Structure et silence du cognitariat
Beaucoup de gens pensent que, parce que les leaders politiques et les chefs d’entreprise
s’accordent à dire que nous vivons dans une “économie de la connaissance”, ces leaders doivent être naturellement amenés à promouvoir une croissance de la production de connaissances et des universités qui accomplissent la majorité des tâches de recherche. En réalité, les décideurs cherchent surtout à réduire les dépenses publiques destinées à l’éducation supérieure, ainsi que le coût de chaque diplôme produit. Ils restreignent et vendent au rabais les systèmes d’éducation et de recherche dont ils disent que nos économies dépendent. Comment expliquer cette contradiction ?
Cette incessante mise au rabais de l’éducation supérieure, aux USA comme ailleurs, prend sens, dès lors qu’on comprend qu’en réalité les leaders de l’économie de la connaissance cherchent surtout à produire une élite plus restreinte de “stars” de la connaissance, et qu’ils ont mis en place des dispositifs qui leur permettent de tirer profit du déclassement de la grande majorité des travailleurs de la connaissance, le cognitariat1.
Diviser pour gérer
Depuis quatre décennies, analystes et commentateurs ont estimé que les emplois liés à l’économie de la connaissance devaient, tôt ou tard, être synonymes d’indépendance, de créativité et même d’émancipation. En dehors de l’autonomisme italien, des penseurs comme Clark Kerr, John Kenneth Galbraith, Barbara and John Ehrenreich, Robert Reich ou Richard Florida ont parlé à l’unisson du gourou du management Peter Drucker qui prédisait que “les groupes sociaux dominants de la société de la connaissance seraient les «travailleurs de la connaissance” et que, “contrairement aux employés de l’époque capitaliste, ces travailleurs de la connaissance se trouveraient en possession à la fois des “moyens de production” et des “outils de production“2. Les entreprises de la connaissance ont-elles vraiment besoin des armées de “cerveaux d’oeuvre” (brainworkers), dûment diplômés des universités – sur un modèle comparable à celui dont se servaient les anciens Goliaths de l’industrie pour assurer leur gestion et leur compétitivité ? Plusieurs indices conduisent à en douter.
Le premier est que les industries high tech ont spectaculairement stratifié leur force de travail et leurs échelles salariales, au sein desquelles la majorité trouve à peine des salaires de subsistance. Le deuxième est que, quand ces compagnies ont gagné en taille, elles ont engagé autant de travailleurs temporaires que possible. Microsoft, une des compagnies les plus riches de toute l’histoire, a été poursuivie en justice pour ses pratiques d’engager des “permatemporaires”, des employés de seconde classe identifiés par des badges colorés, des salaires et des droits sociaux inférieurs, quoiqu’ils restent souvent employés pendant plusieurs années3. Un troisième indice vient de ce que ces entreprises sont tout aussi susceptibles de recourir à des licenciements de masse que n’importe quel autre secteur de l’économie. Un quatrième tient à ce qu’une vaste majorité des secteurs professionnels à l’intérieur des emplois high tech de la Silicone Valley ont décliné durant les années 20004. Un cinquième indice touche à ce que l’emploi direct agrégé dans les secteurs de haute technologie (Science, Technologie, Ingénierie, Mathématique, ou STIM) constituait 5,2% de tous les emplois de l’économie états-unienne en 2007, ce qui implique que les hautes technologies ne peuvent pas être considérées comme des sources d’emplois de masse, mais comme capables d’éponger seulement une fraction des diplômés sortant des universités. Il y a en effet environ 7 millions d’emplois dans les STIM aux USA, alors que le système d’éducation produit environ 2,3 millions de BAs, MAs, Doctorats et autres diplômes professionnels par an (tous champs confondus)5. Cela signifie que les universités états-uniennes pourraient reproduire toute la force de travail des STIM en seulement 3 ans. Si une carrière moyenne des travailleurs des STIM dure environ 30 ans, on peut en conclure que le système universitaire produit, à la louche, environ 10 fois plus de diplômés que n’en a besoin l’économie dans les domaines techniques.
Le problème des industries de la connaissance n‘est donc pas de savoir comment lever des armées de travailleurs de la connaissance. Bien au contraire : il consiste à savoir comment limiter leur nombre et contrôler leur production. Qu’en est-il des neuf dixièmes des diplômés d’universités qui, selon ces chiffres simplifiés, travaillent dans l’économie de la connaissance, mais qui ne produisent pas directement ses connaissances techniques ?
