La religion dans la constitution du lien social européen
A l’heure où l’élargissement de l’Union est à l’ordre du jour, et au moment où la nécessité que se fasse entendre une “voix européenne” à l’échelle mondiale apparaît criante, la réflexion sur la place du religieux dans la formation du lien social et dans la constitution d’une identité européenne s’impose tout particulièrement. Cette question est explicitement posée à travers les débats en cours sur la mention ou non d’une référence à la transcendance et/ou à l’héritage religieux de l’Europe dans le préambule de la future Constitution européenne. Mais l’enjeu de ces débats n’est pas simplement de confronter des principes divergents ou de réaliser le difficile travail de conciliation qu’impose la disparité des modes d’agencement du religieux et du politique dans les différents pays concernés, déjà membres de l’Union ou s’apprêtant à y entrer. En réalité, la question religieuse porte plus loin qu’elle-même, dans la mesure où elle permet de lire – comme sous un miroir grossissant – un certain nombre des enjeux que comporte le projet d’une construction culturelle de l’Europe, propre à soutenir l’émergence d’une véritable citoyenneté européenne.
Les réflexions qui suivent ont pour objet de rassembler quelques éléments permettant simplement de situer les différentes dimensions de cette question, du point de vue d’une sociologie des faits religieux.
1) La sécularisation: une singularité européenne.
Le point de départ de toute réflexion sur la situation religieuse européenne est évidemment le constat, posé depuis longtemps, de l’extrême avancée du processus de sécularisation, à l’échelle du continent. L’indicateur le plus immédiatement disponible (et le plus couramment utilisé) de cette avancée est le niveau de la pratique religieuse. Il existe certes des différences substantielles entre les pays de l’Union, en matière d’observance religieuse, et c’est seulement dans certains pays où les églises sont désertées en dehors des grandes fêtes religieuses (les pays scandinaves, la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas) que l’affaissement prend la dimension d’un véritable effondrement. Mais, de façon générale, le taux de la pratique religieuse s’établit, en Europe, à un niveau très inférieur à celui qu’il atteint aux Etats-Unis. Si l’on s’attache aux croyances religieuses (bien étudiées par de grandes enquêtes quantitatives à visée comparative), on constate que la croyance en un Dieu personnel (présentant les attributs du Dieu juif et chrétien) tend partout à s’éroder, alors que se déploie une croyance vague en un “pouvoir”, ou en une force surnaturelle”. La croyance en une vie après la mort ne se dissout pas, mais elle se détache nettement de la vision chrétienne du salut reçu dans un autre monde. Si le nombre des Européens qui déclarent un athéisme convaincu et rejettent tout croyance d’une vie après la mort demeure partout relativement bas (avec des différenciations nationales néanmoins significatives), il est nettement plus élevé que le taux de 1% enregistré aux Etats-Unis.
Si la comparaison avec les Etats-Unis s’impose ici, c’est parce que cette érosion religieuse des sociétés modernes a été longtemps considérée – par l’ensemble de la tradition sociologique – comme un trait inéluctable de la modernité elle-même, et même comme une condition de la modernisation elle-même. La situation européenne pouvait être saisie à ce titre comme la figure anticipatrice d’une évolution générale des sociétés avancées. On remarquait certes que la société américaine, dont l’appartenance à la modernité pouvait difficilement être contestée, ne suivait pas ce modèle de la perte religieuse. Mais on questionnait alors la singularité du cas américain, au regard des conditions historiques de la formation de la République, plutôt que l’universalité du cas européen. La perspective a basculé à partir des années 70 quand s’est imposée partout l’évidence d’une présence forte du religieux sur la scène publique. Partout, hormis en Europe, seule aire culturelle où le paradigme de la sécularisation trouve effectivement à s’appliquer, sous des modalités d’ailleurs variables selon les pays. Ce retournement de perspective conduit aujourd’hui à interroger l’exceptionnalité du cas européen lui-même, au regard des tendances qui affectent le reste du monde.
Le premier effet de cette révision du paradigme de la sécularisation a été de permettre la réévaluation de la “perte” en question, y compris en Europe. On a longtemps pensé, en effet, que le déclin des pratiques religieuses offrait en lui-même une indication sur le rétrécissement parallèle des croyances. On admettait que le déploiement de la rationalité scientifique et technique, l’affirmation de l’autonomie du sujet et la spécialisation de plus en plus poussée des sphères de l’activité humaine concouraient ensemble à un radical désenchantement du monde moderne, et donc à une perte de plausibilité définitive des croyances religieuses. La limite de cette description d’une modernité rationnellement désenchantée était d’oublier l’incertitude structurelle dans laquelle sont plongées des sociétés gouvernées par l’impératif du changement: un oubli qui conduisait à méconnaître les besoins de sens que cette incertitude fait surgir et active. La prolifération des Nouveaux mouvements religieux, constatée à partir de la fin des années 60, a permis de mesurer que la croyance demeure extrêmement vivace dans les sociétés européennes pourtant émancipées de la tutelle symbolique des grandes institutions religieuses. Cette intensité des croyances (et le caractère multiforme que celle-ci revêtent) répond à l’ampleur des attentes, aspirations et frustrations que fait surgir la promesse typiquement moderne d’un accomplissement possible pour tous, dans ce monde-ci.
