Les propositions qui seront au coeur de cet article se fondent sur les conclusions d’un ouvrage, La société automatique, que je viens de consacrer aux enjeux de l’automatisation intégrale et généralisée qui se déploie avec le numérique. J’y soutiens que l’automatisation algorithmique conduit au dépérissement du salariat et de l’emploi, et donc à la disparition prochaine du modèle keynésien de redistribution des gains de productivité qui était jusqu’alors et qui est encore la condition de solvabilité du système macro-économique.
A still from Charlie Chaplin’s(1936). Photo: © 1936 – Warner Bros. Source:IMDb
Automatisation et néguentropie
Après la ” grande transformation ” que décrivit Karl Polanyi en 1944, qui installa ce que l’on nomme à présent ” l’Anthropocène “, une immense transformation se produit, qui ouvre une alternative. Soit elle conduit à une hyperprolétarisation et à un pilotage automatique généralisé qui engendreraient à la fois une insolvabilité structurelle et une augmentation vertigineuse de l’entropie. Soit elle nous conduit à sortir du processus de prolétarisation généralisée auquel le capitalisme industriel nous a conduits depuis 250 ans, et elle généralise le développement massif de capacités néguentropiques par une politique noétique de la réticulation mettant les automates au service de capacités individuelles et collectives de désautomatisation – c’est-à-dire de production de bifurcations néguentropiques.
L’immensité de la transformation en cours est liée à la fois à la vitesse de ses effets et à leur globalité. Ce que l’on appelle les big data est caractéristique de cette immense transformation, telle que le consumérisme planétaire y conduit à liquider toutes les formes de savoir (savoir-vivre, savoir-faire et savoir-conceptualiser).
L’Anthropocène est un ” Entropocène “, c’est-à-dire une période de production massive d’entropie précisément en cela que les savoirs ayant été liquidés et automatisés, ce ne sont plus des savoirs, mais des systèmes fermés, c’est-à-dire entropiques. Un savoir est un système ouvert : il comporte toujours une capacité de désautomatisation productrice de néguentropie. Lorsque Chris Anderson annonce la fin de la théorie à l’ère des big data, il néglige gravement ce fait, en ignorant que la fermeture d’un système ouvert conduit systémiquement à sa disparition.
Fondé sur la prolétarisation et la destruction des savoirs, le modèle de redistribution des gains de productivité par l’emploi est lui-même condamné. Un autre modèle de redistribution doit être conçu et mis en oeuvre, qui garantisse la solvabilité macro-économique de l’automatisation numérique. Le critère de redistribution qui doit être adopté ne doit plus être fondé sur la productivité du travail. La productivité est désormais une question machinique, et l’actuelle machine numérique n’a plus besoin ni du travail, ni de l’emploi.
Le travail manuel qui produisait de la néguentropie et du savoir – celui dont parle Hegel à propos du Knecht – fut remplacé par l’emploi prolétarisé au XIXe siècle, c’est-à-dire par le prolétaire soumis à une machinerie qui était entropique non seulement par sa consommation d’énergie fossile, mais par la standardisation des chaînes opératoires et la perte de savoir qui en résultait du côté de l’employé. Cette perte de savoir s’est aujourd’hui généralisée, au point d’atteindre Alan Greenspan, comme j’ai tenté de le montrer dans La société automatique, et comme il le déclarait lui-même le 23 octobre 2008.
L’Anthropocène est insoutenable : c’est un processus de destruction massive, rapide et planétaire, dont le cours doit être inversé. La question et l’enjeu de l’Anthropocène, c’est donc le ” Néguanthropocène “, c’est-àdire la voie qui doit permettre de sortir de cette impasse de dimension cosmique – qui requiert une nouvelle cosmologie spéculative dans le sillage de Whitehead.
Le nouveau critère de redistribution qu’il s’agit de mettre en oeuvre dans l’économie du Néguanthropocène doit être fondé sur une capacité de désautomatisation qu’il faut ressusciter. Cette résurrection doit être celle de ce qu’Amartya Sen appelle les ” capacités “, qu’il met au fondement du développement humain – c’està- dire de l’individuation du genre humain.
