Prendre le temps d'exister. Pour und droit universel à l'otium
L’accélération du temps, et particulièrement du temps de travail, produit une perte de sens en plus de la sensation d’être continuellement dépassé·e. Pour résister à cette marche frénétique du temps productif, Jean- Miguel Pire questionne la possibilité d’un otium, un temps libéré de la marche du monde, conçu comme un « retrait fécond ». Il n’est pas question seulement de temps libre, vite repris par les forces du divertissement capitalisé. L’auteur ne plaide pas non plus pour un temps improductif, mais pour la possibilité d’un temps du « souci de soi », qui permettrait un travail de soi par soi.
Le temps fuit à toute vitesse. Nous sommes coincé·es dans une boucle qui ne nous laisse aucun répit. Nos sens sont sans cesse sollicités par une quantité inépuisable de sons et d’images toujours plus impressionnants, activant nos effrois et notre libido. Notre attention, fragmentée en diverses opérations, consultations, conversations, explose en une multitude d’actions incompatibles. Outre l’incohérence et la frustration, il en ressort une incontestable sensation de manquer de temps. Le confinement provoqué par la pandémie est venu aggraver cette sensation en créant un déséquilibre entre le temps du travail et le temps du loisir. Avec le télétravail, certain·es ont connu un accroissement plus ou moins intense du temps effectivement travaillé, quand d’autres ont bénéficié de longues périodes de chômage et d’une quantité inédite de temps libre. Pour les premier·es, l’absence de déplacement physique a rendu poreuse la frontière qui sépare d’habitude la sphère professionnelle de la sphère privée. La faculté de travailler chez soi a donné une illusion de liberté qui a prospéré au détriment du loisir. Car, en fait, le temps consacré au travail n’a cessé de croitre, les tâches en ligne pouvant être accomplies à tout instant du jour et de la nuit. Cette vampirisation du temps par le travail est à l’image d’une évolution en cours depuis plusieurs décennies. Tout en améliorant l’accomplissement des tâches, la digitalisation globale a laissé penser qu’il était possible d’accélérer sans fin le rythme du travail. Il en a été très différemment pour ceux et celles que la pandémie a mis·es au chômage. La nécessité d’organiser fructueusement ce loisir inattendu, a d’autant plus troublé qu’il devait être vécu parfois dans des logements exigus et bondés. Une telle abondance de vacances a révélé combien nous avions du mal à faire fructifier notre temps libre, à faire de ce temps une véritable occasion de nous construire personnellement, de nous améliorer, de progresser, d’accroitre notre lucidité. Ce constat a confirmé un phénomène dont nous sommes plus ou moins conscient·es : les représentations collectives considèrent le temps du loisir comme inférieur au temps du travail. C’est le temps qui reste lorsque les choses importantes sont réglées et, surtout, lorsque les revenus sont assurés.
Temps facultatif, secondaire, dispensable, le loisir est valorisé par notre société seulement s’il se limite au divertissement, s’il nous divertit de nous-mêmes, s’il est un simple repos nous permettant de reconstituer nos forces pour mieux reprendre le labeur. Tel qu’il apparait, le loisir ne peut donc guère accueillir nos préoccupations existentielles, nous aider à donner une signification à notre vie.
Or, le désir de cette quête a fait retour comme jamais lors de la pandémie. Durant ces longues heures angoissantes, nous avons ainsi souvent cherché à comprendre les évènements et le sens qu’ils revêtaient pour nous. Mais plutôt que de mettre notre temps libre à profit afin d’apprendre, d’étudier, d’accroitre notre expertise et notre lucidité, l’accablement nous a constamment fait préférer la distraction. Il fallait surtout oublier ce que l’on vivait, tâcher de fuir un horizon démoralisant. Sans doute, certain·es sont parvenu·es à planifier sérieusement ce loisir inattendu et même parfois à accomplir des projets inenvisageables en temps ordinaires. À l’inverse, pour une majorité, il restait impossible d’organiser le loisir aussi fructueusement que le travail. Identifiés par notre culture au plaisir, au relâchement, à l’oubli, les loisirs ne paraissent pas pouvoir accueillir les efforts nécessaires à la construction de notre propre autonomie.