La stratification par le Knowledge Management
Une bonne part de la réponse est qu’ils se trouvent rabaissés à une classe inférieure de travailleurs. Cela passe par une forme de tri qui est apparu dans les années 1990, en même temps qu’un grand nombre d’étudiants qui avaient grandi avec des ordinateurs arrivaient sur le marché de l’emploi, avec des goûts et des compétences parfaitement en phase avec les besoins des industries liées à la construction et au développement de l’Internet. Ce tri est souvent passé par la discipline du Knowledge Management (KM, gestion des emplois de la connaissance), qui a reçu une codification particulièrement claire dans un livre de Thomas A. Stewart, membre du Conseil de rédaction du magazine Fortune et bientôt éditeur en chef de la Harvard Business Review. Le KM reposait sur le principe (par ailleurs douteux) que “plus une entreprise accroît l’intensité de son capital humain – c’est-à-dire plus elle bénéficie d’un haut pourcentage de valeur ajoutée venant d’employés difficiles à remplacer – plus elle peut augmenter le prix de ses services, et moins elle est vulnérable envers ses compétiteurs“. L’idée est qu'”il est encore plus difficile pour ses rivaux d’égaler ces compétences qu’il lui difficile à elle-même de les remplacer“6. Le KM s’attachait donc à la création du capital humain qui, sous condition de vie ou de mort, devait permettre à une entreprise de survivre dans la jungle sans merci de la Nouvelle Économie.
Stewart distinguait trois types des connaissances ou compétences. Ce que j’appellerai le Type C est constitué de “compétences massifiées” (commodity skills) qui sont “faciles à obtenir” et dont les possesseurs sont interchangeables. Cela inclut la plupart des emplois de service secrétarial (entrer des données, répondre au téléphone de façon accueillante, etc.). Le Type B désigne des “compétences leviérables” (leveraged skills) qui exigent une éducation supérieure et qui apportent une valeur ajoutée évidente à l’entreprise, mais dont la possession est néanmoins partagée par de nombreuses firmes. Les programmeurs ou les administrateurs de réseaux illustrent ces employés essentiels qui ont travaillé longtemps et assidûment pour acquérir leurs connaissances, mais dont l’offre est cependant relativement abondante. Par un retournement ironique, ils se sont justement engagés dans cette voie professionnelle parce qu’elle promettait de vastes perspectives d’emploi et qu’au moment de choisir une spécialisation, eux et leurs parents ont fait confiance à un principe de bon sens voulant que “l’économie hich tech aura toujours besoin de techniciens”. Sans doute, mais pas de n’importe quels techniciens, et surtout pas pour un salaire très élevé7.
Le Type A consiste en “compétences appropriables de façon exclusive” (proprietary skills), que Stewart définit comme “les talents spécifiques à une entreprise, autour desquels une organisation construit son business“8. La leçon du KM est qu’il ne faut véritablement cultiver que les compétences qui contribuent directement aux connaissances dont l’entreprise est la propriétaire exclusive, et qu’il faut éliminer (ou réduire drastiquement les coûts sur) le Type A d’employés dont les compétences sont massifiées et interchangeables. Seules les “stars” de la connaissance, celles qui créent de la connaissance qui puisse être appropriable exclusivement, permettent à l’entreprise d’acquérir de positions de rente, et eux seuls méritent d’être retenus, soutenus, cultivés, choyés, et grassement payés.
Le destin réservé au Type B, pris entre les deux, est particulièrement intéressant. Une première partie de ce groupe n’est généralement pas passé par l’université : ce sont des travailleurs, des secrétaires ou des comptables qui ont acquis par l’expérience une grande quantité de connaissances informelles et culturelles sur l’entreprise – des connaissances qui ne peuvent pas être codifiées ni transférées, mais qui leur permettent intuitivement de repérer des anomalies ou de trouver des solutions pratiques, contribuant ainsi grandement à l’efficacité et aux profits de l’organisation. Pas de chance : ils ont beau être entraînés, intelligents, précieux et même nécessaires, le KM ne les classifie pas comme contribuant directement aux principales sources de profit de l’entreprise. Selon les règles du KM, il faut donc essayer de codifier leurs connaissances informelles, oublier le reste de leur savoir considéré comme sans pertinence, et externaliser autant d’emplois de ce type que possible. La seconde partie de ce Type B est faite de diplômés d’université qui produisent beaucoup de valeur ajoutée avec des compétences pointues. Il s’agit de personnes ayant acquis à grands frais des connaissances du plus haut niveau, comme la programmation, mais qui font néanmoins le même travail qu’accomplissent leurs pairs dans les entreprises concurrentes. Le KM classifie et traite ces employés de la même façon que leurs collègues n’étant pas passé par l’université. Ils doivent ou bien être transformés en spécialistes singularisés qui contribuent directement aux connaissances appropriables exclusivement par l’entreprise, ou bien voir leurs fonctions éliminées et externalisées vers une entreprise qui se spécialise dans ce type de services (à moindre prix). Ces employés peuvent bien être “excellents”, ils ne sont pas “uniques”. Les classifications du KM ont codifié les principaux développements des attitudes envers les diplômés d’universités, les travailleurs à cravate (white collar), dans les années 1990, en les considérant comme aussi interchangeables et externalisables que leurs collègues en salopettes de l’industrie (blue collar).