Savoirs, libertés et agentivité
Amartya Sen rapporte la capacitation au développement des libertés, qu’il définit comme étant toujours à la fois individuelles et collectives : ” La liberté individuelle est un engagement social “. Sen est fidèle en cela aux points de vue kantien aussi bien que socratique. C’est comme liberté que la capacitation constitue la base du dynamisme économique et du développement : ” La liberté apparaît comme la fin ultime du développement, mais aussi comme son principal moyen “. Ainsi définie par Sen, la liberté est une agentivité (agency, cf. p. 16-17) : un pouvoir d’agir.
Dans le fameux exemple comparatif des effets incapacitants sur les habitants noirs de Harlem du consumérisme (c’est-à-dire pour lui des indicateurs de richesse fondés sur le PIB), qui, comparées aux habitants du Bengladesh, ont une moindre espérance de vie, c’est cette ” agentivité ” qui est en jeu. La liberté est ici constituée par le savoir en tant qu’il est une capacité toujours à la fois individuelle et collective – ce qui veut dire : individuée à la fois psychiquement et collectivement. C’est sur cette base que Sen a opposé aux indicateurs de croissance du PIB (p. 18) des indicateurs de développement humain (IDH).
Je voudrais prolonger ces propositions de Sen par une autre analyse, qui conduit à d’autres questions. Elle permet en particulier d’instruire le rapport que les individus psychiques et collectifs pourraient nouer avec les automates pour aboutir à des productions individuelles et collectives de bifurcations néguentropiques dans un système industriel et économique qui, en s’automatisant massivement, tend à se fermer.
L’Anthropocène, en tant qu’il est un ” Entropocène “, accomplit le nihilisme comme le nivellement insoutenable de toutes les valeurs et le sursaut impératif d’une ” transvaluation ” faisant ressurgir une ” économie générale ” au sens de Georges Bataille, dont j’ai tenté de montrer ailleurs que c’est une économie libidinale revisitée. Le mouvement que je décris ici n’est sans doute pas une transvaluation en un sens strictement nietzschéen. C’est en revanche une invitation à relire Nietzsche au regard des questions de désordre et d’ordre que je vais à présent appréhender en termes de devenir et d’avenir.
Le savoir comme néguentropie
S’il y a un avenir, et non seulement un devenir, la valeur de demain sera la néguentropie constitutive de l’économie à venir du Néguanthropocène. Une telle économie doit faire de la différenciation pratique et fonctionnelle entre avenir et devenir son critère de valorisation – seul susceptible de surmonter l’entropie systémique en quoi consiste l’Anthropocène. Cette économie suppose de passer de l’anthropologie à la néguanthropologie, elle-même fondée sur une organologie générale et sur une pharmacologie : le pharmakon, c’est l’artefact qui est la condition de l’hominisation mais qui produit toujours à la fois de l’entropie et de la néguentropie, et qui menace toujours l’hominisation.
Le problème que pose un tel point de vue sur l’avenir est d’évaluer ou de mesurer la néguentropie. Appelée entropie négative par Erwin Schrödinger et anti-entropie par Francis Bailly et Giuseppe Longo, la néguentropie est toujours définie par rapport à son observateur (cf. Henri Atlan, Edgar Morin) – c’est-à-dire qu’elle caractérise toujours une localité qu’elle produit comme telle, et qu’elle différencie dans un espace plus ou moins homogène (c’est pourquoi une néguanthropologie sera toujours aussi une géographie). Ce qui est entropique sous tel angle est néguentropique sous un autre angle.
Un savoir – comme savoir-faire, c’està- dire comme savoir faire que ce que je fais ne s’écroule pas et ne conduise pas au chaos, comme savoir-vivre, c’est-à-dire comme savoir enrichir et individuer l’organisation sociale dans laquelle je vis sans la détruire, et comme savoir conceptuel, c’est-à-dire comme savoir n’héritant de son passé qu’en le bouleversant, et ne le bouleversant qu’en le réactivant, ce que Socrate appelle l’anamnèse, et qui, en Occident, excède structurellement sa localité – un savoir, donc, quel qu’il soit, est toujours une façon de définir collectivement ce qui est néguentropique dans tel ou tel champ de l’existence humaine.
