Travail intermittent et production de la ville post-fordiste
Tout promeneur qui garde les yeux ouverts le constate aisément : la restructuration post-fordiste de la production accompagne l’émergence d’un nouveau régime urbain dont elle est aussi la conséquence. Les changements dans la sphère de la valeur et l’auto-organisation des villes constituent les deux faces d’un même processus. S’il est impossible de faire une synthèse entre ces deux explications, on peut tirer des ponts. L’intermittence du travail occupe cet intervalle entre logiques locales et logiques globales.
Intermittence et ville discontinue
L’intermittence peut se comprendre par rapport à l’évolution des villes, et pas seulement par rapport aux nouvelles contraintes de la ” mondialisation “. Saskia Sassen avait déjà repéré les liens complexes entre ces deux phénomènes à propos des ” villes globales “, lieux de prédilection du capitalisme financier et cognitif, mais le problème se pose aussi de manière plus générale et incite à esquisser les contours d’un nouveau paradigme de l’intermittence urbaine. Le développement de l’intermittence suit l’étalement des villes, la périurbanisation de couronnes en couronnes, le long de lignes de fuite ou par sauts. Cette dilution de la ville s’effectue selon deux modes logiquement opposés, mais pratiquement enchevêtrés. Le schéma tout d’abord des villes globales, grandes et petites, avec la renaissance post-moderne du centre, revitalisé par la finance et les activités cognitives, qui entraîne gentrification des anciens quartiers populaires (industriels ou portuaires), et pression du foncier repoussant vers la périphérie les activités moins rentables. L’autre voie est celle de l’exode des classes moyennes, le white flight, qui traduit spatialement la segmentation du marché du travail et anticipe une relocalisation des emplois qualifiés vers la périphérie pour éventuellement créer de nouveaux centres, edge cities ou gated communities autour desquelles les travailleurs pauvres fournissent des services. Ce second mouvement est aussi la prolongation des effets de l’automobile et de l’industrialisation fordiste fuyant l’exiguïté des villes et les luttes syndicales, mais les nouvelles formes d’organisation de la production ont fait naître un besoin de plateformes logistiques qui accélèrent ce processus et dispersent un peu plus les emplois et la ville.
Avant la firme-réseau, c’est ainsi la ville-réseau en tant qu’agglomération segmentée, étalée, mais ayant besoin de maintenir une cohérence et une coexistence entre des activités différentes et des groupes distincts, qui est le cadre d’émergence de la nouvelle discontinuité du travail. Ceci amène à questionner et relativiser la distinction qui oppose souvent deux types d’intermittence. On aurait un premier mode de discontinuité liée aux fluctuations de l’activité de la production matérielle constitutive de “groupes traditionnels” (intérimaires de l’industrie et du bâtiment, saisonniers, dockers) dont le pouvoir de négociation est déclinant. S’opposerait à ces premières figures une intermittence immatérielle (informaticiens, graphistes, chercheurs, traders, artistes) issue du fractionnement du travail entre plusieurs firmes, mondes de production, ” théâtres de la valeur “, caractéristique des salariés du nouveau capitalisme cognitif. On est ici en présence de spécialisations pointues, de compétences rares auxquelles les employeurs ne font appel qu’occasionnellement, en raison non pas de cycles plus ou moins aléatoires de l’activité mais d’occurrences ” spéciales “, de projets spécifiques. L’intermittence ” immatérielle ” résulte alors d’une division-externalisation du travail qui crée des tâches de traduction, voire d’invention, et des espaces indéterminés occupés par des multitudes hors des marchés internes…
L’observation brouille vite cette distinction. Dans ces deux formes polaires, l’intermittence du travail n’est pas seulement discontinuité temporelle, elle est aussi travail entre plusieurs zones, plusieurs mondes de production. La dispersion spatiale liée à l’étalement urbain engendre elle-aussi des intervalles, des zones floues entre les sites de production. Nos intermittents de la première manière se déplacent beaucoup dans la ville, autour de la ville et dans des réseaux de villes, en reliant les espaces fonctionnels distincts (industrie, grande distribution, logistiques, complexes chimiques, restauration, centres d’appels …). Il y a ainsi officiellement plus de soixante-dix mille travailleurs saisonniers en France dans le tourisme, l’hiver à la montagne, l’été à la plage… et ailleurs le reste du temps. C’est une activité dans la mosaïque des villes contemporaines, y compris au sein de leur multi-culturalité (tourisme et migrations). De ce point de vue, les salariés précaires sont eux aussi dans un rôle de passeurs, comme les salariés plus qualifiés de l’informatique ou de la finance, opérant quotidiennement des équivalences et des traductions symboliques sophistiquées. Si les salariés de l’immatériel sont précarisés, alors qu’ils disposent de compétences stratégiques, c’est en raison de la pression, via notamment le foncier, à réduire les coûts. La flexibilité qui leur est imposée n’est pas une adaptation à une demande volatile mais une nécessité comptable qui est aussi un produit urbain. La position des intermittents, précaires ou non, est paradoxale en ce sens qu’ils sont pris dans le processus de fragmentation des villes et de la société, mais indispensables à la cohésion des systèmes productifs locaux et globaux.