Quant aux stars dans lesquelles le KM plaçait tous ses espoirs, si les mots d’ordre étaient bien de “reconnaître leur importance” et de “leur fournir les ressources qu’ils demandaient“, on vit rapidement s’élever des avertissements contre les dangers inhérents à leur accorder une indépendance excessive, laquelle constituerait une menace à la bonne exploitation de leurs connaissances. Vers la fin des années 1990, en même temps que l’élite des travailleurs de la connaissance devenait une denrée assez rare et assez mobile pour commencer tenir par le manche le couteau de l’emploi, on vit se multiplier les complaintes managériales envers des programmeurs trop gâtés se comportant en adolescents et annonçant une nouvelle classe capricieuse de caleçons dorés (gold collar). Augmenter un tant soit peu leur pouvoir de négociation se trouva décrit par le KM comme interférant gravement avec la tâche principale du gestionnaire des emplois de la connaissance : maximiser la valeur de ces connaissances pour l’entreprise. Des employés dotés d’un haut degré d’autonomie étaient décrits comme posant des problèmes de loyauté : ils avaient encore davantage besoin de managers (de la connaissance) que leurs ancêtres de l’ère industrielle avaient besoin de supervision taylorienne. La gestion de l’économie des connaissances consistait à distinguer les employés dotés de connaissances appropriables exclusivement, parmi l’ensemble des travailleurs de la connaissance, et à minimiser l’indépendance et la protection sociale de ces derniers aussi drastiquement que cela avait été le cas pour les travailleurs industriels de l’époque précédente.
Une université à trois niveaux
Pendant ce temps, les universités états-uniennes suivaient un cheminement étonnamment similaire. Les enseignants-chercheurs peuvent être considérés comme les travailleurs de la connaissance par excellence. Néanmoins au cours des trente dernières années, la part des instructeurs ne disposant pas de contrats permanents ou à plein temps a doublé. Le système d’enseignement supérieur aux USA opère dorénavant avec 70% d’emplois temporaires. Même au sein des champs scientifiques et technologiques les mieux financés, “la part des titulaires à plein temps a décliné de 87% dans les années 1970 à 75% en 2003“9. Ces collègues non-titularisés ne sont généralement pas consultés sur la gouvernance des institutions, ils sont payés sur des contrats à court terme (d’un semestre à 5 ans), peuvent être mis à la porte sans autre forme de procès en cas de difficultés financières, et constituent des citoyens de seconde classe dans le milieu universitaire.
La tendance la plus lourde au cours de ces 30 dernières années a toutefois été l’accroissement des inégalités entre les universités privées et publiques. Le fossé se mesure souvent en termes de dépense par étudiant, Harvard mobilisant 60 000 $ par étudiant de licence alors que la même année, l’Université de Californie ne disposait que du dixième de cette somme. Mais d’autres fossés se sont creusés, dans les taux de certification, la taille des classes, la sélectivité ou les salaires des enseignants.
