s’engageant dans un travail d’autodéfinition de soi, les Tunisiens construisent leur avenir. La révolution ne s’est pas consommée le 14 janvier comme ils le pensent : elle n’a fait que commencer et elle se trouve en grande partie devant eux. La Tunisie vit aujourd’hui dans le temps de la fondation.
C’est un choix qu’elle a fait : certains se seraient satisfaits de la constitution de 1959, mais cela aurait frustré le pays de ce moment unique de la fondation. Reste à passer de la fondation aux fondements d’un nouveau pacte, d’un nouveau régime politique.
Cette révolution fut principalement le fait des jeunes : c’est peut-être pour cela qu’il règne un parfum de mai 68 dans la révolution de jasmin. Les nouvelles moeurs de la génération Facebook veulent remettre en cause l’ordre ancien. Lors du deuxième sit-in place de la Kasbah organisé devant le siège du gouvernement, on pouvait lire sur des murs blancs de l’architecture traditionnelle des bâtiments officiels du premier ministre, des slogans tels que “soyez réalistes demandez l’impossible” et “il est interdit d’interdire”. Une telle superposition des aspirations modernes sur l’ordre monumental ancien gênait : c’est peut-être pour cela que l’on fait rapidement taire ces murs insolents.
La révolution tunisienne n’est ni religieuse comme le furent les révolutions proto-politiques et politiques jusqu’à la Glorieuse révolution anglaise (dimension dont la révolution américaine garde quelque chose) ni socialistes comme elles le seront après 1848 : elle s’apparente plus à la Révolution française, c’est-à-dire à une révolution bourgeoise, centrée sur la liberté et l’autonomie par rapport au religieux et à une certaine forme théologico-politique.
Cette révolution a symboliquement tué le père, un père à la fois cruel et médiocre qu’on ne veut pas voir remplacé de sitôt. La seule chose qui fasse consensus aujourd’hui en Tunisie, c’est la référence à la révolution : personne ne la remet en cause. Mais pour quelles raisons au juste, ce père tyrannique a-t-il été renversé ? Pour ses vices, c’est évident, mais aussi pour la forme archaque de son pouvoir fondé sur la peur. D’ici à rendre suspecte toute forme d’autorité, il n’y a qu’un pas, ce qu’ont compris les islamistes qui multiplient les déclarations d’allégeance au changement (tout en prétendant substituer à cette autorité conspuée une autre autorité traditionnelle en espérant que ce vide devienne vite trop insécurisant et trop difficile à vivre).
L’importance des réseaux sociaux n’a pas été qu’instrumentale : elle induit aussi une forme politique, ou plutôt perturbe la constitution de nouvelles formes politiques en consacrant la force du diffus.4 Aucune personnalité ne se dégage du groupe des leaders. Ce qui contredit le fameux principe de Machiavel : “Pour fonder une nouvelle république ou réformer entièrement les anciennes institutions, cela doit être l’oeuvre d’un seul homme.” On ne voit pas en Tunisie se dégager de telle personnalité. C’est même l’excès inverse qui se profile dans cette nouvelle génération de révolution. Les jeunes se méfient des partis politiques qui ont tous été compromis dans l’ancien régime, d’où une “dépression révolutionnaire”.5 Les jeunes blogueurs ont les partis politiques en horreur et ne croient pas aux institutions mais en une vie associative qui nourrisse la politique, une “société civile forte” : mais réussiront-ils à construire une représentation à partir des blogs ? Si l’État, la politique et les partis sont à ce point discrédités, la référence ultime des blogueurs est la nation, très présente dans les témoignages réunis par un livre récent6 sur les événements, mais une nation non nationaliste, une nation entendue comme point de départ pour proposer l’universel à tous, à commencer par les autres pays arabes, une nation fière d’avoir été la première à inaugurer ce vaste séisme historique.
