Nuits de novembre 2005. Géographie des violences

Table ronde

Esprit: Comment analysez-vous la succession de nuits d’émeutes depuis le 24 octobre ? Pourquoi y a-t-il eu cette propagation de la violence parmi les jeunes dans les banlieues ?

Hugues Lagrange: Il faut d’abord resituer les événements dans le contexte des vingt ou vingt-cinq dernières années, au cours desquelles des épisodes analogues se sont produits même s’ils n’ont jamais eu cette extension dans le temps ni dans l’espace. Les épisodes du début des années 1980 tout d’abord intervenaient avant la rupture avec la gauche municipale: on pouvait y percevoir une adresse aux politiques, notamment à travers ce qui se passait dans les quartiers de Lyon. Au début des années 1990, la situation est différente. La rupture avec la gauche municipale et les institutions se marquait nettement. Mais, dans ces deux épisodes, la géographie est la même et elle est très largement celle de l’immigration algérienne en France. Elle correspond aux zones industrielles dans lesquelles une grande partie de la population algérienne s’était installée. C’est autour de cette géographie que se créent d’abord les associations comme SOS Racisme puis qu’apparaît un certain désamour quand le manque de prise en compte politique du mouvement des banlieues devient patent. Ensuite, nous avons connu deux phases, qui ne correspondent pas à des événements aussi marqués que dans les phases évoquées précédemment. Une première phase va de 1993 à 1998, au cours de laquelle l’affrontement des jeunes avec la police se développe de manière très nette. La deuxième correspond aux années 1998 à 2002, au cours de laquelle la violence s’enfonce dans la délinquance: c’est le moment des nombreuses violences entre bandes, des violences envers les filles, l’incapacité à trouver une extériorisation politique de l’agressivité, fût-ce sous la forme de ce degré zéro de l’expression que représente l’affrontement avec la police.

Ce qui s’est passé dans les nuits de novembre marque un retournement: il n’y a pas de violence entre bandes, la police est constamment visée. Nous ne sommes pas dans un épisode de délinquance, même s’il y a eu des dérapages de violence envers des personnes, violences, il faut le dire, inacceptables. Mais, les pillages sont peu nombreux voire inexistants. Ce sont les forces de l’ordre qui sont visées et les institutions plus que les entreprises. Les jeunes ont certes pu brûler des gymnases ou des écoles dans lesquelles étaient scolarisés leurs petits frères, cependant il ne s’agit pas d’un épisode de délinquance qui prendrait un caractère plus accentué. Il s’agit bien d’un affrontement avec les forces de l’ordre recherché comme tel.

La géographie des événements actuels est aussi caractéristique: l’est lyonnais, les quartiers nord de Marseille, des zones où il y a eu ces dernières années des affrontements très durs (Essonne et Val-de-Marne), n’ont pas été très impliqués ou l’ont été tardivement comme Grigny, par exemple. Dans les Yvelines, Trappes ou Mantes ont été également peu impliquées, hormis l’incendie assez spectaculaire du dépôt de bus à Trappes. Les incidents qui y ont eu lieu sont restés isolés. Nous nous trouvons donc dans une autre géographie que celle des années 1980 et des années 1990. De plus la participation des jeunes issus de l’immigration subsaharienne est très importante, alors qu’elle était relativement faible auparavant, autre caractéristique de la nouvelle configuration.

Esprit: La police a parlé de rajeunissement des jeunes impliqués, s’agit-il d’un trait spécifique ?

HL: On a évoqué un âge moyen de seize ans, ce qui veut dire beaucoup de mineurs impliqués. J’ai le sentiment que l’on est face à de fortes fractures générationnelles ainsi qu’à une grande solitude: solitude des très jeunes. D’abord, les formes d’action ne pouvaient pas fédérer, elles auraient peut-être pu fédérer les 18-25 ans mais difficilement les parents. Mais, comme je l’ai constaté lors d’une réunion à Mantes, s’il y a une solidarité tacite de la génération 20-25 ans, par rapport aux très jeunes, il n’y a pas eu d’implication pour autant. Par ailleurs, beaucoup de mères considéraient que les violences étaient motivées, elles dénonçaient les situations de leurs enfants diplômés sans emploi, disant: à quoi sert le BEP coiffure si l’on n’obtient pas d’embauche ? Les personnes des autres catégories – pères de famille, responsables associatifs – que j’ai rencontrées étaient plutôt solidaires des jeunes émeutiers tout en restant à distance.

Esprit: La manière dont les actes de violence ont été commis a souvent surpris la police ou les CRS: la confrontation n’était pas le fait de groupes cherchant à faire masse mais plutôt de petites bandes. Pourquoi cette évolution ?

HL: Cela est assez corrélé à l’âge. Ces jeunes sont ceux qui font l’objet de contrôles d’identité plusieurs fois par jour, dont les contacts avec la police sont difficiles surtout depuis la montée en puissance, en tout cas en région parisienne, de la BAC et de modes d’intervention de la police qui ne relèvent, pour le moins, ni de la police de proximité ni de la police de prévention. Ils ont accumulé trois ou quatre années d’expérience avec ce genre d’escarmouches. On voit bien à la montée tout à fait caractéristique des jugements pour outrages et rébellions que le face-à-face avec la police se passe mal. Le type d’action par petits groupes s’explique aussi par cette observation de la solitude des très jeunes. Entre la BAC, une police d’intervention ou une police anti-émeute comme les CRS et ces jeunes, on ne trouve plus de médiation. La suppression des emplois jeunes et la restriction des contrats emploi solidarité (CES), qui ne sont pas compensés par l’ensemble des contrats jeunes en entreprise, ont provoqué non seulement la suppression d’emplois qui pouvaient profiter aux jeunes en manque d’intégration mais redoublent les problèmes en supprimant les métiers de médiation. Tout a convergé vers une réduction des médiations depuis les trois dernières années. Le défaut de médiation politique est d’ailleurs tout aussi spectaculaire. Les seuls qui n’aient pas été complètement absents sur le plan de la classe politique sont les maires. Ils ont joué un rôle positif, par-delà les étiquettes.