Une autre lecture de la sécularisation européenne s’est ainsi progressivement imposée. A la problématique de la perte, dominante dans les années 50 et 60, a succédé une approche de la dérégulation de la religion institutionnelle. L’accent a été mis sur les logiques de l’individualisation du croire qui conduisent les individus à produire par eux-mêmes, en fonction de leurs dispositions, intérêts, aspirations et expériences, le petit récit croyant qui leur permet de donner un sens à leur existence dans le monde. Cet accent mis sur le bricolage individuel des croyances et des pratiques ne signifie pas que les grandes traditions religieuses aient perdu toute pertinence culturelle dans les sociétés européennes. Mais ces traditions fonctionnent de plus en plus comme des boîtes à outils symboliques, comme des réservoirs de significations rendues disponibles pour des emplois et réemplois subjectifs variés. Les grandes religions constituent de moins en moins des “codes de sens” s’imposant par en haut aux individus. Elles se présentent également de moins en moins comme des “communautés naturelles” au sein desquelles ces mêmes individus héritent leur identité religieuse de génération en génération. Dans les sociétés modernes, et particulièrement en Europe, les identités religieuses sont de plus en plus des identités personnellement choisies. Les individus décident par eux-mêmes – souvent au terme d’un long cheminement spirituel – de la lignée croyante dans laquelle ils décident de se reconnaître, définitivement, ou seulement pour un temps. Les Européens, plus que d’autres, s’écartent de la figure du “pratiquant”, recevant son identité religieuse de la communauté à laquelle il appartient depuis l’enfance et dans laquelle il observe les prescriptions observantes fixées par l’institution en charge de la transmission de la foi. Ils s’approchent au plus près des deux figures de description que je me suis efforcée de construire pour rendre compte des logiques contemporaines du croire en modernité: celle du pèlerin (qui suit son chemin spirituel personnel, d’étapes en étapes) et celle du converti (qui choisit sa lignée croyante).[1] Ces figures de description ne valent pas seulement dans l’aire européenne, mais c’est en Europe qu’elles désignent le plus adéquatement le mouvement d’individualisation religieuse qui désorganise les formes classiques de l’appartenance religieuse, et en particulier les formes traditionnelles de la participation paroissiale et de la transmission familiale du religieux. La formule de la sociologue britannique Grace Davie believing without belonging caractérise de la meilleure façon l’état de la sécularisation en Europe.[2] Notons au passage que cette formule est également susceptible d’être retournée comme un gant: belonging without believing, telle est aussi l’autre formule typique du rapport des Européens à la religion, un rapport à une mémoire partagée de loin, qui n’engage plus un croire commun, mais qui commande encore – comme à distance – des réflexes collectifs identitaires. Le Danois qui ne croit pas en Dieu et n’assiste jamais au culte, mais qui continue fidèlement à payer l’impôt à l’Eglise luthérienne parce qu’il souhaite que les bâtiments religieux soient bien entretenus pour les rites de passage, le Français qui regrette les belles liturgies de son enfance, proteste contre la construction des mosquées, mais ne met jamais les pieds à l’Eglise, sauf quand “la cloche sonne pour lui” illustrent cette façon d'”appartenir sans croire” qui fait pendant, en Europe, à l’expansion des croyances qui ne commandent aucune appartenance.
Dans tous les cas de figure, l’identité religieuse commune des Européens se dessine aujourd’hui à travers l’avènement généralisé d’un individualisme spirituel qui bouleverse les dispositifs institués de la transmission des identités religieuses. Ce processus de subjectivisation de la religion constitue le point ultime de la longue histoire de son refoulement progressif dans la sphère privée. La scène européenne fut en effet historiquement (et à travers des processus différenciés selon les nations) le lieu de l’affirmation de l’autonomie du politique, par rapport à la tutelle de toute norme religieuse donnée d’en haut. L’Europe fut le laboratoire de la “sortie de la religion” et de l’invention de la souveraineté politique, d’où procède – par le bas – l’ensemble des normes qui régissent la vie collective.[3] Elle est aujourd’hui le laboratoire de l’absorption des ressources symboliques de la religion dans la culture contemporaine de l’individu. La religion n’a pas disparu pour autant. Elle subsiste comme option personnelle et modalité d’identification individuelle. Mais elle nourrit de moins en moins des identités collectives et ne fournit plus, en tout état de cause et dans aucun pays d’Europe, le cadre éthico-normatif de la vie des citoyens.
2) Le travail civilisationnel de la religion en Europe: la pluralité résistante de cultures religieuses différenciées.
Cependant, pour décrire la situation religieuse européenne, il est impossible d’enregistrer seulement les indicateurs objectifs de la perte (la décroissance des pratiques et l’érosion des croyances traditionnelles) et de s’employer par ailleurs à cartographier les bricolages symboliques individuels. Car cette perspective ne permet d’atteindre que la couche la plus apparente, celle des rapports explicitement entretenus par les individus avec les “grandes religions”. Pour mesurer la présence de la religion dans les sociétés européennes, il est nécessaire de creuser plus profond, et de se placer au niveau des structures politico-culturelles et des structures éthiques et symboliques qui constituent l’armature du vivre ensemble des sociétés concernées.
Or on mesure à ce niveau la puissance d’un travail d’imprégnation et de modelage qui concerne à la fois les institutions et les mentalités, même en l’absence de toute référence explicite aux traditions religieuses impliquées dans ce travail civilisationnel. Celui-ci opère, au sens large, à l’intérieur d’un fonds culturel juif et chrétien: on sait par exemple ce que la pensée moderne et spécifiquement européenne de l’autonomie doit à la notion juive d’alliance (Brith) qui fonde les rapports de l’humain et du divin sur une base quasi-contractuelle (en associant la réalisation de la promesse à la fidélité choisie du peuple). La notion d’alliance ouvre l’espace de l’histoire. Le christianisme la déploie dans sa double dimension universelle (la Bonne Nouvelle est pour tous les hommes) et individuelle (la conversion est le choix de chacun). Mais ce fonds commun, dans lequel s’origine, entre autres et pour partie, notre conception des droits de l’homme, est lui-même diffracté, différencié au sein de cultures religieuses diverses.