Quartiers sensibles et réseaux sociaux
La question des territoires de la précarité permet donc de nuancer l’opposition entre travailleurs ” matériels ” et travailleurs cognitifs dans leur rapport au réseau. Tandis que les premiers sont maillés, les seconds sont réputés mailleurs, même exploités. Or l’expérience de la précarité dans la ville périurbaine modifie la relation de ces salariés au territoire et au réseau dans lequel ils sont ” pris “. Le passage d’une firme à l’autre, d’un secteur à l’autre, de l’industrie automobile à la logistique en passant par la pétrochimie et la grande distribution par exemple, est l’occasion pour ces travailleurs de tisser des liens ” faibles ” (selon la terminologie de Mark Granovetter), non redondants par rapport à leurs relations habituelles. Au contraire du travail dans l’usine fordiste, une partie des salariés précaires ont l’occasion d’établir des liens inhabituels et sur une échelle géographique plus vaste, mais aussi socialement plus différenciée. Ce point est essentiel, il fait de ses travailleurs des tisseurs du réseau social, des artisans de la multitude, qui ouvrent des perspectives nouvelles : les liens du grand réseau socio-économique ne passent pas uniquement par les travailleurs cognitifs et les hommes d’affaire.
L’intermittence du travail et la nomadisation forcée au sein d’une ville ou d’un bassin à l’autre sont des vecteurs d’émergence du territoire comme réalité sociale. Le réseau-territoire du développement localisé, en tant que carte, représentation commune, est le plus souvent une création des salariés circulant avant que d’être une réponse à la logique productive des firmes. Une intelligence collective des salariés précaires doit créer des connaissances sur les zones d’emploi, des itinéraires, des lieux de rencontre…, nouvelles données et compétences urbaines qui sont le fruit de cette intermittence.
Les réseaux sociaux reconfigurés par ces multitudes sont aussi potentiellement porteurs de mobilisations nouvelles sur le logement, comme le demandent les saisonniers du tourisme ou également le DAL. D’autres aspects tels les transports ou des questions plus vastes, dont la ville est l’horizon, émergent avec ces réseaux alors que Mark Granovetter montrait à contrario comment l’inexistence de liens hors du quartier et même au sein du quartier, d’une famille à l’autre, avait été la cause de l’incapacité de la communauté italienne, pourtant cohérente et homogène, à défendre leur quartier du West End de New York face aux restructurations urbaines qui menaçaient. De ce point de vue, l’intermittence est susceptible de modifier la donne urbaine comme le montre déjà le succès de certains squats (même si les défaites n’ont pas manqué non plus). S’il semble que les luttes de précaires (ACCOR, intermittents du spectacle) doivent, pour avoir quelques chances de succès, innover en contournant les employeurs et organiser la lutte autour de l’entreprise et non pas seulement en son sein, c’est l’existence de ” petits mondes ” interconnectés de salariés qui permet une telle stratégie. Dans les luttes des intermittents du spectacle, ces liens fournissent des ” porte-paroles ” mais aussi des informations et des opportunités d’action diversifiées, à l’exemple du blocage, pendant les jours de grève, du dépôt du principal loueur de matériel de tournage.