Il ne s’agit pas de la victoire d’une faction contre une autre non plus, mais bien d’un ensemble assez composite se revendiquant comme peuple ; un peuple qui a été le premier surpris de sa force, d’une force décuplée par les moyens de communication technologiques, d’une force prépolitique qui s’est montrée capable non seulement de renverser un dictateur mais aussi de maintenir le vide pour reconstruire. D’où le sentiment de vide ressenti par tous qui n’est pas une vacance du pouvoir, d’un pouvoir dont le moule serait intact et qui attendrait un nouveau titulaire – mais d’une phase intermédiaire entre le “déjà plus” et le “pas encore”, caractéristique du temps révolutionnaire.7 Cette force s’appuie sur un socle républicain légué par Bourguiba (et notamment le Code du statut personnel) et plus profondément encore sur une tradition d’administration qui remonte au XIIIe siècle. Il s’appuie sur l’unité du pays que remarquait déjà Ibn Khaldoun. Tout cela dessine un peuple, pas une forme de pouvoir.
La révolution tunisienne – ce n’est pas son moindre mérite – renouvelle l’idée même de révolution ; elle ouvre un nouveau chapitre dans la longue et tumultueuse histoire de cette notion. Tout d’abord elle rompt définitivement – faut-il le souligner – avec toute référence marxiste qui avait fini par monopoliser la révolution dans la seconde partie du XXe siècle8, jusqu’à la chute du mur. Par certains côtés, la révolution tunisienne ressemble à ce qui s’est passé en 1989 en Europe de l’Est ; la tâche à laquelle les Tunisiens s’attellent s’apparente à la “lustration” dans les pays de la sphère d’influence soviétique : comment en terminer avec un système qui corrompait les gens et les institutions ? La corruption n’était pas que financière mais beaucoup plus profonde : elle était devenue un système de gouvernement par l’avilissement moral de quiconque voulait occuper une fonction quelle qu’elle fût. Mais là s’arrête la comparaison, car c’est la chute du mur et l’effondrement de l’empire soviétique qui ont apporté la liberté, pas une révolte des peuples. De surcrot, 1989 a fermé une parenthèse pour des pays qui n’ont eu de cesse de renouer avec le fil de leur histoire, d’une histoire interrompue par la domination soviétique. L’histoire n’apporte pas de telle sécurité pour la Tunisie qui voit s’affronter des modernistes qui veulent l’amener là où elle n’est jamais allée et des islamistes qui prétendent lui restituer sa véritable identité en se réfugiant dans le passé : c’est l’affrontement du XXIe siècle contre le XIIIe siècle9 ! N’oublions pas qu’Al-Qaida prétendait aussi répandre la révolution dans le monde arabe10, une révolution qui a échoué.
Un jeu à trois
En Tunisie se déroulent à la fois une révolution et une restauration11: les deux sont nées en même temps mais marchent dans des directions opposées. L’une cherche à tâtons sa voie en savourant les retrouvailles avec l’histoire non sans un certain effroi, tandis que l’autre profite de la vacance laissée par un pouvoir médiocre et oppressif pour réoccuper l’espace public, voire le saturer d’un contenu religieux et austère. Ainsi, la chute de Ben Ali a permis le retour de deux catégories d’émigrés : les modernistes libéraux d’une part, les islamistes de l’autre. Comme les émigrés français sous la Révolution, pendant les longues années d’exil où ils ont côtoyé des Européens en vivant parmi eux, les islamistes n’ont “rien appris, rien oublié”. La fin de l’exil leur redonne du tonus, jusqu’à faire pousser leur barbe à une vitesse miraculeuse ! Une histoire circule à Tunis : alors que des islamistes barbus tentaient de corriger brutalement un couple supposé se comporter de manière incorrecte, voilà que la femme, en se débattant, a fait tomber d’un coup de sac à main la fausse barbe.