Très récente à l’échelle de l’histoire du travail, cette idée est intrinsèquement liée à l’avènement des droits sociaux qui fleurissent au XXe siècle et, notamment, après la Libération. Sur le socle de ces garanties légales peut s’édifier un ensemble de facultés, de projets, de perspectives sécurisées qui conditionnent l’accomplissement personnel de ses bénéficiaires. Mais un tel modèle se métamorphose aujourd’hui à grande vitesse. Tout se passe comme si son étrangeté finissait par l’engloutir et que l’organisation habituelle du travail revenait à ses critères ordinaires qui sont, de toute éternité, ceux du monde marchand : la rapidité, mais aussi l’utilité, la rentabilité, l’efficacité matérielle, redeviennent la loi supérieure d’une sphère dominée par la rareté des biens et la logique de l’accaparement au profit d’une infime minorité. Réduits à leur sens comptable, des pans entiers du monde professionnel ont ainsi progressivement perdu leur possibilité de contribuer à l’épanouissement de l’employé·e, sans parler de son équilibre mental. Dans ces emplois, « penser » et s’accomplir sont les dernières choses requises.
Les travaux de l’anthropologue David Graeber ont éclairé certains aspects de ce mouvement vers la marchandisation du travail. Il montre à quel point cette évolution/régression mène irrésistiblement vers un monde professionnel où toute quête existentielle est rendue presque impossible. Ce qu’il appelle les Bullshit jobs désigne ainsi des emplois littéralement « absurdes », c’est-à-dire, au sens propre, dénués de sens. Il s’agit d’« une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien ». 1
La version la plus dégradante de cette évolution se manifeste par l’accroissement des offres d’« emploi » constituées par des micro-tâches effectuées en ligne. Se développant dans le contexte d’une extrême précarité, ces activités attirent une population que son dénuement expose à accepter tous les renoncements possibles pour ce qui regarde la préservation, non pas de son temps libre, mais de la part du temps pourtant essentielle à l’accomplissement des tâches vitales, comme se nourrir et dormir. Car ici, la totalité du temps est susceptible de se voir métastasée par le travail. Des existences qui n’en ont plus guère que le nom, sont ainsi entièrement vampirisées par la réalisation de ces micro-tâches, purement répétitives, dénuées de toute signification, et qui se réduisent en fait à des unités de temps vendues à des algorithmes tenant souvent lieu d’uniques interlocuteurs pour ces malheureux·ses employé·es.
Avec le déploiement sans limite des tendances les plus inhumaines contenues dans une économie libérée de toute entrave, se développent donc sous nos yeux, en plein XXIe siècle, des conditions de vie qui s’apparentent à celles de l’esclavage. La nouveauté est que cette aliénation semble s’opérer avec le consentement des victimes. Déjà, les excès de l’industrialisation naissante au XIXe siècle avaient créé des situations d’esclavage très relativement consenties, mais ces atteintes à la dignité humaine étaient au moins visibles, spectaculairement révoltantes, et elles ont fini par susciter une prise de conscience politique, puis des réformes radicales. Rien de tel aujourd’hui, où tout s’opère dans le silence de vies désocialisées, où le temps à vendre est condition de survie. Face à de tels excès, on ne peut s’empêcher de songer au « droit de retrait » que le code du Travail offre à l’employé·e lorsque se « présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ». Conçu pour les situations de péril, ce droit devrait pouvoir s’appliquer au cours ordinaire de nos existences.
