Portobello, un quartier londonien à l'heure du virtuel
A London district in the "virtual" era
Portobello Road ? On ne sait trop à quoi tient l’engouement que semble susciter chez le touriste et l’expatrié cette rue du nord-ouest de Londres. Serait-ce vraiment dû aux contrastes et à l’imprévu qui s’y attachent encore ? Ramassons-les dans deux images, parmi bien d’autres. D’abord une scène surprise tôt le matin : un peloton de cavalerie descend la rue que balayent des Moldaves, avec à droite des HLM bâties sur les ruines de la guerre, à gauche le marché des antiquités et un bar à la mode qui, un jour, accueillit le précédent président des États-Unis. Puis cette autre : l’immeuble du créateur de mode le plus en vue du pays fait valoir son raffinement bigarré à deux ou trois centaines de mètres d’une autre cité HLM où fut appréhendé un RMIste musulman après les attentats de juillet 2005.
Le quartier de Portobello a vu son destin marqué par des vagues successives d’immigration et des mouvements de population à l’intérieur même de la capitale. La hausse de l’immobilier et la bohème de luxe en chassent les artistes et autres résidents ordinaires. Aujourd’hui et au nom du tourisme, les autorités municipales de Londres semblent vouloir parachever à Portobello l’œuvre d’hygiénisme urbain entreprise par ce bourgeois cosmopolite ” branché ” que nous appellerons ici le cyber-bourgeois.
Portobello Road reçut au milieu du XVIIIe siècle le nom du plus grand comptoir commercial du Nouveau Monde (sur la mer des Antilles), qui le tenait de Colomb en personne, et dont les Britanniques venaient de s’emparer au terme d’une patiente convoitise. Car ” l’or de Portobello ” fut longtemps légendaire. Au-delà de ce mélange historique de commerce exotique, d’esprit de conquête et de liens avec les lointains, c’est pourtant aux deux sens du terme que l’on envisage ici la ” fortune ” de Portobello Road et de ses abords : les trajectoires qui s’y sont croisées, les mutations récentes et les projets municipaux qui font encore de ce quartier le lieu d’une sourde querelle des imaginaires qui, près d’un siècle durant, a traversé la vie du quartier.
Espace-temps contrasté
À quoi ce quartier doit-il sa notoriété auprès du touriste contemporain ? Certainement pas son architecture, mis à part deux ou trois exercices de style. Comme presque partout à Londres, elle date du XIXe siècle tout en se conformant aux règles et dimensions fixées au lendemain… du Grand Incendie de 1666. La diversité des façades tient avant tout aux crépis, aux tons de brique et, à l’occasion, à quelques ornements italianisants – on se croirait parfois à San Francisco. Si, dans la hiérarchie urbaine de Londres, Portobello ne désigne qu’une ” route ” et non une ” rue ” à part entière, c’est en raison de sa position relativement marginale puisque la voie (à l’origine, un simple sentier) relie ce qui fait encore partie du centre de la capitale (Notting Hill) au premier cercle de sa périphérie nord. On passe ainsi d’un des quartiers désormais les plus riches du pays – redoute des ” rénovateurs ” du parti conservateur, y compris son nouveau chef – à l’un des plus pauvres, qui commence là où fut appréhendé l’islamiste en juillet 2005.
Pour le promeneur avisé, la transition est aussi sensible que riche en modes d’inscription dans l’espace-temps : anecdotes, résonances, croisements et télescopages entre local et mondial, petite et plus grande histoire, culture et politique. Pour le Français habitué au cloisonnement social de l’habitat urbain, les dénivelés socio-économiques et culturels qui caractérisent Portobello restent encore, aujourd’hui, déroutants. Ils le sont dans le temps comme dans l’espace. À l’extrémité sud de la rue, où les fils téléphoniques semblent tendre des gréements, les maisonnettes aux façades pastel (anciennes écuries avec logements pour cochers) sont prisées par la pseudo-bohème cosmopolite ; une plaque rappelle qu’Orwell séjourna là – juste assez longtemps pour comprendre, aux fous rires de sa logeuse, qu’il n’était point poète. Établi là jusque vers 1990, un imprimeur d’art a compté Moore, Hockney et Dine parmi ses habitués. Aujourd’hui, dans les anciens taudis des rues adjacentes, banquiers, ministres, parlementaires et millionnaires côtoient des dirigeants de la presse et de l’audiovisuel, des vedettes du spectacle, des mannequins célèbres. C’est du côté ouest, non loin de la première maison du pays à être équipée de l’électricité, qu’eut lieu la création de Meurtre dans la cathédrale d’Eliot, sur une scène où Dickens avait donné des lectures publiques ; Laurence Olivier y fit ses débuts avant, une fois consacré, d’habiter un peu plus loin, où séjournèrent aussi Nehru, Katherine Mansfield, Jean Rhys et Hans Werner Henze. Côté est, Modiano a évoqué l’une des rues dans un roman situé vers 1960, où passe fugacement la figure de Peter Rachman. Ce proxénète ukrainien (soi-disant rescapé d’Auschwitz), devenu propriétaire d’une bonne partie du quartier, était le seul à loger des Antillais qu’il rançonnait alors méthodiquement ; l’une de ses maîtresses fut impliquée dans l’affaire Profumo (1963), l’un des plus grands scandales politiques du siècle. À partir des années 1950, ce quartier a figuré dans plusieurs films (Antonioni, Boorman, Kureishi, Lester, etc. – on en compte désormais une cinquantaine) en partie grâce à la proximité de studios aujourd’hui disparus.