Ce que l’on appelle l’inhumain est une façon de nier les possibilités néguentropiques de l’humain, c’est-à-dire de sa liberté noétique et de son agentivité résultante. Ce que Sen décrit comme une liberté et une capacité, cela doit être conçu de ce point de vue cosmique, qui participe d’une cosmologie spéculative au sens de Whitehead, constituant une potentialité néguentropique – c’est-à-dire comme potentiel d’ouverture d’un système local qui, étant dit ” humain “, peut toujours se refermer, ce que Whitehead décrit comme régression et devenir inhumain.
Il ne peut en aller ainsi que parce que l’anthropologique est hyperentropique tout aussi bien que néguentropique à la puissance deux : l’anthropos est organologique, c’est-àdire pharmacologique, ou encore, comme le dit Jean-Pierre Vernant, constitutivement ambigu.
L’anthropologie comme entropologie selon Lévi-Strauss et au-delà
Outre la localité qui le constitue fondamentalement, un système ouvert et néguentropique est caractérisé par sa durabilité relative – autrement dit par sa finitude. Ce qui est néguentropique – comme idiome, comme outil, comme institution, comme marché, comme désir, etc. – ne l’est jamais que dans le temps de son inéluctable dégradation.
En parlant de néguentropie, Morin et Atlan font l’impasse sur l’essentiel, à savoir la dimension organologique (technique et artificielle) de la néguentropie caractéristique de l’anthropos, telle qu’elle est aussi pharmacologique, c’est-à-dire un facteur d’entropie tout autant que de néguentropie, et telle qu’elle nécessite donc constamment des arbitrages – qui sont opérés par les savoirs en tant que thérapeutiques.
Cette impasse sur l’organologie et la pharmacologie caractérise aussi Claude Lévi-Strauss lorsque, dans la conclusion de Tristes tropiques, après avoir rappelé que ” le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui ” et que l’homme travaille ” à la désagrégation d’un ordre originel et précipite une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive “, il ajoute que :
” depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu – et sauf quand il se reproduit lui-même –, l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration. “
Lévi-Strauss pose ainsi avec une radicalité rare la question du devenir sans être, c’està- dire du caractère inéluctablement éphémère du cosmos en totalité, tout aussi bien que des localités qui s’y forment à travers des processus néguentropiques toujours facteurs eux-mêmes d’accélérations entropiques.
Si l’on prenait au pied de la lettre ce que Lévi-Strauss écrit ici dans une veine profondément nihiliste (par exemple lorsqu’il écrit que ” l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration “), on serait obligé de tenir pour tout à fait négligeable le temps qui nous sépare de la ” fin des temps “. On serait obligé de réduire ce temps à néant, de l’annihiler, et d’annuler la néguentropie présente au motif qu’elle est éphémère : on serait obligé de dissoudre l’avenir dans le devenir, que l’on évaluerait comme nul et ” non avenu “, c’est-à-dire comme n’étant finalement jamais arrivé, et fruit d’aucun avenir – comme devenir sans avenir. On serait d’ailleurs aussi obligé de dire qu’une éphémère, parce qu’elle est éphémère, n’est rien.
C’est à la lettre ce que nous dit l’anthropologue. Face à cela, je me définis moi-même comme ” néguanthropologue “. Et j’objecte à Lévi-Strauss :
– D’une part, que la question de la raison, entendue comme pouvoir quasi-causal (au sens deleuzien) de bifurquer, c’est-à-dire de produire dans le fouillis des faits un ordre nécessaire formant un droit, est toujours d’être ” digne de ce qui nous arrive “, ce qui est une autre façon de désigner la fonction de la raison telle que la définit Whitehead, à savoir comme ce qui fait de la survie un bien-vivre et du bien-vivre un mieux-vivre, c’est-à-dire une lutte contre la survie statique, qui n’est autre que la tendance entropique de toute forme de vie.
– D’autre part, que sa sophistique amère et désabusée néglige gravement deux points. Premièrement, la vie en général, comme ” entropie négative “, c’est-à-dire comme néguentropie, produit elle-même toujours de l’entropie, et y reconduit invariablement : elle est un détour – comme le disent aussi Freud dans Au-delà du principe de plaisir et Blanchot dans L’entretien infini. Deuxièmement, la vie technique est une forme amplifiée et hyperbolique de néguentropie, c’est-à-dire d’organisation non seulement organique, mais organologique, qui produit une entropie tout aussi hyperbolique, et qui, comme le vivant, y reconduit, mais en accélérant les vitesses de différenciation et d’indifférenciation en quoi cet autre détour consiste, la vitesse constituant ici, dès lors, un facteur cosmique local.