En réactualisant la question de l’usage du temps libre, du temps pour soi, le confinement causé par la pandémie a ouvert une brèche dans le flux. Se poser, respirer, réfléchir à ce qui arrive, se déconnecter, se retirer un moment pour progresser, comprendre, sont apparus comme autant d’objectifs salutaires. Ce retrait rendu fécond n’a rien d’hasardeux mais il renvoie à l’une des plus anciennes institutions inspirées par la quête existentielle dont chaque être humain possède la vocation. Au cours de l’Antiquité, le « retrait fécond » est placé au sommet de l’existence humaine. La skhôlè en grec et l’otium en romain désignent la possibilité de se livrer à la pensée en étant libéré·es de toutes les contingences tant spirituelles que matérielles. Il s’agit d’un temps vraiment « libre » au sens où il désigne les meilleures conditions d’indépendance, de désintéressement et de durée jugées nécessaires à la conscience pour qu’elle puisse satisfaire son aspiration légitime à l’épanouissement : penser, apprendre, donner du sens, créer une morale, rechercher la sagesse, la vérité ; en somme, découvrir ses propres raisons d’exister, d’ex sistere, de « se tenir debout ». La skhôlè, écrit Bourdieu, est « le temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde »2
La skhôlè est le temps nécessaire au souci de soi. Non une démarche égoïste ou narcissique, mais un désir visant à se doter d’une intériorité et des outils nécessaires à la conscience raisonnable : le for intérieur, le libre-arbitre, le jugement, le gout. Comme l’écrit Michel Foucault, « ce précepte du “souci de soi” figurait l’un des grands principes des Cités, l’une des grandes règles de conduite de la vie sociale et personnelle, l’un des fondements de l’art de vivre » 3. En effet, dans la Grèce du Ve siècle avant JC, l’être humain est considéré comme la « mesure de toute chose » (Protagoras). Désormais, son intelligence apparait comme l’unique fondement de la réalité. Pour la première fois dans l’histoire, la compréhension du réel, la quête de sagesse et de vérité, ne sont plus réductibles à la religion ou à la tradition, mais reposent seulement sur la raison et la liberté de penser librement, c’est-à-dire, comme l’écrit Hannah Arendt, de prendre « l’habitude de tout examiner et de réfléchir à tout ce qui arrive, sans égard aux contenus spécifiques et sans souci des conséquences ». 4Or, cette faculté est entièrement suspendue aux efforts de l’intelligence humaine et à la skhôlè dont elle pourra disposer pour se déployer. Aussi, pour la société grecque, loin d’un luxe dispensable, le « retrait fécond » représente le moment le plus précieux de l’existence, tant pour l’accomplissement individuel que pour le destin de la Cité. La capacité de penser par soi-même permise par le « retrait fécond » constitue une condition pour assumer sa vocation existentielle et refuser la servitude.
Sans doute, comme l’ensemble du monde antique, la société grecque est-elle inégalitaire et la skhôlè y est plutôt réservée aux citoyens, c’est-à-dire essentiellement aux hommes libres. 5 Mais en considérant la raison et la sagesse comme un fondement universel, la pensée grecque pose le premier jalon d’un processus au terme duquel la possibilité pour chaque individu de déployer son intelligence finira par s’apparenter à un droit humain. Il revient ainsi à la Grèce d’avoir innové en attribuant une dignité existentielle à ce temps de loisir voué au « retrait fécond ». Cette dignité ne résistera d’ailleurs pas à la transformation romaine de l’héritage grec, quand l’otium prendra le relais de la skhôlè.
Même si la pensée spéculative reste honorée à Rome, elle est toutefois jugée bien inférieure aux activités utilitaires douées d’une rentabilité vérifiable. Aux antipodes de l’esprit grec, cette orientation matérialiste entraine la dévalorisation du « retrait fécond » comme condition de toute quête de sagesse. En dépit de sa redécouverte à la Renaissance, puis lors des Lumières, placée au centre du projet éducatif de Condorcet, la valeur de l’otium restera constamment minorée par rapport à celle du travail. Cette réinterprétation de la skhôlè par la culture latine s’imposera donc jusqu’à nos jours. La priorité sera toujours accordée au travail, au motif qu’il permet de nous assurer l’indépendance matérielle.