Les révolutionnaires veulent se débarrasser d’un pouvoir certes illégitime, mais qui avait déjà rompu avant l’ancien régime colonial et qui se prétendait lac (il avait d’ailleurs durement réprimé les islamistes). C’est donc un jeu à trois en quelque sorte – partisans de l’ancien régime, militants islamistes, voie démocratique dans le fil de la révolution – alors que dans les précédentes révolutions anglaise, américaine et française, l’affrontement était binaire et opposait les temps nouveaux contre l’ancien régime où, comme dans le cas français, le souverain absolu et le transcendant ne faisaient qu’un. Mais ce n’est pas le cas dans les pays arabo-musulmans, et c’est pour cette raison que le laboratoire tunisien est si intéressant et qu’il mérite tout notre soutien. Les pouvoirs qui viennent de tomber aussi bien en Tunisie ou en Égypte se battaient sur le double front de l’islamisme et de la démocratie. Aujourd’hui à Tunis le lieu du pouvoir est véritablement vide et deux parties, les modernistes et les islamistes, prétendent l’occuper.
Ce jeu à trois provoque des alliances parfois inattendues, comme celle entre les islamistes et le RCD (mais on dit que le parti de Ben Ali comportait déjà 30% d’islamistes). Qui en sortira vainqueur ? Même s’il est bien évidemment trop tôt pour s’aventurer à apporter une réponse, il est certain que le temps ne marche pas d’un même pas pour les uns et pour les autres. Les islamistes sont dans le temps long et estiment avoir l’éternité pour eux : ils peuvent attendre et sont patients. Le temps, en revanche, manque aux autres : il faut arrêter une loi électorale, trancher des questions essentielles d’ici les élections pour la constituante.
Les islamistes ont beau multiplier les déclarations de bonnes intentions, ils n’en restent pas moins les matres du double discours. L’avocat et homme politique islamiste Abdelfattah Mourou, qui séduit par un discours très ouvert à la télévision, dit exactement le contraire à la mosquée ; mais il a été filmé et son prêche se retrouve sur Facebook, ce qui le met dans l’embarras. Les islamistes peuvent réserver des surprises dans tous les sens d’ailleurs : un récent sondage américain crédite l’ensemble de la mouvance conservatrice de près de la moitié des suffrages et les islamistes d’à peu près 30%. Mais c’est peut-être ne pas tenir compte de leurs divisions internes, notamment entre les salafistes qui n’hésitent pas à exercer des violences et des partis plus modérés. Les islamistes sont de surcrot bien organisés et ont de l’argent ; beaucoup d’argent aux dires de certains, qui leur vient des gouvernements amis de la cause islamiste mais aussi de l’immigration, notamment française, plus touchée par l’islamisme que la mère patrie. Enfin, il est difficile d’inférer un vote Ennahdha sous chaque voile : nombre de musulmans pratiquants ne voteront pas pour le parti islamiste parce qu’ils ne veulent pas retomber dans une nouvelle dictature…
Le double enjeu d’un régime et d’une société démocratiques
“Quelle révolution sommes-nous en train de faire ?” se demande à haute voix un ancien militant devenu ministre, lors d’un dner. “Beaucoup plus qu’un changement de régime lui répond son ami : nous voulons construire une société nouvelle, de nouvelles moeurs.” Nous le savons depuis Tocqueville, la démocratie n’est pas qu’affaire de régime politique, elle fait émerger une “société démocratique”, fondée sur l’égalité des conditions – à commencer par celle de l’homme et de la femme – par une mise à l’écart de tout transcendant au profit de la raison délibérative, d’une nouvelle relation au savoir, à la religion et aux moeurs.
Dans la Tunisie d’aujourd’hui, la démocratisation des moeurs constitue un enjeu au moins aussi important que la politique institutionnelle.