Les caractères locaux

Esprit: Qu’en est-il des solidarités intrafamiliales ? On n’a plus guère entendu parler de ces ” grands frères ” qui devaient servir de médiateurs.

HL: La situation est ambiguë: les grands frères n’ont pas retenu les plus jeunes mais ils ne se sont pas non plus solidarisés avec eux. On peut distinguer, en schématisant, deux types de grands frères: ceux qui ont un emploi associatif, qui font de l’animation et de la médiation, et les caïds. Ceux qui auraient pu avoir de l’autorité étaient plutôt les caïds, en dehors des responsables religieux. Mais, ils ne se sont pas impliqués, pas plus qu’ils n’ont freiné les mouvements. Les animateurs ont joué un rôle, mais ils ne sont pas en position d’être entendus aujourd’hui, par manque de crédibilité, ce qui est un autre aspect de la crise des banlieues. Quant aux caïds, il ne semble pas que l’on puisse dessiner à partir des émeutes la carte en creux des zones de deal. Il n’y a pas eu, par exemple, d’émeutes à Gennevilliers, qui est pourtant un lieu de deal important. À Nanterre également, elles ont été limitées. Aussi, il est difficile de croire à une sorte de couvre-feu opéré par le business. En Seine-Saint-Denis, les communes les plus touchées sont celles où le taux de chômage des 15-24 ans est très élevé. Ensuite, si l’on prend en compte les communes où il y a des zones franches urbaines qui ont été créatrices d’emplois, on remarque qu’il y a eu très peu d’émeutes, à l’exception notable de Clichy-sous-Bois.

Jacques Donzelot: On est passé des émeutes de l’espoir des années 1980, qui correspondaient à un moment où le jeune de la cité était au centre de la question sociale, aux émeutes du désespoir. Il y a eu un processus de dégradation des émeutes, qui sont passées d’une dimension antiraciste et à une affirmation du ” quartier “, comme l’a montré Christian Bachmann dans son remarquable ouvrage Autopsie d’une émeute, à des actions disparates de destruction. Depuis quelques années, les jeunes sont passés au second plan de la question sociale, tandis qu’étaient mis au premier plan les salariés du service public ou les salariés touchés par les délocalisations par exemple. Ces émeutes expriment un désespoir du fait que les jeunes des banlieues se sentent délaissés et sont traités comme de la ” racaille “. La formule est parfaitement significative de ceci, que les jeunes sentent qu’on ne s’occupe plus d’eux, qu’on les disqualifie et que leur futur paraît plus qu’aléatoire.

À propos de la géographie, je voudrais revenir sur Clichy-sous-Bois. Quand on se rend sur place, on comprend le sentiment de relégation: une fois entré, on ne sait plus comment en ressortir. C’est une ville, ou plutôt une non-ville, prise entre plusieurs communes, loin de tous les RER, où il faut prendre des bus dont les stations sont introuvables. Parce qu’on voit bien peu de gens les attendre! La population que l’on voit est composée d’inactifs, de jeunes des minorités ethniques et de vieux blancs et très pauvres. Marseille présente la situation inverse. On explique souvent l’absence d’émeutes à Marseille par la qualité de la vie associative. Celle-ci est pourtant beaucoup moins bonne qu’on ne le dit. Mais elle est très clientéliste, passant par la municipalité en transitant par les mairies de quartier. L’élément important est que les jeunes des quartiers nord peuvent aller dans le centre-ville, ils sont reliés par les transports en commun. Ils ont leurs endroits dans le centre-ville. Ils se sentent partie prenante de cette ville, ils se vivent et se disent ” marseillais “. La révolte exprime, d’abord, un refus d’être relégué socialement et par l’urbanisme.

Marie-Christine Jaillet: La dimension locale m’apparaît également importante pour comprendre pourquoi tel ou tel quartier a ou non connu cette fois un épisode de révolte. On peut se demander pourquoi le quartier du Mirail à Toulouse a été un de ceux qui ont fait parler de lui. En effet, il est un quartier plutôt bien relié à la ville par le métro. Les habitants et les jeunes peuvent donc aller en ville. Il faut donc rechercher d’autres éléments d’explication dans la situation locale, au-delà de la tentation du mimétisme. Par exemple rappeler que le Mirail avait été désigné comme un des quartiers ” à reprendre “. Depuis des mois, la présence de la police, dont les modalités d’intervention n’ont plus rien à voir avec celles de la police de proximité – disqualifiée à Toulouse par Nicolas Sarkozy –, s’est faite ” musclée “: entrée du quartier ” filtrée ” le soir au rond-point principal, multiplication des contrôles au ” faciès “… Ce discours et ces pratiques ont durci les rapports, contribué à faire monter l’exaspération des jeunes. Par ailleurs les associations, qui maillaient le quartier et qui assumaient une fonction de tiers ont vu leurs crédits fondre, meurent ” à bas bruit ” et ne sont plus en mesure d’assumer leur rôle. Il faut aussi rappeler que Toulouse est une ville qui a mis en scène sa réussite économique, notamment avec l’A 380. Mais les jeunes du Mirail continuent, eux, à faire l’expérience qu’ils ne sont pas partie prenante de cette réussite locale. Ils n’en sont que spectateurs. Il est sans doute plus douloureux de faire cette expérience dans une ville ” riche ” en expansion et qui le montre. Enfin, il y a sans doute une relation entre les émeutes et les transformations que subissent les quartiers dans le cadre des projets de rénovation: on démolit au Mirail. On touche au cadre de vie des habitants, sans que pour le moment ils voient ce qui va advenir de leur environnement et surtout sans qu’ils se soient sentis associés au projet, partie prenante. Ils ont plutôt une nouvelle fois subi.

