Portrait d'un instant dans la vie d'une nation
Peter Rak écrit qu’une quinzaine d’années après la déclaration d’indépendance et trois ans après l’entrée dans l’UE, la vie politique et culturelle du pays et devenue morne. Un attrait modéré pour l’esprit national et l’amour-propre collectif semblent constituer les
seuls moyens d’avancer.
“Le temps favorise à la longue les nations enchaînées qui, amassant des forces et des illusions, vivent dans le futur, dans l’espoir; mais qu’espérer encore dans la liberté ? ou dans le régime qui l’incarne, fait de dissipation, de quiétude et de ramollissement ? Merveille qui n’a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle; mais elle manque de vie…”
Emil M. Cioran1
Une quinzaine d’années après l’effondrement du régime totalitaire et la constitution d’un État souverain, sommes-nous en train d’approcher, nous autres Slovènes, la situation dont parle Émile Cioran ? En partie sans doute. La dose plutôt maigre d’enthousiasme, de douce exaltation subversive et d’attente de l’inconnu lors de la dissolution du système totalitaire, de la proclamation de l’indépendance et de l’affirmation des critères démocratiques s’est vite dissipée ; tout compte fait, c’est le retour du morne, du vague à l’âme, du Weltschmerz, accompagnés d’inquiétudes fiévreuses dans leur version spécifique, typiquement slovène.
Contrairement à d’autres nations, la constitution de la souveraineté nationale n’a pas entraîné de solution de continuité dans l’état d’esprit : nous n’avons pas rejoint les États baltiques dans leur revitalisation économique ; ni les Tchèques dans leur tentative de recréer un État bien rangé d’Europe centrale à l’échelle du modèle bien connu de l’époque de Masaryk ; ni, non plus, les Croates dans leur autosuffisance nationale exclusive ; et, encore moins, les Serbes dans leur folie irrationnelle des grandeurs. La vieille formule de politique des petits pas et de prudence l’a emporté ; sage, elle l’était peut-être, mais en s’approchant dangereusement des pronostics mis au point plus haut par Cioran. Sans véritable élan et sans la moindre disponibilité d’esprit pour des formes plus radicales de réflexion et d’action, de libre confrontation d’opinions diverses, sans pour autant étiqueter et même diaboliser son adversaire, cet état d’esprit se manifeste toujours à travers la même rengaine salonnarde de sujets soi-disant cruciaux, capitaux pour l’avenir du pays. Ces débats, il est vrai, ne manquent pas de mordant, de rancunes et même d’animosité non dissimulée ; toujours est-il que ce discours reste la plupart du temps stérile et insipide, cynique sans être lucide, moqueur sans avoir d’esprit, caustique sans brio satirique, c’est-à-dire une rhétorique sociologisante vide qui reste au niveau d’analyse et de réflexion abstraites.
En ne tenant aucun compte du fait que nous vivons une période de paix franchement transitoire (au moins du point de vue de l’orageuse histoire européenne du XXe siècle et du turbulent passé de notre propre pays), il règne chez nous un véritable puritanisme médiatique, un impératif dans le discours public officieux, mais pourtant clairement déterminé, dont le dénominateur commun est la soi-disante lutte contre l’intolérance. Les grandes aspirations sociales de jadis avec leurs éléments subversifs ont été remplacées par de chics schémas cycliques de relations sociales. L’un des commandements majeurs, malgré des tensions périodiques plus ou moins bénignes, tourne autour de l’idée de l’intolérance. La dissection des anomalies présumées concernant le seuil de tolérance créé d’une manière artificielle donne souvent un pathos dramatique que souligne – malgré des amplitudes plutôt débonnaires, à la “Biedermeier”, du dynamisme social – une teinte de catastrophique et d’apocalyptique. Tout cela, en effet, fait partie du monde d’aujourd’hui et de ses interactions sociales virtuelles, qui n’ont que très peu à voir avec le monde réel et qui appartiennent au domaine des sempiternelles ritournelles, telles la mondialisation, le sida, la nouvelle répartition des biens, la dictature et la démocratie, les droits de la femme, l’égalité des religions, des races, le fondamentalisme religieux, l’intégrisme, les tensions nord-sud, le tiers-mondisme, l’écologie… Ces sujets, de graves problèmes qu’on ne saurait ignorer, ne vont pas au-delà des causettes académiques affables : car il y a très peu ou pas de vraie disposition d’action. La prétendue lutte contre l’intolérance cache paradoxalement un piège, une attitude d’indifférence, de laissez-faire politique. Le fond d’une telle uniformisation de discours public et de délimitations d’acceptabilité rhétorique produit de l’aliénation et de l’apathie qui se manifeste par exemple par : Je suis tolérant, donc je tolère la diversité (à condition qu’elle ne gêne pas mes intérêts) ; les petits détails ne me concernant pas, je ne vais quand même pas m’occuper des problèmes des gens dans la détresse, il me suffit d’être ‘tolérant’ – et même être tolérant du bout des lèvres”.
