Student anger at Israel’s assault on Gaza has been directed at their own universities, whose refusal to condemn the Israeli aggression they see as a moral failure. By closing down protests to ‘protect’ the neutrality of the academic environment, universities only appear confirm this.
Révoltes juvénilessur les deux rives de la Méditerranée
AU cours du printemps 2011, d’importantes manifestations ont
éclaté en Tunisie, en Égypte, en Syrie, au Yémen et, à un moindre
degré, dans d’autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.
Elles rassemblaient des jeunes gens éduqués, dépourvus d’emploi
et de perspectives d’avenir, luttant pour abattre des régimes autoritaires.
Ces jeunes ont été les initiateurs de changements politiques
majeurs. Simultanément, au nord de la Méditerranée, de grandes
manifestations mobilisèrent les jeunesses de plusieurs pays
– Espagne, Grèce, Portugal. Peut-on faire un parallèle entre ces
mouvements concomitants ? Que disent ces événements de la
condition des jeunes des deux côtés de la Méditerranée ? Comment
éclairent-ils les processus d’intégration, notamment économique,
des jeunes ?
Malgré leur coïncidence, ces manifestations massives et pacifiques
se sont déroulées dans des contextes culturels très différents.
Dans la plupart des cas, les jeunes gens éduqués des deux sexes en
furent les protagonistes. Souvent déclenchés par un événement
dramatique dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord,
les appels à manifester furent lancés grâce à un usage intense et
adroit des technologies de l’internet (Facebook, Twitter, blogs) et par
un détournement de programmes de télévision (talk-shows, cartoons). À l’exception de la Syrie et de la Libye, où de violentes
guerres civiles ont éclaté, les manifestations lancées par les jeunes
ont fédéré les opinions. Des meetings se sont tenus nuit et jour
Puerta del Sol à Madrid, sur la place Syntagma à Athènes et les
places “Tahrir” des capitales du Moyen-Orient.
Ces protestations se sont développées en dehors des partis politiques
et des mouvements religieux (ainsi, en Égypte et en Tunisie,
les Frères musulmans ne s’y sont joints que dans un second temps).
Au Sud, à l’exception de la Syrie, les jeunes qui participèrent au
mouvement revendiquaient la liberté, des réformes et la justice
sociale en ne faisant pratiquement aucune référence religieuse,
contrairement à de précédentes mobilisations. Dans une perspective
historique,
la nature séculière des mouvements récents n’est pas une surprise, mais leur prise de distance par rapport à un nationalisme xénophobe et au “socialisme” étatique, en faveur des libertés publiques, fut une nouveauté.1
Y a-t-il eu, de chaque côté de la Méditerranée, au-delà d’un idiome
commun et de résonances transnationales, des déterminations
similaires ?
La diffusion large des moyens de communication électronique
a été essentielle dans les deux cas. En effet, un des aspects les plus
surprenants de la diffusion de la technologie de l’information est
qu’elle se répand souvent plus rapidement et avec des conséquences
plus profondes dans les pays où les technologies classiques
– lignes téléphoniques fixes, réseaux électriques – sont peu développées.
En termes d’équipement numérique – téléphones portables
et accès à l’internet –, le fossé entre les deux côtés de la
Méditerranée n’est pas très large. On compte même des taux d’abonnement
aux téléphones portables plus élevés au Moyen-Orient
(notamment dans les pays du Golfe) qu’en Europe. Pour autant, dans
l’ensemble, la diffusion des technologies de l’information dans la
population ne suffit pas à rendre compte de la géographie des
“printemps arabes”. S’agissant de l’utilisation des techniques de
l’information, les pays touchés par les “printemps arabes” sont
dans des situations très variables : la Tunisie et l’Égypte sont en
2010 parmi les plus avancés tandis que le Yémen et la Libye sont parmi les plus retardés.2 Certes, une censure plus ou moins systématique
a été instaurée, en particulier en Iran, en Égypte, en Libye,
en Algérie et en Arabie Saoudite. Pour Lisa Anderson, présidente
de l’université américaine du Caire, il faut distinguer en Tunisie, en
Égypte et en Libye la manière dont ces aspirations et ces techniques
résonnaient en fonction de contextes régionaux différents :
Les manifestations en Tunisie ont convergé vers la capitale en partant de zones rurales délaissées et en faisant cause commune avec un mouvement syndical qui a été puissant mais fortement réprimé. En Égypte, par contre, ce sont de jeunes urbains cosmopolites qui dans les principales villes ont organisé des soulè – vements. Cependant qu’en Libye des bandes de rebelles en haillons venus des provinces de l’Est ont lancé des manifestations, révélant la profondeur des clivages tribaux et régionaux qui traversent le pays depuis des décennies.3
L’enchaînement des faits présente aussi, avec des variations
nationales, des analogies intéressantes. Les manifestations de masse
de 2011 ont fait suite à de nombreuses années de troubles. Pendant
les années 1990, dans nombre de pays du Moyen-Orient et d’Afrique
du Nord, les défenseurs des droits de l’homme étaient passablement
isolés,4 les élites au pouvoir enrichies par l’argent du pétrole et du
tourisme ont réussi à étouffer la contestation par un mélange de
répression et d’appels à la fierté arabe contre l’Ouest. Cette capacité
s’est altérée au début des années 2000.
En Algérie, les désordres récurrents dans les régions berbères
de 1988 à 2002, en particulier les amples manifestations pour
défendre la langue et la culture berbères en 2002, ont été réduits
au silence. Entre 2003 et 2008, les syndicats furent à l’avant-garde
de manifestations contre la politique de privatisation engagée par
le régime et la détérioration des conditions de vie. Le déni de la
victoire du FIS en 1992, qui a donné lieu à dix ans de guerre civile,
a accru la fragmentation de la société et a exacerbé les difficultés
à maintenir un régime sécularisé mais dépourvu de démocratie. Le
Maroc a été le théâtre, au cours des années 2000, de centaines de
mouvements de protestation impliquant les syndicats, de jeunes
activistes et des corps professionnels qui dénonçaient la montée du
chômage et la hausse des prix. En Tunisie, des troubles ont aussi eu
lieu dans les années 2000 et des manifestations importantes sont
intervenues en 2008 contre une compagnie minière à propos des
conditions de travail. En Égypte, le mouvement Kifaya (“Assez !”)