HL: On peut en effet se demander s’il n’existe pas un lien entre l’action de l’Anru et les violences actuelles: certaines familles des quartiers, qui se savent en partance, auraient désinvesti les lieux, notamment dans la première couronne. Je crains que beaucoup de familles aient laissé faire les enfants en se disant qu’elles n’avaient pas d’avenir dans le quartier. Un réinvestissement des quartiers est nécessaire, mais suppose une visibilité. S’il y a des départs, il faut qu’on dise aux gens où ils peuvent aller et dans quelles conditions.

Philippe Estèbe: La notion de relégation me semble très juste. J’aimerais revenir sur la question des zones franches urbaines, précisément sur la Seine-Saint-Denis. La proximité des emplois ne semble pas être un passeport pour l’accessibilité desdits emplois aux habitants des cités. Dans les zones franches, les entreprises sont censées réserver le quart des postes pour leurs nouvelles embauches aux gens des cités. Il ne s’agit pas du quart des effectifs globaux mais seulement du quart des nouvelles embauches. Les effectifs, en termes de proportion, peuvent être atteints voire dépassés, mais en termes de quantité effective, ils sont souvent très faibles. Je ne mesure pas bien la capacité réelle des zones franches à donner le sentiment aux habitants des cités qu’ils participent au développement et à la prospérité de la ville. Je ne suis pas certain que la proximité à ces zones ait un effet d’embrayage. En dehors des seules zones franches, ce qui est certain est que la Plaine-Saint-Denis est devenue un pôle de croissance économique important, de niveau régional, avec la présence du Stade de France, des implantations de grands sièges sociaux. Or, plus l’emploi augmente en Plaine-Saint-Denis, plus le recrutement devient d’échelle régionale et plus la part des habitants issus du lieu diminue. C’est le cas aussi du Mirail, qui est proche des zones dynamiques de Toulouse sans que cela signifie une meilleure accessibilité aux emplois disponibles pour les personnes qui vivent sur les lieux.

Je voudrais souligner un autre point. Les émeutiers d’aujourd’hui n’ont pas les mêmes origines que ceux d’hier. Il s’est passé quelque chose entre-temps. La focalisation sur les espaces et non sur les gens fait que nous manquons de données permettant de savoir ce qui se passe entre deux émeutes. Or, dans des quartiers de Seine-Saint-Denis, on relève des taux de déménagements qui sont compris entre 4 et 7 % par an. Il y a donc un certain renouvellement de la population, même si d’autres ne bougent pas, volontairement ou involontairement. Une proportion de personnes reste mobile, car ces territoires ont encore une fonction de lieu transitoire de passage. Le changement de nature des émeutes souligné par Hugues Lagrange est peut-être le fruit d’une nouvelle vague d’immigration, qui ne serait pas la troisième ou la quatrième génération d’immigrés, enkystés dans du chômage hérité. Les quartiers ne doivent pas seulement être considérés comme des lieux ” stockant ” des populations mais aussi comme des espaces traversés par des flux.

M-CJ: Dans l’attitude des habitants des quartiers vis-à-vis des émeutes, il me semble qu’il y a une dimension nouvelle par rapport à des épisodes anciens. Ce qui apparaît comme insupportable aux jeunes dans les conditions de vie qui leur sont faites et dans l’absence de considération, l’est aussi pour l’ensemble des habitants. On ne peut pas dire pour autant que le quartier se soit retrouvé derrière ses jeunes, mais nombre d’habitants ont néanmoins dit qu’ils comprenaient pourquoi des jeunes en étaient arrivés là. Et certaines réactions locales sont d’une certaine manière venues confirmer la fracture entre les habitants des quartiers et le reste de la société locale, manifestant que celle-ci avait peur que les émeutes ne gagnent le centre-ville. Le quartier du Mirail n’a pas été accessible pendant plusieurs jours à partir de 18 heures car on a fermé le métro. Le symbole était clair: on a clos les portes de la ville aux gens du Mirail.