C’est peut-être le résultat d’une hantise typiquement slovène de la fatalité ou de la réticence à l’égard du jeu, qui est pourtant un ressort fondamental de la démocratie parlementaire, et également un des meilleurs amortisseurs des tensions sociales. Le cas britannique est certainement exemplaire. Malgré les antagonismes les plus acharnés, toute polémique n’est, à vrai dire, qu’un simulacre, qu’un morceau de bravoure de deux adversaires qui ont tout lieu de croire leurs convictions, leurs points de vue, prêts à les défendre en public avec fermeté, sans pour autant oublier qu’ils font partie d’un spectacle. Loin d’être pris dans une acception défavorable, car il ne s’agit pas d’un spectacle vide de sens : le spectacle représente ici l’être même de l’activisme social. Chez nous, en Slovénie, c’est le monde à l’envers. Les antagonismes politiques n’ont pas seulement l’air d’une affaire on ne peut plus sérieuse, ce sont des affaires on ne peut plus sérieuses; il n y a pas d’écarts ni d’états d’âme, ils sont absolument proscrits, il faut mener la lutte – si amère soit-elle – jusqu’au bout. Car il s’agit d’une lutte de prestige. Ce principe avait été mis au point de manière drastique à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec l’établissement du régime totalitaire ; ce système de fonctionnement de l’État survit aujourd’hui – avec des moyens nouveaux bien sûr – où nous avons affaire à un dispositif d’état de siège permanent et préfabriqué. Ne nous laissons pas tromper par l’éclat des duels politiques, si virtuoses soient-ils, ils sont dépourvus de tout intérêt, car la compétence rhétorique et l’horizon mental des participants ne dépassent pas en général les conventions de la poudre aux yeux dont on se souvient bien du temps du régime précédent.
D’une manière générale, nous ne sommes pas capables en Slovénie, de garder nos distances par rapport aux événements actuels individuels ou aux dilemmes plutôt insignifiants, pour ne pas dire tirés par les cheveux ; nous sommes donc tout à fait maladroits à garder nos distances, en mettant en question notre propre passé ou notre avenir. Il s’agit vraisemblablement d’un enchevêtrement inextricable du milieu local avec des problèmes réels ou imaginaires et de l’incapacité de la majorité de s’identifier aux nouvelles modalités lors de l’adhésion à l’Union européenne. Il ne s’agit pas tant du problème de l’adhésion formelle à l’UE que de la rupture de l’autarcie de l’ancienne Yougoslavie qui n’était liée au monde global que par un réseau factice, illusoire du mouvement des pays non-alignés ; en ce qui concerne notre environnement direct, nous n’arrêtons pas d’être victimes d’un endoctrinement coriace selon lequel nos voisins menaceraient notre existence. Dans ce cas de figure, on peut tirer une analogie entre la Slovénie et l’ancien Berlin-Ouest, enclave en territoire ennemi ; il est à noter que cette sorte d’isolement claustrophobe, nous l’avons choisie nous-mêmes. La comparaison étant sans doute exagérée, il n’en est pas moins vrai que les caractéristiques du discours d’aujourd’hui restent les mêmes et font penser aux absurdités tapageuses de la guerre froide : à l’ouest et au nord, les Italiens et les Autrichiens en tant que des hégémonies historiquement avérées et actuellement potentielles ; au sud, les Croates dans leur rôle de superpuissance locale autoproclamée après la dernière guerre des Balkans. La seule issue cependant, c’est la Hongrie, mais les contacts avec ce pays sont réduits à un strict minimum.