On peut dire que globalement les USA disposent maintenant d’un système universitaire à trois niveaux. Au sommet, l’Ivy League Plus éduque 1% des 18 millions d’Américains actuellement inscrits dans des études supérieures. De Harvard à Stanford, en passant par Yale, Columbia, Duke, le M.I.T. ou Cal Tech, cette vingtaine d’universités domine les classements mondiaux. Viennent ensuite environ 150 Collèges ou Universités qui sont “sélectives” et bénéficient d’une bonne réputation au-delà de leur région, avec des universités de recherche comme Wisconsin, Michigan, North Carolina, Texas, Florida, et bien d’autres. Ces deux niveaux supérieurs laissent derrière eux 3 500 institutions d’éducation supérieure, généralement des Community Colleges, qui admettent plus ou moins n’importe qui, sont souvent agencés selon des besoins régionaux d’apprentissages professionnalisant, et qui doivent se débrouiller avec des ressources incomparables à celles dont bénéficient les universités des deux premières classes. Même s’il n’y a aucune raison de postuler que les services fournis par les enseignants et administrateurs dévoués qui travaillent dans ces institutions de troisième rang sont de mauvaise qualité, il n’en reste pas moins vrai que ces écoles distribuent des diplômes de masse qui n’offrent à leur possesseur aucun avantage notoire sur le marché de l’emploi. Ces institutions visent à assurer une employabilité de base, nullement à accroître la mobilité sociale. Elles fournissent la seule préparation que les leaders politiques paraissent disposés à financer, nourrissant les rangs du cognitariat – des travailleurs de la connaissance plutôt que des manageurs, très fermement “managés” dès les parcours d’études qui orientent chacun vers des savoirs immédiatement professionalisants. Ces trois niveaux se retrouvent également dans divers pays européens. La France avait déjà son système à double niveau entre les grandes écoles et les universités, tandis que la LRU exploitait récemment la notion d'”autonomie” des universités pour accroître des inégalités de financement qui conduiront à une stratification intensifiée des campus à l’intérieur du système national. En Allemagne, la compétition Élite 10 constitue un autre exemple de cette stratification, sous prétexte de répondre à la proéminence des classements internationaux entre les universités (ignorant des histoires et des fonctions sociales très différentes entre les traditions nationales).
Ces systèmes à plusieurs niveaux occultent le véritable problème : celui du sous-financement des universités – la France et l’Allemagne dépensent environ un huitième par étudiant de ce que dépensent les élites des universités états-uniennes apparaissant au sommet des classements internationaux. Pourquoi donc ne pas augmenter ces financements, dont on s’accorde par ailleurs à dire qu’ils constituent un bon investissement pour l’avenir ?
Le capitalisme cognitif comme innovation ouverte
Au-delà des réticences des riches à payer leur dû d’impôts, il existe à ce sous-financement une raison structurelle qui est à chercher dans les industries de la connaissance elles-mêmes. Celles-ci se sont en effet dotées d’une stratégie de l’innovation qui rejette les cadres managériaux et les armées de travailleurs en cravate de l’époque industrielle – une stratégie grâce à laquelle elles espèrent optimiser leur capacité d’innovation sans avoir à débourser les coûts fixes impliqués par une infrastructure de la connaissance. Cette stratégie repose davantage sur la leviérisation que sur l’investissement, elle implique envers la force de travail un rapport de captation disruptive plutôt que de soin nourricier.
La situation des rapports entre les universités et les industries du high tech mérite d’être mise sous les auspices du paradigme qualifié d’innovation ouverte10. L’innovation est dite “ouverte” dans la mesure où ce modèle tente de répondre à la puissante intuition selon laquelle la connaissance est commune plutôt que rare, distribuée dans la population de façon large et diffuse plutôt que de façon étroite, dotée d’une mobilité que même les plus puissantes corporations ne peuvent pas parvenir à contrôler. Comme Henry Chesbrough, le chercheur le plus souvent associé à ce concept, l’a lui-même indiqué, les entreprises orientées vers les innovations technologiques doivent apprendre à opérer “au sein d’un paysage de connaissances abondantes“11.