Au plan politique, on peut être surpris par le silence de la gauche dans toutes ses composantes mais aussi par celui de l’extrême gauche. Ces événements n’avaient pourtant rien de vraiment inattendu. C’est comme s’ils se trouvaient hors de leur grammaire et de leur lexique, tout comme d’ailleurs les quartiers et leurs habitants. L’exemple de Toulouse montre aussi que, si les générations, dans les quartiers, se suivent, l’expérience politique vécue par les aînés ne permet pas aux plus jeunes de trouver une forme d’expression plus politique que celle de l’implosion violente. Il n’y a pas transmission d’une mémoire de l’action. En 1998, après la mort d’un jeune et l’embrasement du quartier, il y avait eu un mouvement initié par un petit groupe de jeunes relayé par divers acteurs locaux qui avait débouché sur une grande marche jusqu’au c¦ur du centre-ville. Rien de tel cette fois. Par ailleurs, il est difficile de ne pas revenir sur l’expérience toulousaine des ” Motivé-e-s ” portée par une génération de jeunes français, ” issus de l’immigration “, se revendiquant français, fils et filles de la République et qui ont joué le jeu de l’expression publique et politique dans le cadre républicain. Au lieu de leur faire vraiment une place, ils ont été confinés dans un espace réduit ainsi que leurs revendications sur les discriminations. L’action politique classique s’est révélée moins efficace pour mobiliser la société française et ses élites sur la question des discriminations que l’actuelle poussée de violence. Localement en tout cas il n’y a pas eu transmission de l’expérience politique d’une génération à l’autre et les jeunes émeutiers d’aujourd’hui sont effectivement isolés, sans débouché politique ni associatif.

JD: L’attitude des habitants est faite, d’une part, de compréhension sans doute au regard des difficultés vécues par tous dans le quartier, du sentiment d’absence d’avenir pour beaucoup de ces jeunes, et aussi d’une réprobation pour soi, pour le quartier, le service, les équipements dont il dispose. La preuve en est qu’à partir d’un certain moment, des habitants se sont regroupés pour occuper durant la nuit les services du quartier… Qui aurait imaginé que des gens de ces quartiers puissent prendre en main la défense des outils de leur quartier ?

HL: Malgré la violence des événements, il y a eu très peu de dérapage et d’autodéfense. On a vu une mobilisation de la société civile, des animateurs des structures associatives ou des responsables des structures sportives ou des enseignants autour des écoles, qui n’avaient pas de visée d’autodéfense. Au total, la géographie n’est guère nouvelle: les noms des quartiers touchés sont connus depuis longtemps. Mais c’est une génération plus jeune qui fait l’expérience de l’impasse, sous une forme cette fois désespérée car elle est sans relais politique.

L’immobilité forcée

Esprit: Vous décrivez un double mouvement géographique. La propagation par rapport à un point initial, Clichy-sous-Bois, vers des quartiers qui appartiennent à une géographie connue et en même temps un enclavement des violences dans un périmètre urbain délimité. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de débordements vers les centres-villes ?

HL: C’est lié au jeune âge des émeutiers: ils n’ont pas les moyens de se déplacer, ils ne connaissent que leur quartier. Tactiquement, ils ont un avantage à rester sur des terrains connus. De même, on peut se demander pourquoi les locaux touchés étaient les écoles maternelles et, dans une moindre mesure, les écoles primaires, et pas les collèges où, on le sait, se fait pourtant le divorce entre ces jeunes et l’institution scolaire. La réponse dépend de la disposition spatiale: les écoles maternelles représentant le maillage scolaire le plus fin, ce sont les bâtiments les plus facilement abordables tactiquement. Les écoles primaires et les collèges sont plus loin. De ce point de vue, la volonté n’était pas de brûler les lieux de scolarisation des petits frères.

JD: Ils ont aussi vite compris que pour les médias l’unité de compte était la voiture brûlée, secondairement l’école. Ils avaient un symbole. En ce moment, en Irak, pour les États-Unis, l’unité de compte est le nombre de morts. Pour nos banlieues, c’est la voiture brûlée. C’est un avantage même si les journalistes américains ont rendu compte de nos émeutes de manière équivalente à une guerre, à leur guerre.

M-CJ: Non seulement les jeunes n’ont agi que dans des lieux qu’ils connaissent bien, ne sortant donc pas de la géographie du quartier, mais à l’échelle fine du quartier, il y a aussi des lieux qui sont investis de la fonction de scènes: c’est là que les événements se passent et pas ailleurs dans le quartier. Les émeutes y sont donc très circonscrites. Par exemple, dans le quartier Reynerie du Mirail, la rue de Kiev, et elle seule, est la scène où se déroulent les événements, sans réelle propagation dans le reste du quartier. C’est au 9bis de cette rue qu’habitait le jeune mort en 1998. C’est là qu’avaient déjà eu lieu les émeutes de 1998 et l’immeuble du 9 bis a été l’un des premiers à être démolis. S’il s’agit de nouvelles générations, il y a aussi une histoire du quartier, qui construit une mémoire collective des lieux, même si l’on en efface les murs.

PE: Le choix du terrain vise à minimiser les risques et à maximiser la visibilité. Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit de minimiser des deux côtés: minimiser le risque pour les jeunes révoltés mais aussi minimiser la confrontation avec risque de dérapage avec les forces de l’ordre. À Toulouse, en 1998, une émeute locale a duré une semaine après la mort d’un jeune. Le quartier était le lieu d’affrontement, mais les habitants du quartier concerné ont organisé une marche silencieuse pour pleurer le mort et dénoncer les violences policières. Elle s’est dirigée vers le centre-ville jusqu’à la mairie, la place du Capitole. On voit bien que les habitants des cités, et notamment les jeunes, déploient un usage différencié, et savant, de l’espace: l’usage du quartier comme lieu de combat et l’usage du centre de la ville sur le mode de l’espace public.

Esprit: Ces émeutes arrivent alors qu’une importante politique de rénovation urbaine est lancée. C’est le projet le plus important décidé pour les banlieues depuis longtemps, en tout cas celui qui mobilise des fonds importants. S’agit-il d’une coïncidence ?