Il est courant, et parfaitement justifié, de distinguer ainsi une “Europe protestante” d’une “Europe catholique”, au sein desquelles, par exemple, la construction de cette problématique moderne de l’autonomie a suivi un cours différent. Cette différence peut être illustrée au mieux à partir du cas allemand et du cas français. La problématique allemande de l’autonomie, antérieure à toute problématique politique de l’autonomie, naît dans l’expérience de la Réforme et elle se construit à travers l’affirmation d’un individualisme religieux qui discute radicalement les fondements de l’autorité dans l’Eglise et exonère la relation du croyant à Dieu de toute médiation institutionnelle. La conception de l’individu et de la souveraineté qui en découle est radicalement différente de la construction fondamentalement politique qui s’instaure en France, à travers cette lutte double et inséparable que cristallise l’expérience révolutionnaire, contre le despotisme d’une part et contre la religion d’autre part.[4]
Pour entrer plus profondément dans l’analyse du travail civilisationnel différencié de la religion en Europe, il serait nécessaire d’établir au sein de ces sous-ensembles catholique et protestant, de nouvelles différenciations pertinentes. Ainsi au sein de l’Europe dite protestante, les problématiques anglaises, allemandes et scandinaves des Lumières, elles-mêmes enracinées dans des constructions différentes du protestantisme, ont généré des cultures politiques, des conceptions des rapports entre l’Etat et le citoyen, des représentations de la souveraineté et de la représentation qui sont loin d’être homogènes. Le point fondamental est que chacune des sociétés européennes porte au présent la marque de l’enracinement religieux qui lui est spécifique. Dans un pays comme la France, où le travail historique de la laïcisation a été d’une exceptionnelle profondeur et où la perte objective et subjective de la religion peut être particulièrement illustrée, le phénomène d’encodage catholique de la culture, des institutions et des mentalités demeure extraordinairement prégnant. “Nous sommes tous catholiques”, affirmait Sartre dans L’Etre et le néant. Cette formule souligne notamment le rapport de miroir que la laïcité entretient avec la figure de l’Eglise romaine dont elle s’est employée à abattre la puissance directe d’emprise sur la société et les individus. Plus largement, l’ensemble du programme des grandes institutions – l’Ecole, l’hôpital, la justice, l’Université etc. – s’est constitué et a durablement fonctionné en référence (rendue évidemment implicite) au modèle catholique.[5] On ne peut rien comprendre à la manière dont s’expriment, dans le débat public français, de multiples questions n’ayant formellement rien à voir avec la religion (de la qualité de l’alimentation à la régulation éthique de la science, de la gestion des rapports hiérarchiques dans l’entreprise au devenir du monde rural, des attentes de la société envers l’Etat aux pratiques de la revendication sociale) sans prendre la mesure de cette imprégnation catholique de la culture.
Or cette fonction d’encodage symbolico-culturel s’exerce de façon complètement différente, mais avec une puissance égale, dans tous les pays d’Europe, de la Scandinavie à la Grande-Bretagne, de l’Allemagne à la Belgique ou aux Pays-Bas, en Italie ou en Irlande. Dans tous les pays d’Europe, le style de la vie politique, le contenu du débat public sur les problèmes sociaux et éthiques, la définition de la responsabilité de l’Etat et de celle de l’individu, les conceptions de la citoyenneté ou de la famille, les visions de la nature et de l’environnement, mais également les règles concrètes de la civilité, le rapport à l’argent ou les modes de consommation (etc.) ont pris corps dans des contextes historico-religieux qui continuent (jusqu’à un certain point) de les orienter. Ceci non pas parce que les institutions religieuses y gardent une capacité normative effective (on sait qu’elles l’ont partout perdue), mais parce que les structures symboliques qu’elles ont modelées conservent, par-delà la déperdition des croyances officielles et l’affaissement des observances, une remarquable puissance d’imprégnation culturelle. Or cette imprégnation différenciée travaille, il faut le rappeler, à l’intérieur d’un monde commun modelé par la longue histoire de la dissociation entre la sphère politique et la sphère religieuse, et dont le style spécifique d’une religiosité centrée sur l’individu est l’un des produits.
3) Une matrice culturelle en train de se défaire?
La question majeure qui se pose aujourd’hui est évidemment celle du devenir de cette matrice civilisationnelle modelée dans la longue durée historique. Plusieurs séries de facteurs concourent en effet à l’ébranlement de ce socle culturel, à la fois unifié et divers. Dans chaque cas, les problèmes rencontrés donnent à voir et accentuent la tension qui s’établit entre le processus d’homogénéisation de la scène religieuse européenne sous le signe de la sécularisation d’une part, et l’activation éventuellement contradictoire des différentes cultures religieuses présentes dans ce même espace européen, d’autre part.