Cette activité de maillage est une conséquence de la segmentation et de la fragmentation urbaine qui finit, via ces travailleurs, par susciter une autre forme d’apprentissage collectif que celle du collectif d’entreprise. Potentiellement, elle contient de nouvelles formes de coopération, incluant un ” méta-rapport salarial “, dans lequel chômage, salariat et travail indépendant (éventuellement au noir) sont hybridés. Le travail au noir a dépassé ses sphères traditionnelles (comme le bâtiment), pour concerner maintenant l’Université, aussi bien dans la recherche que dans l’enseignement. Plus généralement l’intermittence relie des acteurs très divers (une multitude), pour concerner une logique d’innovation, y compris modeste et localisée.
Un paradoxe visible est bien que les précaires, alors qu’ils doivent circuler, vivent souvent dans des quartiers périphériques ou enclavés. Car la ville est un dispositif de déqualification-requalification des usages et du travail au sein duquel les processus de discrimination sur le marché du travail trouvent des traductions et des renforts spatiaux. Dans la ville, les exclus du logement forment aussi des réseaux. Un tiers des SDF ont un emploi selon l’Insee, là encore produit du foncier et de l’économie urbaine. Même au sein d’une ville centre, et non en banlieue stricto sensu, les ” quartiers sensibles ” sont séparés par les coupures engendrées par les équipements de circulations globales (voies ferrées, autoroutes, échangeurs etc.), parfois non repérables sur une carte mais bien réelles dans l’usage des espaces de la ville. Cette ville est elle aussi discontinue, et la gouvernance urbaine doit affronter la question de l’intermittence. De ce point de vue, l’annulation du festival d’Avignon, un district culturel saisonnier avec un in et un off, est une conséquence du conflit sur l’intermittence qui doit être lue comme l’annonce de luttes ayant pour cadre la ville.
Zones de non-droit ou reconnaissance des sans droits
Le coût de l’intermittence, celui de la traduction d’un monde aux autres, du passage d’une zone à l’autre, n’est pas reconnu dans la formation du salaire direct et social. Se déplacer, s’adapter à un environnement de grande distribution, puis de zone industrielle, puis de bureaux, etc., demande un effort, présente un coût, même pour réaliser des tâches d’entretien. Cette part de l’activité des salariés consacrée à la production de la ville productive, à son maillage, coûte cher aux salariés et, lorsqu’ils ne peuvent plus supporter cette dépense, le risque est proche de limiter les interactions possibles, de voir les liens se couper. La question des sans-droits permet de voir en creux la difficulté d’être passeur et précaire. Travailleurs sans-papiers, chômeurs en fin de droits, sans-logements avec ou sans emploi, sont les figures par lesquelles on peut mesurer l’importance du revenu dans l’entretien des réseaux sociaux. L’organisation des intervalles de la production post-fordiste et de la vie urbaine nécessite qu’on y alloue un revenu. Non plus seulement parce que le chômage fait en quelque sorte partie du travail, mais surtout parce que la vie dans notre paysage urbain requiert des ressources.
Quand ces revenus ne sont plus assurés, apparaissent les ” zones sensibles “. Lieux des réseaux informels, de la coopération des exclus et du non-travail de longue durée, mais aussi quartiers à travers lesquels on ne passe plus. Ces zones trouvent une fonction à l’échelle de la ville fragmentée en séparant les petits mondes des groupes et communautés qui utilisent la cité comme un échangeur global et non local. Dans ce système éclaté, les quartiers de relégation sont des zones tampons internes, dans lesquelles sont cantonnés les étrangers de l’intérieur avec lesquels on ne veut plus coopérer et à qui l’on reproche leur exclusion. La tentation répressive commence par qualifier ces quartiers en zones de ” non-droit ” pour préparer non pas au retour d’une loi républicaine mais à la dilatation de l’état d’exception visant à maintenir ces espaces en contraignant les personnes à la coopération avec le système qui les exclut. Une organisation plus ou moins ” maffieuse ” du travail intermittent, comme on en voit autour des marchés de journaliers (qui ne sont pas si informels que ça), est une autre version de la coopération ” forcée et captée”.
Seul le revenu garanti et la reconnaissance de l’intermittence comme forme essentielle à la production post-fordiste peuvent amener une défragmentation de la ville, en reconnaissant le travail de maillage effectué par les précaires. L’alternative à l’universalisation des droits est l’état de siège intérieur dans la ville forteresse fragmentée.
Published 18 August 2004
Original in French
Contributed by Multitudes © Multitudes Eurozine
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