émerge en 2004 et appelle à une réforme radicale du régime de
Moubarak. Il est alors assez minoritaire mais, entre 2004 et 2007,
l’Égypte est secouée par un millier de manifestations. Dans les pays
du Golfe, principalement au Koweït et à Bahreïn, les manifestations
des années 2000 ont un caractère essentiellement politique et
s’appuient sur des clivages de clans ; ce n’est qu’en 2011 que les
étudiants prennent un rôle actif.5
En Égypte, en Algérie et au Maroc, les mouvements du tout début
du XXIe siècle avaient principalement un caractère socio-économique
et manquaient de débouchés politiques. Ces manifestations ont
cependant joué un rôle majeur pour démontrer l’importance des griefs
économiques des couches pauvres d’une part et des revendications
de la classe moyenne et des professionnels d’autre part. Au sud de
la Méditerranée, la cohésion politique a commencé à s’altérer au
milieu des années 2000, après le retrait des Américains d’Irak. Un
cycle historique venait à son terme. Des événements comme la mort
de Mohamed Bouazizi en Tunisie, celle de Khaled Saïd en Égypte,
les morts de Dehra en Syrie ont cristallisé une colère et une émotion
dans de larges fractions de la population.
En revanche, dans les pays d’Europe du Sud, les manifestations
des Indignados de 2011 ne furent pas précédées de mouvements
annonciateurs. Certes, au début des années 2000, dans plusieurs
pays d’Europe du Nord – Royaume-Uni, France, Pays-Bas,
Belgique –, de violentes émeutes impliquant des jeunes issus de
l’immigration ont eu lieu. À l’exception des émeutes au Royaume-
Uni en août 2011, qui impliquèrent des jeunes issus de l’immigration
antillaise et non pas d’Asie, la jeunesse des pays du nord et de l’est de
l’Europe n’est pas descendue dans la rue massivement cette année-là.
De plus, en dépit de liens identitaires, les jeunes
élevés dans des familles musulmanes vivant dans les pays d’Europe
sont restés remarquablement silencieux quand les manifestations se
sont généralisées au Maghreb et au Moyen-Orient.
Pourquoi donc poursuivre notre parallèle ? Au-delà de leur
simultanéité et de l’usage d’un même idiome, ce qui rapproche les
deux côtés de la Méditerranée est le profil des acteurs : souvent des
jeunes issus des classes moyennes. Cet argument semble énoncer
une trivialité – les jeunes sont souvent le fer de lance des processus
révolutionnaires –, il est cependant moins banal lorsqu’on songe
que, depuis deux ou trois décennies, la jeunesse éduquée en Europe
du Nord n’a pas animé de grandes manifestations sur des questions
débordant les problèmes spécifiques qui sont les siens.
Essai d’analyse sociale
Évidemment, s’il est difficile de produire un cadre d’analyse
compréhensif des “printemps arabes” de 2011, il est encore plus
audacieux d’essayer de saisir dans un même cadre les deux côtés
de la Méditerranée. De nombreuses interprétations des “printemps
arabes”, considérant les sociétés dans leur ensemble ou séparément, ont été publiées, les manifestations de la jeunesse ont
aussi fait l’objet d’une attention soutenue. Mais il reste à comparer
leurs conditions de développement sur les deux rives de la
Méditerranée. Présenter une interprétation rassemblant les deux
séries de révoltes et de manifestations6 est, en dépit des effets de la
globalisation, difficile : les deux ensembles de pays restent séparés
par un large fossé en termes de niveau de vie et de fonctionnement
politique. Pour autant, ce qui a surgi des deux côtés de la
Méditerranée durant le printemps 2011 témoigne, à mon sens, des
effets portés par une accélération des interactions de toutes natures
sur l’ensemble des pays. Les troubles et les manifestations
condensent des changements intervenus à différents niveaux de
profondeur, concernant divers aspects de l’évolution des sociétés qui
ont, pour chacun d’entre eux, leur “mode d’existence”7. Y a-t-il un
récit social et politique capable de s’accommoder du caractère
hybride de ces soulèvements ?
Sans pouvoir démêler l’écheveau complexe des motivations
sous-jacentes à ces protestations, je fais volontiers l’hypothèse que
le rôle joué par la jeunesse éduquée dans des pays du Moyen-Orient
et en Afrique du Nord, le plus souvent privés de procédures démocratiques,
peut, par contraste, éclairer les engagements des jeunes de l’Europe du Sud vivant dans des sociétés où les libertés publiques
et des procédures démocratiques sont garanties, parfois depuis peu
de temps. À travers ces mobilisations, l’existence de défis analogues,
portés par la globalisation économique et en quelque sorte synchronisés
par la crise financière et celle des dettes souveraines, s’est
affirmée. On peut ainsi soutenir, d’une part, que si la revendication
de liberté et l’aspiration à une égalité des chances n’ont pas le même
poids sur les deux rives de la Méditerranée, ces manifestations de
masse ont révélé des enjeux semblables, du moins dans les couches
jeunes et éduquées des deux côtés ; d’autre part, que dans les pays
du nord de l’Europe il y a eu, et il y a encore, un divorce complet
entre deux fractions de la jeunesse qui a obéré la possibilité même
d’une unité, et par voie de conséquence d’une protestation de masse
– une telle division n’existant pas dans les pays du sud de l’Europe ;
enfin qu’au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la capacité des
jeunes de rassembler autour d’eux d’autres groupes d’âge et
l’inhibition, jusqu’à un certain point, de la répression violente ont
été la clé de la réussite des mobilisations.8
Démographie : une amorce de rapprochement
Le Bureau international du travail (BIT) fournit des bases de données très systématiques rendant compte de l’évolution de la population active potentielle, du taux d’activité, des taux de chômage selon le sexe, l’âge et le niveau d’éducation couvrant plus de 150 pays. Bien évidemment, la qualité de ces données et la profondeur temporelle des informations rétrospectives varient. Les rapports de l’Unesco-ESCWA fournissent également des éléments de comparaison sur le chômage des jeunes gens ayant un niveau d’éducation primaire et supérieur pour les années 2000 et 2010, concernant le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Une base de données sur l’éducation construite par deux chercheurs américains, Barro et Lee (2012), contient des indicateurs homogènes des niveaux d’éducation atteints par classe d’âge depuis le milieu du XXe siècle et pour la grande majorité du monde, qui facilite beaucoup les comparaisons. Enfin, les enquêtes mondiales de fécondité, aisément accessibles, permettent d’évaluer l’importance relative des groupes d’âge.