Le premier facteur – qui est aussi le plus visible – est la pluralisation culturelle et religieuse de l’Europe liée avant tout aux phénomènes d’immigration, et précisément à la stabilisation définitive des populations immigrées au sein des pays d’accueil. Le cœur de ce phénomène de pluralisation est évidemment la présence massive de l’islam dans les différents pays d’Europe. Cette présence rapproche les pays européens confrontés aux mêmes problèmes d’acclimatation mutuelle d’univers religieux et culturels distants les uns des autres. Elle oblige du même coup à la réévaluation globale des rapports entre religion et culture dans les différentes sociétés concernées. Mais elle met à jour également la disparité des réponses que celles-ci sont susceptibles d’apporter à la demande de reconnaissance de l’islam en leur sein. S’il est vrai, par exemple, que l’importance des populations musulmanes en Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne a rendu l’islam incontournable dans les trois pays, il est également clair que la voie de l’intégration de ces populations diffère considérablement en fonction à la fois des cultures politiques propres à chacun d’eux et des spécificités des différents islams concernés (pakistanais, maghrébin ou turc, en l’occurrence). Le traitement différencié d’une question comme le port du voile dans l’espace scolaire illustre bien le fait que l’islam est devenue une réalité qui rapproche et sépare à la fois les différents pays d’Europe.
La même dialectique du rapprochement et de la distance joue à l’égard des phénomènes de globalisation culturelle dans lesquelles l’Europe est prise avec l’ensemble de la planète. D’un côté, le déploiement d’une culture médiatique homogénéisée, le développement accéléré de la circulation des biens des personnes, des personnes et des idées, l’homogénéisation des modèles de consommation et la soumission générale des échanges – y compris des échanges symboliques – à la logique libérale du marché tendent à éroder les singularités culturelles, et notamment religieuses, des sociétés européennes. De l’autre côté, les dynamiques mêmes de cette homogénéisation culturelle suscitent des réactions en retour qui sont susceptibles de favoriser la réactivation de ces mêmes spécificités culturelles et de faire remonter à la surface des enjeux politiques et symboliques nationaux du religieux dont on pouvait penser qu’ils étaient devenus obsolètes. S’il est imaginable que l’hégémonie grandissante de la culture et des valeurs nord-américaines puisse susciter en face d’elle l’affirmation d’une culture européenne forte de ses propres références et valeurs, on peut aussi considérer qu’elle tend également générer la formation d'”identités réactives” alimentant, en Europe même, des concurrences inséparablement confessionnelles et nationales renforcées. La lutte pour la défense de “l’exceptionnalité culturelle” trouve en effet de quoi s’alimenter dans le terreau propre des mondes religieux qui cohabitent en Europe, mais ces univers religieux eux-mêmes différenciés peuvent lui donner des contenus nettement contradictoires.
Les phénomènes de pluralisation culturelle d’une part, de globalisation culturelle d’autre part, ont en propre de contribuer à la fois à l’érosion et au retissage partiel et paradoxal des différentes civilisations religieuses présentes en Europe. Il en va autrement d’un troisième ensemble de phénomènes qui touchent directement au socle culturel constitué par ces civilisations religieuses. On peut d’ailleurs se demander, au vu de ces bouleversements culturels auxquels l’Europe (comme l’ensemble des sociétés démocratiques occidentales) est aujourd’hui affrontée, si nous ne sommes pas pris aujourd’hui dans une mutation dont les effets pourraient bien être d’une ampleur aussi décisive, du point de vue de la religion, que le grand tournant du XVIIIe siècle.[6] Celui-ci a été marqué par l’expulsion de la transcendance hors de la sphère politique: une expulsion qui n’excluait pas le transfert (sous une forme dé-divinisée) de la transcendance (et de l’eschatologie qui lui avait partie liée) dans cette même sphère politique. Il se pourrait que la mutation culturelle que nous sommes en train de vivre bouleverse de fond en comble l’armature symbolique de nos sociétés, en produisant un évidement peut-être ultime de la religion en leur sein. Il semble possible de saisir quelque chose de ce moment culturel en repérant (et si possible en articulant) trois grandes observations.
– La première concerne l’avènement, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, et spécifiquement dans cette aire économiquement et politiquement privilégiée que constitue l’Europe occidentale, d’une société rassasiée. Non seulement, les générations arrivées aujourd’hui à l’âge adulte n’ont jamais rien connu de la réalité et même de la menace concrète de la guerre, mais elles vivent désormais sans jamais se poser la question de savoir si elles auront de quoi manger demain. La sécurité alimentaire est devenue une donnée d’évidence que ne vient même pas troubler telle ou telle épizootie de grande ampleur (alors que la dernière épidémie de fièvre aphteuse en Europe dans les années 50 avait encore donné lieu à des phénomènes de pénurie). Si la faim existe encore en Europe, c’est en raison d’un problème d’accès aux ressources pour certaines catégories sociales très défavorisées: ce n’est en aucune manière un problème d’existence de ces ressources elles-mêmes.