Mobilisations en réseaux, activisme numérique

Les nouvelles attentes participatives

Le 11 mars 2013, le Parlement hongrois a adopté des modifications substantielles de la Constitution, qui limitent les pouvoirs de la Cour suprême et les libertés civiles.

Hongrie, Islande, Italie: quand la démocratie se transforme

Ce processus de révision constitutionnelle a été défendu par le parti national populiste Fidesz, majoritaire au Parlement. Parmi les vingt-deux modifications d’articles, les plus frappantes sont celles qui rendent légales les limitations de la liberté d’expression, qui criminalisent les sans-logis, qui imposent aux citoyens hongrois diplômés des universités publiques de ne pas quitter le pays pendant dix ans, et qui subvertissent les principes constitutifs de la démocratie libérale tels que la séparation des pouvoirs et le contrôle constitutionnel : l’un des articles modifiés retire à la Cour suprême la possibilité de se prononcer sur le contenu de la loi fondamentale – donc sur les modifications qui y ont été apportées – et annule ses précédents arrêts sur ce sujet. Aux inquiétudes manifestées par les représentants de l’Union européenne, Viktor Orbán, chef de la majorité et architecte de cette réforme constitutionnelle, a répondu par cette phrase, prononcée lors de l’ouverture de la séance parlementaire où a été votée la nouvelle constitution : “La principale préoccupation des gens, ce sont leurs factures, pas la Constitution.”

Source: Shutterstock

Quelques mois auparavant, le 20 octobre 2012, en Islande, les citoyens ont approuvé leur nouvelle constitution par un référendum, aboutissement d’un processus radicalement démocratique, sans pilotage de la part d’une majorité parlementaire. En 2009, un an après l’éclatement de la crise financière qui a mis l’économie islandaise à genoux, des associations issues de la société civile ont constitué une assemblée de 1 500 personnes (en majorité tirées au sort) qui s’est réunie pour débattre puis suggérer des éléments de réforme constitutionnelle. L’année suivante, une assemblée constituante a été élue au suffrage universel, dont les candidats n’étaient ni parlementaires ni membres d’un parti. Les vingt-cinq élus, des citoyens ordinaires et non des professionnels de la politique, ont approuvé la nouvelle constitution après une discussion directe avec l’ensemble des citoyens via Facebook et Twitter.

Deux histoires qui se déroulent simultanément sur le continent européen, dans le contexte d’une crise économique et financière d’une ampleur inégalée depuis que la démocratie a redessiné l’Europe, après la Seconde Guerre mondiale. Deux histoires qui témoignent de la schizophrénie dans laquelle le système démocratique est pris aujourd’hui. Les démocraties contemporaines sont en effet au coeur d’un surprenant paradoxe : en tant que système politique, la démocratie jouit d’un soutien hégémonique, et apparaît comme universellement attractive (la réforme hongroise a été proclamée au nom de la défense de la “démocratie hongroise”). Elle se trouve en quelque sorte dans une situation de solitude planétaire. Pourtant, ses modes de fonctionnement sont remis en question, et font face à une crise de légitimité. Les citoyens islandais, comme les Hongrois, ont expliqué leur volonté de revoir la constitution de leur pays par leur insatisfaction vis-à-vis du fonctionnement des institutions, des modes d’action des politiques, et des décisions qu’ils prenaient. Cela s’est traduit par des accusations (souvent avérées) de corruption, d’inefficacité, de gaspillage des ressources publiques, d’incapacité à décider, et surtout par la dénonciation du manque délibéré d’attention accordé par le personnel politique à ceux qui lui ont donné le pouvoir, les citoyens électeurs ; signes manifestes d’un déclin de légitimité du système politique démocratique, malgré la bonne réputation de la démocratie en tant que telle. Les trajectoires opposées de la Hongrie et de l’Islande illustrent l’impossibilité de prévoir le résultat des transformations politiques dont les démocraties sont capables.