Quels sont les pays impliqués, pourquoi ceux-là et pas d’autres,
pourquoi les événements ont-ils lieu au début des années 2010 ?
Le premier argument donné pour expliquer les vagues de protestation
au Moyen-Orient et en Afrique du Nord est l’importance de
la masse des jeunes qui arrivent à l’âge adulte. Pendant les dernières
décennies du XXe siècle, les proportions de jeunes en âge de
travailler dans la population diffèrent largement d’un côté à l’autre
de la Méditerranée. Au Sud, dans la plupart des pays du Moyen-
Orient et d’Afrique du Nord, les taux de fertilité étaient très élevés
jusqu’au milieu des années 1960 : une moyenne de sept enfants par femme, sauf au Liban où le taux de fécondité est de 5,5. Quarante
ans plus tard, en 2005, à l’exception du Yémen et de la Mauritanie
qui n’ont pas encore accompli leur transition démographique, les
taux de fertilité oscillent autour de 3 à 3,5 en Égypte, en Jordanie,
aux Émirats, en Arabie Saoudite et en Syrie, et descendent en
dessous de 2,5 en Libye, dans les pays du Maghreb et au Liban.
Depuis le milieu des années 1970, la plupart des pays du Moyen-
Orient et d’Afrique du Nord ont fait face à un déclin rapide des taux
de fertilité de sorte qu’ils sont, à la fin de la première décennie des
années 2000, semblables d’une rive à l’autre. Mais la démographie
fonctionne à retardement. En raison de l’effet différé des taux de
fertilité sur la composition de la population entrant dans l’âge
adulte, dans la première décennie des années 2000, les proportions
de jeunes divergent largement d’un côté à l’autre.
Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la naissance de
cohortes nombreuses dans les années 1960-1970 se traduit par des
pourcentages de jeunes adultes qui plafonnent aux environs de
2005. Du fait de la différence des vitesses de transition démo –
graphique entre pays au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la part
des jeunes dans la population varie fortement d’un pays à l’autre et
la différence à ce point de vue entre les pays “jeunes” et les pays
“vieux” peut être un facteur discriminant des protestations.
Mais ces différences démographiques sont-elles dans la réalité
des faits associées à l’existence ou à l’absence de vagues protestataires? Les “printemps arabes” ont affecté des pays démographiquement jeunes dont la plupart avaient réalisé leur transition
démographique depuis 1985-1990 : cinq des pays les plus jeunes
ont fait l’expérience de larges protestations en 2011. Mais pas tous.
Des pays où les 15-24 ans représentent plus de 25% de la population,
comme la Jordanie et le Maroc, ont bien enregistré des
manifestations mais sur une échelle beaucoup plus faible que la
Tunisie ou l’Égypte, cependant que des pays comme l’Algérie et
l’Arabie Saoudite restaient calmes en dépit de la poussée des
jeunes. Parmi les pays du Golfe producteurs de pétrole, un seul a
été touché par les événements du printemps 2011 : Bahreïn. La
poussée démographique distingue donc les pays où des mouvements
de protestation étaient plus probables mais elle ne suffit pas à en
définir précisément le périmètre.
Si pour les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, la démographie,
quoique importante, est insuffisante à caractériser la géographie
des protestations, en Europe elle n’est d’aucun secours. Là, l’arrivée des classes nombreuses à l’âge adulte s’est opérée beaucoup
plus tôt, à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Après
cette date, les taux de fécondité ont divergé d’un pays à l’autre sans
qu’il y ait de gradient Nord-Sud : certains des taux de fécondité les
plus faibles se trouvent dans les pays du Sud. Or précisément, au
printemps 2011, les mouvements de protestation se diffusent principalement dans les pays d’Europe du Sud – Grèce, Espagne et
Portugal –, là où la proportion des jeunes dans la population active
est la plus réduite. L’Italie, où les 15-24 ans sont un groupe étroit,
n’est qu’une demi-exception : des manifestations et des rassemblements
larges ayant certaines des caractéristiques des mouvements
des autres pays du Sud ont eu lieu, notamment sous l’égide du
mouvement Cinq étoiles. En outre, la variation des pourcentages de
jeunes est très limitée en Europe et donc ne pourrait expliquer
pourquoi la jeunesse est impliquée dans certains pays et pas ailleurs.
Par-delà leur contribution partielle à l’explication des protestations, les changements démographiques intervenus dans les
quarante dernières années montrent deux choses pertinentes pour
notre comparaison. D’abord, la démographie témoigne de différences
marquées entre les pays d’Europe d’une part, du Moyen-
Orient et d’Afrique du Nord de l’autre. Ensuite, elle indique une
réduction du fossé en termes de fertilité entre les deux ensembles
de pays, qui s’est accompagnée d’un accroissement des niveaux
d’éducation très rapide au sud. Les diplômes créent des attentes
nouvelles parmi les jeunes éduqués, désormais nombreux au sud
comme au nord de la Méditerranée.
Le contexte socio-économique des protestations
Une des explications données des “printemps arabes” est que
les perspectives des jeunes en termes d’emploi étaient désespérantes
; cet argument a été donné aussi en Europe pour les manifestations
des Indignados.
Dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, entre 2000
et 2011, le taux de chômage des jeunes tourne autour de 25%, ce
qui est sensiblement plus élevé qu’en Europe, mais l’aggra vation
récente n’est pas vraiment marquée. En Algérie, en dépit de la
richesse pétrolière et des progrès sanitaires et scolaires au cours des
dernières décennies, le système social et économique n’a pas évolué
de manière à satisfaire les aspirations de sa population jeune en
expansion rapide. En Égypte, en Tunisie et au Maroc, dépourvus de
Tableau 1- Pays d’Europe, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord
selon la part des 15-24 ans dans la population active*
pétrole, la croissance n’a pas permis de créer assez d’emplois, en
dehors du tourisme, pour les nouvelles classes éduquées, mais pas
non plus en Algérie ou en Libye, qui regorgent de ressources naturelles.
