Orbán et la droite européenne
Depuis le vote du Parlement européen en septembre 2018 qui demandait au Conseil européen de recourir à l’article 7 prévoyant la suspension du droit de vote d’un État membre, la « question hongroise » est ouvertement posée à l’Union européenne (UE). Cette procédure exigeant l’unanimité et n’ayant aucune chance d’aboutir, la « question Fidesz » ou la « question Orbán » est aujourd’hui posée à la droite européenne. Pour le Parti populaire européen (Ppe), l’enjeu politique concerne le respect de la démocratie libérale et, au-delà, le rapport de la droite modérée à la tentation du national-populisme. Pour Orbán, le dilemme est de préserver son rôle d’enfant terrible au sein du Ppe, avec les avantages que cela apporte à son pays, ou de tenter une recomposition incertaine avec la droite de la droite. Est-il préférable d’être un petit poisson dans l’océan ou un gros poisson dans une petite mare?
Dissensions
En mars 2019, le Ppe avait suspendu provisoirement le Fidesz. Depuis lors, les protagonistes font monter les enchères avant la tenue d’un prochain Congrès, en 2020, censé trancher sur une éventuelle exclusion. Lors d’une commission présidée par Herman Van Rompuy, l’ancien président du Conseil européen, la décision fut encore repoussée, et la suspension du Fidesz prolongée sine die.
Le contentieux explose lors de la campagne des élections européennes au printemps 2019. Les affiches du Fidesz figuraient un Jean-Claude Junker ricanant, flanqué d’un George Soros hilare, adeptes présumés de la grande ouverture de l’UE aux vagues migratoires. Junker, figure du Ppe et président de la Commission, réplique alors : « Le Fidesz n’a plus sa place au Ppe. » À l’ouverture du Conseil européen en décembre, le secrétaire d’État hongrois Zoltán Kovács poursuit pourtant dans la même veine : « Aujourd’hui nous avons vu l’orchestre Soros entraîner l’UE dans un combat politique motivé par l’idéologie accusant la Hongrie de violation de l’État de droit. » Retour à l’image du financier juif d’origine hongroise à New York, tirant les ficelles de ses marionnettes à Bruxelles.
Au-delà des guerres de communication, il y a la stratégie politique. Orbán, en janvier de cette année, juge le Ppe en perte de vitesse à cause de sa dérive centriste : « La direction est mauvaise, nous devenons plus libéraux, socialistes, de gauche et centristes, nous ne défendons pas et ne préservons pas nos valeurs d’origine. » Il avait auparavant déjà donné un avertissement : « Si le Ppe ne peut pas changer de cap, nous aurons besoin d’une nouvelle initiative européenne… Nous allons lancer quelque chose de nouveau dans la politique européenne, pour contrebalancer Macron et son nouveau mouvement politique, nous avons besoin de quelque chose […] à droite. » Tandis que le Ppe reproche à Orbán ses atteintes à l’État de droit, aux normes et valeurs européennes, Orbán accuse le Ppe de manquement aux valeurs conservatrices, et menace de quitter la famille avant d’en être expulsé.
Dans le débat au sein du Ppe, Orbán choisit de déplacer le curseur de la « démocratie illibérale » (discours de juillet 2014) vers la défense des « vraies valeurs » conservatrices. Face à Angela Merkel, adepte d’un pays Multikulti, et à une Cdu qui approuve le mariage gay, il est temps de se ressaisir autour des valeurs de la famille, de la nation et de l’Europe chrétienne. La recomposition de la droite doit préfigurer celle de l’Europe.
Coalitions
Le Ppe a toujours abrité diverses familles de la droite modérée et Orbán a longtemps profité de ce pluralisme compréhensif. Pendant l’essentiel de la dernière décennie, le Ppe fut son protecteur indulgent et efficace, fermant un œil et parfois les deux face à la dérive autoritaire à Budapest.