Il n’y aurait rien de mal dans ce modèle de ” splendide isolement ” – qui n’est certainement pas que le propre des grandes nations et qui avait en partie le mérite de conserver notre identité nationale – si nous savions nous assumer pleinement, si nous avions un peu plus de confiance en nous-mêmes, tant du point de vue personnel que collectif. Les exemples en guise d’avertissement ne manquent pas du côté de nos voisins des Balkans pour réaliser qu’un tel isolement et une confiance en soi fictive (loin de la brillance britannique d’autrefois), fondés surtout dans la mythomanie irrationnelle et dans l’idolâtrie nationale, sont susceptibles de prendre des dimensions grotesques. Cependant, sans un minimum d’irrationalité, la Slovénie demeure un espace vide. L’idéal des vieilles démocraties bourgeoises – avec tout ce qu’il porte de noble patine – est à notre portée, et pourtant inaccessible pour le moment. De même, malgré les sept décennies d’attachements formels, l’esprit élémentaire, sauvage et primaire des Balkans n’a jamais réussi à vraiment nous coller à la peau.
D’où la quête affolée, souvent prise de panique, de l’identité slovène et d’un rayonnement élargi de l’esprit national. Traditionnellement, nous avons longtemps bâti notre idéal sur la doctrine du panslavisme, et surtout sur l’intégration des différents peuples slaves du sud. Après une expérience plutôt amère, nous nous sommes encore une fois tournés vers le nord-ouest en essayant de ranimer l’idée d’Europe centrale, en tant qu’aire géographique dominée par un climat culturel et mental spécifique. En fin de compte, il s’avéra que l’idée d’Europe centrale – ici, au moins, Peter Handke ne s’est pas trompé – n’est qu’une idée purement météorologique. Ce qui nous reste, c’est un programme paneuropéen qui persiste même entre les anciens membres de l’UE comme une notion amorphe, un projet abstrait, en ce qui concerne un grand nombre de sujets et seules les générations futures pourront éventuellement en faire l’expérience. Cependant, au début du XXIe siècle, tout miser sur la politique et sa portée limitée, n’est certainement pas la seule des options offertes, même s’il est impossible d’ignorer la lourde hypothèque historique du régime totalitaire qui a causé la politisation de la société entière – c’était un de ses postulats fondamentaux –. Après la déclaration d’indépendance, avec l’ébranlement ou bien l’élargissement du spectre politique et idéologique, la politique demeure cependant le spiritus movens de base, bien que son rôle tout-puissant reste d’ordre fictif et virtuel.
Le paternalisme de l’État et de ses dirigeants politiques est codé dans le profil mental des Slovènes. Malgré notre attitude plutôt ambivalente – allant de la pure et simple glorification jusqu’au refus de voir les mécanismes du système politique en soi, en passant par les interventions d’individus et de partis de l’establishment politique – la plupart d’entre nous s’attendent toujours à une assistance absolue à notre égard et à une protection face à nos problèmes tant physiques qu’existentiels. Une telle situation génère un creusement de tranchées ostentatoire, du côté de l’une ou l’autre des options politiques, et définit paradoxalement chaque individu qui se sent investi d’un rôle en public. Cela présente un obstacle majeur dans la formation d’une société civile indépendante performante. L’économie agit de connivence avec la politique, ce qui est une autre récidive du régime précédent, le mot-clé miraculeux restant le même, comme celui du système socialiste, – la réforme. La quête alchimique de recettes salvatrices magiques à propos des changements économiques systémiques nous rappelle l’époque de l’histoire récente, l’époque des réformes constantes, où l’on ne réformait que pour réformer, afin de donner l’impression d’un dynamisme social, politique et économique. La seule différence notable, c’est qu’aujourd’hui il ne s’agit plus que d’un simulacre d’activisme. Après les grands mouvements et bouleversements sociopolitiques du XXe siècle qui s’étaient tous effondrés, l’un après l’autre, il semble qu’il n’y ait plus de place – du point de vue européocentrique au moins – que pour des projets académiques. Il ne s’agit, à vrai dire, que d’inertie et de bras de fer pour le prestige politique, bien relevés de polémiques tonitruantes, avec du pour et du contre.