Si l’on considère les taux de chômage, les pays du Moyen-
Orient et d’Afrique du Nord sont dans l’ensemble de bons candidats
pour des protestations, mais les années 2010-2011 ne sont pas
marquées par un changement net en termes de chômage.
Inversement en Europe, les changements du taux de chômage
intervenus en 2009-2010 ont pu être les déclencheurs des protestations.
Le chômage a en effet explosé à la fin de la première
décennie des années 2000, passant de 12% à 18% après la crise
financière. Ce brutal accroissement peut donc expliquer le moment
de l’émergence de ces protestations, cependant il ne rend pas
compte du fait que certains pays qui ont connu une brusque élévation du chômage comme l’Irlande, la France, le Danemark et
plusieurs pays d’Europe de l’Est n’ont pas été impliqués dans les
mouvements des Indignados. En laissant de côté la question
“quand”, essayons de répondre plus précisément à la question
“qui”.
Des caractéristiques plus spécifiques du chômage doivent être
prises en compte des deux côtés. Pendant les dernières décennies,
la rente pétrolière a ouvert des possibilités de développement des
services publics dans les domaines de l’éducation, de la santé et du
logement et a permis une hausse des revenus. Mais dans beaucoup
de pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le volume des
emplois qualifiés offerts sur le marché national du travail est resté
très insuffisant et une fraction significative des jeunes éduqués
s’est s’expatriée.
À la différence de la plupart des régions du monde, notamment
au Nord, les taux de chômage des jeunes éduqués au Moyen-Orient
et en Afrique du Nord sont beaucoup plus élevés que ceux des
jeunes sans éducation (ce que montrent régulièrement les rapports
du BIT). Par exemple au Maroc, le taux de chômage des jeunes
urbains ayant une éducation supérieure est une fois et demie celui
des jeunes sans éducation ou de niveau primaire (65% contre
40% en 2005) et trois fois plus élevé pour les jeunes ruraux (34%
contre 11%).
En Europe, la même configuration des taux de chômage délimite
le périmètre des pays ayant connu des mouvements Indignados en
2011. Une demi-exception, l’Italie, qui a connu une intense agitation
politique plus que des troubles sociaux massifs en 2011. Des taux
de chômage élevés parmi les jeunes éduqués ne sont pas généralisés
en Europe, c’est une caractéristique distinctive des pays du Sud. En 2000, la Grèce est un pays où les jeunes ayant une éducation
universitaire ont un taux de chômage égal à ceux qui ont un niveau
primaire, c’est également le cas au Portugal, et en Espagne le sort
des diplômés n’est pas nettement meilleur que celui des nondiplômés.
Si le taux de chômage des jeunes sans éducation a crû
fortement au cours de la première décennie des années 2000, particulièrement
en Espagne, le taux de chômage des jeunes éduqués est
resté élevé au sud de l’Europe, parfois du même ordre de grandeur
que celui des non-éduqués (Grèce, Portugal). Par contraste, au
nord et à l’est de l’Europe, le taux de chômage des jeunes ayant été
au-delà du secondaire est d’environ un cinquième de celui des
jeunes de niveau primaire : là, l’éducation protège du chômage. En
outre, dans plusieurs pays d’Europe du Nord – Autriche, Allemagne,
Pays-Bas –, un taux de chômage globalement faible a pu inhiber
toute velléité protestataire. En somme, le rôle des ratios de chômage
entre jeunes éduqués et jeunes dépourvus d’éducation semble jouer,
en conjonction avec un taux de chômage élevé des jeunes dans leur
ensemble, un rôle essentiel au développement de mouvements
protestataires.
Il ressort de l’analyse statistique que la part des jeunes dans la
population active n’est pas un déterminant vraiment significatif
des mouvements de protestation. Un niveau élevé de chômage des
jeunes est en revanche une condition validée dans tous les cas et
lorsqu’on distingue le taux de chômage des jeunes femmes dans les
pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, celui-ci ressort de
manière forte. De très loin, les variables les plus significatives sont
celles qui traduisent les ratios de chômage entre diplômés et nondiplômés
(on en a mesuré l’impact par deux variables parce que les
niveaux relatifs sont très différents d’un côté à l’autre de la
Méditerranée). Cependant, le ratio de chômage selon le niveau de
diplôme ne suffit pas à lui seul à définir les conditions d’une vague
protestataire, il faut qu’il y ait aussi un haut niveau de chômage des
jeunes, c’est cette conjonction qui, selon moi, définit au niveau
socio-économique la configuration la plus propice à l’émergence de
protestations.
Il est remarquable que le surcroît relatif de chômage des
diplômés par rapport aux non-diplômés ne ressorte pas seulement
dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord mais aussi dans
les pays d’Europe. En Espagne, au Portugal, en Grèce, les jeunes
éduqués partagent un sort commun avec les non-diplômés dans la
mesure où les taux de chômage sont relativement proches et élevés
quel que soit le niveau d’éducation. C’est ce qui peut rendre compte
du fait que des mouvements des Indignados ont eu lieu dans le sud
de l’Europe et non dans les pays du Nord et de l’Est qui parfois
avaient des taux de chômage élevés (Danemark, Irlande, Pologne,
Tchécoslovaquie).
L’activité des femmes
La participation des femmes aux révoltes et révolutions fut
aussi remarquable. Des taux de chômage élevés des femmes dans
la plupart des pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord peuvent
expliquer qu’elles soient descendues dans la rue en 2011, notamment
en Tunisie, en Égypte et au Yémen, en dépit des menaces dont
elles ont été l’objet. Les taux de chômage des femmes sont faibles
dans les pays producteurs de pétrole qui, pour l’essentiel, n’ont pas
connu de mouvements protestataires. Certes, le taux de chômage des
femmes n’est pas une mesure complètement satisfaisante de leur
exclusion de l’activité économique. Une estimation grossière montre
que 75% des femmes au Moyen-Orient et 72% en Afrique du Nord
n’ont pas d’activité rémunérée, contre 50% en moyenne dans le
monde. Cela les distingue des Européennes qui sont nombreuses à
être entrées sur le marché du travail, même au Sud.