Peut-être qu’avant la révolution, que ce soit sous Bourguiba ou sous Ben Ali, dit un traditionaliste dans les colonnes d’un journal populaire, les Tunisiens étaient forcés de tolérer certaines indécences qui passaient pour des signes d’émancipation. Dorénavant le champ sera beaucoup plus restreint pour de telles libertés. Franchir les lignes rouges en politique d’accord ; mais pas en morale sociale. Nous appartenons à une société arabo-musulmane qui a ses repères moraux. Certes la Tunisie est un cas spécifique dans le monde musulman en raison de sa plus grande ouverture sur la culture occidentale. Cependant il faut laisser le choix à la communauté pour continuer à adopter les attitudes libertaires intruses ou les rejeter. Sans bien sûr que cela se fasse sous la contrainte de qui que ce soit.12
Toute l’ambiguté de la position traditionnelle est palpable dans cette position qui défend la démocratie politique mais pas celle des moeurs : est-ce tenable ? Cette tension ne pourra être résolue de sitôt car elle est interne à la démocratie. Les deux ne marchent pas d’un même pas mais il n’est pas possible de les dissocier, et d’ailleurs notre islamiste ne le veut (ou ne le peut) pas. Nulle part, la démocratie n’a chassé la culture mais elle a meulé les moeurs à la pierre de ses principes ; reste à ajuster ces différents ordres de normativité.13 La démocratie est une aventure dont on ne revient pas indemne.
L’enjeu du pacte politique fondamental
Si le véritable enjeu de la révolution tunisienne, c’est autant de jeter les fondations d’une société démocratique que d’un régime démocratique, deux points sont cruciaux : une clarification et une stratégie.
Il est tout d’abord capital de distinguer le pacte politique – qui doit demeurer intangible – de la vie politique qui, elle, varie au gré des majorités. Les deux sont confondus dans le débat actuel en Tunisie et mériteraient d’être mieux distingués. L’urgence aujourd’hui est de se concentrer sur le pacte politique, c’est-à-dire sur l’archè politique par différence avec les autres dispositions constitutionnelles qui règlent le fonctionnement des pouvoirs publics. En quoi consiste-t-il ? “Dans une déontologie, dans un standard politique minimum sur les droits de l’homme et le rejet absolu de la violence” répond Yadh Ben Achour (discours qu’embote Alain Juppé qui y voit la condition pour discuter avec tout le monde, y compris les courants islamistes14). Une part indisponible au titulaire temporaire du pouvoir désigné par les urnes, un socle intangible qui doit rassurer et qui doit pour cela graver dans le marbre définitivement les acquis de la révolution. Et en confier la garde à un tiers, en l’occurrence à un conseil constitutionnel.
C’est pourquoi le rôle de la Haute Instance est si important aujourd’hui et qu’elle devra être prolongée par une puissante cour suprême (comme en Turquie), que le président Woodrow Wilson15 définissait comme une “assemblée constituante en session permanente”. Les révolutionnaires de Tunisie ne doivent pas refaire la même erreur que leurs lointains prédécesseurs de 1789.16 Ces juges auront à examiner au cas par cas les conflits entre le droit à pratiquer sa religion et les libertés publiques conquises par la révolution. On sait en effet que les islamistes s’attachent beaucoup à des symboles comme le vêtement ou la séparation des hommes et des femmes dans les bus. Il y a fort à parier que le combat entre les islamistes et les modernistes sera quotidien, et c’est peut-être même une bonne chose. C’est alors que la reconnaissance des autres démocraties est essentielle. Les juges se connaissent et se reconnaissent entre eux ; ils s’entretiennent à tous les sens du terme. Pourquoi ne pas imaginer une ratification par la Tunisie de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ? Cela serait un premier pas.