Bref rappel : au début de l’année 2000, Viktor Orbán est, à 35 ans, le plus jeune Premier ministre d’Europe après une mutation réussie du Fidesz, un parti libéral en 1990, en un parti national-conservateur. L’Autriche expérimente alors une coalition inédite de la droite chrétienne (Övp) avec l’extrême droite de Jörg Haider (Fpö). Bruxelles, Paris (Chirac) et Berlin (Schroeder) mettent alors l’Autriche en quarantaine. Le premier opposant à faire une conférence de presse commune avec le chancelier autrichien est un certain Viktor Orbán. Un lien fort se crée alors avec la droite autrichienne, mais aussi la Csu bavaroise. Edmund Stoiber, le chef de la Csu, rejoint Schüssel et Orbán au sein d’un « axe » Budapest-Vienne-Munich. Cette alliance du Fidesz avec le Övp et la Csu/Cdu est à l’origine du bouclier protecteur dont Viktor Orbán bénéficia au sein du Ppe depuis son retour au pouvoir en 2010.
La droite austro-allemande n’était cependant pas seule en cause. La Commission Barroso fit également preuve de laxisme, alors que les entorses à la liberté des médias ou à la séparation des pouvoirs étaient flagrantes dès 2010-2011. Il est vrai que la commissaire européenne alors chargée de faire quelques remontrances polies à Orbán n’était autre que Neelie Kroes, qui n’était pas d’une rigueur absolue sur les questions de droit et de déontologie.1. Contraste saisissant avec son compatriote Timmermans, qui abandonna laxisme et précautions oratoires face à la Pologne et à la Hongrie au sein de la Commission sortante. Désormais confrontés à une procédure selon l’article 7, où le processus compte autant, voire plus, que l’improbable sanction, Orbán et Kaczyński ont bien insisté sur le fait que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a été élue de justesse grâce à leur soutien… Une façon de rappeler qu’elle leur serait redevable.
Recompositions
Ce n’est pas seulement l’attitude de la Commission qui a changé, mais aussi le contexte au sein de la droite européenne. Le soutien apporté à Orbán par le PiS polonais et le groupe de Visegrád est bien connu, surtout depuis la crise migratoire de 2015 et leur opposition commune à la politique d’accueil de Merkel et à la politique de répartition des migrants par quotas de la Commission Junker. Désormais, ce sont l’Italie et l’Autriche, les deux alliés privilégiés de la Hongrie avant-guerre, qui fournissent à Orbán de nouvelles options.
D’abord, le duo Orbán-Salvini lança à la fin août 2018 l’idée d’une alliance des souverainistes anti-migration, contre les libéraux progressistes ayant Macron à leur tête. Le résultat aux européennes ne fut pas concluant. Mais l’Autriche, à la charnière entre l’Est et l’Ouest, est en train de devenir un laboratoire politique de l’Europe. En phase avec Orbán et le groupe de Visegrád sur la question migratoire, elle garde ses distances avec leur euroscepticisme. Surtout, l’Autriche vient d’expérimenter, en moins de trois ans sous l’égide du chancelier Kurz à la tête du parti chrétien-démocrate, deux variantes de coalition qui brisent autant de tabous pour la droite du Ppe. D’abord l’alliance avec l’extrême droite, le Fpö de Strache (ébranlé l’an dernier par une vidéo exposant sa compromission avec un oligarque poutinien) ; puis celle du Övp avec les Verts, qui ont déjà la présidence de la République. À l’heure où la droite et la gauche « classiques » sont en déclin partout, cette expérience suggère des possibilités futures, à commencer par l’Allemagne.
Orbán avait misé, au-delà de son alliance avec Kaczyński et le PiS, sur Salvini et Kurz première mouture, allié à l’extrême droite. Son objectif était de fédérer la droite dure sans rejoindre le groupe des extrémistes identitaires, qui réunit Marine Le Pen, Geert Wilders, et Fratelli d’Italia. La connivence avec Kaczyński et le PiS fut réaffirmée début janvier à Varsovie, mais après le départ des conservateurs britanniques, ce n’était pas le moment pour Orbán d’aller rejoindre le groupe des « conservateurs réformateurs », orphelin de son créateur. Avec l’échec (provisoire ?) de Salvini, la menace de la recomposition avec la droite nationale-populiste envisagée par Orbán semble moins crédible, alors que le pivot éco-conservateur en Autriche offre une autre option. De quoi la politique de la peur sera-t-elle faite : de la peur des migrants ou de celle du climat ?