La légitimité des pouvoirs en place
Je ne suggère pas que le taux de chômage des jeunes éduqués
a provoqué de manière mécanique des troubles sociaux. Plus qu’en
Europe, où une poussée du chômage s’opère précisément après la
crise financière de 2008, dans les pays du Moyen-Orient et
d’Afrique du Nord, le surgissement des protestations suit un calendrier
autonome. Dans ces pays, les changements démographiques
et sociaux fournissent à partir du début des années 2000 un contexte
propice à des protestations. L’extension des manifestations suppose
cependant d’autres conditions.
Il n’est pas dans l’ambition de cet article de caractériser d’une
façon systématique les dynamiques sociopolitiques tant au nord
qu’au sud de la Méditerranée. La situation politique dans la région
du Moyen-Orient et en Afrique du Nord a connu des transformations
majeures au cours du demi-siècle écoulé. Les révolutions nationalistes
des années 1950 et 1960 ont inauguré la venue au pouvoir de
régimes autoritaires appuyés plus ou moins directement sur l’armée
– Nasser en Égypte, le Baath en Syrie et en Irak, le FNL en Algérie,
Kadhafi en Libye. Dans la décennie qui suivit la défaite égyptienne
de 1967 et la demi-victoire dans la guerre du Kippour en
1973, il y a eu un affaiblissement des idéologies sécularistes, une
altération profonde de la vie civique et une montée des forces religieuses.
Parfois, les pouvoirs laïcs se sont accommodés du retour de
bâton religieux comme en Algérie, en Tunisie, en Égypte et en Irak,
parfois ils l’ont promu, comme ce fut le cas au Soudan sous Omar
al-Bachir ou dans la Libye de Kadhafi. Dans d’autres cas encore, les
pouvoirs en place ont fait retour vers une orthodoxie musulmane
– Hassan II au Maroc – ou ont favorisé le renouveau puritain – les
Saoud en Arabie Saoudite. Dans les pays d’Afrique du Nord, des
oligarchies sunnites gouvernent une population sunnite majoritaire,
ailleurs au Moyen-Orient, d’importantes minorités chiites ont
souvent été exclues du pouvoir et marginalisées sur un plan économique.
Dans plusieurs cas, les gouvernants venus au pouvoir avec
l’appui de pouvoirs séculiers ont construit un état patrimonial,
l’élite au pouvoir canalisant l’accès aux richesses et aux ressources
vers un cercle étroit de clients et d’affidés. Si la famille régnante en
Arabie Saoudite, à Bahreïn et dans d’autres pays du Golfe garde une
légitimité, soutenue par les pétrodollars, ailleurs cette légitimité est
plus fragile. En l’absence d’une presse libre, d’une justice indépendante
et d’élections équitables, jusqu’au début des années 2000 dans presque tous les pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord
un solide verrou est resté en place ; grâce à une coercition sévère,
les dictateurs, leurs parents, leurs clients ont pu rester au pouvoir.
Si je devais résumer les conditions politiques des vagues de
protestation, je dirais que leur éclosion présuppose la suspension,
au moins partielle, de la légitimité des autorités, parce que cette
suspension affaiblit aussi la capacité de répression. Quand ceux qui
sont au pouvoir ne sont plus légitimes s’ouvre une brèche dans
laquelle les manifestations peuvent s’engouffrer. La notion de
suspension de légitimité – qui peut être appliquée aussi bien aux
gouvernements légaux qu’aux dictateurs – est large et assez vague.
On peut affirmer que cette légitimité est suspendue quand de larges
fractions de la population considèrent que les dirigeants ont failli
dans leur mission première : notamment celle d’assurer la protection
de la population et l’accès aux biens de base. L’altération et la
suspension de la légitimité renvoient à deux types de processus.
L’usure du pouvoir accompagne l’apparition de situations où les dirigeants
ont perdu l’aura donnée par le moment d’instauration (comme
ce qui arriva à Nasser après 1967). La suspension de légitimité
proprement dite découle plutôt de l’incapacité des gouvernants
d’assurer les besoins fondamentaux de la population. Ces deux
aspects ont pu jouer un rôle en 2011.
Les révoltes de la faim
Dans un article intitulé “Food Crisis and Political Instability in
Africa and the Middle East”, Lagi, Bertrand et Bar-Yam9
fournissent un graphique liant d’une manière extrêmement précise
l’éruption de troubles à la montée des prix alimentaires. Au vu de
cette courbe, il est difficile d’écarter l’argument d’un lien causal. La
sécurité alimentaire de beaucoup de pays du Sud repose sur l’offre
globale de céréales, elle est dès lors très sensible aux cours sur le
marché mondial. Affirmant que la synchronisation des troubles au
sud de la Méditerranée en 2011 fut la conséquence de la volatilité
des prix suscitée par les mouvements spéculatifs et de la forte
dépendance de ces pays à des importations alimentaires, les auteurs
soutiennent que l’incapacité des gouvernements à protéger leurs
populations de la faim fut le point de départ de l’effondrement de leur légitimité. On ne peut qu’être sensible à l’importance politique
donnée, derrière une courbe de prix et les pics escarpés d’un index,
à la souffrance de ceux qui ont faim. Si, pendant les années 1990,
les mouvements sociaux qui se développèrent sont restés fragmentés
en Égypte et réduits à rien ou presque en Tunisie et en
Libye, les prix alimentaires semblent avoir joué un rôle en Égypte
dans les soulèvements de 2011. En Tunisie aussi ce peut être un
indice : les manifestations sont parties des zones rurales négligées,
où le mouvement syndical était fort, pour converger vers la capitale.
À ce point de la démonstration, les auteurs cités font un saut. Si
les pics dans les prix alimentaires peuvent avoir été un stimulus des
révoltes au Sud, les pays qui sont impliqués ne sont cependant pas
désignés avec précision par cette montée des prix. Il est facile de
comprendre comment les pointes dans les prix alimentaires peuvent
avoir suscité de la colère et incité les gens à manifester. Le soudain
déficit de légitimité des pouvoirs ouvre un moment favorable pour
des acteurs inattendus. Pour autant, les prix alimentaires ne
désignent pas les acteurs qui furent à l’avant-garde des mouvements.