Même lorsque les normes démocratiques ne sont pas directement altérées, la démocratie se métamorphose. C’est ce que l’on constate à travers l’exemple italien. Beppe Grillo, déjà connu du grand public en tant que comique, d’abord à la télévision puis, après avoir quitté le petit écran, dans les théâtres et sur les places publiques au cours des années 1990, a lancé un mouvement fondé sur la dénonciation satirique de la corruption politique que l’opération Mains propres (mani pulite) a révélée à l’opinion publique italienne. À partir de 2005, de chansonnier, il est devenu agitateur politique en créant son blog, beppegrillo.it, conçu et géré par l’agence de communication de Gianroberto Casaleggio, une compagnie à la pointe du développement de la communication et du marketing numériques.1 Grillo a donc associé à la place physique la place électronique, inaugurant ainsi une intégration des places dans laquelle deux formes de présence directe – celle des corps et celle des opinions – sont magistralement réunies. Cependant, Grillo n’a pas voulu se cantonner à la protestation et à l’expression d’opinions. Il a fait de son expérience innovante dans le domaine de la politique et du discours public quelque chose d’original et de neuf. En quelques années, son blog est devenu un lieu de débats, d’information, de communication, de propagande et de mobilisation. On y parle de politique locale et nationale, d’information, de critique du capitalisme et du consumérisme global et des atteintes à l’environnement et à la nature, depuis la spéculation industrielle jusqu’à l’industrie des brevets pharmaceutiques, etc. Le blog de Grillo est particulièrement attentif aux thématiques défendues par le parti des Verts, dans un pays, l’Italie, qui n’a jamais réussi à avoir un parti écologique en mesure d’influencer les décisions politiques au niveau national, comme cela existe dans les pays de l’Europe protestante. Il est donc devenu un remarquable lieu d’expérimentation, associant critique écologique et critique politique en mettant les questions environnementales au coeur du procès en légitimité fait aux démocraties des sociétés capitalistes, en particulier en Italie et en Europe.2

Peu de temps après sa fondation, le mouvement d’opinion de Grillo a réussi à se transformer en mouvement politique, sans perdre son identité originelle, non partisane et, de plus en plus, antipartisane. Sous le nom de Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 stelle ou M5S), le groupe de Grillo a ainsi commencé par accéder aux conseils municipaux, jusqu’à remporter l’élection municipale de l’une des villes industrielles les plus riches du nord de l’Italie, Parme. Il est enfin entré au Parlement, en remportant plus de 25% des voix lors des élections législatives des 24 et 25 février 2013. Bien qu’il n’ait pas opéré de révision constitutionnelle, le M5S a néanmoins imposé des transformations importantes dans la pratique politique organisée et gérée par les partis, en introduisant une dimension directe dans la démocratie représentative, donnant ainsi naissance à ce que j’appellerai, de manière oxymorique, la démocratie représentative en direct. Certains chercheurs proposent d’inclure ce type de mouvement dans le phénomène populiste,3 d’autres en revanche considèrent que, même s’il partage certains thèmes propres au populisme de droite (par exemple le discours antiimmigration et la critique radicale de l’Europe), il n’en reste pas moins un objet politique d’un genre nouveau, qui se caractérise non pas par l’appel au peuple mais par l’horizontalité de la communication entre citoyens.4 Là où la télévision avait facilité la formation d’un mouvement plébiscitaire autour de Silvio Berlusconi, l’internet facilite l’émergence de formes de démocratie participative directe entre des citoyens qui ne sont pas unis par des schémas partisans classiques, et n’ont ni structures hiérarchiques ni sièges de pouvoir.

Face à la crise de légitimité, la transparence est-elle la solution?

Ce troisième exemple de transformation de la démocratie en action vient s’ajouter aux deux autres, l’exemple hongrois et l’exemple islandais, et leur ressemble par la radicalité de l’expérimentation qu’il porte, une radicalité dont les effets sont encore en cours, et n’aboutiront sans doute pas avant longtemps. Ces transformations profondes se produisent dans le contexte (et sont les conséquences) d’une série de crises économiques et politiques qui, depuis au moins trente ans (depuis la victoire des politiques néolibérales de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États- Unis), usent les sociétés marchandes et attaquent leurs fondements mêmes, comme l’autonomie des banques centrales, non seulement vis-à-vis des gouvernements, mais aussi et surtout des agences privées de crédit, d’investissement financier et de notation. Ces crises ne sont pas seulement d’ordre économique et social, elles mettent en jeu la crédibilité et l’efficacité des institutions et des procédures de décisions démocratiques.