[7] On peut saisir cette révolution de la réplétion alimentaire (par-delà les problèmes nouveaux de sûreté des aliments qu’elle fait surgir) comme un opérateur symbolique majeur, dans lequel se dit une transformation radicale du rapport collectif et individuel au monde. Cette transformation engage également d’autres domaines dans lesquels se joue l’expérience d’être – grosso modo – en sûreté, notamment celui de la mise au monde des enfants (accoucher en Europe n’est plus, sauf exceptions rares et intolérables à nos yeux, une expérience de confrontation avec la mort) et (jusqu’à un certain point au moins) celui de la santé[8]. Certes, l’expérience de l’insécurité s’est déplacée sur d’autres terrains (celui de l’emploi, de la violence urbaine, de la ségrégation sociale, de l’environnement etc.) et l’accès de tous à cette “évidence de la sécurité” demeure, dans la réalité, inégalement partagé. Mais c’est justement parce que cette “évidence de la sécurité” (alignée, si l’on peut dire, sur l’évidence de la sécurité de la ressource alimentaire qui en constitue le noyau symbolique) est devenue la norme que les formes nouvelles d’expérience de l’insécurité ou l’observation de ses défaillances constituent pour nous une source majeure d’indignation. Cette expérience de la satiété devenue un trait typique de nos sociétés, induit des effets symboliques majeurs. Elle entretient notamment un lien direct avec cette “intramondanéisation” des croyances que soulignent les enquêtes sur les valeurs des Européens. Dès lors qu’elle est constituée comme un objectif accessible ici et maintenant, comme une condition normale (et qui devrait l’être pour tous) de l’existence individuelle et collective, on peut admettre – ou en tous cas suggérer – que l’expérience de la satiété (qui ne se confond évidemment pas avec l’expérience personnelle et subjective de la satisfaction du désir) entretient une affinité décisive avec le déplacement des aspirations individuelles et collectives à l’accomplissement que mettent à jour ces mêmes enquêtes sur les valeurs. De moins en moins associé à l’avènement du Royaume, et même à la transformation radicale ou graduelle de la société, l’idéal de l’accomplissement est de plus en plus reporté sur l’individu lui-même, dans un mouvement non de disparition, mais de “subjectivisation” de l’utopie, entendue comme alternative radicale à l’expérience du présent. Ce déplacement n’a rien à voir avec une quelconque “fin de l’histoire”: il procède simplement (évidemment pour une part seulement, mais pour une part qui n’est pas négligeable) d’un déboîtage de plus en plus net entre la “peur de manquer” et l’aspiration au bonheur. Celui-ci, désormais, a nom “réalisation de soi”, “accomplissement de ses potentialités”, accès personnel à la “sagesse”, à l'”équilibre” ou à la “paix intérieure” . On pourra soutenir que cette “subjectivisation de l’utopie” est un aspect parmi d’autres de l’envahissement de l’individualisme expressif caractéristique de toutes les sociétés démocratiques modernes. Il paraît intéressant cependant de faire le lien entre ce mouvement général de subjectivisation de l’utopie et ce que l’on décrit ici comme l’expérience collective et individuelle de la satiété. Celle-ci, dans le lien direct qu’elle entretient avec la question de la survie biologique et donc de la mort, dénoue un des motifs symboliques centraux de toutes les traditions religieuses, dont témoigne particulièrement les liturgies chrétienne et juive: celui qui a associé, pendant des millénaires, la disparition de la faim et la réalisation de la promesse divine d’un monde “où coule le lait et le miel”.
– La seconde observation concerne l’expansion de la culture démocratique en dehors de la sphère politique où la démocratie, comme forme d’organisation de l’exercice de la souveraineté, a pris corps. En ce domaine, le tournant des années 68-70 en Europe a été clairement décisif. L’expérience démocratique, qui se réalise par excellence dans la coopération des sujets citoyens capables de déterminer par eux-mêmes, dans le débat public, l’orientation de la société où ils vivent, explose en dehors de la sphère publique. Elle pénètre toutes les pratiques relationnelles en bousculant les rôles et hiérarchies instituées. Aucune institution – de l’école à l’entreprise, de l’université aux églises – n’est épargnée par ce mouvement qui transforme les formes traditionnelles d’exercice de l’autorité, les représentations de l’obligation et les répartitions plus ou moins “naturalisées” des rôles et des fonctions. C’est évidemment au sein de la famille que cette “dénaturalisation” démocratique des rôles et des formes de l’autorité produit les effets les plus puissants. La “famille relationnelle”, associant des individus sur une base de plus en plus contractuelle, tend inéluctablement à prendre le dessus, en Europe, sur la “famille traditionnelle” au sein de laquelle les rôles sont supposés répondre au destin “naturel” de ses membres. La question des familles homoparentales constitue le point ultime, et également le plus controversé, de cette révolution pratique des relations conjugales et familiales, dont les réformes du droit de la famille engagées dans plusieurs pays européens sont l’écho direct et le plus révélateur. De cette mutation, on ne retiendra ici qu’un aspect: celui du lien qu’elle entretient avec la disqualification des problématiques religieuses de l’autorité (et spécifiquement de l’autorité masculine et paternelle) définie comme une participation au divin. Cette disqualification déjà engagée sur le terrain politique, trouve un nouveau cours avec la mise en cause contemporaine de l’assignation des hommes, des femmes et des enfants à des rôles sociaux et familiaux prédéterminés au nom d’un “ordre de la nature” explicitement ou implicitement rapporté à un vouloir divin, par définition indépassable et intangible. Les ajustements très différents des sociétés et des institutions religieuses européennes aux nouvelles configurations de la conjugalité et de la parentalité – entre l’ouverture qui caractérise les sociétés de terrain protestant (en dépit de réactions en sens contraire), et le repli défensif qui marque plutôt les sociétés de terrain catholique – contribuent à réactiver des clivages civilisationnels largement modelés par l’histoire religieuse. Mais ces disparités s’effacent à l’horizon d’une révolution culturelle et sociale qui emporte in fine les bases même de ces ensembles civilisationnels.