Une logique de fronts
Le véritable enjeu est donc d’ordre théologico-politique : la révolution suffira-t-elle à générer autour de son mythe une force suffisante pour concurrencer celle dont jouit la loi islamique ? La religion accepterat-elle d’être cantonnée au statut de foyer culturel d’un pays, de support traditionnel en abandonnant toute prétention à être l’unique source de légitimité ? Les comparaisons avec les autres révolutions trouvent ici leur limite : la Tunisie devra inventer non seulement son propre modèle démocratique, dans un contexte qui, nous l’avons vu, n’est assimilable à aucun autre en raison de sa géopolitique, de son histoire et de sa culture, mais aussi inventer une distance avec le religieux acceptable par tous. La démocratie repose sur le jeu concurrentiel des vérités antagoniques, et elle n’a d’autre vérité que cet archè, que ce pacte fondateur qui est soustrait à tous, y compris à la majorité sortie des urnes ; le suffrage universel a perdu un peu de sa souveraineté au profit de ce pacte que la Haute Instance est en train d’élaborer non sans difficulté. Mais ce pacte fondateur ne se soutient pas de lui-même, il doit se nourrir d’une recomposition des imaginaires. Il ne faut donc pas se tromper d’enjeu et adapter la stratégie politique à l’enjeu : si les partis politiques sont la forme la plus adaptée pour la conduite de la politique, l’enjeu fondamental de la lacité appelle une logique de fronts. Un front patriotique s’organise17 pour préserver et réaliser les objectifs de la révolution, et notamment les acquis “modernistes et rationalistes, la séparation structurelle des pouvoirs et la garantie de l’indépendance de la justice, la liberté de la presse, de la pensée et de la création, la séparation de la religion du politique”. Cela passe par le respect de la “neutralité des écoles […] en renforçant les valeurs éducationnelles saines qui préservent l’élève de toute forme d’intimidation spirituelle et existentielle et de tout embrigadement idéologique ou instrumentalisation à des fins électorales”. L’enjeu est en effet essentiel : il faut protéger le lieu vide du pouvoir et empêcher qu’il soit immédiatement comblé par la transcendance religieuse.
La révolution tunisienne et nous
Nombre de pays européens veulent aider les Tunisiens à rédiger leur constitution mais, répond malicieusement Yahd Ben Achour. “Vous nous avez trop bien formés ! La Tunisie manque de beaucoup de choses notamment de matières premières mais pas d’agrégés de droit constitutionnel !” Il est surprenant d’ailleurs qu’à une situation politique aussi aigu notre réponse se situe sur un plan technique.18 Les ONG se pressent pour “placer” leur programme, mais semblent plus préoccupées par leur fonctionnement que par le souci de répondre aux besoins concrets immédiats de la Tunisie. Dans la relation avec l’Europe, il faut passer, ajoute le constitutionnaliste, d’une politique de la “main tendue” à un partenariat “main dans la main”. Nous avons en effet à réinventer une relation nouvelle avec les pays qui se sont libérés euxmêmes de la dictature pour rejoindre notre histoire et donner une dimension universelle à nos valeurs.
Par sa taille, sa proximité géographique, culturelle, linguistique avec l’Europe, la Tunisie nous offre une occasion inespérée de refonder nos relations avec la Méditerranée, voire avec le monde arabe car la révolution tunisienne est non seulement la première mais aussi la plus proche de nous. Elle n’est pas arrivée par hasard dans ce pays qui se distingue depuis des siècles par sa stabilité ; elle récolte aujourd’hui les fruits d’un travail politique en profondeur et des choix judicieux de Bourguiba. La question de la lacité, c’est-à-dire la séparation du politique et du religieux, est plus avancée ici que partout ailleurs. Les esprits y sont plus préparés.