Un aspect surprenant et insuffisamment souligné de cette crise est qu’elle touche les démocraties établies, mûres, et non les démocraties naissantes. Si l’on compare l’histoire récente des pays d’Amérique du Sud à celle des nations atlantiques, on voit bien que, contrairement à ce qui a pu être le cas par le passé, ce sont les premiers qui se portent bien, et donnent même parfois des leçons aux secondes en matière de nouvelles formes de participation. Comme si la longue histoire de la démocratie représentative avait eu pour effet d’en faire ressortir les défauts, et d’ôter aux citoyens la possibilité de les corriger de l’intérieur. C’est ainsi que Beppe Grillo a proposé comme objectif radical de libérer le Parlement des partis et de réorienter la politique, des idéologies vers les problèmes à résoudre, des “opinions partisanes” aux “choses” elles-mêmes. Dario Fo, Gianroberto Casaleggio, Beppe Grillo, Il grillo canta sempre al tramonto. Dialogo sull'Italia e il Movimento 5 stelle, Milan, Chiarelettere, 2013, p. 79-99.

Faut-il s’étonner de la crise de légitimité des démocraties occidentales? La question est loin d’être rhétorique, car il peut sembler vain, ou erroné, de parler de crise à propos de la démocratie, qui ne cesse de générer et de résoudre des crises, et dont la longue histoire démontre la capacité à s’approprier des transformations et à mettre en oeuvre de nouvelles procédures et de nouvelles institutions pour répondre aux défis que la pratique démocratique elle-même fait naître. Pourtant, les changements qui agitent nos pays sont profonds et, comme on l’a vu avec les trois exemples précédents, il est impossible de dire sur quoi ils déboucheront, ni de dessiner les contours des transformations qu’ils portent. Dire que la démocratie est habituée aux crises, qu’elle est même un “gouvernement de la crise”, ne suffit pas à rendre compte de la nature ni des risques de la métamorphose à laquelle nous assistons. Ce qui est sûr, c’est que pour la première fois depuis leur renaissance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les systèmes démocratiques des pays occidentaux – surtout européens – traversent une période de contestation et de redéfinition exceptionnelle, non seulement par l’intensité des défis qu’elle soulève, mais aussi par la rapidité avec laquelle ces défis émergent, du fait des nouveaux modes de communication. Les mutations actuelles sont révolutionnaires, et nous ignorons encore à quoi ressemblera le système démocratique, s’il sera même reconnaissable une fois ces mutations stabilisées. Il est néanmoins possible d’analyser les processus en cours pour essayer de comprendre dans quelle direction ils nous emmènent.

Tout d’abord, la démocratie change à travers l’avènement d’une démocratie de l’internet, qui fait renaître, en le transformant, le mythe du gouvernement autonome et direct (vieille promesse démocratique) ; ce qui fait aussi courir le risque de l’émergence de formes politiques identitaires, démagogiques ou populistes, de manières d’agir qui excluent et discriminent, et jettent les bases d’une véritable tyrannie de la majorité, comme on le voit en Hongrie. L’appel à la démocratie directe n’est cependant pas un retour au forum antique, ni une renaissance des formes de démocratie d’assemblée caractéristiques des mouvements de contestation ouvriers et étudiants des années 1960 et 1970, dont les revendications portaient justement sur la participation directe aux décisions politiques. Ces mouvements, nés de la gauche des partis de gouvernement de gauche, ont d’ailleurs refusé, pendant des années, de participer au jeu électoral.Marco Revelli, 1968. La grande contestazione, Rome-Bari, Laterza, 2008. La mouvance participative qui émerge aujourd’hui en Italie (mais aussi ailleurs), en revanche, ne refuse pas les formes indirectes de participation telles que la représentation parlementaire et le suffrage ; elle les transforme, les adapte, les renverse même parfois, d’abord parce qu’elle se débarrasse – ou voudrait se débarrasser – des corps intermédiaires qui traditionnellement les mettent en oeuvre, c’est-à-dire les partis politiques. La démocratie représentative en direct se veut une démocratie élective sans les partis politiques, qui se réalise à travers des mouvements en ligne, ceux-ci opérant la jonction entre les institutions et l’extérieur, sans qu’il y ait aucune garantie sur les formes que prend cette jonction. Il n’y a pas d’assurance, pour les citoyens, que ce lien sera mis en place selon des règles qui leur garantissent un pouvoir de contrôle qui puisse limiter le rôle des animateurs du réseau ou, comme c’est le cas pour le M5S, des propriétaires privés du blog.