Ce détour en quoi consiste la vie technique, c’est le désir comme pouvoir d’infinitiser.
Il est trompeur de donner à croire, comme le fait ici Lévi-Strauss, que l’homme serait d’essence entropique et qu’il détruirait une ” création ” qui serait d’essence néguentropique, en l’espèce ” la nature ” – vivante, profuse et féconde, végétale et animale. Les végétaux et les animaux sont des ordonnancements organiques de la matière inerte hautement improbables (comme l’est toute néguentropie), mais ils ne se déploient qu’en intensifiant euxmêmes des processus entropiques : ils ne font eux-mêmes qu’un détour, en cela tout aussi provisoire et vain dans le devenir.
En consommant et, ce faisant, en dissociant ce que Lévi-Strauss appelle des ” structures “, toute créature vivante participe à une augmentation locale d’entropie tout en produisant de façon plus locale encore un ordre néguentropique. Ce que Derrida appelle la ” différance “, si l’on pouvait rapporter la néguentropie à ce concept, c’est avant tout une affaire d’économie et de détour. S’il est vrai par ailleurs que la différance est un agencement de rétentions et de protentions, comme l’indique Derrida dans De la grammatologie, et s’il est vrai que chez les êtres dits humains, c’està- dire techniques et noétiques, les agencements de rétentions et de protentions sont transformés par les rétentions tertiaires, alors on devrait pouvoir redéfinir, à partir de ce concept de différance revisité, à la fois l’économie et le désir configurant les circuits qui se forment par ces détours comme spires et spirales.
À la différence des êtres purement organiques, les êtres dits humains sont organologiques, c’est-à-dire néguentropiques (et entropiques) à deux niveaux : à la fois comme êtres vivants, c’est-à-dire organiques, qui, en se reproduisant, induisent de ” petites différences ” à l’origine de l’évolution, et donc de ce que Schrödinger décrit comme l’entropie négative, et comme êtres artificiels, c’est-à-dire organologiques, qui différencient ce qui dès lors n’est plus simplement ce que l’on nomme une ” espèce “, mais un ” genre ” – selon ce que Simondon appelle le processus d’individuation psychique et collective.
Les artifices sont d’autres détours, euxmêmes plus ou moins éphémères, comme les insectes nommés éphémères, et ils sont ni plus ni moins ” sans pourquoi ” que les roses tant appréciées en Grande Bretagne, qui sont d’ailleurs elles-mêmes artificielles pour l’essentiel. Mais ces artifices, en tant qu’ils donnent des arts et des oeuvres, d’art autant que de science, peuvent s’infinitiser et infinitiser leurs destinataires au-delà d’eux-mêmes, c’est-à-dire au-delà de leur propre fin, les projetant dans la protention infinie d’une promesse toujours encore à venir, seule capable de trouer l’horizon du devenir indifférencié.
On pourra rétorquer à ce que j’objecte à Lévi-Strauss que la néguentropie organologique, et non seulement organique, qui constitue ce que je décris ainsi comme le néguanthropos, est un accélérateur d’entropisation qui précipite la fin et qui, de ce point de vue, raccourcit ce qui est finalement l’essentiel, à savoir le temps de cette différance. Mais ce serait précisément ne pas comprendre de quoi je parle.
Il y a certes la question de la vitesse, qui est un facteur crucial en matière de physique thermodynamique aussi bien que de biologie et de zoologie. Mais la question est ici celle d’une politique de la vitesse, où se présentent des possibilités opposées, et où il s’agit de savoir en quoi, où, sur quel plan et pour combien de temps ce que Leroi-Gourhan, pour définir la dynamique de l’hominisation, appelle la ” conquête de l’espace et du temps “, augmente ou réduit l’entropie.