Poursuivant vers le nord, c’est une autre proximité, celle de la gare de Paddington et des chemins de fer de l’ouest, qui attira les bombes nazies et prépara le terrain aux HLM, le long de Portobello. Ces anguleux bâtiments de brique vieux rose font face aux galeries d’antiquaires installées là à partir de 1950 et où, de nos jours, certains trafiquent l’ivoire de l’Afrique profonde. Après l’enseigne aux trois boules d’or d’un ancien prêteur à gages s’alignent les carrioles des marchands de primeurs, apparues vers 1870 pour écouler le produit des jardins ouvriers établis le long du canal, puis des voies ferrées, plus au nord. Tout au long de la rue, à partir de 1960, chacun des pubs était connu des habitués pour le type de drogue qui s’y vendait ; depuis les années 1980, ils ne se distinguent plus guère que par leur type de public. Le cinéma Electric, centenaire, est l’un des deux bâtiments classés du quartier. C’est au carrefour tout proche qu’un Antillais parfois joue Beethoven, de ses baguettes sur un bidon d’acier – le concerto l’Empereur comme au soleil de Trinidad… Côté est, longent ce marché quelques rues un moment surnommées Little India (on y formait des postulants à la fonction publique indienne) avant qu’en 1955 commencent à s’y installer en masse les Antillais. Ils se retrouvèrent souvent dans des taudis dont des services municipaux à l’hygiénisme mal placé refusaient de ramasser les poubelles. C’est là que, l’été 1958, teddy boys et néofascistes s’adonnèrent à la ” chasse au Noir ” lors d’émeutes – les plus violentes du pays en un siècle – évoquées par le romancier Colin McInnes qui surnommait ce quartier Napoli la radieuse. Les néofascistes avaient leur siège un peu plus loin, vers Bayswater, près de l’immeuble où Marconi avait mis au point le premier appareil radiophonique. Après 1960, des figures révolutionnaires black (Michael X, ancien bras droit de Rachman, et Stokely Carmichael) auront côtoyé là une vraie bohème cosmopolite, y compris le futur fondateur de la Village Voice new-yorkaise, des situationnistes, des leaders étudiants radicaux (Cohn-Bendit, Dutschke) et des groupes de musique pop légendaires. Nicholas Roeg y a tourné quelques scènes de son film Performance en 1968 avant de s’y installer. Le cœur de la communauté antillaise a longtemps battu là. Aujourd’hui, son déclin se manifeste par la fermeture de son centre socioculturel (abrité dans une ancienne église multiconfessionnelle classée), après celle du siège du mouvement rastafari (dont les membres vénèrent comme un dieu le dernier empereur éthiopien). L’un des patriarches de la communauté a récemment été porté en terre, à travers le quartier, par un attelage à l’ancienne et un cortège de Rolls-Royce noires. À quelques mètres de ces deux vestiges des années 1960-1990, la hausse des baux commerciaux a récemment eu raison d’une galerie d’exposition consacrée à la création de mode. Un peu plus loin, quelques commerces trop chics survivent dans une rue trop coquette qui, jusqu’il y a 10 ans, fut celle de bien des trafics, et déconseillée aux Blancs même de jour.
Du côté ouest de Portobello, des promeneurs à cheval s’arrêtent parfois pour un café matinal à l’épicerie fine d’un descendant des mutins du Bounty et dont une habituée partagea longtemps à Madrid, au service de Franco, un bureau avec Darquier de Pellepoix, ancien commissaire général de Vichy aux ” questions juives “. En face de l’ancienne synagogue toute proche, le centre médical offre des interprètes en une douzaine de langues de trois continents, dont le somali et le gujarâtî ; à côté, un restaurant italien a succédé à celui où, jusque vers 1990, une revue littéraire du quartier conviait à dîner Moravia, Evtuchenko, Chatwin et Ted Hughes. Un peu plus loin se trouvent l’ancien hôtel Samarkand où mourut Jimi Hendrix, et les rues qu’habitèrent l’auteur de Peter Pan et Hélène Blavatsky, grande prêtresse du spiritisme. Le quartier trouve sa limite occidentale avec Ladbroke Grove, haut lieu de la bohème libertaire des années 1960 qui inspira quelques propos acerbes à Hanif Kureishi (dans Londres me tue), mais dont la partie méridionale est désormais vitrifiée par l’argent. C’est dans un des pubs de cette artère parallèle à Portobello Road que Felipe Ier puis Juan Ier, ” rois en exil ” de Redonda (îlot volcanique inhabitable des Antilles britanniques), tinrent leur ” cour ” dès la fin des années 1940 et en ” anoblirent ” certains fidèles : hier Lawrence Durrell et Henry Miller, plus récemment (par leur successeur, l’écrivain espagnol Javier Marías) Pedro AlmodÛvar, Antonia Byatt et Cabrera Infante. La communauté locale d’écrivains yiddish s’est, elle, dispersée dès avant la guerre. À partir des années 1960, les commerces d’émigrés d’Europe centrale et orientale ont disparu les uns après les autres, mais le club russe, un foyer tchèque, une église serbe sont toujours là, ainsi que le souvenir des réfugiés antifascistes espagnols, portugais et grecs arrivés avant la guerre ou à la fin des années 1960. Non loin du centre pour malades du sida, la bibliothèque municipale offre une salle entière d’ordinateurs et de formations ” en ligne ” aux chômeurs en mal de reconversion.