Si nous devions adhérer à l’argument des prix alimentaires comme
force de délégitimation, il resterait à expliquer comment cette perte
de légitimité s’articule avec l’action des jeunes. Pour ce faire, il peut
être judicieux d’envisager l’autre versant de la délégitimation, celui
qui résulte de l’usure du pouvoir et qui, à mon sens, a favorisé l’unité
de la population derrière les acteurs des places “Tahrir”. Il faut,
pour comprendre ce qui se passe, au minimum combiner la question
de la légitimité-durée des gouvernants avec les motivations de la
jeunesse éduquée.
La corruption, l’armée et l’appareil d’État
Les pics alimentaires définissent de manière ponctuelle des
crises de légitimité, mais l’affaiblissement continu de la légitimité
qui a pu nourrir ces mouvements protestataires au Sud vient de
l’épuisement du système clientéliste mis en place dans les années
1950, 1960 ou même au début des années 1970. En 2009, dans un
rapport sur la gouvernance, la Banque mondiale louait la Tunisie
comme un pays exemplaire au sein du monde arabe pour ses
réformes économiques et, pour faire bonne mesure, mettait dans son
Business Report de 2010 l’Égypte au sommet des États réformateurs…
La corruption est présente presque partout mais varie par
son étendue même au sein des dictatures. Entre un Kadhafi qui a supprimé la propriété privée et interdit le commerce de détail, qui
a banni la liberté de la presse et détourné de son objet la fonction
publique, remplaçant l’État par des réseaux affinitaires, et un Ben
Ali ou un Moubarak, il y a plus que des nuances. On peut se
demander si quelque chose comme une société existe en Libye avant
2011. En Tunisie, selon WikiLeaks, plus de la moitié de l’élite
commerciale appartient plus ou moins directement aux familles
Trabelsi et Ben Ali. C’est aussi le cas avec le clan Moubarak. Pour
autant, il est assez difficile de prendre en compte de manière systématique
le processus de corruption et les indices produits à l’échelle
internationale sont d’une qualité discutable.
En Tunisie, l’armée, qui ne dominait pas l’économie nationale,
a refusé d’apporter son soutien au régime de Ben Ali dès les jours
qui suivirent la mort de Bouazizi. En Égypte, l’armée et la police
étaient les piliers majeurs du pouvoir. L’armée a réaffirmé son rôle,
elle gouverne et domine, profondément impliquée dans l’économie
et ayant mis en coupe réglée le secteur public, organisé en une
économie de rente à tous les niveaux, elle s’est opposée à des
mesures de libéralisation et a maintenu son influence sur le secteur
privé à travers des investissements mobiliers massifs. Cependant,
elle a décidé rapidement d’abandonner Moubarak pour assurer sa
survie. La neutralité de l’armée à l’égard des manifestants quand il
s’est agi de déposer Moubarak n’a jamais signifié un soutien, comme
ce fut le cas en Tunisie. En Syrie, l’armée dans sa globalité n’a pas
soutenu la révolte civile à son début, et en dépit de prestigieuses
défections, elle est restée un soutien du régime de Bachar El Assad.
Dans le cas du Yémen, Ali Saleh n’a jamais perdu le soutien de
l’armée dans son ensemble, mais il y a eu une rupture entre différentes
composantes.
L’érosion de la légitimité du pouvoir en place n’est pas de la
même nature au Maroc qu’en Libye, par exemple, parce que le
processus d’instauration et la nature du régime politique sont différents.
Cependant, il y a un aspect du pouvoir qui se prête assez
aisément à une mesure de son usure, c’est la durée aux affaires de
l’équipe en place. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les
durées de maintien au pouvoir distinguent de manière assez précise
les pays où se développèrent des protestations de ceux qui n’en
connurent pas ou peu. De ce point de vue, on ne peut pas faire un
parallèle pour les pays d’Europe.
De plus, la durée au pouvoir est un bon indice, mais il existe des
exceptions parmi les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.
Ainsi, les “printemps arabes” n’ont pas touché massivement la
Jordanie, bien qu’ils ne l’aient pas complètement épargnée. Des
expressions de frustration ont commencé à éclore en 2010 et l’année
suivante une série de manifestations d’une ampleur modeste mais
significatives ont rassemblé de larges pans de la population : les
habitants de la rive est du Jourdain mais aussi des citoyens d’origine
palestinienne, des islamistes comme des jeunes sans affiliation.
Ceux qui descendirent dans les rues avaient diverses revendications
qui tournaient autour d’un “mécontentement à l’égard de l’état de
l’économie, de la corruption ostentatoire, du manque de transparence
du pouvoir et de sa concentration dans les mains de quelquesuns”10. La situation de l’Arabie Saoudite aurait aussi pu susciter
des protestations massives. Trois facteurs interconnectés semblent
avoir tué dans l’oeuf tout mouvement. La richesse du pétrole, la
puissance de la coercition et, à un moindre degré, la légitimité des
Saoud. Pour combien de temps ? En Iran, pays qui lui non plus n’a
pas été touché par le mouvement de 2011, les nombreuses manifestations
des jeunes contre la hiérarchie cléricale, et spécialement
celles qui ont eu lieu en 2009 après les élections en raison de
l’opacité du processus et du déni de la victoire de l’opposant Amir
Moussavi, peuvent être vues comme constituant un “printemps”
avant l’heure.
La méritocratie et ses déboires
L’affaiblissement de la légitimité du pouvoir dans les pays situés
au nord de la Méditerranée, qui existe à un certain degré, ne peut
cependant être saisi de la même façon. Certes, au nord de la
Méditerranée, les trois pays qui connaissent des mouvements
d’ampleur en 2011 ont connu des dictatures : Grèce des colonels de
1967 à 1974, Espagne de Franco de 1936 à 1975, Portugal de
Salazar de 1928 à 1974. En 2011, la revendication démocratique ne peut pas être un objectif central des mouvements, alors qu’elle est
au coeur des “printemps arabes”. De plus, dans ces trois pays,
l’expérience d’une alternance politique droite-gauche a été faite : le
PASOK de Papandréou en Grèce, Gonzalez/Zapatero en Espagne, et
Soares au Portugal alternent avec des formations de droite.