Le principal stratégiste d’IBM, puis de Microsoft sur les questions de propriété intellectuelle, Marshall Phelps, a déclaré que “tandis que 80% des innovations majeures durant les années 1970 provenaient des bureaux de Recherche & Développement d’une seule entreprise, les études montrent qu’à l’aube du XXIe siècle plus de deux tiers des innovations importantes impliquaient une forme de collaboration inter-organisationnelle, soit entre entreprises privées, soit entre les entreprises et les universités ou les laboratoires publics“12. Les systèmes d’innovation “ouverte” acceptent un haut niveau de mobilité de la main d’oeuvre et favorisent des collaborations hors de leurs frontières institutionnelles, en particulier avec les universités. Ce paradigme tend à comprendre que la valeur est créée par des individus opérant au sein de réseaux sociaux complexes ; il situe la collaboration interdisciplinaire et inter-institutionnelle au coeur de l’économie de la connaissance. Et pourtant, la finalité des stratégies d’innovation ouverte est d’absorber au sein de l’entreprise la valeur créée par la collaboration sociale. Phelps relève que l’innovation ouverte repose sur le principe de propriété intellectuelle (PI) aussi bien que le faisait l’innovation “close”. La différence tient à ce que “la PI ne peut plus être considérée seulement comme un droit négatif” d’exclure quelqu’un d’autre de votre PI ou d’extraire une taxe sur son utilisation sous forme d’un droit d’utilisation. “Désormais la plus grande valeur de la PI ne tient plus à ce qu’elle constitue une arme contre les compétiteurs, mais plutôt à ce qu’elle sert de pont vers des collaborations avec d’autres entreprises, pont qui permet aux firmes d’acquérir les technologies et compétences dont elles ont besoin pour être compétitives“. La firme dominante, comme Microsoft, crée un réseau de firmes plus petites, des sous-contracteurs et des clients dont les produits dépendent de ceux de Microsoft, à travers un système d’échange de licences qui ficèlent l’ensemble de leurs activités comme un vaste écosystème dont Microsoft fournit le standard de base technologique et légal.
Phelps et les autres gourous de l’innovation ouverte ont compris que la véritable dominance sur un marché ne vient pas de guerres ouvertes menées contre les compétiteurs pour s’assurer le contrôle d’une ressource ou d’un débouché, puisqu’une telle attitude belliqueuse aliène les consommateurs aussi bien que les alliés potentiels, ternit l’image publique de la firme, empêche d’accéder à certaines inventions, et peut coûter de larges parts de propriétés. Si, au contraire, vous pouvez convaincre vos compétiteurs potentiels de vous donner accès à leurs inventions en échange d’un droit d’utiliser les vôtres, vous pouvez influencer – sinon contrôler directement – un écosystème commercial bien plus grand qu’auparavant.
En opérant le passage de la souveraineté à la gouvernance, les entreprises adeptes de l’innovation ouverte comme Microsoft utilisèrent l’ouverture non pour miner leurs monopoles, mais au contraire pour les étendre, précisément en les rendant plus flexibles. L’innovation ouverte a donné à de petites entreprises la chance d’avoir accès à de gros marchés en participant à la marque Microsoft, ainsi que d’acquérir des droits de PI et des sources de financement inespérées. Pour les grosses firmes, “l’ouverture” s’est traduite par une expansion de type ottoman, dans un empire polyglotte qui voyait toutefois leur code utilisé à tous les niveaux de ses opérations.
Dans l’économie de la connaissance, les corporations les plus performantes sont celles qui savent le mieux utiliser l’argent et les inventions des autres. Comme dans les (més)aventures récentes de la finance, la clé du succès (temporaire) est la leviérisation. Intel, par exemple, le principal fabricant de processeurs sur le marché mondial, approche un laboratoire de recherche (déjà mis en place par une combinaison de bourses gouvernementales et de budgets universitaires) ; il suggère un sujet de recherche à ce laboratoire, et finance ainsi un projet pour une somme très faible. Des estimations informelles parmi les spécialistes du transfert de technologies suggèrent qu’une compagnie comme Intel paie aux laboratoires d’universités entre 5% et 10% de ce que la même recherche lui coûterait si elle devait être menée en interne. Ce sont bien entendu des fonds que l’université ne recevrait pas sans cette collaboration, et ils sont souvent accompagnés d’équipement d’avant-garde et de collaboration avec les équipes d’Intel. En échange de son apport, Intel obtient l’accès aux résultats de la recherche, souvent de façon exclusive pour une période déterminée, et a le premier choix sur les inventions qui peuvent donner lieu à des droits utiles de PI. Même si les universités ne dévoilent généralement pas les termes précis de tels accords (qui ne leur sont en réalité pas favorables13), elles claironnent à tout vent leurs alliances avec des entreprises prestigieuses comme Intel. Pour ce dernier, la stratégie permet d’absorber les inventions d’autrui et de les transformer en sa propre PI pour des coûts au rabais.
Le modèle de l’innovation ouverte a des implications évidentes pour les universités et pour les travailleurs de la connaissance. Ceux-ci ne sont nullement plus utiles pour une entreprise parce qu’ils travaillent en son sein. Intel peut identifier un groupe d’étudiants gradués dans une université qui fait ce qui est nécessaire au développement d’un de ses produits plus efficacement que sa propre équipe de chercheurs – et remplacer les seconds par les premiers. Puisque les connaissances profitables peuvent venir de n’importe où à n’importe quel moment, les managers n’ont aucun intérêt à être trop loyaux envers leurs propres cerveaux d’oeuvre (brainworkers), par rapport à d’autres travaillant pour un laboratoire d’État, une start-up ou un compétiteur.