En même temps que le mythe de la participation contre les partis politiques, on voit également renaître l’intérêt pour une très vieille institution longtemps oubliée, le tirage au sort, la forme la plus caractéristique de sélection du personnel politique, associée dès l’Antiquité à la démocratie et qui, après avoir joué un rôle important dans les républiques italiennes de la période humaniste, avait disparu de la pratique politique (mais non de la pratique judiciaire), laissant la place à la sélection par l’élection.Yves Sintomer, Petite histoire de l'expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d'Athènes à nos jours, Paris, La Découverte, 2011. Aujourd’hui, avec la crise des partis politiques et l’usage massif de l’internet, le tirage au sort semble à nouveau envisageable, et utile, tout comme d’autres formes de consultation : les assemblées délibératives, les budgets participatifs, les diverses expressions tribuniciennes de l’opinion populaire, en bref, les modalités les plus variées de coopération entre démocratie délibérative, élection et tirage au sort. L’expérience islandaise, au cours de laquelle toutes ces options ont été convoquées dans le processus de révision constitutionnelle, sera sans doute un modèle pour d’autres pays. Mais ce n’est pas tout.

La “citoyenneté” comme participation et la vision de l'”intérêt général” se transforment en même temps que se développent les formats participatifs et que se compliquent les procédures de sélection et de décision. Ces notions ne sont plus simplement comprises comme des normes, dans le cadre d’institutions, ce sont des caractéristiques de la démocratie de contrôle par l’opinion, ce regard indéfini qui ne se compose pas d’acteurs individuels et revendique, non pas une plus grande participation aux affaires du pays, mais une transparence absolue des pratiques et des dirigeants politiques. Les citoyens de la “démocratie du public” exigent de pouvoir assister au spectacle politique comme un “peuple-public”, et lorsqu’ils participent, ils le font en réagissant aux informations ou aux rumeurs mises en circulation par les médias de masse ou l’internet. L’exigence de transparence est révélatrice de l’ambiguïté du mythe du “vouloir tout voir et tout savoir”. L’objectif que l’on veut atteindre par la transparence est loin d’être clair, car l’industrie de la transparence (les métiers de la communication et des médias) a justement pour but de mettre en circulation des informations ou des images qui provoquent des réactions émotionnelles données : l’admiration, l’envie, le dégoût, l’indignation, la colère… Produire ces effets est la fonction des médias de masse comme de l’internet, et le risque est donc de reproduire de l’opacité au nom de la transparence et de l’omniscience. Comme l’a bien démontré la vidéocratie de Silvio Berlusconi, rendre visible la vie du leader, en faire un show permanent en direct peut générer de l’opacité, malgré une apparence de publicité totale.Giovanni Sartori, Homo Videns : televisione e post-pensiero, Rome-Bari, Laterza, 1997.

De plus, la transparence transforme la pratique politique et la nature des relations politiques, car elle peut faire obstacle à la médiation entre positions divergentes et au compromis, ces stratégies de préparation à la décision dont la politique se nourrit, en particulier dans les gouvernements représentatifs. Ceux qui fréquentent le blog de Grillo, comme les représentants élus du M5S, sont hostiles à la synthèse et au compromis, souvent assimilés au double discours et à la malhonnêteté, et leur opposent la volonté du peuple directement exprimée dans les blogs et les réunions participatives (meetup). D’ailleurs, en Italie, on a bien vu que la pratique de la transparence et des consultations directes a gravement compromis la possibilité de nouer des accords et de former une majorité au cours des négociations pour la formation d’un gouvernement à la suite des élections de février 2013. La pratique du streaming (retransmission en direct sur le web des réunions) dans le cadre des consultations menées par les parlementaires du Mouvement 5 étoiles avait du reste plutôt pour but de renforcer la loyauté des membres du mouvement que de prendre des décisions.

Enfin, le public de l’audience télévisuelle comme de l’internet transforme en profondeur la figure du citoyen, traditionnellement associée, à travers le suffrage, à la responsabilité individuelle et qui exprime sa volonté à travers un vote personnel protégé par le secret. Car dans la démocratie numérique, il est difficile de dire qui ouvre le dialogue, et dans quelle mesure les opinions exprimées sont le fruit de discussions raisonnées, difficile aussi de vérifier la source de l’information. L’internet crée une circulation d’opinions qui ne peut être attribuée à un responsable initial. La démocratie du web génère de la déresponsabilisation, ce qui va à l’encontre de l’idée classique de participation démocratique, où le citoyen est au coeur de la responsabilité dans la prise de décisions (l’anonymat du vote vise justement à faire de celui-ci un choix personnel). Ces transformations dans la forme comme dans le sens de la participation et de la responsabilité citoyennes sont des signes supplémentaires du changement radical qui s’opère dans la manière de comprendre l’intérêt général et la liberté politique des gouvernés vis-à-vis du pouvoir des gouvernants.