Le numérique atteint de nos jours 200 000 km/s, soit 2/3 de la vitesse de la lumière, ce qui est quatre millions de fois plus rapide que l’influx nerveux. Dans la situation si exceptionnelle et insoutenable de l’Anthropocène, seule une assomption résolue de la condition organologique dans le sens d’une augmentation de néguentropie peut transformer la vitesse des vecteurs technologiques et – permettre, au sens strict, de gagner du temps, c’est-à-dire de la différenciation, pour autant précisément qu’une transvaluation de l’économie industrielle nous engage dans le néguanthropocène et nous dégage de l’Anthropocène.
Si la néguentropie hyperbolique en quoi consiste le devenir organologique de l’organique instaure une néguanthropologie qui accélère le devenir (entropique et anthropique), elle transforme aussi cette accélération en un avenir qui diffère ce devenir aux deux sens du verbe que Derrida mobilisait dans ce qu’il appelait la différance, laquelle installe un avenir (néguentropique et néguanthropique) qui constitue cette forme infinitisante de protention qu’est l’objet du désir comme facteur d’individuation et d’intégration (psychique, sociale et technique) – faute de quoi cette différance ne serait que formelle.
C’est à l’aune de ces questions – que le triste propos de Lévi-Strauss efface en écrasant l’indétermination de l’avenir sous le poids probabilitaire du devenir – qu’il faudrait aujourd’hui réinterpréter Spinoza.
Intermittence noétique et potlatch cosmique
Les êtres organologiques sont capables d’organiser délibérément ces oeuvres néguentropiques et organologiques que nous disons néguanthropiques. Selon la manière dont ils procèdent à cette organisation à la fois psychique et sociale, selon la manière dont ils prennent ou ne prennent pas soin du pouvoir à la fois anthropique et néguanthropique en quoi consistent leurs comportements, ils peuvent soit précipiter indifféremment le déchaînement entropique, soit au contraire le différer – constituant ainsi une différance que Simondon appelle une individuation et qu’il pense comme un processus ainsi que Whitehead.
Nous soutenons nous-mêmes le projet d’une néguanthropologie conçue comme un soin et comme une économie en ce sens. Ce soin économe n’est pas un simple pouvoir de transformer anthropologiquement le monde (comme ” maître et possesseur de la nature “). C’est un savoir pharmacologique constituant une néguanthropologie au service du Néguanthropocène, à la façon dont Canguilhem conçoit la fonction de la biologie comme connaissance de la vie dans la vie technique, et dont Whitehead conçoit la fonction de la raison dans une cosmologie spéculative.
On doit bien sûr qualifier et identifier les ” externalités négatives ” que la ” néguanthropie ” engendre au cours de l’anthropisation multipliant les milieux dits ” anthropisés “. Mais la question n’est pas d’annuler la néguanthropie. Elle est au contraire et précisément de passer de l’anthropisation à la néguanthropisation en cultivant une pharmacologie positive ni plus ni moins éphémère que la vie emportée dans le devenir comme tout ce qui ” est ” dans l’univers – ce soin étant ce en quoi cette néguanthropologie consiste, toujours ignorée par un Lévi-Strauss ignorant et censurant délibérément la pensée de Leroi-Gourhan.
Cet état de fait tient à ce que l’anthropologie lévi-straussienne est fondée sur le refoulement de l’organologique mis en évidence par Leroi-Gourhan, et par l’ignorance de la question néguanthropologique qui l’emporte au-delà de toute anthropologie. Rapportons dès à présent cette répression de l’organologique à la notion de dépense, telle que la conçut Georges Bataille :
” Chaque fois que le sens d’un débat dépend de la valeur fondamentale du mot utile, c’est-à-dire chaque fois qu’une question essentielle touchant la vie des sociétés humaines est abordée […], il est possible d’affirmer que le débat est nécessairement faussé et que la question fondamentale est éludée. Il n’existe aucun moyen correct […] qui permette de définir ce qui est utile aux hommes. “
Ici sont en jeu des ” dépenses dites improductives “ qui se rapportent toutes au sacrifice, c’est-à-dire à la ” production de choses sacrées […] constituées par une opération de perte “.
Toute perte sacrifie, sacralise et sanctifie un défaut d’être plus vieux que tout être (et c’est ainsi que je lirais Levinas). Dans cette teneur primordialement défectueuse se constitue une intermittence noétique, qui ne peut que se projeter spéculativement dans et comme totalité cosmique néguanthropologiquement conçue – c’est-à-dire comme savoir et pouvoir de bifurquer dans l’entropie.