La situation des médias, figurant en première ligne politique, reflète l’état des esprits. Il n’y aurait pas de mal à cela, en principe, si les médias, tant les rédacteurs en chef que les journalistes eux-mêmes, ne s’acharnaient pas tant à se défendre de l’accusation d’être ” progouvernementaux ” ou ” pro-opposition “. Ces termes sont monnaie courante dans le monde du journalisme européen et américain. Tout porte à croire qu’il y a, dans cette sorte de fausse modestie, un mécanisme de légitime défense, un essai de se distancer de l’ancienne notion de journaliste comme ” ouvrier sociopolitique “. Une telle autonomie vide de sens et déclarative, qui ne trompe personne, est incapable de promouvoir une réflexion médiatique pertinente et indépendante. On a souvent affaire aux opinions éditoriales prises à la légère, qui, loin d’offrir une analyse minutieuse du problème, ne flattent que l’amour-propre de leur auteur. L’habitude des quotidiens japonais les plus en vue, où même cinq journalistes, comme c’est souvent le cas, signent un même article de fond, afin de minimiser les risques d’un parti pris subjectif, nous semble relever de la science-fiction. Les médias slovènes, comme dans le monde entier, ne résistent pas à une surproduction qui donne, en dernière analyse, une instrumentalisation de l’information sans but précis, et ce n’est pas là qu’un phénomène des tabloïds populaires. Les tabloïds ont clairement pris l’initiative, et la plupart des autres médias, craignant pour leurs positions respectives, les suivent bon gré mal gré. En se conformant aux contenus fantômes du grand amphithéâtre de communication virtuelle, une telle politique neutralise paradoxalement leur propre raison d’être, leur crédibilité et toute signification.
Ces tendances ne s’avèrent pas limitées aux seuls médias, on trouve les mêmes procédés sur la scène culturelle. Il va sans dire que la culture slovène a eu un rôle historique prépondérant dans la constitution de la nation et de l’État-nation, depuis le Printemps des peuples, en 1848, jusqu’à la proclamation de l’indépendance, en 1991. En même temps, et c’est une évidence, l’époque des rapports idolâtres avec la culture, qui avait joui d’un statut d’institution vénérable et taboue, est irrévocablement terminée. On connaît bien cette remarque à propos de la ” haute culture ” flirtant avec la culture populaire, en vue d’un noble mariage : on connaît la suite aussi, cette dernière ayant tout simplement englouti la ” haute “. Dans ce contexte, la Slovénie est particulièrement sensible et vulnérable : la logique du nombre d’habitants et du pouvoir économique chargés de garantir l’existence de contenus culturels sans but lucratif ou pas assez lucratifs est implacable, n’offrant pas de possibilités de comparaison avec les grands pays. Dans quelques domaines artistiques, il n’y a peut-être pas de mal à une petite remise en question, surtout quand il s’agit de certaines formes de culture institutionnalisée se nourrissant sans scrupules du budget national. Cependant, il nous faut une approche bien équilibrée pour l’établissement d’une scène culturelle ouverte à tous, pleine d’élan et allant de l’avant : si on tolère que la sélection s’opère strictement sur le plan de la compétitivité du marché, on risque vite une implosion des contenus et des sens, comme c’est le cas au niveau des médias.