Par ailleurs, la nature des biens publics qui forment le socle de
la démocratie n’est pas la protection contre la faim. Les attentes de
chacun et certainement celles qui sont ressenties de la manière la
plus aiguë sont relatives à l’emploi, à la possibilité d’avoir un
travail. En conséquence, l’exclusion d’une activité rémunérée de
ceux qui précisément ont rempli le contrat social implicite – c’est à –
dire ont obtenu des diplômes – est une brèche majeure, et une
condition d’affaiblissement de la légitimité des gouvernants. Mais
de ce côté-ci, le fonctionnement ordinaire de la démocratie donne
aux gens le pouvoir de dire non (à intervalles réguliers). Ce fonctionnement
peut cependant parfois échouer à assurer la paix sociale
quand la classe politique semble étrangère au reste de la population
et incapable de prendre en charge ses griefs majeurs et ses aspirations.
Dans la mesure où les canaux politiques que sont les partis
et les élections semblent avoir échoué devant le chômage des
jeunes, il s’est aussi produit un affaissement de la légitimité en
Europe. Cet affaissement pointe en quelque sorte les promesses non
tenues de la méritocratie. En effet, la société des Trente Glorieuses
nous a habitués à l’existence d’une corrélation forte entre les
niveaux d’éducation et les places occupées dans la société, affirmant
le mérite contre l’héritage. Avec un taux de chômage trois à cinq fois
plus bas que celui des jeunes sans éducation, les jeunes diplômés
ont dans les pays du nord et de l’est de l’Europe un destin distinct
du reste des jeunes. De plus, les carrières qui leur sont offertes sont
économiquement plus intéressantes et symboliquement plus gratifiantes.
On peut dire que ces taux de chômage faibles des diplômés,
partagés par les pays du nord et de l’est de l’Europe, permettent de
soutenir aux yeux de ces jeunes, et au-delà d’eux de la société, la
légitimité du contrat social. Au sud de l’Europe, les jeunes éduqués,
en dépit du fait qu’ils remplissent leur part du contrat, partagent
avec les jeunes peu éduqués une grande difficulté d’accès à l’emploi
et ne peuvent pas croire en la méritocratie. Cette désillusion nourrit
la colère. Le fait que les taux de chômage diffèrent peu selon le
niveau d’éducation s’accorde avec l’hypothèse d’une frustration
relative. Il s’agit là d’éléments concernant la motivation des révoltes
au nord de la Méditerranée. Il reste à prendre en compte la capacité qu’ont pu avoir les jeunes éduqués, qui furent à l’avant-garde, à
construire une alliance avec les autres strates de la jeunesse et, dans
une certaine mesure, les autres couches de la population.
Le chômage des diplômés établit un pont entre les deux rives.
Mais, au-delà de cet aspect, la discontinuité entre le nord et le sud
de la Méditerranée n’est pas absolue. En dépit d’un remarquable
rattrapage des pays du sud de l’Europe en termes de niveau de vie
au cours du dernier quart du XXe siècle, le salarié ordinaire reste
moins protégé par le contrat de travail dans les pays du Sud que dans
ceux du Nord. En Europe, à des degrés divers, la modernisation a
libéré les individus des dépendances collectives, à travers la
création de relations de travail affranchies du clientélisme et de
formes d’association et de solidarité basées sur les intérêts et l’idéologie
(et non sur les affinités). Ces formes politiques modernes ont
toutefois moins d’extension au sud de l’Europe où des formes politiques
liées à l’affinité et au patronage coexistent avec l’organisation
des intérêts sur une base idéologique. À l’instar des pays du Moyen-
Orient et d’Afrique du Nord, dans les pays du sud de l’Europe on
trouve plus d’informalité et de clientélisme.
D’autres caractéristiques traversent la ligne qui sépare les deux
rives de la Méditerranée. Il est remarquable qu’aujourd’hui encore
la taille des ménages en Europe du Nord (2,1 personnes en
moyenne) est sensiblement plus faible qu’au Sud – Espagne, Grèce,
Italie, Portugal – et que dans l’est de l’Europe – Pologne, Slovaquie,
Slovénie et républiques baltes à l’exception de l’Estonie – où la
moyenne est de 2,8. En outre, même dans les pays comme l’Espagne
et l’Italie où les taux de fertilité sont très bas (autour de 1,4 enfant
par femme), une dimension de familialisme reste forte : le nombre
de ménages multiples composés de deux générations cohabitant est
plus élevé que dans le nord de l’Europe. Ainsi, sans parler des interactions
nouées au cours de l’histoire de chaque côté de la
Méditerranée, on peut discerner des combinaisons variables des
formes sociales et politiques anciennes et modernes qui réduisent
la discontinuité entre l’Europe du Sud et les pays du Moyen-Orient
ou d’Afrique du Nord.
En Europe, les libertés civiles, étant garanties, ne pouvaient être
l’objet majeur des mouvements protestataires. Une des difficultés des
mouvements Indignados fut en conséquence de trouver une manière
de signifier la perte de légitimité des gouvernants, l’extension de la
corruption, les dysfonctionnements de la démocratie. Si ces mouvements
n’ont pas toujours échappé à une rhétorique anticapitaliste datée, ils ont développé une mobilisation en dehors des formes
d’action et des partis politiques traditionnels. Sur ce point, les traits
communs aux mouvements des Indignados et aux “printemps
arabes” doivent être soulignés. Les uns et les autres ont donné lieu
à des face-à-face émotionnels (les places Tahrir/ Syntagma exaltèrent
le groupe en fusion), à une resymbolisation politique. Les places
centrales ne restèrent pas des espaces anonymes mais furent de
nouvelles agoras, des places citoyennes, c’est-à-dire des espaces
modernes. Les manifestants y utilisaient les moyens de communication
contemporains pour construire des communautés électives qui
se distinguent radicalement des mouvements communautaires. La
disparition d’une véritable sphère publique dans la plupart des pays
du Moyen-Orient et en Afrique du Nord a résulté de la restriction des
libertés en particulier celle de la presse mais aussi, singulièrement,
pendant les dernières décennies, du fait que la présence des femmes
en public est ségrégée et marginalisée. Ces mouvements ont donc
contribué à une réhabilitation de l’espace public. Un tel espace
existe, en effet, quand les gens coordonnant leurs échanges peuvent
partager des émotions de manière verbale ou non verbale et exprimer
ensemble leur défiance ou leur joie dans l’action.