Toute bifurcation noétique, c’est-à-dire quasi-causale, procède d’un potlatch cosmique qui détruit en effet de très grandes quantités de différences et d’ordres en projetant sur un autre plan une très grande différence, constituant un autre ” ordre de grandeur ” contre le désordre d’un kosmos en devenir qui, sans cette projection de l’encore-à-venir de l’insu, se réduirait à un univers sans singularité.
” La dépense, bien qu’elle soit une fonction sociale, aboutit immédiatement à un acte de séparation, d’apparence anti-sociale. L’homme riche consomme la perte de l’homme pauvre en créant pour lui une catégorie de déchéance et d’abjection qui ouvre la voie à l’esclavage. […] De l’héritage indéfiniment transmis du monde somptuaire ancien, le monde moderne a reçu en partage cette catégorie, actuellement réservée aux prolétaires. “
Dans ce monde prolétarisé, la dépense de ” l’homme riche ” devient cependant stérile :
” Les dépenses engagées par les capitalistes pour secourir les prolétaires et leur donner l’occasion de s’élever sur l’échelle humaine ne témoignent que d’une impuissance – par épuisement – à pousser jusqu’au bout un processus somptuaire. Une fois réalisée la perte de l’homme pauvre, le plaisir de l’homme riche se trouve peu à peu vidé de son contenu et neutralisé : il fait place à une sorte d’indifférence apathique. “
À l’heure où le savoir devenu automatique est au coeur de l’économie, au risque de se nier lui-même comme computation a-théorique, nous reprendrons ce chantier sous les angles épistémique et épistémologique dans L’avenir du savoir. Nous y verrons que 1 la question de l’avenir du savoir est inséparable de celle de l’avenir du travail et que 2 elle doit se traduire par une politique industrielle alternative qui rende à la France et à l’Europe leur place dans le devenir – et comme trans-formations de ce devenir en avenirs.
Devenir, avenir et néguanthropologie
Notre question est l’avenir – du travail, du savoir et de tout ce que cela engendre, c’est-àdire tout – en tant qu’il n’est pas soluble dans le devenir. Qu’il n’y soit pas soluble ne signifie pas qu’il ne pourrait pas s’y dissoudre et s’y résoudre mais cette dissolution qui serait sa disparition serait aussi, du même coup, la nôtre. Cette possible dissolution en fait est ce qui n’est pas possible en droit : nous n’avons pas le droit de nous y résoudre.
Le devenir est soumis au plus probable. L’avenir est constitué par l’improbable. Il est difficile d’entendre cette différence entre devenir et avenir en anglais, puisque, dans cette langue, on traduit le mot avenir par future, qui veut aussi dire ” futur ” en français. Or pour nous, les Français, le futur englobe le devenir et l’avenir. Il n’est donc pas équivalent à ce que j’appelle ici l’avenir. En anglais, il faudrait plutôt traduire avenir par what is to come, ce qui est à venir.
Lévi-Strauss ne conçoit pas cette distinction entre ce qui reste radicalement indéterminé parce qu’étant strictement et constitutivement improbable et demeurant à venir, d’une part, et d’autre part, ce qui est le plus probable, qui est en cela statistiquement déterminable.
Si Lévi-Strauss n’ignore évidemment pas les nombreux discours issus de la philosophie qui affirment la supracausalité de la liberté – et donc de la volonté – dans et devant la nature, il n’y voit en dernier ressort qu’un pouvoir entropique qui accélère la dégradation du monde, bien loin de la différer en y faisant émerger de nouvelles différences. Ce faisant, Lévi-Strauss adopte le point de vue nihiliste dont Nietzsche annonce l’avènement soixante-dix ans avant lui.
Nous ne pouvons pas accepter le point de vue nihiliste lévistraussien. Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas nous résoudre à nous dissoudre dans le devenir. Nous ne le pouvons pas parce que cela consisterait à ne plus promettre à nos descendants un avenir possible, et nous ne le devons pas parce que le raisonnement de Lévi-Strauss repose sur ce qui consiste depuis l’origine de la philosophie à refouler la dimension néguanthropologique de l’âme noétique et de ce que l’on appelle ” l’être humain “, à savoir le passage de l’organique à l’organologique en quoi il consiste.