Tout (groupe d’)employé(s) sera évalué dans les termes posés par le KM : son opération peut-elle faire l’objet d’une appropriation exclusive, ou alors être automatisée, externalisée à moindres coûts ? Seul le premier type de tâches sera soutenu et protégé ; le reste sera peut-être conservé, mais avec un statut de seconde zone, dans des conditions de salaire, de moyens et de conditions de travail qui sont devenues le lot commun des laboratoires universitaires. L’innovation ouverte tente logiquement de garder la vaste majorité de ses travailleurs de la connaissance sous une forme aussi liquide que possible. Cela implique de ne concentrer de loyauté que sur cette minorité d’employés qui produisent des formes de connaissances appropriables exclusivement – et de minimiser ses engagements envers tous les autres.
Les leçons de la jachère
Comme Toni Negri et d’autres théoriciens du capitalisme cognitif, André Gorz a senti monter les tensions entre les travailleurs de la connaissance et les gestionnaires de la connaissance (KM). Il écrit : “Le conflit qui se développe et s’exacerbe entre le capital immatériel des firmes et les acteurs de cette résistance est, à bien des égards, une lutte des classes déplacée sur un nouveau terrain : celui du contrôle du domaine public, de la culture commune et des biens collectifs“14.
Le conflit est certes réel, mais la résistance reste assez faible. Entre de nombreux symptômes, les luttes qui ont récemment eu lieu au sein de l’Université de Californie, où j’enseigne, en témoignent de façon éloquente. Face aux crises de financement que connaissent le budget de l’État californien et les universités qui en dépendent, les enseignants-chercheurs ont subi une baisse de salaire de 8% en 2009. En échange, ils ont eu droit à mettre 8% de leurs activités “en jachère”, soit à ne pas effectuer 8% de leurs tâches habituelles. De nombreux collègues – surtout dans les sciences humaines et les Humanités, qui comptent souvent davantage d’heures d’enseignement que les technosciences – ont décidé de “mettre en jachère” une partie de leurs heures d’enseignement, et conséquemment d’annuler certains de leurs cours, de façon à protester contre une telle situation et à rendre sensible au grand public les coupes budgétaires.
Après que le Sénat de l’Université, basé sur un principe de représentation démocratique, a considéré comme valides les jachères d’enseignement, l’administrateur en charge des campus de l’Université de Californie est intervenu de façon absolument inédite contre l’avis du Sénat pour interdire les jachères d’enseignement. Simultanément, il mettait en place un mécanisme permettant aux chercheurs bénéficiant de financements extérieurs de compenser leurs pertes de revenus en puisant dans les bourses pour compléter leur salaire15. Le Président de l’Université de Californie justifia cette intervention en qualifiant les chercheurs financés par des bourses extérieures d'”entrepreneurs” dont il fallait prioritairement assurer le maintien au sein de l’université. Cette petite suite d’événements, les attaques, résistances et conflits auxquels elle a donné lieu, illustrent parfaitement les implications du KM : d’abord, le déni d’autonomie des travailleurs de la connaissance au sein de l’organisation, ensuite une intensification de leur stratification, selon leur proximité supposée aux sources des flux financiers (technosciences vs. Humanités, financement extérieur de recherche vs. loyauté pédagogique).
Un nouveau Tiers État ?
De telles hiérarchies à l’intérieur des communautés de travailleurs de la connaissance génèrent de la colère, des tentations de retrait et de paralysie. Du côté des “gagnants”, des “stars” récompensées par les nouveaux paradigmes, on peut souvent reconnaître la gravité des problèmes, mais on est réticent à mettre en péril ses propres avantages, d’autant plus qu’on a le sentiment de ne pas pouvoir faire grand-chose pour changer le système général dont résultent ces mesures. Du côté des “perdants”, on ressent un mélange de colère et d’hésitation. Dans le cas de l’Université de Californie, le désarroi et les réponses fragmentées ont rapidement remplacé les grands mouvements de grève qui avaient d’abord été proposés.