Plus au nord dans Portobello Road se succèdent un foyer de l’Armée du Salut, une boulangerie iranienne, le pub que Martin Amis a placé au centre de son roman London Fields1, des boucheries halal et une épicerie espagnole. Des remises de marchands de primeurs jouxtent l’enclos privé du plus grand plasticien du pays. Sous l’autoroute surélevée qui passe là, la Westway, de jeunes créateurs de mode voisinent avec un foyer de ” seniors ” antillais, des centres d’assistance aux Somaliennes et autres immigrés ou réfugiés, un gymnase et le siège du Festival de cinéma de Portobello. Sur le pont du métro qui surplombe, là aussi, la rue, un placage aux tons pastel bien-comme-il-faut vient de remplacer celui, sauvage, d’un artiste subversif de l’East End. Du côté sud-est de la Westway, on trafique le crack dans une rue pimpante, près d’un foyer où se réacclimatent des patients d’hôpital psychiatrique, non loin de l’ancien domicile d’Amis, d’un asile de vieillards et d’un couvent de carmélites. C’est dans l’axe de cette rue qu’Amis, toujours dans London Fields, voit le soleil couchant ” comme une explosion atomique ” dont la lueur transforme les HLM ” en remparts crénelés de cristal “.
Depuis qu’il éventre le quartier, le béton brutal de la Westway exerce une étrange fascination. Sur les musiciens pop et surtout punk, d’abord, qui ont organisé dessous bien des concerts et l’ont fait figurer dans leurs chansons et encore plus souvent sur leurs pochettes de disques. Sur les cinéastes, ensuite, comme vient d’en témoigner Kidulthood (” Adulescence “), film qui reflète la violence latente des cités HLM voisines. La Westway aura aussi, hormis Amis encore récemment (dans The Information), fasciné deux autres romanciers britanniques contemporains, Will Self et James Ballard. Ce dernier, de Crash à Millenium People2, ne peut s’empêcher de revenir à la Westway. À la parcourir, selon lui, on ” devient citoyen d’une cité-État virtuelle fondée sur la ruée des pneus à carcasse radiale ” – et de la comparer… au temple d’Angkor (” rêves de pierre que ne rompra jamais le réveil “). Dans London Fields, en 1989, Amis entendait mettre en scène les conséquences, 10 ans plus tard, de la désagrégation morale due au thatchérisme ; il prenait ainsi, à sa façon, le relais de l’humour ravageur des graffitis qui jusque vers 1990 rendirent célèbres les soutènements de la Westway (qu’il voit ” ruisselants de jus d’anguille et de sifflements de serpents ” – allusion aux crissements des trains aux abords de la gare de Paddington toute proche). Sur la bordure nord-est de la Westway, en pleine rénovation, traîne le souvenir de l’alliance, dans les années 1970, des groupes reggae et punk sous la bannière ” le rock contre le racisme “.
Dans Portobello Road au-delà de la Westway, voici la zone où, dans les années 1950, les néofascistes ” récompensaient ” d’une jolie prime l’assassinat d’un Antillais. Leur leader s’y présenta aux législatives en 1959. Le long de l’ancien couvent qui abrite le lycée espagnol et jusqu’à une boutique ultramoderne de bibliophilie, le bric-à-brac tourne au vide-grenier ; de son œil trop noir, Amis a voulu y voir ” une fosse où le vaudou et la faim tournent en rond “. Plus prosaÔquement, l’endroit passe pour un repaire de cambrioleurs. Débouche là une rue où Antillais, Nord-Africains, Libanais et Portugais tiennent boutique côte à côte. Les Africains du nord-ouest se retrouvent au Club du Sahara, les islamistes à la pâtisserie Lisboa, mais la hausse des loyers a déjà chassé quelques brocanteurs. C’est là, entre un poissonnier marocain et un artisan magyar, que la créatrice de bijoux la plus renommée du pays, fille d’une ” idole du rock “, a établi son atelier. Mosquée et centre culturel musulman se trouvent un peu plus loin. La rue est dominée par la tour d’habitation (1972) dont l’architecte, Ern Goldfinger, admirateur hongrois des ” cités radieuses ” de Le Corbusier, vit son patronyme détourné par l’un de ses voisins, le père de James Bond. Longtemps le bâtiment le plus élevé du pays, la tour a elle aussi stimulé l’imagination de bien des écrivains. Après le café marocain et les gargotes traditionnelles où l’on sert anguille en gelée ou fish & chips, quelques boutiques de mode tentent de prendre pied à la place des galeries d’art des années 1985-1990 avant que Portobello Road finisse par déboucher, presque en impasse, sur une terne cité HLM des années 1970-1980 où Soudanais et émigrés de la Corne de l’Afrique ont succédé aux Antillais et aux Mauriciens.