Dernier élément, l’ère de la protection dont Orbán jouissait au sein du Ppe s’épuise avec celle de Manfred Weber. Le nouveau président ex officio du Ppe, Donald Tusk, ancien Premier ministre polonais et président sortant du Conseil européen, est sur une tout autre ligne. Ami de Viktor Orbán de longue date, mais adversaire déterminé en Pologne du PiS, le parti national-conservateur de Jarosław Kaczyński, Tusk fit passer le principe avant les connivences personnelles dans un discours important dont voici la conclusion : « Que cela soit bien clair : si vous vous opposez à l’État de droit et à l’indépendance de la justice, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien ; si la liberté de la presse et les Ong vous déplaisent, si vous tolérez la xénophobie, l’homophobie, le nationalisme et l’antisémitisme, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien ; si vous placez l’État et la nation à l’opposé ou au-dessus de la liberté et de la dignité individuelles, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien ; si vous soutenez Poutine et attaquez l’Ukraine, si vous prenez le parti de l’agresseur et non celui de la victime, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien ; si vous souhaitez remplacer le modèle occidental de démocratie libérale par un modèle oriental de “démocratie autoritaire”, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien. »
La riposte de Viktor Orbán ne s’est pas fait attendre. Dans un « Mémorandum sur l’état du Ppe » adressé à sa direction à la mi-février 2020, le Fidesz reprend et accentue ses griefs antérieurs. Au lieu de s’attaquer de front au libéralisme de gauche, le Ppe serait devenu une « coalition centriste qui glisse de la droite chrétienne vers la gauche », ayant abandonné le combat contre le communisme et le marxisme.2 Surtout : « Nous avons abandonné le modèle familial fondé sur le mariage d’un homme et d’une femme pour succomber à l’idéologie du genre. Au lieu d’avoir une politique nataliste on compte sur la migration de masse comme solution à nos problèmes démographiques. » La conséquence, à en croire Orbán, serait que les différences entre partis de l’Est et de l’Ouest augmentent. Affirmation aussitôt contredite, pourtant, par le reproche adressé aux membres du Ppe d’avoir élu Donald Tusk, ancien Premier ministre polonais de la Plateforme civique, à la tête du parti en novembre 2019. Autrement dit, le problème n’est pas une différence entre partis de l’Est et de l’Ouest, mais bien un problème politique posé à la droite européenne sur son positionnement idéologique, ses alliances, ses « lignes rouges » à ne pas franchir. Alors qu’Orbán venait de participer au rassemblement de la droite dure des « nationalistes conservateurs » à Rome,3 la Cdu de Merkel récusait catégoriquement en Thuringe toute alliance avec l’extrême droite.
Longtemps perçu comme un pilier de la construction européenne sous influence franco-allemande, le Ppe découvre en Europe centrale, avec le Hongrois Viktor Orbán, l’Autrichien Kurz et le polonais Donald Tusk, de quoi renouveler ses débats et tester ses choix politiques.
La commissaire européenne était intraitable sur le sujet de la « concurrence libre et non faussée », mais moins disserte sur l’État de droit en Hongrie ou ailleurs. On a établi depuis lors qu’elle figurait, pendant son mandat à la Commission, au conseil d’administration de sociétés off shore enregistrées dans des îles exotiques
Allusion à la participation de J.-C. Junker à l’hommage à Karl Marx à Trèves en mai 2018. Passé quasi inaperçu à l’Ouest, il suscita de vives réactions dans les pays ex-communistes.
« National Conservatism Conference », Rome 3-4 février 2020 avec la participation de Viktor Orbán, de Ryszard Legutko, l’idéologue du PiS polonais et de Marion Maréchal. Matteo Salvini s’est décommandé pour éviter la concurrence avec Giorgia Meloni, présidente des (post)fascistes de Fratelli d’Italia…
Published 17 April 2020
Original in French
First published by Esprit 4/2020 (French version); Eurozine (English version)
Contributed by Esprit © Jacques Rupnik / Esprit / Eurozine
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