Il y a donc bien un conflit entre les modalités selon lesquelles les connaissances sont produites et appropriées au sein du capitalisme cognitif. Mais cela ne se traduit pas pour autant en un conflit politique comparable à ce qu’André Gorz appelait une nouvelle lutte des classes. Les analystes suggèrent souvent que deux phénomènes généraux peuvent précipiter le destin d’une contradiction productive du type de celle qui caractérise le capitalisme cognitif. La première est l’immisération, dans laquelle des conditions de vie empirées forcent à la révolte. La seconde est l’inefficacité, dans laquelle les élites se lassent de gaspiller des ressources, faute de pouvoir tirer un minimum de rendement de travailleurs démotivés par les mauvais traitements. Aucun de ces deux phénomènes ne s’applique toutefois au cas des économies de la connaissance, où les masses de travailleurs relèvent encore de la classe moyenne, et où la conscience professionnelle produit des performances qui restent relativement efficaces dans presque tous les cas (les menaces de licenciements se chargeant de remettre les gens dans le rang dans le cas contraire).
On voit ainsi les administrations Obama aussi bien que Bush cautionner un système qui relève de la logique des trois États de la France d’Ancien Régime16. Premier État : des cadres politiques et commerciaux de niveau international qui n’ont que très peu de comptes à rendre aux populations nationales. Leur pouvoir repose largement sur des concentrations de richesses qui se sont exacerbées au cours des dernières décennies, et dont bénéficie désormais un groupe qui s’étend au-delà des quelques grandes familles et magnats historiques, pour inclure des traders, banquiers et cadres qui gagnent des dizaines ou des centaines de millions de dollars par an. Cela commence avec les 0,1% de la population des USA qui ont gagné plus de 1 600 000 $ en 2007, mais cette catégorie se voit mieux représentée par “les quelques 15 000 ménages jouissant de revenus supérieurs à 9,5 millions $ par an17, avec un fort biais du côté des multinationales et du secteur financier. Leurs universités de prédilection sont celles de l’Ivy League Plus, toutes privées.
Deuxième État : le clergé high tech, qui fournit les compétences pointues, dans les domaines légaux, managériaux ou financiers, qui canalisent les investissements vers les secteurs les plus profitables, généralement oligarchiques, que sont les NTIC, la banque, l’ingénierie, les produits médicaux et pharmaceutiques, etc. Leurs revenus les situent parmi le 1% le plus haut (à partir de 350 000 $ annuels en 2007). Ils parlent la langue des savoirs techniques du droit, du management, de la finance, qui sont encore largement indéchiffrables même aux mieux éduqués des non-spécialistes, et ils maintiennent un empire invisible sur les structures de propriété et les transactions lucratives dont l’existence se fait surtout connaître à la suite de désastres occasionnels comme la crise financière de 2008.
Tiers État : caractérisé par une insécurité sociale et un sentiment de désarroi politique croissants, le reste de la population s’identifie au 80% de la société états-unienne qui n’a pas connu d’augmentation de revenu réel depuis les années 1970 et dont la part de richesse nationale a constamment décliné depuis. Les 9% situés immédiatement derrière le 1% gagnant s’en sont le mieux sortis, même si leurs pensions de retraite ont perdu un quart de leur valeur à l’automne 2008, même si leurs frais d’assurance maladie ont explosé, et même si leurs rangs ont été laminés par les différentes vagues de licenciements de ces vingt dernières années. Leurs enfants doivent contracter des dettes de plus en plus lourdes pour aller à l’université et garder l’espoir de carrières professionnelles sécurisées et prospères. Même si ces 10% vivent bien mieux que les 90% restant, leurs conditions de vie se sont fragilisées : dans les entreprises et les universités, une majorité croissante d’entre eux se sent emportée par un mouvement de déclin en termes de niveau de vie, mais aussi et surtout de degré d’autonomie. Le sort de la grande masse du cognitariat située dans les 90% inférieurs s’en trouve bien entendu d’autant plus précaire, dès lors que leurs compétences, acquises ou non à l’université, passent entre les mailles du filet sélectif mis en place par le KM – infirmières, travailleurs sociaux, comptables, architectes, professeurs d’universités.