À quelques dizaines de mètres de cette extrémité nord, les lignes de fuite traditionnelles des grandes agglomérations urbaines (autoroute, voies ferrées, canal, que survolent les avions aux parages de l’aéroport) se faufilent entre cimetière (inspiré du Père-Lachaise parisien, où reposent Thackeray, Trollope et Barbirolli, le grand chef mahlérien), crématorium, institution pour aveugles, terrains de sport, gazomètres, prison célèbre et dépôt pour rames d’Eurostar (curieusement dénommé ” Pôle Nord international “). Plus au nord, les rues rappellent l’Europe orientale d’il y a 50 ans, n’étaient le restaurant africain et le centre d’accueil pour immigrés congolais. Comme à bout de symbolique, certaines voies ne portent plus que des numéros. En deçà, cette zone ” entre deux ” fut le théâtre des méfaits d’un policier tueur en série voici un demi-siècle. C’est par là qu’un autobus fantôme hanta, dit-on, un coin de rue 20 ans plus tôt, causant des accidents. Un peu plus loin, dans les années 1970, des squatters déclarèrent l’indépendance de la rue où ils s’étaient regroupés, face aux projets de parc industriel liés à la construction de la Westway : après avoir fait dûment tamponner leur passeport, les ” correspondants étrangers ” de la grande presse londonienne assistèrent là, deux ans avant l’avènement de Mme Thatcher, à l’un des grands moments du mouvement coopératif et autogestionnaire local.
Comme on s’embourgeoise
Le quartier de Portobello doit une bonne part de sa configuration actuelle aux conditions foncières et à l’extension des transports. Propriété de l’abbaye de Westminster (qui les tenait de l’évêché de… Coutances depuis le XIe siècle), les terrains ont été lotis à partir de 1801 avec le creusement du canal, et surtout après 1830 avec la construction du chemin de fer puis celle de la première ligne de métro du monde. Pour féodal que reste souvent le droit foncier, la relative stabilité de ses baux de 100 ans et davantage a créé à l’époque les conditions de la dynamique et de la diversité sociales. La partie méridionale de la rue n’étant encore qu’un terrain vague vers 1870, des gitans y tinrent longtemps un marché aux chevaux. Les stands de brocante apparurent sur les trottoirs après la première guerre. De 1900 jusqu’à l’arrivée des Antillais, le quartier fut occupé par la petite bourgeoisie locale et immigrée (Irlandais, Européens de l’Est ayant fui les pogroms ou, plus tard, le communisme) ainsi que par les ouvriers des ateliers de la périphérie. Comme à Saint-Ouen aux portes de Paris, c’est à l’abondance d’espace bon marché que Portobello Road et quelques rues adjacentes doivent d’accueillir, depuis 1950, l’un des plus grands marchés d’antiquités du monde, où l’émigration d’Europe centrale et d’Italie a pris sa part.
Entre 1948 et 1955, le manque de main-d’œuvre en Angleterre puis la crise sucrière amenèrent des Antillais par bateaux entiers. Attirés dans le quartier par les prix accessibles du logement, ils s’y heurtèrent à l’opposition de la petite bourgeoisie locale (certains immeubles affichant ” Interdit aux chiens et aux Noirs “…). Les émeutes raciales de 1958 provoquèrent la réforme de la législation immobilière et furent décisives pour l’évolution de Portobello. Les maisons autrefois familiales où florissaient les taudis furent divisées en appartements, rénovées et louées à l’étage. Le mètre carré restant bon marché dans un quartier relativement bien situé, c’est là que vinrent s’installer artistes, intellectuels et militants politiques, soit par solidarité antifasciste avec les Antillais, soit par intérêt pour leur musique alors inédite, ou les deux – mais leur relative aisance matérielle donna à Portobello et ses environs une nouvelle réputation, celle du cambriolage à l’échelle industrielle. David Hockney a longtemps habité là ; Lucian Freud y a toujours un atelier, et tel estaminet aux murs tapissés de papier journal lui sert, dans son émail ébréché, le petit-déjeuner quotidien après avoir accueilli toute la nuit diverses célébrités du spectacle, leurs musiques et leurs danses. L’une des filles de Freud, styliste en vogue, a longtemps habité par là.
Les Antillais, depuis, se sont intégrés en une à deux générations tout en marquant durablement le quartier. Outre le carnaval annuel de Notting Hill – le plus grand événement de rue de toute l’Europe – ils ont importé leur musique, faisant éclore de nombreuses échoppes de disques ; ce milieu vibrionnant a donné lieu à divers rebondissements, amenant entre autres Richard Branson à créer, dans la petite impasse au nom de l’amiral victorieux de Portobello, la marque qui a fait sa fortune depuis une trentaine d’années.
Avec la mutation économique du début des années 1980, une nouvelle génération d’artistes et décorateurs s’est installée dans les ateliers industriels désertés qui parsemaient la lisière nord. Leur production s’est écoulée dans les nombreuses galeries qui se sont alors ouvertes. Celles-ci ont trouvé une partie de leur public chez les jeunes professionnels à hauts revenus qui ont, à leur tour, commencé à s’installer là. Les avaient précédés ceux de la presse et de l’audiovisuel – le siège de la BBC n’est pas si loin – depuis une décennie, les plus fortunés s’installant près de Notting Hill, les autres plus au nord vers Notting Dale, où vestiges de poteries et ancien hippodrome voisinent avec les HLM. Ateliers d’art graphique, petits éditeurs, jeunes musiciens expérimentaux, décorateurs fous, habilleurs excentriques ont alors succédé au foisonnement de la presse underground des années 1960-1970, ravivant l’esprit non conformiste et la contre-culture hérités des Antillais. Mais à la fin des années 1980, le doublement en 18 mois des taux d’intérêt a porté un coup d’arrêt à cette mutation.