– De façon plus globale, on pressent que le bouleversement actuellement en cours de ce socle culturel entretient un rapport étroit avec les mutations qui affectent le rapport des Européens à la nature. Ces mutations ont en effet une implication directe sur les dynamiques de la production collective de ce que Charles Taylor appelle des “évaluation fortes”.[9] Le lien social se constitue, en effet, à partir des choix qu’un groupe humain quelconque est amené à opérer entre ce qu’il s’accorde à considérer comme supérieur et ce qu’il identifie comme inférieur; entre ce qu’il définit comme meilleur ou pire, désirable ou repoussant etc. Ce travail d’évaluation met en jeu non seulement des dispositions, des intérêts ou des aspirations en tension entre elles au sein du groupe, mais également des références, des normes, des souvenirs, des aspirations etc. qui font sens au sein de ce groupe. On peut avancer l’hypothèse est qu’une grande partie du lien qui s’est établi dans la longue durée entre cette dynamique sociale de la production des évaluations fortes au sein des sociétés européennes et la matrice civilisationnelle religieuse qui leur est propre a été constituée par une certaine manière de se représenter l’ordre de la nature. Cette problématique de l’ordre naturel trouvait elle-même sa source dans une vision religieuse du monde (nettement différenciée selon qu’on a affaire à des sociétés catholiques ou à des sociétés protestantes): une vision religieuse qui a survécu sous diverses formes (dont celle du droit) à l’avancée de la sécularisation. Or, du fait de l’avancée prodigieuse des sciences et des techniques, les expériences humaines fondamentales qui engagent le plus directement la production des “évaluations fortes” – se nourrir, se reproduire, se soigner, communiquer, distinguer le mort du vif etc. – sont aujourd’hui bouleversées par la découverte de la capacité humaine d’en transformer un cours considéré jusque là comme immuable. Procréations médicalement assistées qui séparent l’alliance et la filiation; développement de la génomique et de la maîtrise pratique du vivant qui bouleverse les thérapeutiques et les conditions de l’activité agricole; expansion des sciences cognitives avec toutes leurs implications dans le domaine de l’information et dans notre rapport au temps et à l’espace etc. Il n’est pas nécessaire d’allonger la liste: ce que des civilisations entières ont considéré pendant des millénaires comme des impératifs inéluctablement prescrits aux hommes au titre de cet empire de la nature dont les différents systèmes religieux assuraient la mise en forme symbolique, est aujourd’hui de plus en plus perçu comme un ensemble de dispositifs manipulables, décomposables, réagençables et modifiables. La nature n’est plus un ordre, au double sens du terme: la nature est de moins en moins perçue comme un univers régi par des principes immuables et permanents; la nature prescrit de moins en moins sa loi aux humains. Toutes les sociétés européennes sont aujourd’hui confrontées au remaniement radical de ce rapport à la nature comme ordre qui organisait leur univers symbolique, c’est à dire les dispositifs du sens partagés en leur sein. Le socle des civilisations religieuses au sein desquels ce rapport s’est constitué s’en trouve être définitivement ébranlé. Les débats touchant à la bioéthique qui ont cours dans tous les pays européens et à l’échelle de l’Europe entière illustrent parfaitement cette situation. On fait appel aux ressources symboliques des différentes traditions religieuses pour faire face aux problèmes éthiques absolument inédits que la maîtrise scientifique de la nature fait surgir. On découvre en même temps l’extraordinaire fragilité de ce recours normatif, en même temps que les contradictions qu’il porte. Dans ce mouvement se donne à voir le caractère éminement politique de la production des normes dans les sociétés de l’ultra-modernité, et cette découverte mine, au plus profond, la plausibilité culturelle des codes de sens que les religions prétendent toujours offrir.
4) De l’ évidement religieux de la culture aux nouvelles formes de mobilisation du “patrimoine religieux européen”.
Souligner, comme on vient de le faire, le processus en cours de l’évidement religieux de la culture européenne peut sembler paradoxal, voir même provocateur, au moment où semble se dessiner au contraire un mouvement tendant à magnifier la richesse et la puissance unificatrice du “patrimoine religieux” de l’Europe. Mon intention n’est pas de minimiser le potentiel symbolique et éthique de ce patrimoine: je me suis attachée au contraire à souligner l’importance de la matrice civilisationnelle religieuse – à la fois une et diverse – dans laquelle les sociétés européennes sont ancrées. Mais il me paraît intéressant d’interroger – au regard même des évolutions culturelles que je viens d’évoquer – la signification de cette référence patrimoniale au terreau religieux européen.
– Une première remarque concerne la référence mémorielle que comporte cette référence au patrimoine religieux. La question de la mémoire se pose, on le sait, de façon obsédante, dans toutes les sociétés auxquelles la rapidité du changement risque précisément de faire perdre la mémoire. Les sociétés traditionnelles qui sont des sociétés de mémoire n’éprouvent pas le besoin d’invoquer continuellement la mémoire collective. Celle-ci est donnée d’emblée. Elle exerce sa puissance organisatrice dans tous les domaines de la vie sociale. Elle n’est pas une “question”. Les sociétés modernes, dont le changement est le moteur et l’impératif, sont au contraire d’autant plus soucieuses d'”entretenir la flamme” de la mémoire que celle-ci vacille. La passion des commémorations est une passion moderne, et plus encore ultra-moderne. La préoccupation patrimoniale, concernant la religion, relève de la même logique. La religion ne peut être considérée comme un “patrimoine” que parce qu’elle est tenue et fonctionne à distance des lieux où s’élaborent au premier chef les règles du vivre ensemble. La patrimonialisation de la religion se soutient inexorablement de l’érosion de la puissance organisatrice de la religion dans la vie sociale.