L’analogie avec la France pré-révolutionnaire est bien entendu inexacte, même si cette stratification s’intensifie dans la plupart des nations les plus “développées”. En un mouvement historique qui revient en arrière sur les espoirs et les promesses de recul des inégalités, de prospérité partagée, de mobilité sociale et de progrès culturel qui ont caractérisé le milieu du XXe siècle, ce que Barbara Ehrenreich a appelé “la peur de tomber” de la classe moyenne caractérise la vie de la vaste majorité des travailleurs de la connaissance formant le cognitariat. Le KM est là pour tracer la ligne entre le Deuxième et le Tiers État – entre les créateurs de connaissances appropriables, qui conservent des restes de la sécurité de jadis, et ceux qui sont aussi bien éduqués, formés, surménés, “excellents” qu’eux, mais dont les modes de connaissances ne peuvent pas être capturés pour le profit des entreprises dès lors qu’ils se diffusent vers l’ensemble de la société (par exemple à travers les étudiants).
En guise de conclusion, je vois une stratégie à deux niveaux pour faire face à cette situation. La première consiste à mettre en pleine lumière les mécanismes de leviérisation, d’exploitation parasitaires et de subsides cachés à travers lesquels le Tiers État et ses institutions soutiennent la prospérité des deux premiers – à commencer par le fait que les universités publiques soutiennent de facto (et de plus en plus à leur détriment) le développement des entreprises privées. La seconde stratégie consiste à ré-imaginer et à ré-articuler les missions sociales et culturelles qui émanent des 90% non-techniques des travailleurs de la connaissance, dont les idées concernant la diversité, l’égalité, la justice, le développement durable et tant d’autres questions peuvent transformer le monde. L’université est un endroit évident pour contribuer à cette réarticulation, mais pour ce faire, elle a besoin d’établir une parité post-kantienne des Facultés, qui permette à toutes les formes de connaissances menacées ou perdues, à cause de leur subordination aux savoirs appropriables, de se faire entendre à nouveau.
Cet article constitue la traduction partielle d'un texte plus long, et enrichi de nombreuses notes et références non-reproduites ici, que le lecteur peut trouver en intégralité et dans l'original anglais sur le site de Multitudes. L'article a d'abord été publié en anglais dans l'édition zéro du journal transnational
edu-factory
Peter F. Drucker, Post-Capitalist Society, New York, Basic Books, 1993, p. 8.
Sur ce procès, commencé en 1996, connu sous les noms de Vizcaino vs. Microsoft, et pour lequel Microsoft a finalement payé 96 millions $ aux plaignants, voir http://www.techlawjournal.com/courts/vizcaino/19990512.htm.
Voir par exemple TechCruch Layoff Tracker, http://www.techcrunch.com/layoffs/
National Center for Education Statistics, Digest of Education Statistics, Table 186, http://nces.ed.gov/programs/digest/d08/tables/dt08_186.asp
Thomas A. Stewart, Intellectual Capital. The New Wealth of Organization, New York, Broadway Business, 1997, p. 91.
Voir U.S. Bureau of Labor Statistics, Chart Book: Occupational Employment and Wages, Mai 2007, Figure 1, http://www.bls.gov/oes/2007/may/figure1.pdf
Stewart, Intellectual Capital, p. 89.
National Science Foundation, Science and Engineering Indicators 2006, Chapter 5 http://www.nsf.gov/statistics/seind06/c5/c5h.htm#c5hl2
Henry Chesbrough, Open Innovation : The New Imperative for Creating and Profiting from Technology, Boston, Harvard Business School Press, 2006.
Chesbrough, Open, p. XIV.
Marshall Phelps with David Kline, Burning the Ships : Intellectual Property and the Transformation of Microsoft, New York, Wiley and Sons, 2009.
Voir Christopher Newfield, Unmaking the Public University: the Forty-Year Assault on the Middle Class, Harvard University Press, 2008, chap. 12.
André Gorz, L'immatériel : connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003, p. 70.
Lettre postée sur "UCOP on Furloughs: We're the Deciders!" Remaking the University, http://utotherescue. blogspot.com/2009/08/ucop-on-furloughs-were-deciders.html ; et Lawrence H. Pitts, memo on Furlough Exchange Program, http://www.evc.uci.edu/budget/Furlough_Exchange_Program-8.26.09.pdf.
Voir sur ce point mon article "Bastille Conditions 1: American Royalism," Middle Class Death Trips blog, http://toodumbtolive.blogspot.com/2007/07/bastille-conditions-1-american-royalism.html.
Louis Uchitelle, "The Richest of the Rich, Proud of a New Gilded Age," New York Times July 15, 2007."
Published 5 February 2010
Original in English
Translated by
Yves Citton
First published by Multitudes 39 (2010) (French version)
Contributed by Multitudes © Christopher Newfield / Multitudes / Eurozine
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