Après une stagnation de deux à trois ans, la reprise économique a marqué le quartier. Rasée puis reconstruite, la lisière nord a vu l’installation de studios d’enregistrement et de bureaux pour PME de services (relations publiques, etc.). L’internet a permis aux petits entrepreneurs de la grande bourgeoisie de ” délocaliser ” leurs activités hors du centre et de ses loyers exorbitants, dans un quartier où ils pouvaient aussi élire domicile. Dans le même temps, la Toile et les compagnies à bas coûts ont eu raison d’une des spécialités locales : les échoppes de billets d’avion à prix cassés. La prospérité retrouvée, l’expansion de la City et l’amélioration des transports ont amené de plus en plus de professionnels cosmopolites à hauts revenus à s’installer là, comme l’avaient espéré les architectes du quartier un siècle plus tôt. Cette nouvelle bourgeoisie cossue a repoussé plus au nord la bohème. Des joggers ont fait leur apparition dans un quartier où l’on ne courait jusqu’alors que la police ou les fascistes aux trousses.
Dès avant 1990 et sous l’impulsion de jeunes entrepreneurs, la plupart des pubs du quartier se sont mués en bars ou restaurants à la mode – à commencer par celui que des spectacles de strip-tease n’avaient pu renflouer. L’installation d’un supermarché par un grand groupe de distribution a provoqué la fermeture de nombreux commerces alimentaires indépendants ; voilà qui permit aux propriétaires d’augmenter les baux, à diverses ” marques ” et réseaux de boutiques de café de prendre pied. Bien leur en a pris puisque depuis 1999, le succès international du film Coup de foudre à Notting Hill (avec Julia Roberts et Hugh Grant) n’a cessé d’attirer, chaque week-end, une foule compacte de touristes (plus de 50 000 chaque samedi). Celle-ci noie dans sa masse les derniers ” branchés ” d’hier qui croyaient encore pouvoir ” ressourcer ” là leur contre-culture comme on le fit jusque vers la fin des années 1990.
Badaud transfrontière
La topographie de Portobello Road procure ainsi au touriste l’illusion de pénétrer dans la banale vie quotidienne d’un quartier de Londres. En fait, il s’y superpose le temps d’un après-midi. Le ” branché ” d’hier, lui, savait traquer l’imaginaire plus secret que recèle le quartier, ainsi dans les petites boutiques de disques rares punk et reggae. Au touriste ordinaire, la symbolique moins nettement définie du quartier donne en principe tout loisir d’esthétiser ce qui l’entoure ; quelques crépis pimpants et les antiquités l’y préparent d’emblée. Dans une capitale qui manque tant de perspectives bien dégagées, en voici une, ni raide ni monumentale, propice à la décompression – le rare espace urbain public ouvert à une flânerie esthétisante qui peut tourner à la vague rêverie privée. On dirait qu’à Portobello, l’imagination peut se libérer, aucune symbolique n’étant assez forte, assez dominante pour la contrarier.
Cette relative dépression du symbolique, cette indéfinition esthétique, on les doit pour une bonne part au mélange social que maintiennent encore – mais pour combien de temps ? – les loyers bon marché. Cette dépression tient aussi à l’absence d’hégémonie de l’un quelconque des imaginaires en présence. La banalité sans âge de l’architecture joue aussi son rôle : faute des moyens économiques voulus, la population petite bourgeoisie et ouvrière d’après-guerre a laissé les immeubles tels quels (certains sont désormais protégés) et l’immigration antillaise n’y a rien changé. Diversité socioculturelle, immobilier bon marché, architecture vieillotte mais fonctionnelle : ces trois facteurs sont tout à la fois le ferment et le résultat de la coexistence, depuis quelque 30 ans, entre la petite bourgeoisie artisanale locale et immigrée, l’immigration antillaise, la bohème des arts et du spectacle et une certaine bourgeoisie cultivée. Or aujourd’hui, au-delà de l’appropriation esthétisante du quartier par le premier badaud venu, ces facteurs sont à l’origine d’une appropriation littérale par le cyber-bourgeois, migrant cosmopolite et fortuné tout à la poursuite exclusive de ses intérêts techno-économiques.
Ghetto cyber-bourgeois
Badaud transfrontière et cyber-bourgeois pratiquent chacun un certain type d’appropriation sans appartenance. Une fois projetée sa rêverie, ou plutôt validé un cliché de plus, le touriste tourne le dos à Portobello et rentre chez lui, son point fixe. Le cyber-bourgeois installé là tourne, lui aussi, le dos à l’espace collectif du quartier, car son point fixe n’est autre que l’horizon de la finance et de l’informatique mondiales, tel que sans cesse redéfini par ” le décret d’une façon de techno-démiurge collectif “, pour reprendre l’expression de Georges Balandier3.