JD: Mêm si l’ambition du ministre de la Ville a été d’engendrer un stress positif, on observe beaucoup de stress négatif à l’occasion de cette rénovation urbaine. Rassembler beaucoup d’argent sur ces opérations de rénovation urbaine était une très bonne idée. Qu’on commence à réduire les tours et les barres, très bien! Mais le problème, c’est que les gens n’ont été d’aucune manière associés à ce qui allait se passer. Ils étaient manipulés, au sens littéral du terme: le degré zéro de la participation. Aux États-Unis, l’absence de participation à la rénovation urbaine, dans les années 1950 et 1960, a été l’une des deux causes principales des émeutes sanglantes qui ont duré cinq ans, entre 1963 et 1968; l’autre cause étant le chômage. C’est après cela seulement que les Américains se sont mis à réfléchir sérieusement à la question de la relégation et ont opté pour les deux orientations qui leur ont donné une prise effective sur le problème sans toutefois le résoudre, mais la prétention de le résoudre par une pure opération urbanistique n’avait fait qu’aggraver le problème. Donc, la modestie n’est pas une mauvaise chose en la matière. Ces deux orientations étaient – et sont toujours – l’Affirmative Action (les quotas ethniques pour l’accès à l’emploi et à l’université) et le développement communautaire, en l’occurrence, une rénovation conçue comme au service de la recomposition sociale et morale des habitants des ghettos.

La rénovation urbaine, telle que conçue par Jean-Louis Borloo, visait à créer de la mixité dans les quartiers. Comment créer de la mixité sinon en chassant une partie des gens qui y habitent ? La densité est déjà excessive. Comment pourrait-on attirer des gens de l’extérieur ? On ne sait pas bien recréer de la mixité sociale là où elle a disparu. Il y a eu des expériences en Hollande qui étaient prudentes: la ” gentrification contrôlée ” dans les centres. Il s’agit de procéder à des réhabilitations, des destructions et des constructions d’immeubles résidentiels vers lesquels les candidats les mieux accueillis étaient des gens supposés capables d’établir des contacts facilement avec des minorités ethniques: des enseignants, des travailleurs sociaux, des policiers. Le résultat est apparemment décevant, malgré toutes ces précautions. On en espérait une amélioration de l’emploi et des résultats scolaires. Il n’y a rien eu de semblable. Tout juste une amélioration de l’ordre public, ce qui n’est pas négligeable mais correspond plus à un repli sur soi qu’à une mixité sociale active. Le problème est que lorsqu’on mélange de manière volontaire des populations, on juxtapose des codes sociaux dont l’apprentissage est difficile, surtout pour ceux qui ne maîtrisent qu’un seul code. Tout cela a été montré par l’école de Chicago en sociologie. Parler avec les autres suppose de maîtriser le code social qui est le leur, en plus du sien. Si l’on fait de la mixité pour nier l’identité des gens, on ne fait que provoquer un effet de repli sur soi.

On peut créer une certaine mixité, à condition de savoir distinguer ce que le sociologue américain Robert Putnam a appelé les liens faibles et les liens forts1. Les liens forts sont les liens de l’appartenance à la famille, à la communauté, les liens associés à la similitude. Ces liens sont très utiles pour les services immédiats: faire garder son enfant par exemple. Les liens faibles sont ceux que l’on trame occasionnellement avec des personnes d’autres milieux. Ces liens sont fragiles, car ils ne reposent pas sur l’identité. Ce sont eux qui sont les plus utiles pour accéder à l’emploi. L’idée qu’il faut favoriser les liens faibles pour favoriser le retour à l’emploi plutôt que de créer des zones franches, est une absolue certitude dans tous les pays occidentaux depuis une bonne vingtaine d’années, sauf en France. Tout passe par l’établissement de liens. Un lien faible est occasionnel, mais c’est un petit trésor. C’est un pont avec les autres composantes de la ville, celles qui sont les plus fortes, mais il faut être assez fort pour savoir s’en servir comme d’une opportunité. La force des liens faibles dépend finalement de la force des liens forts, c’est-à-dire de la disposition déjà d’une confiance en soi, d’une estime de soi que vous procure votre entourage immédiat quand il s’assume. En France, on ne connaît que ” le lien social “, c’est-à-dire le véhicule de l’autorité de l’État. Comme on refuse de jouer sur la relation enter liens forts et liens faibles, on se prive de la possibilité de jouer sur le rapport entre communauté et société de manière souple.

PE: Poser la question en termes de liens forts et de liens faibles est en effet beaucoup plus intéressante que de la poser en termes de mixité. Mais l’insistance sur les liens faibles pose un problème. Les liens faibles sont les plus productifs du point de vue de l’insertion et de l’itinéraire social. Mais, pour capitaliser des liens faibles, il faut d’abord avoir une capacité, un capital social qui autorise une diversité d’expériences sociales, ceci afin de pouvoir multiplier les occasions de rencontre. Or, si l’on considère ce problème, la politique de la ville a adressé des messages pour le moins contradictoires aux populations. D’un côté, les politiques ont énoncé une injonction forte à la mixité et, d’un autre côté, elles renvoient les habitants à une forme de sociabilité communautaire, au nom de la consolidation du ” lien social “. On finance des grands frères, des adultes relais comme si le seul modèle de relations qui était viable était le modèle familial. Ce qui est contre-productif par rapport à l’importance de l’acquisition de liens faibles.