Lévi-Strauss propose d’appréhender l’anthropologie comme une entropologie. Mais il ne tient aucun compte de la néguentropie qu’engendre la forme technique de la vie telle que Canguilhem en spécifie le type, et qui caractérise l’âme noétique – dont la noèse même (productrice de ce que Lévi-Strauss appelle ” les oeuvres ” de l’homme) est le fruit intermittent.
Toute oeuvre noétique, en tant que fruit intermittent de la noèse, produit une bifurcation et une différence singulière dans le devenir, irréductible à ses lois (improbable, quasicausale et ” libre ” en ce sens – comme liberté de penser, liberté éthique, liberté esthétique). Il faudrait ici lire Schelling. Mais elle engendre ainsi un pharmakon qui peut se retourner contre son propre geste – et c’est pourquoi l’Aufklärung peut donner lieu à son contraire, à savoir ce qu’Adorno, Horkheimer puis Habermas décrivent après Weber comme la rationalisation.
Valéry, Freud et Husserl soulignèrent avant Lévi-Strauss cette duplicité de l’esprit qui était pour les Grecs de l’âge tragique leur lot prométhéen, épiméthéen et herméneutique. Mais à la différence de Lévi-Strauss, ni les Tragiques, ni Valéry, ni Freud, ni Husserl ne déniaient la fécondité néguanthropologique de la noèse et de sa condition organologique.
Ce déni est caractéristique d’un nihilisme subi par ceux qui ne conçoivent pas le nihilisme agi par le capitalisme absolument computationnel, c’est-à-dire ayant perdu l’esprit – et cela non seulement par sa rupture avec son origine religieuse et la dissolution de la croyance en confiance fiduciaire et numéraire, mais par la destruction qu’il opère à présent de toute théorie à travers l’idéologie corrélationniste fondée sur le calcul intensif appliqué aux ” big data “.
La perte de l’esprit du capitalisme se traduit alors par la prolétarisation de l’esprit lui-même et intégralement. Combattre cet état de fait pour restaurer un état de droit, c’est prescrire au pharmakon numérique qui rend possible cet état de fait un nouvel état de droit reconnaissant cette situation pharmacologique, mais en lui prescrivant des thérapeutiques formant un nouvel âge du savoir.
Le discours de Lévi-Strauss est profondément nihiliste, littéralement désespéré, et foncièrement désespérant – et en tant que tel, il n’est ni lucide (éclairant), ni rationnel. La rationalité n’est pas soumise au devenir, et c’est en cela qu’elle est l’unité des diverses dimensions de la liberté, c’est-à-dire de l’improbable tel qu’il constitue l’horizon indéterminé de toutes fins dignes de ce nom dans le ” règne des fins ” qui est le plan d’interprétation de ce que nous appelons les ” consistances “.
Celle-ci n’existent pas, au sens où ” la raison est un facteur de l’expérience qui dirige et critique l’impulsion vers la réalisation d’une fin conçue dans l’imagination mais qui n’existe pas en fait “. La raison est un organe, dit Whitehead, et cet organe organise le passage du droit au fait, c’est-à-dire la réalisation du droit dans les faits, le droit étant le nouveau, c’està- dire la néguentropie : ” La raison est l’organe qui met l’accent sur la nouveauté. Elle procure le jugement grâce auquel le nouveau se réalise en projet et ensuite dans les faits “.
Les consistances sont des promesses, intrinsèquement improbables – et c’est comme telles qu’elles donnent à désirer un neguanthropos qui restera toujours à venir, c’est-à-dire improbable. Cet improbable est un printemps qui ressurgit dans l’hiver de la dégradation universelle, l’univers localisé sur la terre habitée étant le site de
” deux tendances principales [… le] délabrement de la nature physique [… où] l’énergie se dégrade lentement mais sûrement [… cependant que] l’autre tendance se manifeste au printemps, dans le renouveau annuel de la nature et par le cours ascendant de l’évolution biologique. […] La raison est la discipline que s’impose l’élément originaire dans le cours de l’histoire. “
Cette discipline est ce qui manque à Lévi-Strauss et à son entropologie.