C’est au réseau internet mondial que l’on doit une part de la mutation urbaine en cours à Portobello depuis bientôt 10 ans. La plus visible de ses premières manifestations, ce furent au tournant du siècle ces pubs reconvertis et dotés de terrasses où les cyber-entrepreneurs se donnaient rendez-vous pour mettre au point projets et contrats. Le cyber-ghetto prenait ainsi forme au milieu de Portobello – milieu géographique, s’entend, mais en marge du contexte social local. L’orbe de ce ghetto ” virtuel ” dépasse désormais la ” nouvelle économie ” pour englober tous les adeptes du réseau, agrégat cosmopolite où se retrouvent les professionnels de la City, du conseil et de la ” communication “. Ils imposent avant tout la puissance de l’argent. L’expatrié temporaire tous-frais-payés trouve là un environnement plus amène, car plus cosmopolite, que celui des quartiers chics, et son généreux employeur pousse encore à la hausse le niveau exorbitant des loyers. Le professionnel de la banque et de la finance internationales combine ses moyens financiers non négligeables avec des taux hypothécaires privilégiés pour acquérir et faire rénover à son usage des demi-maisons ou des immeubles entiers. Les faramineuses primes de fin d’année que valent aux professionnels de la City leurs opérations financières à travers le monde se réinvestissent du côté de Portobello et de Westbourne Grove ; c’est ainsi que les prix de l’immobilier, dans l’ensemble de cette ” municipalité royale de Kensington & Chelsea “, sont dix fois supérieurs à la moyenne nationale.
La frénésie immobilière transforme la physionomie du quartier. Un grand magasin fréquenté par la fraction la plus modeste de la population risque de devoir laisser la place à une résidence luxueuse et bien enclose, comme l’a été une pension voici 10 ans. Récemment muée en école primaire aux méthodes avancées, la synagogue harcelée avant-hier par les fascistes l’est aujourd’hui par les promoteurs. Une église ” charismatique ” a survécu en accueillant lofts et boutique de charme, d’autres ont été transformées en ateliers d’artistes ou studios de musique. Un cercle ouvrier loue une partie de son bel immeuble victorien à l’un des clubs ” branchés ” les plus fermés de la capitale. Le moindre espace vide se retrouve bâti, les stations-service laissant la place à des résidences cossues ; et tout cela avec l’aval de conseils municipaux soucieux tant de rénovation de l’habitat sans frais pour eux que de belles rentrées fiscales.
C’est tout un archipel d’enclaves fermées par l’argent ou l’électronique qui forme le cyber-ghetto de Portobello. Les commerces sont souvent remodelés selon les besoins du cyber-bourgeois et son style ” minimal “, sans couleur, sans Histoire, sans imagination. Deux rues ont été vidées de leurs commerces d’antiquités pour laisser la place à des boutiques d’habillement. Aux vitrines comme sur les épaules prédominent les tons des plus ternes – toutes les nuances de la bure. Disparus, les artisans d’art et ” l’hôpital des poupées ” avec ses figurines en cire de Marilyn Monroe rattrapant sa robe sur une bouche de chaleur et de Marlène Dietrich en frac ; disparue, la libraire des Antipodes et un peu maorie chez qui l’on croisait tel futur lauréat Nobel de littérature : de clinquants commerces de bouche ont pris leur place. Ne restent que des librairies d’occasion, ou consacrées aux aspects les plus terre à terre de la vie, telles la cuisine et la décoration ; signe des temps ? la librairie consacrée au voyage l’était auparavant à l’ésotérisme.
La stratégie du ghetto consiste à s’inscrire dans un espace tout en restant entre soi, en évitant le lieu comme les cadres et modes de socialisation qu’il pourrait imposer. La puissance de l’argent s’impose sans mal pour façonner l’endroit sur le même mode qu’une banale opération sur la Toile : on cherche un site, on repère, on clique, on achète, on paie et on prend livraison – le tout dans l’abstrait, sans égard pour le contexte, c’est-à-dire le lieu. L’immatérialité du réseau se fait sentir jusque dans le paiement ” délocalisé ” par carte de crédit internationale. Outre un type de contrat solitaire et non socialisé, on pratique ainsi l’achat ” pur “, générique, entièrement ” décontextualisé “, selon un seul et unique protocole technique, fonctionnel et dénué de civilité. Cet hygiénisme social appelle depuis quelques années au transfert du carnaval dans un des grands parcs du centre.
Le parcours anecdotique proposé plus haut aura montré la multiplicité et les contrastes des présences, résonances, trajectoires, activités et liens où la vitalité et la diversité du quartier de Portobello ont trouvé leurs sources depuis plus d’un siècle – et dont le badaud de passage ne perçoit à peine que l’écume. On aura aussi souligné en parcourant cet espace-temps les tentatives de certains groupes d’en faire leur territoire aux dépens d’autres. Comme suggéré par Amis dans London Fields, on se trouve là en présence d’un ” champ de forces ” (celles de ” la haine et de la coercition “, selon l’humeur noire du romancier). Antagonismes et réflexes territoriaux ressurgissent toujours. Ils furent religieux et politico-culturels voici un siècle, quand le petit bourgeois local, anglais et protestant interpellait ironiquement l’émigré irlandais, catholique et républicain : ” Tu préfères le pape ou Garibaldi ? ” Aujourd’hui, devant la carriole qu’il orne de croix de Saint-Georges (emblème de l’Angleterre) les jours de championnat de jeux de ballon, le marchand de primeurs demande parfois au client assez bien mis : ” Z’êtes pas d’la haute, j’espère ? ou étranger ? ”
Vive la marchandise !