Une telle proximité ne rend l’interpellation à nous autres Français que plus pressante, et notre silence que plus lourd. Tous mes interlocuteurs se disent très déçus par l’attitude de la France ; la visite d’Alain Juppé, qui a été bien accueillie, n’aura pas suffi à annuler les maladresses qui se sont accumulées depuis l’incroyable soutien proposé à Ben Ali par le ministre des Affaires étrangères Michèle Alliot-Marie, puis ses mensonges, et enfin la nomination d’un nouvel ambassadeur tapeà- l’oeil et gaffeur. Mais s’agit-il de maladresses ? Les Tunisiens attendaient plus ou moins confusément que les Français se reconnaissent dans ce mouvement révolutionnaire qu’ils cherchent à s’approprier, et qu’ont-ils entendu ? Un discours politique tardif et frileux, sur la défensive, ne pensant qu’à se protéger des autres. Pourquoi cette précipitation à inviter le nouveau pouvoir à négocier avec les islamistes sans prendre le temps de lui exprimer son soutien ? Soutien du bout des lèvres à y bien regarder. Pourquoi n’avoir pas tout de suite pris sans ambigutés le seul parti que devait prendre la France : celui des droits de l’homme et de la liberté, c’est-à-dire celui des valeurs que la Révolution de 1789 a porté au monde ? La France ne parat pas aux Tunisiens à la hauteur d’elle-même, de celle qu’ils ont conservée dans leur coeur. En même temps que nous sommes empêtrés dans des débats populistes et électoralistes sur la lacité, nous ne voyons pas que notre lacité se joue de l’autre côté de la Méditerranée en ayant l’occasion inespérée de montrer à tous, à commencer par le monde arabe, qu’elle est véritablement universelle. Mes interlocuteurs m’ont dit souffrir d’une sorte de généralisation – “les révoltes dans les pays arabes” – qui ne tient pas compte du rôle majeur joué par la Tunisie, ni la spécificité de ce pays qui mériterait une attention spéciale. Ce silence, cet oubli et cette paresse ne sont pas de simples maladresses ; ils en disent plus long que nous ne le pensons sur ce que nous sommes devenus : un peuple encombré par son passé et qui ne sait pas quoi en faire le moment venu ; ils témoignent de notre fatigue démocratique.
Que la France parat vieille dans une Tunisie manifestant de mille manières sa volonté de construire son avenir. Toutes les personnes que j’y ai rencontrées veulent créer alors que nous avons choisi de nous défendre, ils prennent un réel plaisir à des débats qui nous paraissent fastidieux et savourent les libertés dont nous paraissons blasés. Ils dégagent une sorte de fracheur militante qui considère que l’avenir est porteur d’espoir, que la politique est essentielle. Tout au long de ce voyage, j’ai été saisi par le sentiment d’un curieux renversement : j’ai retrouvé la même fièvre de discussion qu’en 1968, le même vocabulaire grave et profond que celui des révolutionnaires, une même aspiration vers l’avenir que celle de nos intellectuels. Sauf que ce souffle a désormais traversé la Méditerranée. Les Tunisiens ont aujourd’hui une leçon à nous donner, une leçon que peut-être nous leur avons transmise un jour il y a bien longtemps mais qui s’est estompée dans notre mémoire : une leçon de politique.
Soixante-dix détenus ont péri dans l'incendie de leur prison abandonnée de ses gardiens, et où le feu a pris dans une cellule.
Soit 10 000 euros.
Mohammed Charfi, Islam et Liberté, le malentendu historique, Paris, Albin Michel, 1999.
Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie, Paris, Le Seuil, 2006.
Florence Beaugé, Le Monde, 22 avril 2011.
Dégage, Éd. du Layeur avec France-Info, 2011.
Hannah Arendt, On Revolution, Londres, Faber & Faber, 1963, p. 201.
Voir Martin Malia, Histoire des révolutions, trad. de l'anglais par Laurent Bury, Paris, Tallandier, 2008.
Le Hizb Ettahir, parti islamiste, prône le retour au Califat.
Voir Rémy Ourdan, "Chronique d'une révolution ratée", Le Monde, 4 mai 2011.
Voir "De la révolution aux restaurations ?", entretien avec Bruno Aubert et Hamit Bozarslan, Esprit, mai 2011.
Chaouki Bouanani, Le Temps, 20 avril 2011.
Voir Ali Mezghani, l'État inachevé. La question du droit dans les sociétés arabo-musulmanes, Paris, Gallimard, 2011 (à paratre).
"Paris veut dialoguer avec les 'courants islamiques'", Le Monde, 19 avril 2011.
Cité par H. Arendt, On Revolution, op. cit., p. 201.
Marcel Gauchet, La Révolution des pouvoirs, Paris, Gallimard, 1995.
Le Temps, 23 avril 2011.
Sur le plan économique, Alain Juppé a promis une aide de 350 millions d'euros.
Published 11 July 2011
Original in French
First published by Esprit 6/2011
Contributed by Esprit © Antoine Garapon / Esprit / Eurozine
PDF/PRINTNewsletter
Subscribe to know what’s worth thinking about.