Les lieux et les gens

JD: Ce qui caractérise la politique de la ville jusqu’à maintenant est effectivement de fournir des emplois subalternes aux cadres de la politique de la ville: notamment avec les adultes relais et les emplois jeunes. Mais, elle n’a jamais formé des community leaders, comme l’ont fait les Américains. On aide la population d’un quartier à créer des contacts avec l’extérieur en faisant émerger des responsables qui peuvent se faire reconnaître, qui servent de pont, au lieu que le rapport avec l’extérieur transite par la seule administration de l’État ou de la ville.

M-CJ: Il y a effectivement une oscillation permanente de la politique de la ville entre deux injonctions contradictoires. Elle renvoie souvent l’individu à l’appartenance, au quartier. Sans nier le fait que le quartier soit un lieu de ressources pour l’individu, cette injonction enferme tout particulièrement celles et ceux qui ne se sentent plus migrants mais avant tout français. De l’autre côté, la politique de la ville en appelle au retour de la mixité dans les quartiers. Si celle-ci suppose que d’autres strates sociales viennent habiter dans les quartiers, elle suppose aussi que des gens du quartier puissent habiter ailleurs dans la ville puisqu’on insiste sur l’idée de dédensifier les quartiers. Il y aurait trop de gens dans des situations de pauvreté, de précarité, issus de l’immigration et cette ” condensation ” dans un même lieu serait néfaste. Le raisonnement utilisé pour justifier la ” dispersion ” est que, dans l’ailleurs, les habitants des quartiers pourraient diversifier leurs expériences sociales et trouver de nouvelles opportunités. Pour cela encore faudrait-il produire du logement social bon marché ailleurs. Puisqu’on prétend casser les ghettos, il faut que les communes participent à l’accueil des populations des quartiers et fassent donc l’effort de produire 20 % de logements sociaux. Encore qu’il ne suffise pas qu’ils produisent des logements sociaux pour garantir qu’une partie d’entre eux accueilleront les habitants des quartiers. Si des maires acceptent désormais davantage de construire des logements sociaux, c’est parce qu’ils ont besoin de logements locatifs pour répondre à des besoins sociaux qui existent localement, la décohabitation des générations par exemple (le départ des jeunes de chez leurs parents). S’ils disposent d’une offre de logements sociaux, ils cherchent à en contrôler le peuplement. Quand un jeune ou un autre habitant d’un quartier voit démolir des logements sans vraiment être associé à ce qui se passe et qu’en plus, il entend qu’ailleurs on ne veut pas de lui (un maire d’une commune de la périphérie toulousaine a déclaré dans la presse locale ne pas vouloir de logements HLM pour n’avoir pas à accueillir chez lui les gens du Mirail), et que s’y ajoute au quotidien l’incapacité à franchir le ” mur de verre ” de la discrimination même quand il dispose des qualifications et diplômes requis, pour le moins cette accumulation d’expériences finit par produire du ressentiment. Au point où la société française est parvenue, n’y a-t-il pas d’autres priorités que la mixité ou d’autres urgences car la transformation physique des quartiers prendra du temps ? Il me semble pour ma part que la priorité est de travailler à décrisper la société de manière à ce qu’elle accepte vraiment de faire place aux gens des quartiers et pour ce faire de lutter contre les discriminations.

HL: Que faire ? Nous sommes face à un double écueil: les politiques de la mixité ont un intérêt évident si l’on réfléchit sur ” l’effet incubateur “. Toutes les études montrent très clairement que lorsqu’il y a une tête de classe dans une école, les moins bons élèves sont entraînés. Ce qui n’est d’ailleurs pas symétrique: le fait d’avoir des mauvais élèves dans une classe ne fait pas baisser le niveau pour autant. On constate en observant les réseaux de sociabilité des jeunes que ceux qui ont depuis longtemps dans leur réseau de bons élèves progressent. La mixité n’est pas l’invocation confuse d’une idée de solidarité, d’ouverture à l’autre. Elle n’est pas seulement une position humaniste, mais elle est surtout intéressante en termes de dynamisme scolaire. Le problème est de savoir comment favoriser une telle dynamique. On voit réciproquement qu’une politique qui vise les personnes, celles qui ont entamé une démarche pour s’en sortir, est extrêmement efficace. D’ailleurs, les émeutes récentes ont eu pour réponse politique les bourses au mérite, les internats scolaires: les avait-on obtenus auparavant sans ces mouvements ? Mais ces politiques qui misent sur la mobilité individuelle ont aussi un effet pervers. Quand une élite se forme dans le quartier, un jeune ménage par exemple qui se marie, qui a un niveau de diplôme et s’en va du quartier, cela fait un leader associatif de moins dans le quartier, une tête de classe en moins à l’école. Ceux qui s’en sortent concentrent dans le quartier, par évaporation par le haut, les difficultés. Pour construire des liens faibles, utiles dans l’accès à l’emploi, il faut d’abord accéder à un degré d’autonomie qui manque aux adolescents des quartiers. Les collectifs émancipateurs, qui étaient créateurs d’autonomie, font défaut. Entendons par là des structures associatives, celles qui jouent ce rôle aujourd’hui ont souvent un caractère identitaire ou communautaire. Sans la combinaison de l’action sur les parcours et de la mixité ou de l’effet d’entraînement, soit on fait fuir par le haut et on appauvrit les cités; soit on fait des politiques territoriales qui ne rencontrent pas de volonté et qui se diluent.

Esprit: On passe d’une réflexion où on investit sur les lieux, le bâti, à une réflexion qui porte davantage sur les gens. Que signifie investir dans les gens ?