Pour les natifs du quartier, c’est il y a une quinzaine d’années que fut rompu l’équilibre précaire des diverses forces qui faisait son charme. Invisible au touriste, indifférente au cyber-bourgeois, source de frisson pour la bohème de luxe, l’urbanité sans cesse menacée, sans cesse reconquise du quartier sert de toile de fond à la consultation lancée par la mairie du Grand Londres sur les plans d’urbanisme pour les 10 à 15 ans à venir. Le projet d’ensemble et les réactions qu’il suscite voient souvent s’opposer la mairie travailliste et les conseils municipaux conservateurs, y compris à fronts renversés, avivant les craintes d’un compromis final coulé au moule du libéral-dirigisme fort prisé de ce côté de la Manche. Pour la mairie, le schéma d’aménagement de Portobello doit être ” neutre ou tendance ” et d’intérêt local. Le conseil municipal conservateur s’y oppose et souhaite élever le quartier au statut ” international “, sans préciser le schéma d’aménagement que cela impliquerait.
Les effets d’une telle requalification sont, eux, trop prévisibles. Seuls deux quartiers de Londres sont aujourd’hui déclarés d’intérêt ” international ” : celui de Knightsbridge (territoire des ambassades et du luxe cosmopolite : hôtels, restaurants, commerces, immobilier) et le centre ouest avec les attractions touristiques qu’on lui connaît. On ferait ainsi encore mieux le lit de l’investissement financier dans l’immobilier résidentiel et commercial qui gangrène le quartier par la hausse excessive des loyers et la cherté du mètre carré. Cette hausse des coûts menace toute une gamme d’activités, des galeries d’art venues là pour diminuer leurs frais fixes jusqu’aux derniers commerces indépendants et aux petits cafés qui servent marchands de primeurs et ouvriers, sans compter les divers organismes qui, d’une manière ou d’une autre, entretiennent la vitalité sociale. On sait d’expérience dans le quartier que la hausse des loyers tend à éliminer toute offre de produits originaux, qui présentent trop de risques par rapport aux grandes séries industrielles. Portobello deviendrait alors une de ces rues ” clones ” trop répandues, où se succèdent les mêmes magasins des mêmes grandes marques que partout ailleurs. On voit mal comment le quartier pourrait conserver pour le touriste quelque attrait, qu’il soit visuel ou commercial. On se demande aussi si la hausse des baux commerciaux ne va pas progressivement remettre en cause le marché des antiquités, d’autant que la relève des générations y semble mal engagée.
L’autre sujet d’alarme porte sur la vocation qu’attribuent au quartier de Portobello les autorités municipales : le ” divertissement “, qui pousserait au développement systématique de ” l’économie nocturne ” qui y est apparue. Ces mutations se feraient naturellement au nom des créations d’emplois, selon les autorités. Or ces postes probablement peu qualifiés ne privilégieraient pas nécessairement la main-d’œuvre immigrée locale, à qui la hausse de l’immobilier rend déjà difficile de s’établir à son propre compte. Lors du scrutin municipal de mai 2006, les autorités ont annoncé la création d’une commission pour la protection des commerces indépendants, pour éviter leur éradication telle qu’elle se pratique à grande échelle dans l’East End. Reste à savoir si ses recommandations seront à la mesure du problème, et si elles seront rapidement suivies d’effet. Pour le moment, la fripe internationale affirme son emprise sur Portobello Road. Quant au marché aux primeurs, les autorités municipales n’y voient qu’une source de déchets nauséabonds… et de revenus, et il est menacé à terme par l’établissement de grands magasins comme par une difficile relève des générations.
Sous prétexte d’internationalisation de Portobello, on prépare la fin de la coexistence sociale par le biais de l’uniformisation. Le principal responsable de la hausse des baux commerciaux – un trust financier basé dans un paradis fiscal – s’en défend, et prétend veiller au maintien d’une certaine diversité. Mais hormis une logique purement financière, on voit mal ce qui légitime sa prétention à modeler la vie locale du quartier à la place des habitants qui en font la vitalité depuis plus d’un siècle. International, le quartier l’est depuis longtemps puisqu’on y parle aujourd’hui quelque 70 langues. Avec ” l’internationalisation ” voulue par les autorités municipales, c’est la mise aux normes, ou au pas, du quartier qu’elles semblent préparer. Conservatrices ou travaillistes, on dirait que pour les autorités municipales, ” l’emploi ” ne saurait être autre que salarié, à l’exclusion du commerce indépendant et de la petite ou micro-entreprise, et que le développement économique ne peut provenir que de l’extérieur. On dirait aussi qu’il n’est pour elles d’autre culture que celle – a minima – de la consommation de masse, au détriment du développement individuel et collectif des habitants.
L’atrophie des imaginaires
Le comportement du touriste est un bon révélateur des ambiguÔtés de ce modèle réducteur. Si le touriste, sa visite achevée, remonte Portobello les mains vides, c’est qu’il n’y a rien vu qu’on ne trouve ailleurs (” Rien de rare ! ” déplore une Belge sortant d’une boutique de kitsch made in China) – ou bien qu’il y était venu chercher autre chose que de la marchandise. Un antiquaire voit plus juste qu’il croit lorsqu’il déclare : ” Ce que vient chercher le touriste ? le souvenir de ce satané film, et rien d’autre ! ” Or que suggérait, d’entrée de jeu, ” ce satané film ” ? Que parcourir Portobello Road constituait une expérience4. On aimerait pour le badaud transfrontière qu’il ressemble au directeur des musées d’art moderne de Londres (comme avant lui les adeptes de la contre-culture) quand on le surprend à arpenter la rue, sans doute pour quelque visite à un artiste local : les sens visiblement en alerte et comblés en retour, le pas avivé par la polysémie ambiante, le croisement des trajectoires, et la dynamique créatrice qui couve là. On aimerait… mais ce n’est guère le cas. Le ” satané film ” envisage Portobello comme un simple décor, et non comme un espace vivant de diversité sociale et culturelle. Contrairement à l’adepte de la contre-culture, le touriste vient là non pour surprendre les récits et dynamiques à l’œuvre, mais pour voir reproduire sans surprise le cliché, pour valider la réification qu’en un instant aura figés le film. On ne cherche plus la découverte par la vision directe, mais la re-présentation spectaculaire et par procuration.