C’est l’authenticité qui fait éventuellement le plus défaut à la culture slovène. Bien que nous n’ayons jamais eu d’aspirations ” Blut und Boden ” clairement exprimées, ces termes servent le plus souvent à dénigrer tout élément susceptible de donner à une ¦uvre d’art un tant soit peu de caractère national. Il ne s’agit certainement pas de couleur archaïque ou locale, de dérivés ethno, de caricature ” turbo folk ” bon marché, mais d’un certain esprit slovène, d’un caractère de référence qui serait reconnaissable comme le sont la culture anglaise, russe, serbe, argentine… Bon nombre d’auteurs font évidemment preuve de cet esprit : Feri Lainschek ou Drago Jancar, Marij Kogoj ou Vlado Kreslin, Ivan Grohar ou Emerik Bernard, Joze Gale ou Damjan Kozole, et d’autres encore. Mais la peur de ce genre de tendances l’emporte toujours chez nous, c’est le plus souvent un objet de risée. En règle générale, nos sujets doivent détenir un caractère tout à fait universel, indépendant de leur milieu d’origine, de leur terroir. C’est au théâtre qu’on a trouvé un bel exemple : on vient de demander au metteur en scène d’une adaptation d’un roman slovène pourquoi tous les termes ayant un quelconque rapport avec les lieux géographiques (liés au message intellectuel et à son ambiance intrinsèque) avaient été supprimés de sa pièce. Le metteur en scène, peu bavard, a cité quelques passages de l’Art poétique d’Aristote sur l’universalité des questions existentielles de l’individu, en ajoutant avec une douce ironie que sa pièce n’était pas un guide touristique.
Une telle décision à propos de l’autonomie de la poétique de l’auteur est tout à fait légitime ; toujours est-il que ce mode de pensée cache peut-être une des causes principales de l’embargo imposé à l’idiome national et ses relents de tendances supranationales, plus ou moins directement dérivés de la culture populaire et de son support de commercialisation agressive. Un regard jeté sur le secteur des arts visuels où le principe d’anti-nationalisme dicte le plus la forme et le fond, nous permet de constater qu’il ne s’agit pas là d’un produit valorisé, libéré des entraves du nationalisme, mais d’une certaine crise de production et surtout de la valorisation des conservateurs tout-puissants qui gèrent la scène des arts visuels. Nous voilà plongés dans l’embarras : la Slovénie ne serait-elle qu’une version européenne du phénomène américain de melting-pot, de creuset ? Car ce qui nous manque, dans notre dichotomie amorphe d’Europe centrale et des Balkans, à quelques exceptions près, ce sont une véritable tradition ethnique ou un certain élan vital qu’on pourrait développer et modifier afin de les rendre utilisables et efficaces aujourd’hui.
S’il y a du vrai dans cette théorie de l’insuffisance de tradition et du défaut d’identité nationale, il est encore plus paradoxal que nous devenions, nous autres Slovènes – malgré l’agonie du réel et du rationnel – pour ainsi dire prisonniers de l’Histoire. Les générations précédentes avaient vécu dans l’illusion de ” vivre ” l’histoire – bien que l’expression ” blocage d’histoire ” à l’heure communiste soit plus ou moins exacte. En attendant, dans un climat d’indifférence nébuleuse, les générations d’aujourd’hui restent dépourvues de références historiques ou bien celles-ci ne se manifestent que comme des réminiscences positives ou négatives d’un passé révolu. Ce sentiment de vide est rempli des fantasmes émotionnels de nos aînés qui défendent ou traumatisent formellement l’histoire récente slovène, tandis que les jeunes s’en moquent éperdument, se réfugiant dans les concepts rétro. Dans le passé, ils étaient surtout le gibier de la culture populaire, mais ils ont fini par métastaser presque tous les domaines – le groupe Laibach et le collectif NSK2 en sont un exemple notoire – avec leurs succès retentissants en s’attaquant aux institutions artistiques à l’étranger.