JD: Cela veut dire investir dans les gens à l’occasion de l’investissement sur les lieux. Tout dépend ce que l’on vise. Est-ce que, en investissant dans les lieux, on veut disperser les gens afin qu’ils ne constituent pas une force d’inertie ou d’agressivité ? Ou bien est-ce que l’on investit dans les lieux de manière à permettre aux gens qui y vivent de constituer une force à cette occasion, d’apprendre à devenir fort individuellement et collectivement ? Cette opération a pu être vécue par un certain nombre de chefs de projet dans les années 1980 et au début des années 1990 en France, mais la méthode s’en est perdue avant d’être reconnue. C’est une question de savoir-faire. On n’a pas établi ces savoir-faire. On ne sait pas faire participer les gens. Ou bien, on se fatigue vainement, ou bien on fait des consultations fictives. On réunit les leaders d’associations qu’on finance, on se fait photographier avec eux et on dit que le projet de rénovation a été élaboré avec les habitants, comme ce fut le cas à Montpellier par exemple, où les habitants se révoltent pas mal contre cette fiction. Les travailleurs sociaux ne savent faire, eux, que de la relation individuelle. Il faut montrer aux gens qu’ils peuvent démocratiquement acquérir du pouvoir dans leur ville et dans leur vie.

La mixité change de sens pour les gens dès lors qu’ils ont une prise sur le processus et peuvent accueillir les nouveaux venus. Dans le cadre d’une mixité imposée, on ne peut pas accueillir les gens car on vous impose des gens.

M-CJ: La politique de la ville cherchait à associer les deux dimensions: action sur les lieux et actions au bénéfice des personnes. Les projets de rénovation urbaine de ce point de vue représentent une rupture dans la mesure où ils se focalisent uniquement sur les lieux, même si les attendus de la loi Borloo affirmaient la nécessité d’intervenir sur les deux registres. Si l’on observe effectivement dans les quartiers une concentration des difficultés par évaporation de ceux qui s’en sortent et si cet environnement qui ne cesse de se paupériser depuis des décennies peut contribuer à tirer les habitants des quartiers vers le bas, l’on observe également que remettre en mouvement des habitants du quartier en leur permettant d’avoir une mobilité, ce n’est pas simplement travailler à vider le quartier de ses ” élites “, c’est aussi donner à voir une dynamique possible pour celles et ceux qui y sont scotchés. En particulier tant que celles et ceux qui ont fait l’effort de se former et de se qualifier resteront dans les quartiers parce que leurs CV sont rejetés, il sera bien difficile de rendre crédible l’effort scolaire et la promesse de s’en sortir qu’il contient. Remettre en mouvement les gens des quartiers, ce n’est pas simplement les déplacer ailleurs.

Quelle politique des territoires ?

Esprit: Que peuvent faire les pouvoirs publics ? Le manque de logements sociaux dans de nombreuses communes, le manque de solidarité entre communes ne sont-ils pas aussi des facteurs d’explication des difficultés persistantes de ces quartiers ?

PE: La principale tentative de reconfiguration des territoires, sur laquelle nous n’avons malheureusement qu’un recul de trois ou quatre ans, est l’intercommunalité. Que peut-on en dire ? Dans l’exposé des motifs de la loi Chevènement, l’intercommunalité était bien présentée comme une manière de lutter contre ce qui est appelé l'” apartheid social “. Mais une confusion s’est produite entre ” communes riches ” et ” communes de riches “: la loi Chevènement visait la lutte contre l'” apartheid social ” en se donnant comme instrument la mutualisation de la taxe professionnelle, un impôt considéré comme spatialement injuste. Or, si cet impôt est en effet spatialement injuste, il est beaucoup moins injuste socialement: les communes ” de pauvres ” sont plutôt plus riches que les communes ” de riches “. Les premières en effet accueillent plus d’entreprises que les secondes, qui sont plus exclusivement résidentielles. Il faut cependant noter que la croissance de la taxe professionnelle est aujourd’hui plus forte dans les communes résidentielles, du fait de l’évolution de l’activité économique. Mais, dans l’ensemble, la taxe professionnelle est un impôt plutôt socialement juste. La loi Chevènement, en province, a bien fonctionné dans la mesure où elle a permis le rapprochement de communes hétérogènes, à la fois socialement et fiscalement. Cependant, le type de solidarité fiscale qui s’établit entre ces communes est régressif, dans le sens où l’argent circule bien des communes riches vers les communes pauvres, mais ce qui signifie souvent qu’il circule aussi des ménages pauvres vers les ménages riches. On voit donc souvent des villes centres disposant de taxes professionnelles qui cumulent les logements sociaux et les populations pauvres financer les services à la personne dans les petites communes résidentielles des classes moyennes. L’Île-de-France présente un cas spécifique car le découpage intercommunal pertinent ne s’impose pas de lui-même dans un tissu urbain continu. Les élus ont pu se tailler des regroupements d’aubaine, si bien que l’Île-de-France s’est couverte de clubs, si l’on peut appeler ainsi ces intercommunalités homogames. La constitution de ces intercommunalités de communes très semblables a des effets régressifs du point de vue de la redistribution fiscale régionale. Une des seules intercommunalités qui joue un rôle positif en Île-de-France, à mon avis, est celle de la Plaine, commune constituée autour de Saint-Denis. Mais pour le reste de la région, on ne voit pas de dynamique de solidarités se mettre en place, au moins pour le moment du point de vue fiscal. Il faut donc aujourd’hui s’interroger sur le type de solidarité produite par les intercommunalités. Peut-être existera-t-il des effets plus positifs pour la construction ou la répartition des logements sociaux.