Dans la plupart des pays du Moyen-Orient et en Afrique du
Nord, les changements économiques ont été importants. Les
économies dirigées par l’État des années 1960 ont dû s’ouvrir au
développement d’entreprises privées – cela est bien documenté pour
la Jordanie, la Tunisie et l’Égypte. Dans la plupart de ces pays et pas
seulement à cause de la rente pétrolière, à côté des transformations
économiques s’est opérée une profonde évolution socio démo –
graphique qui s’est traduite, on l’a vu, par le déclin de la fertilité et
un accroissement considérable des niveaux d’éducation (les
ressources financières dégagées par les ressources naturelles ont été
en partie dédiées à la promotion de l’éducation secondaire ou supérieure).
Toutefois, les oscillations entre phases de modernisation et
retours de bâton au Moyen-Orient furent grandes. Ainsi, en Irak, la
société a été réorganisée autour des credo religieux dans les années
1970 après l’arrivée de Saddam Hussein au pouvoir, malgré l’appel
des idéologies modernes dont témoigne l’implantation solide du Parti
communiste irakien dans les populations et les régions chiites et
kurdes. En Libye, après le coup d’État de Kadhafi en 1969, la fragmentation
du pays entre le Fezzan, la Cyrénaïque et la Tripolitaine
s’est approfondie, les allégeances basées sur l’ethnicité et des identités
régionales ont été renforcées et constituèrent l’épine dorsale de l’insurrection armée de 2011. De même, en Syrie, les fractures
ethno-religieuses se sont largement manifestées au cours de la
guerre civile.
Rappelant ces oscillations, Sami Zubaida11 affirme que deux
idées persistantes à l’égard du Moyen-Orient soulèvent la question
des bases idéologiques et séculières de la vie politique dans la
région. La première idée a trait à ce qu’on pourrait appeler une
approche patrimoniale : c’est-à-dire que les partis politiques, les
courants idéologiques ne sont que des manifestations superficielles
d’allégeance et de sentiments familiaux, tribaux ou régionaux. La
seconde idée est que l’islam et les solidarités religieuses sont les
motifs premiers des attitudes et des mobilisations populaires. Ces
deux composantes pouvant s’être renforcées. Aussi, écrit-il en
substance, on peut se demander si les “printemps arabes” contre –
disent l’idée d’un exceptionnalisme moyen-oriental ou musulman et
l’idée que l’islam et le tribalisme sont à la base des fonctionnements
de la vie politique dans la région. Est-ce que ces mouvements
indiquent une convergence avec l’Ouest ? Ou bien, si l’on pense que
la religion et la politique tribales n’ont jamais été très éloignées de
ces événements, ajoute-t-il, est-ce que cela prouve plutôt la justesse
de l’idée d’exceptionnalisme moyen-oriental et la superficialité de
l’universalisme ? Sami Zubaida ne tranche pas entre ces deux
options. Lisa Anderson, elle, ne voit guère d’unité. Observant la
diversité des situations au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, elle
affirme :
Bien que partageant un appel au respect des droits des personnes et à la venue de gouvernements responsables devant le citoyen, les révoltes et les révolutions en Égypte, en Tunisie et en Libye reflètent des dynamiques sociales et des revendications divergentes qui sont les héritages de leurs rencontres avec l’Europe moderne et de l’existence pendant des décennies de régimes particuliers [je
souligne]12
Dans la dernière partie de sa phrase, elle indique en somme la
nouveauté de ces “printemps” et les liens possibles avec ce qui
s’est passé au nord de la Méditerranée, s’accordant ainsi sur le fait
que les “printemps arabes” n’ont pas été des manifestations identitaires.
Sami Zubaida, "The 'Arab Spring' in Historical Perspective", Arab News, 21 octobre 2011. Le fait qu'en Égypte et en Tunisie le but du mouvement ait été une refonte radicale de l'ordre social et notamment l'établissement d'une nouvelle constitution peut justifier le terme de révolution.
Voir Muzammil Hussain et Philip Howard, "What Best Explains Successful Protest
Cascades? ICTs and the Fuzzy Causes of the Arab Spring", International Studies Review,
2013, vol. 15, p. 48-66.
Lisa Anderson, "Demystifying the Arab Spring", Foreign Affairs, mai-juin 2011.
Larbi Sadiki, "Popular Uprising and Arab Democratization", International Journal of Middle East Studies, 2000, vol. 32, p. 71-95.
Nadine Sika, "The Arab Uprisings and The Rise of Secularism", 17 mars 2011 (www.muftah.org/the-arab-uprisings-the-rise-of-secularism-by-nadine-sika/).
Ce sont les termes les plus neutres, le terme de "révolution" ne s'appliquant ni à l'ensemble des troubles au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ni a fortiori en ce qui concerne le sud de l'Europe.
Bruno Latour, Enquête sur les modes d'existence, Paris, La Découverte, 2013.
À Sanaa toutefois, au Yémen, la répression a été très dure pendant le printemps 2011.
Marco Lagi, Karla Bertrand et Yneer Bar-Yam, "The Food Crisis and Political Instability in North Africa and the Middle East" (http://arxiv.org/abs/1108.2455), New England Complex Systems Institute, août 2011.
Dans le passé, il fut relativement aisé à la monarchie de jouer sur une division au sein de la société civile jordanienne qui sépare les habitants de la rive est des Jordaniens d'origine palestinienne. Les premiers considèrent qu'ils sont les habitants originaires du pays et craignent que leur hégémonie soit supplantée par les citoyens plus nombreux venus de Palestine. Leur soutien à la monarchie s'est appuyé sur une surreprésentation dans le secteur public, les services de sécurité et par des redécoupages des districts électoraux en leur faveur. Inversement, les Jordaniens d'origine palestinienne se sont sentis marginalisés, exclus des positions de pouvoir et parfois traités de citoyens déloyaux ; le souvenir des massacres de septembre 1970 au cours desquels les Palestiniens furent tués par les forces du régime nourrit encore leur mémoire et la perception qu'ils ont du pouvoir central (voir Elie Elhadj, "The Arab Spring and the Prospects for Genuine Religious and Political Reforms", Arab News, 14 novembre 2012).
S. Zubaida, "The 'Arab Spring' in Historical Perspective", art. cité.
L. Anderson, "Demystifying the Arab Spring", art. cité.
Published 29 October 2014
Original in French
First published by Espri 10/2014
Contributed by Esprit © Hugues Lagrange / Esprit / Eurozine
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