Les partis au coeur de la tourmente

Dans ce mouvement vers le changement, l’institution qui se trouve en première ligne est la représentation politique, que le mandat électif associe directement à la responsabilité individuelle de l’élu et à celle du vote de l’électeur. La démocratie représentative se transforme également du fait de la contestation – voire de la négation – des médiateurs que sont les partis politiques, qui l’ont jusqu’ici rendue possible à travers l’articulation d’intérêts divergents, la promotion du pluralisme, la séparation entre intérêts des groupes
sociaux et institutions politiques, l’intégration du mandat représentatif légal et du mandat politique (donc le contrôle des représentants par le biais du parti5). Les partis ont permis à la société civile de prendre part aux décisions politiques sans en être directement protagoniste, sans lui permettre de plier ces décisions à ses propres intérêts.6

Ils ont également joué un rôle dans le développement de la capacité politique à gouverner, en formant des citoyens ordinaires à la participation raisonnée et à la gestion des institutions, empêchant ainsi la fragmentation de la souveraineté politique en guildes et corporatismes divers. De cette manière, ils ont protégé les institutions et la loi des groupes d’intérêts et des inégalités de pouvoir qui sont constitutives de la société civile, sans pour autant suspendre la relation entre celle-ci et l’État.7 Le rôle des partis a donc été d’articuler le pluralisme de la société et l’intérêt général.

Qu’en sera-t-il de la démocratie représentative fondée sur la participation en ligne et sans partis politiques, modèle mis en avant par le Mouvement 5 étoiles et par le mouvement de réforme constitutionnelle islandais? Comment être sûr que la majorité sera encore le moteur de la démocratie si l’opinion qui circule est celle de minorités actives, celles qui participent aux mobilisations sur le web ou sur les places publiques? Comment éviter le risque d’identification entre le “peuple souverain”, que la démocratie représentative a défini par des procédures et des règles soigneusement construites, et “la foule” ou la masse indistincte qui suit ceux qui font le plus de bruit, dont la voix est plus forte – ou plus professionnelle – que les autres? En somme, comment protéger l’égalité politique au sein d’un mouvement d’opinion qui donne l’avantage à celui qui crie le plus fort ou qui a plus de présence sur Twitter ou Facebook?

Ces questions montrent bien les lourdes implications – encore difficiles à cerner – de ce que j’ai appelé la démocratie représentative en direct. Les expérimentations en cours méritent que l’on s’y intéresse, sans préjugés, mais sans non plus s’autoriser à en proclamer l’issue positive. Car les innovations que la démocratie est en train de mettre en oeuvre peuvent contribuer à étendre et à enrichir le pouvoir des citoyens sur leurs gouvernants comme elles peuvent compromettre le fonctionnement des institutions et le contrôle même de la prise de décisions.

Le paradoxe de l’hégémonie d’un idéal démocratique associée à la méfiance envers la démocratie telle qu’elle est pratiquée s’exprime à travers des contestations sur les places, et surtout à travers la désaffection vis-à-vis des règles démocratiques traditionnelles.8Il produit également un phénomène très intéressant de mise en chantier de nouvelles méthodes participatives de création de consensus. Le paradoxe est salutaire, il est même en accord avec la nature de la démocratie, qui est à la fois système politique et forme d’action politique, laboratoire permanent dans lequel l’innovation prend forme, énergie qui subvertit l’immobilisme, rejette le fatalisme du statu quo, et surtout refuse de s’opposer par principe à ce qui peut naître, au risque que la nouveauté peut comporter.