M-CJ: Mais cette réticence des élus à jouer le jeu de la solidarité entre communes, à accueillir du logement social, reflète l’inquiétude de leur électorat et en particulier de classes moyennes tentées par l’entre-soi résidentiel pour se protéger. L’année dernière, l’association Habitat et humanisme a fait réaliser une enquête sur le logement social. Il s’agissait de poser une question en deux temps. Tout d’abord on demandait aux interviewés s’ils étaient favorables à la construction de logements sociaux. Ils répondaient ” oui ” à une écrasante majorité. On leur demandait ensuite s’ils étaient favorables à ce qu’on construise des logements sociaux dans leur quartier, la proportion des réponses positives s’effondrait. En d’autres termes, le citoyen ” universel ” dit ” oui ” mais l’habitant dit ” non “. Cela exprime bien l’inquiétude des classes moyennes qui se sentent elles-mêmes fragilisées. Ce qu’ont montré ces émeutes et plus largement ce qu’illustrent les quartiers, c’est la coupure entre les classes moyennes et les habitants des quartiers. Une partie du gouvernement actuel, celle qui a joué avant tout sur le registre de la fermeté, a certainement misé sur cette coupure. On voit mal comment peut se reconstruire une alliance politique forte entre classes populaires et classes moyennes ? Et surtout, à partir de quels partis ou mouvements politiques ? Le discours sécuritaire, lui, peut facilement prospérer sur le refus de renouer des relations, tant une partie des classes moyennes est elle-même déstabilisée par les transformations de l’économie et incertaine au sujet de son propre destin.

HL: Mais comment étions-nous parvenus à nouer une alliance entre classes populaires et classes moyennes au sortir de la Deuxième Guerre mondiale ? D’une certaine manière, les classes moyennes ont consenti un effort qui était important en termes fiscaux, redistributifs mais aussi en termes d’engagement personnel. On peut se demander si les violences que nous avons connues ces dernières semaines ne sont pas l’expression nouvelle ou la tentative nouvelle de créer un rapport de force qui contraigne les classes moyennes à renouer avec la solidarité. Le rapport de force, en raison de l’exclusion d’une partie de la population du monde du travail, ne s’exprime plus à l’usine, dans l’entreprise, à travers l’action syndicale. Il est probable qu’il se déplace sur les territoires pour ce qui s’apparente non plus à une lutte des classes mais à une lutte des places. C’est pourquoi la question de la répartition des logements sociaux est cruciale. Les amendes actuelles prévues pour les communes qui ne remplissent pas leurs obligations de 20 % des logements sociaux sont dérisoires. Pourquoi ne pas imaginer un système qui permet des transferts beaucoup plus significatifs ? Les communes, par exemple, qui n’ont que 5 % de logements sociaux pourraient payer des droits pour ne pas avoir rempli leurs obligations, indexés sur le prix du foncier dans la commune. À la longue, ce serait incitatif à se mettre en règle. Certaines communes pourraient continuer néanmoins à payer, mais cher, pour maintenir les pauvres à l’écart. Ce type de régulation me semblerait utile.

PE: Il faut en effet des mécanismes de type assurantiel pour donner à l’action sur les territoires la même force et la même visibilité que celle que l’action syndicale a pu donner à la question du travail. D’après les économistes, la difficulté est de trouver la bonne échelle des territoires entre lesquels les transferts s’opèrent. La dernière proposition ne peut fonctionner qu’à l’échelle de la région, pour que le périmètre de prélèvement soit suffisant et pour que le coût d’évasion soit le plus élevé possible.

JD: Il y a un élément nouveau par rapport à la situation des années 1950 et 1960, où les classes moyennes avaient pu établir une alliance. C’est que la ligne de séparation ne passe plus entre une classe populaire majoritaire et une classe moyenne minoritaire et ascendante. Elle passe entre une classe moyenne menacée, ayant perdu sa perspective ascensionnelle au plan collectif comme au plan individuel et une classe ” populaire ” où dominent les ” minorités visibles “. Autant l’alliance en question pouvait paraître gagnante pour les deux parties dans la société industrielle parce que les ouvriers offraient la force du collectif et les classes moyennes, la récompense pour l’effort individuel, autant les classes moyennes actuelles émettent un signal collectif de peur, de lutte défensive qui se traduit individuellement par un refus de cohabiter à proximité de plus pauvre que soi et, surtout, plus coloré. Les classes moyennes supérieures ont moins peur du monde, de la mondialisation, moins peur d’une immigration qui ne les menace pas. Tout cela s’est vu avec le vote sur l’Europe! Quant aux contraintes sur les communes pour le logement social de la loi SRU, il est plus que douteux qu’elles conduisent à déconcentrer la pauvreté. Un maire, qui construit du logement social dans une commune où il n’y en a que très peu, fait attention à la destination de ces logements. Il ne va pas recueillir les pauvres des autres mais se découvrir des nécessiteux dans sa propre commune (personnel communal, petits fonctionnaires, etc.).

Propos recueillis le 16 novembre 2005 par Nathalie Lempereur et Marc-Olivier Padis

Robert Putnam, Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, New York: Simon & Schuster 2000.

Published 1 February 2006
Original in French
First published by Esprit 12/2005

Contributed by Esprit © Jacques Donzelot, Philippe Estèbe, Marie-Christine Jaillet, Hugues Lagrange / Esprit / Eurozine

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