Toutefois, depuis plusieurs décennies, la dérive marchande du monde professionnel tend à remettre ce dogme en question. Plus récemment, cela s’est confirmé avec les conditions extrêmes créées par le confinement. Désormais, une part croissante de la population est convaincue que l’accomplissement personnel et la quête de lucidité ne passent plus forcément par l’engagement professionnel. En particulier, beaucoup de jeunes actif·ves décident de chercher hors de leur travail des raisons de se lever le matin et un sens à l’existence. Le moment semble donc opportun pour exhumer l’otium et nous ressaisir de la puissance existentielle contenue dans notre temps « libre ». Cette redécouverte peut être une source de résistance politique. Si le « retrait fécond » n’est pas valorisé dans notre société, c’est en effet parce qu’il vise la gratuité et le désintéressement, deux valeurs opposées aux critères du monde marchand. Désormais, ces critères tendent à prévaloir dans tous les domaines. Ils se sont partiellement imposés dans des secteurs où ils n’auraient jamais dû pénétrer et où l’on peut mesurer leur effet délétère : l’éducation, la culture, la santé, l’environnement. Nous pouvons constater chaque jour que ces domaines ne peuvent être livrés au négoce sans dommage pour leur intégrité. Lorsque l’on dit que la santé, la culture, l’éducation, ne sont pas « négociables », c’est bien à cela que nous faisons inconsciemment référence. Simplement, nous manquons du concept nécessaire pour comprendre que la dévalorisation du temps libre entraine aussi la dévalorisation des conditions indispensables pour penser authentiquement le réel.
De l’otium, notre vocabulaire n’a conservé que « oisif » – qui manifeste la vision très négative du temps non utilitaire – et « négoce » – le nec otium qui trahit la complicité du marché avec ce qui « nie » ce retrait fécond. Si le mot a disparu de notre vocabulaire, le besoin universel qu’il désignait fait aujourd’hui retour avec une nécessité inédite. La grande marchandisation du travail et l’économie de l’attention ont désormais transformé en valeur marchande cette vie de la conscience qui constituait pour la société grecque le fondement de toute liberté et de toute rationalité. Le négoce ne se contente plus d’entraver notre otium en le « niant » mais il a transformé celui-ci en valeur marchande. La vente massive de notre « temps de cerveau disponible » aux annonceurs par les grandes plateformes de l’Internet, représente aujourd’hui l’un des négoces les plus prodigieusement rentables qui aient jamais existé. En se dissolvant devant les milliers d’écrans voués à sa captation, ce temps perd pour nous sa valeur et nous voilà disposé·es à le livrer sans limite à tous les spéculateur·ices. Le combat pour un droit universel à l’otium peut nous aider à inverser cette course à l’abîme en nous permettant de comprendre que le temps, comme disait Sénèque, est en fait, « notre seul bien véritable » et que son usage fécond est la seule voie pour éviter la servitude. Longtemps considéré comme un privilège aristocratique, l’otium doit apparaitre pour ce qu’il est : un droit humain grâce auquel chacun·e devrait pouvoir devenir le ou la protagoniste de sa propre existence. ■
David Graeber, Bullshit Jobs, Simon & Schuster, 2018, pp.9-10.
P. Bourdieu, Pascalian Meditations, trans. Richard Nice, Stanford University Press, 2000, p.1.
Michel Foucault, Technologies of the Self, Tavistock Publications, 1988, p.19.
Hannah Arendt, ‘Thinking and Moral Considerations’, Social Research 38:3, Autumn 1971, p.417.
En effet, des études récentes ont montré qu'il convenait d'adopter une approche complexe de la notion de citoyenneté dans la Grèce antique. Ainsi, dans son article « Ces citoyennes qui reconfigurent le politique. Trente ans de travaux sur l’Antiquité grecque », Violaine Sebillotte Cuchet montre que, si les femmes n'exerçaient effectivement pas de fonction délibérative, judiciaire ou gouvernementale, tel que l'explique Aristote dans la Politique, celles-ci participaient à d'autres formes de vie de la Cité et qu'elles contribuaient ainsi à enrichir la définition de la citoyenneté. (Voir : https://journals.openedition.org/clio/12998)
Published 16 February 2023
Original in French
First published by Culture & Démocratie (French version); Eurozine (English version)
Contributed by Culture & Démocratie © Jean-Miguel Pire / Culture & Démocratie / Eurozine
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