Afin de comprendre les métamorphoses de la démocratie contemporaine, il nous faut savoir ce que la démocratie veut être et quels fondements elle doit avoir, il nous faut connaître les promesses qu’elle fait et les moyens dont elle se sert pour les réaliser. La démocratie est un gouvernement de et pour tous les individus adultes, sans autre distinction, des individus qui vivent les uns avec les autres ou cohabitent dans un espace déterminé, et qui se donnent des lois comme s’ils étaient étrangers les uns aux autres – des étrangers qui parfois ne parlent même pas la même langue (comme c’est le cas en Europe ou pour de nombreux immigrés dans nos sociétés) et qui ont du mal à se comprendre dans des sociétés qui ressemblent à des collages de cultures et de traditions diverses (c’est d’ailleurs ainsi qu’Athènes était décrite par le vieil oligarque qui la critiquait : une ville plurielle dans son identité, sa culture, ses goûts culinaires, ses styles de vie et ses dialectes)9. Ils sont d’ailleurs étrangers même lorsqu’ils parlent la même langue, ont la même religion ou apprennent une histoire collective écrite par des intellectuels pour les unir ; étrangers, car ils ne sont pas liés par des liens de sang, de parenté ou de dépendance économique.

Cette dimension d’étrangeté et d’artificialité doit être soulignée si l’on veut apprécier à sa juste valeur cette forme de politique et de gouvernement, celle qui permet le mieux d’accepter une réalité diverse, d’en faire même une ressource en déclarant que ce que nous sommes et qui nous sommes n’a pas d’importance, car nous avons l’opportunité d’être considérés comme égaux par la loi et de jouir des mêmes opportunités pour forger cette loi. Vivre dans une communauté politique dans laquelle on peut dire : “Je suis différente de tous les autres”10 donne sens à l’artificialité et à la liberté fondamentales de cette société, et c’est la raison pour laquelle celle-ci a toujours agacé, effrayé même, ceux qui, pour des raisons liées à la
vertu, au sacré, à la richesse ou au savoir, ont voulu (et veulent toujours) mettre en place une stricte sélection dans l’attribution des charges publiques, et restent très méfiants envers ceux qui les réclament sans autre mérite que l’obéissance aux lois, c’est-à-dire l’appartenance à un ordre juridique.

Pourquoi est-ce si important d’insister aujourd’hui sur la théorie de l’apparence abstraite? Parce qu’il est nécessaire de se rappeler que l’histoire de la démocratie est une, bien que sa mise en oeuvre ait pris – et prenne encore aujourd’hui – des formes diverses. Elle est une dans ses fondements et ses promesses, qui restent identiques, que l’autonomie politique se réalise à travers des formes directes de décision ou à travers l’élection de représentants. En partant de cette unité des principes et des promesses, on peut interpréter les mutations contemporaines avec l’esprit ouvert, et comprendre le mouvement qui les anime. Ces mutations restent internes à la démocratie, même si leurs effets sont imprévisibles et qu’ils ne sont pas toujours ou pas nécessairement satisfaisants.

De nombreux journaux internationaux ont jugé que ce blog était l'un des meilleurs dans son genre, et Joseph Stiglitz a fait part à son sujet de son soutien et de son admiration.

Voir Piergiorgio Corbetta et Elisabetta Gualmini (sous la dir. de), Il partito di Grillo, Bologne, Il Mulino, 2013.

Pierre-André Taguieff, le Nouveau national-populisme, Paris, CNRS Éditions, 2012.

Roberto Biorcio et Paolo Natale, Politica a 5 stelle. Idee, storia e strategie del movimento di Grillo, Milan, Feltrinelli, 2013.

Le "mandat représentatif", contrairement au "mandat impératif", est général ; il rend les représentants responsables de leurs actes devant la nation, mais non vis-à-vis de leurs électeurs singuliers. Les partis politiques s'assurent en revanche de la conformité des prises de position des représentants avec le programme sur lequel ils ont été élus (NDT).

orberto Bobbio, Il futuro della democrazia, Turin, Einaudi, 1984.

Nadia Urbinati, Representative Democracy: Principles and Genealogy, Chicago, The University of Chicago Press, 2006.

Pierre Rosanvallon, la Contre-démocratie. La politique à l'âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006.

Pseudo-Xénophon, The Constitution of the Athenians, dans J.M. Moore (sous la dir. de), Aristotle and Xenophon on Democracy and Oligarchy, Berkeley, University of California Press, 1986.

Catherine Kintzler, "Construire philosophiquement le concept de laïcité. Quelques réflexions sur la constitution et le statut d'une théorie", Cités. Philosophie Politique Histoire, 2012, no 52, p. 61.

Published 9 September 2013
Original in Italian
Translated by Alice Béja
First published by Esprit 8-9/2013 (French version); Transit 44/2013 (German version)

Contributed by Esprit © Nadia Urbinati / Esprit / Eurozine

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