C’est une autre temporalité qu’impose le cyber-bourgeois, avec la même réification mais sans récit non plus. On dirait que chez lui, la temporalité insaisissable de la Toile se substitue au ” temps cosmologique ” du sort commun et lui fait échapper à ce dernier. Comme le touriste il échappe aussi à l’espace collectif qui, réifié, ne lui est que décor. Il n’a guère d’échange avec le quartier, puisqu’il ne fait qu’y poser sa propre matérialité résiduelle – alimentation, pharmacie, habillement, salles de gymnastique et de ” soins du corps “. Tout à la simulation immatérielle et quasi millénariste d’un autre monde (cybernétique et financier), il n’a aucune culture à instiller dans le quartier. Avec une telle stratégie d’évitement du temps et de l’espace communs, le cyber-bourgeois n’a strictement rien à dire au quartier.
Le quartier de Portobello vit donc aujourd’hui un double paradoxe, culturel et politique. Le paradoxe culturel veut qu’en présence de ce champ de forces des imaginaires, cyber-bourgeois et touristes partagent le même réductionnisme, la même suspension (par l’ordinateur ou l’image cinématographique) de la sensibilité et de l’affectivité. Chez eux il n’y a plus relation (au sens de lien et de récit) avec l’espace ambiant. Ils ont en commun d’éviter cette continuelle transaction intersubjective qui fait la dynamique socioculturelle, restant ainsi à l’écart de la négociation avec l’intelligible qui donne sens à toute vie dans un espace partagé5. Quant au paradoxe politique, il veut que ce soit à ce public ” international “, son atrophie imaginative et sa stratégie d’évitement que le conseil municipal entende vouer le quartier. Il s’agit là d’une véritable démission du politique : les élus se contentent d’entériner un rapport de force existant, et au détriment des plus faibles, au lieu de créer les conditions qui permettraient à ces derniers d’inventer à leur tour leur destin à l’échelon local.
Si l’on a, au passage, cité plus haut tel ou tel nom, c’est pour montrer que dans la banalité de ce quartier, au fil de plus d’un siècle, les destins les plus divers ont trouvé à se projeter et à s’accomplir – certains en tant que créateurs reconnus et canoniques (y compris de nations), d’autres, plus modestement, en tant que simples inventeurs d’eux-mêmes. D’autres encore auront trouvé là l’occasion unique de faire rebondir leur destin (ainsi, tel rejeton d’un horloger de Portobello Road ayant fui les pogroms d’Europe orientale au début du XXe siècle s’est retrouvé spécialiste de l’économie chinoise à la prestigieuse University of Chicago). C’est dans cet effort, au besoin cette lutte, qu’ils auront intégré leur dynamique à celle du quartier, et y auront (re-)défini leur identité. Ils y auront été aidés par les conditions économiques liées au coût fort modéré de l’immobilier jusque vers la fin des années 1980. Aujourd’hui, l’hégémonie cyber-bourgeoise fait barrage à l’intégration économique (par le coût de l’immobilier) et culturelle (en imposant un modèle unique d’interprétation) de l’immigré pauvre ; elle renforce son statut d’assisté en lui reversant le produit de divers ” événements ” sportifs de bienfaisance. Du coup, la situation des immigrés du nord de la rue semble être celle d’un cantonnement temporaire, plutôt que d’une dynamique d’intégration à long terme. Or le génie du quartier de Portobello aura été de stimuler indifféremment le potentiel inventif de chacun, des plus modestes aux mieux reconnus. Indifféremment, c’est-à-dire hors de tout modèle culturel bien défini.
À Portobello, on commence à voir comment une collectivité sans rencontre s’affuble d’une ” culture ” sans acte culturel ; comment un urbanisme officiel sans urbanité consacre l’hégémonie de celles des catégories sociales qui ne font pas société – le cyber-bourgeois et le touriste – au détriment des habitants ordinaires, immigrés et artistes compris. Dans ce mouvement d’aliénation, on dépossède un quartier de son destin. On en fait un ” village Potemkine ” de la sociabilité et de la culture urbaines. Tel est l’enjeu
Martin Amis, London Fields, Londres, 1989, trad. fr. sous le titre original, Paris, Christian Bourgois, 1992 ; The Information, Londres, 1995, trad. fr. l'Information, Paris, Gallimard, 1996.
James Ballard, Crash (1973) et Millenium People (2003), trad. fr. sous les titres originaux, Paris, DenoÎl, 2005.
Georges Balandier, le Grand Système, Paris, Fayard, 2001.
Au sens que Giorgio Agamben oppose au morne vécu quotidien de l'humain moderne, dans Enfance et histoire. Destruction de l'expérience et origine de l'histoire, Paris, Payot, 2002.
Pour reprendre deux aperçus de Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, Les Presses du réel, 2001.
Published 1 February 2007
Original in French
First published by Esprit 11/2006
Contributed by Esprit © Thierry Naudin/Esprit Eurozine
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