– Opération de mémoire, la patrimonialisation de la religion est du même coup, pour l’Europe, une manière de négocier son rapport à sa propre histoire. Ce sera ma seconde remarque. De quoi est faite, au premier chef, l’histoire religieuse de l’Europe? Elle est faite, en grande partie, des guerres, souvent sanglantes, qui ont opposé entre eux des groupes et des nations entières. La question des moyens d’assurer la paix de religion est même la question majeure qui présida, en Europe, à la constitution de l’Etat. La référence patrimoniale à l’histoire religieuse mise en jeu aujourd’hui permet d’évacuer la mémoire noire des guerres de religion en Europe, en privilégiant au contraire la contribution convergente des différentes religions à la formation des valeurs et œuvres (intellectuelles et artistiques) qui lient aujourd’hui les européens entre eux. Patrimonialiser le trésor religieux de l’Europe, c’est aussi nettoyer la religion de ses adhérences aux conflits politiques et aux phénomènes de domination sociale et de violence auxquelles elle a été associée, afin de retenir et de préserver la puissance civilisatrice “pure” dont elle est supposée avoir été porteuse à travers l’histoire. Il n’y a aucune raison de s’indigner de ce travail sélectif de la mémoire, ni de le dévaloriser. Bien au contraire, il contribue de façon décisive à la production des normes et valeurs sous lesquelles nous nous disposons à vivre ensemble. Faire référence au patrimoine religieux (ou spirituel) de l’Europe n’est pas, en ce sens, un travail muséographique de recollection du souvenir: C’est un travail de production symbolique qui contribue à l’émergence d’un monde commun. Le débat portant sur la nature de la référence à l’héritage religieux dans les textes régissant l’Union européenne n’a, de ce point de vue, rien d’anecdotique. Et s’il charrie des localismes irréductibles, il est aussi révélateur des choix culturels collectifs qui sont en train de se faire.
– Troisième remarque: du fait même de son caractère activement producteur de normes communes, la référence au patrimoine religieux de l’Europe comporte aussi un double risque.
Le premier est que cette référence puisse elle-même devenir le vecteur des stratégies engagées par les grandes églises pour la reconquête d’un espace public qui tend à leur échapper. La recherche d’un horizon de sens commun, nourri pour partie par la référence au patrimoine religieux que les européens sont supposés partager, peut apparaître, du côté des institutions religieuses, comme le lieu où se présenter elles-mêmes comme les dépositaires privilégiées et donc comme les gérantes les plus légitimes de cet héritage. Jean-Paul Willaime étudiant les discours pontificaux lors de la visite de Jean-Paul II aux institutions européennes en 1992 pose expressément la question: “Si par religion civile – écrit-il – on désigne le système de croyances et de rites par lesquels un espace sociale sacralise son être-ensemble et entretient une piété collective envers les valeurs qui sont au fondement de son ordre, on peut se demander si la visite du pape aux instituions européennes ne s’inscrit pas dans un processus d’élaboration d’une religion civile à la dimension de l’Europe, processus dans lequel l’Eglise catholique se présenterait comme gestionnaire privilégiée de l'”âme européenne”.”[10] Cette importante question mérite d’être entendue, si l’on aspire précisément à ce que la référence à l’héritage religieux commun puisse fonctionner, non comme une remise à l’ordre du jour des concurrences confessionnelles et idéologiques, mais comme une référence intégratrice, partageable par tous les Européens, croyants ou non croyants, religieusement affiliés ou pas.
Le second risque, probablement plus redoutable, est celui que cette référence patrimoniale à la religion des Européens, dont on attend des bénéfices intégrateurs ad intra, puisse servir ad extra, comme un marqueur de frontières. L’héritage que mobilise cette référence est en effet un héritage juif et surtout chrétien, celui-ci se présentant dans ses deux variantes protestante et catholique. Il localise du même coup un espace clairement distinct, borné à l’est par la frontière de l’orthodoxie et au sud par celle de l’islam. Les discussions qui entourent l’entrée de la Turquie dans l’Union illustrent bien – au-delà de la question majeure des droits de l’homme – les enjeux culturels, juridiques, et symboliques que comportent l’ouverture de la maison européenne à un pays d’islam, fût-il expressément laïc. Le fait qu’on ne compte aucun pays orthodoxe au nombre des pays signataires du traité d’Athènes ne constitue pas davantage un fait anodin.
Le débat public dans lequel s’inscrit la définition même de l’héritage culturel, politique, éthique et symbolique auquel renvoie la mention du patrimoine religieux de l’Europe constitue par lui-même une dimension active de la construction du lien social dans l’Europe en train de se faire. Il est tout d’abord est un lieu où s’explicite les frontières mêmes d’un espace commun européen. Il est ensuite par excellence, un lieu où se négocie – à partir du travail de production d’une mémoire partagée – l’ajustement entre la constitution d’un esprit commun et la reconnaissance des singularités dont ce nourrit cette communauté d’esprit. Il est enfin l’un des laboratoires possibles où s’expérimente la production des “évaluations fortes” accordées aux situations culturelles inédites auxquelles l’Europe est confrontée.