Le collectif NSK représente un phénomène à part à cause de son caractère néo-avant-gardiste. L’avant-garde – à l’exception des directives relatives à la mode – est en général un mouvement de révolte ; il y en a eu peu en Slovénie, on pourrait compter tous les efforts sérieux sur les doigts d’une main. ” La jeunesse du monde entier a participé au surréalisme – sauf la jeunesse slovène “, dit la critique de la première exposition de l’¦uvre surréaliste de Stane Kregar. Il en était de même avec d’autres mouvements. De rares individus qui s’étaient livrés aux expérimentations non orthodoxes n’avaient droit qu’aux réactions de haine ou de commisération : du constructivisme d’Avgust Chernigoj dans les années vingt, par exemple, jusqu’au conceptualisme du groupe OHO dans les années soixante du siècle dernier. De telles péripéties fâcheuses ne sont plus à l’ordre du jour, les principes néo-, rétro-, ou pseudo-avant-gardistes flairent l’académisme. Mais où sont les dilemmes d’antan ? La culture est aujourd’hui une cour de récréation interactive où le public est invité à un jeu de participation à titre de coauteur. Tout ce dispositif fonctionne plutôt comme un instrument de socialisation que comme instrument de réflexion sur des questions existentielles fondamentales. Il n’en va pas autrement de la critique d’art où les limites entre des variations populaires superficielles et des efforts d’analyse sérieuse sont déjà bien estompées.
Sans tenir compte d’une telle légèreté, et malgré son ludisme immanent, la culture slovène, ainsi que la politique, n’a pas de statut de jeu. Un ton grave y domine. La culture slovène, comme dirait Iztok Mlakar, se croit obligée de se refaire une beauté, en se prenant pour une lady, et finit par avoir l’air d’une fille de cuisine, pour ne pas dire plus. On peut s’attendre à une telle réaction. En essayant de conserver son statut exclusif face à une culture populaire agressive, elle se réfugie dans un hermétisme et un formalisme. Qui plus est, on tombe une fois de plus dans l’exagération typiquement slovène. Il n’y a pas à dire, il y a parfois un certain sens de l’autodérision, avec de l’humour, mais notre satire est souvent blasée et autodestructrice, maniant des relations sociales avec une distance cynique et apathique sans grande portée.
Il se peut que toutes ces lamentations n’aient pas de réel but. Malgré une certaine autarcie coriace qui est en train de faiblir, lentement, mais irrévocablement, la Slovénie, conformément à son expérience historique et aux tendances mondiales actuelles , ne réagit qu’à sa propre manière. De telles réactions ne sont souvent que des nuances de l’actuelle atmosphère générale ; les générations à venir pourront voir une image clinique de la nation qui sera probablement tout à fait différente de celle d’aujourd’hui. Malgré l’inertie slovène presque proverbiale, nous avons découvert avec étonnement, au cours de situations cruciales, des cas limites nationaux, un facteur mobilisateur latent au fond de nous-mêmes qui nous avait permis de sauter pour un moment dans le train de l’histoire et de franchir un cap décisif. Citons les cas de 1848, 1918, 1941 et de 1991 : peut-être qu’un jour allons-nous bien nous trouver dans un TGV, le temps d’un bout de chemin ! Et en ce qui concerne notre état mental national, caractérisé par une sorte de tragique, d’aliénation et d’absurde, il se peut aussi que tout ne soit pas encore perdu : il y a peut-être du vrai dans la réflexion du peintre Francis Bacon disant que ce sont la peur, l’angoisse et le désespoir qui reflètent le mieux la passion avide de la vie de l’homme.
Emile M. Cioran, Histoire et utopie, Paris: Gallimard, 1990, Collection folio Essais no 53, 42.
Neue Slowenische Kunst, voir http://www.nskstate.com/index.php
Published 31 January 2008
Original in Slovenian
Translated by
Branko Madzarevich
First published by Sodobnost 1-2/2006
Contributed by Sodobnost © Peter Rak / Branko Madzarevich / Sodobnost / Eurozine
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