Sur ce dernier terrain, l’Europe partage des interrogations qui sont présentes dans toutes les sociétés de haute modernité. Elle partage aussi le risque que l’ampleur des implications sociales, mais aussi psychologiques pour les individus, de ce tournant produise – comme il se produit déjà aux Etats-Unis – un vigoureux choc en retour de la part des institutions et acteurs religieux. Ceux-ci peuvent s’employer à défendre leurs positions sociales et économiques, voire même à reconquérir leurs positions politiques, en s’appuyant sur les forces de résistance générées par la situation d’incertitude généralisée (la perte de toutes les références à l’absolu) suscitée par cette mutation. Des indices suffisamment clairs existent pour nous permettre de penser qu’il ne s’agit pas là d’une hypothèse d’école. La possibilité que des conflits culturels (et donc sociaux et politiques) extrêmement durs puissent prendre corps dans ce contexte n’est pas une vue de l’esprit. L’éventualité de l’émergence en Europe d’une “guerre des cultures”, dont le sociologue James D. Hunter décrit (probablement de façon quelque peu unilatérale, mais suggestive) la violence aux Etats-Unis, ne paraît pas pouvoir être écartée d’un revers de main.[11] Au minimum, cette situation favorise un mouvement de republicisation des identités religieuses (dont on supposait qu’elles avaient été refoulées dans la sphère privée par la sécularisation). Si ce trait a part à la tendance générale de toutes les sociétés démocratiques modernes à promouvoir le droit de chacun (individu ou groupe) à faire valoir publiquement la singularité de son identité,[12] il revêt, sur le terrain religieux, un sens particulier, en accentuant la tension entre la propension à l’individualisation tolérante du croire et les aspirations à faire valoir, sur la scène publique, le droit à une différence gagée sur la “vérité” dont la communauté revendique la possession. [13]
Dans ce contexte, la référence au patrimoine religieux de l’Europe prend tout son sens. Car l’ébranlement qui atteint le socle religieux européen ne signifie pas la disqualification ultime du terreau juif et chrétien à partir duquel ce socle s’est construit. Ce serait oublier en effet que la pensée et l’expérience de l’autonomie d’un côté, la pensée et l’expérience de la maîtrise humaine de la nature de l’autre côté – qui se trouvent ensemble au principe de cet ébranlement – s’originent elles-mêmes (au moins pour partie) dans ces mêmes traditions juives et chrétiennes. Dès lors, l’expérience de l’ébranlement lui-même devient le lieu à partir duquel cet héritage peut être revisité, et sur ces deux terrains précisément: d’un côté, celui d’une autonomie qui pourrait être redéfinie, à partir d’une pensée juive et chrétienne de l’altérité et de la relation, autrement que comme la pure et simple affirmation libérale de l’indépendance de l’individu dans sa vie privée; d’un autre côté, celui de la maîtrise de la nature qui pourrait être traitée, à la lumière d’une pensée juive et chrétienne de la Création, autrement que comme matière première et source de rente. C’est dans cette double perspective que la question de l'”âme de l’Europe” peut, selon moi, se poser autrement qu’en référence nostalgique à un passé religieux, glorieux et douloureux, mais en tout état de cause, définitivement disparu.
This text emerged from an independent working group named by European Commission President Romano Prodi and chaired by the Rector of Vienna’s Institute for Human Sciences, Krzysztof Michalski. The group’s aim is to identify the long-term spiritual and cultural perspectives of the enlarged Europe.
Bibliographie
[1] Cf. D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999 (Poche Champs, 2OO1). Et aussi: D. Hervieu-Léger, La religion en miettes ou la question des sectes, Paris, Calmann-Lévy, 2001.
[2] Cf. G. Davie, Religion in Britain since 1945, London, Blackwell, 1994. Et aussi: G. Davie, Europe: The Exceptional Case. Parameters of Faith in the Modern World, London, Darton. Longman, Todd, 2002.
[3] cf. M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998.
[4] Cf. l’analyse qu’en donne P. Bouretz, “La démocratie française au risque du monde”, in M. Sadoun (ed), La démocratie en France. T1: Idéologies, Paris, Gallimard, 2000, 27-137.
[5] Cf. F. Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2003.
[6] Sur cette mutaiton, cf. D. Hervieu-Léger, Catholicisme. La fin d’un monde. Paris, Bayard, 2003.
[7] Cf. B. Hervieu et J. Viard, L’Archipel paysan, Editions de l’Aube, 2000.
[8] Même sévèrement ébranlée par l’épidémie du SIDA, la disparition d’un certain nombre de grandes maladies et les progrès de la prévention ont accrédité solidement en Europe une problématique du “droit à la santé”, que ne remet pas en question (mais que confirme au contraire négativement) l’existence des disparités sociales, économiques et culturelles dans l’accès aux soins.
[9] Ch. Taylor, Le malaise dans la modernité, Paris, Cerf, 1999 (Bellarmin, 1992).
[10] J.P. Willaime (ed.), Strasbourg, Jean-Paul II et l’Europe, Paris, cerf, 1991. Et aussi: J.P. Willaime, “les religions et l’unification européenne”, in G. Davie et D. Hervieu-Léger (eds), Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996.
[11] James D. Hunter, Culture Wars. The Struggle to Define America, New York, Basic Books, 1991.
[12] Sur cette “démocratie des identités”, cf. M. Gauchet, La religion dans la démocratie, op. cit. Et aussi: D. Schnapper, La démocratie providentielle, Paris, Gallimard, 2002.
[13] Sur cette tension spécifique de la scène religieuse contemporaine, entre les formes mutuelles (soft) de la validation du croire et les modes (hard) de la validation communautaire du croire, cf. D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, op. cit.
Published 17 August 2006
Original in French
First published by Transit 26 (2004) (German version)
© Danièle Hervieu-Léger / Transit / Eurozine
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