Chacun de nous est une machine du réel,
chacun de nous est une machine constructive.
( )
Les machines techniques ne fonctionnent évidemment qu’à condition de ne pas être détraquées (…). Les machines désirantes au contraire ne cessent de se détraquer en marchant, ne marchent que détraquées (…). L’art utilise souvent cette propriété en créant de véritables fantasmes de groupe qui court-circuitent la production sociale avec une production désirante, et introduisent une fonction de détraquement dans la reproduction de machines techniques.
( , L’anti-dipe (pp. 38 et 39))
Distributeurs de cigarettes et intelligences paranoïaques
Prenez un distributeur automatique de cigarettes. La machine qui est en face de vous est l’incarnation d’un savoir scientifique composé de hardware et de software, de générations cumulées de connaissances en ingénierie à des fins commerciales : elle gère automatiquement les flux d’argent et de marchandise, elle se substitue à l’humain grâce à une interface conviviale, elle protège la propriété privée et fonctionne grâce à un minimum d’entretien et de ravitaillement. Où est passé le marchand de tabac ? Parfois, il profite de son temps libre. D’autres fois, il est supplanté par l’entreprise qui possède la chaîne de distributeurs. À sa place, on rencontre parfois un technicien. Sans prétendre imiter le Fragment sur les machines de Marx à travers un Fragment sur les distributeurs de cigarettes, cet exemple (écologiquement incorrect) montre que les théories du post-fordisme et du travail cognitif prennent concrètement corps dans notre environnement proche et ne demeurent pas à l’état de pures abstractions. Cet exemple souligne aussi que les machines matérielles ou abstraites, construites par l’intelligence collective, sont organiquement attachées aux mouvements de l’économie et de nos désirs.
On parle de general intellect au singulier, mais il faudrait en parler au pluriel. Les formes de l’intelligence collective sont multiples. Certaines peuvent prendre des formes totalitaires de contrôle, comme l’idéologie militaro-managériale des néo-conservateurs américains ou de l’empire Microsoft. D’autres s’incarnent dans les bureaucraties de type social-démocrates, dans les appareils de contrôle policier, dans la logique mathématique des spéculateurs en bourse, dans l’architecture des villes. À l’instar de Foucault qui parlait d’étatisation du biologique1, Virno évoque à ce sujet l’étatisation de l’intellect2. Dans les dystopies cinématographiques de 2001, l’Odyssée de l’espace et de Matrix, le ” cerveau ” des machines évolue en auto-conscience jusqu’à se débarrasser de l’humain. À l’opposé, il existe aussi de ” bonnes ” intelligences collectives qui produisent des réseaux internationaux de coopération, comme c’est le cas avec les réseaux du mouvement altermondialiste, des précaires, des développeurs de logiciels libres, du média-activisme. Ces intelligences collectives produisent le partage des savoirs dans les universités, les licences ouvertes Creative commons, des projets urbanistiques participatifs, des formes de récits et d’imaginaires de libération. D’un point de vue plus géopolitique, nous pourrions imaginer que nous vivons dans une de ces paranoïas S.F. chères à Philip K. Dick où le monde serait dominé par une seule Intelligence, mais en proie en son sein à une guerre entre deux organisations de general intellect concurrentes et interdépendantes.
De l’utopie au corps-réseau
Habitués aux formes traditionnelles de représentation du mouvement altermondialiste, nous ne percevons pas les nouveaux conflits de production qui se font jour. Et comme nos esprits sont obnubilés par la guerre globale qui se joue, nous n’avons pas conscience de l’importance centrale de cette autre confrontation. Pour cette raison, en nous inspirant de Manuel Castells, nous sommes conduits à définir le mouvement alter comme une subjectivité résistancielle qui ne parviendrait pas à devenir projectuelle. Globalement, nous ne mesurerons pas la distance qui sépare le mouvement altermondialiste du centre de la production capitaliste, du centre de la production du réel commandé par l’intelligence collective. En paraphrasant Paolo Virno, nous pourrions dire qu’il y a déjà trop de politique dans les nouvelles formes productives pour que la politique mouvementaliste ” puisse jouir encore d’une dignité autonome “3.
Trois types d’action (travail, politique, art), qui étaient bien distincts au XIXème siècle, sont désormais parties intégrantes d’une même attitude et sont centraux dans tous les processus de production. Pour travailler, faire de la politique, produire de l’imaginaire, il est nécessaire aujourd’hui de disposer de compétences hybrides. Cela signifie que nous sommes tous des travailleurs-artistes-activistes. Mais cela signifie aussi que les figures du militant et de l’artiste sont dépassées et que de telles compétences s’acquièrent désormais dans un espace commun qui est celui de la sphère de l’intellect collectif. Les événements de 1977 (nous faisons référence ici à l’autonomie italienne, mais aussi au phénomène punk) ont marqué la fin du paradigme ” révolution ” au profit de celui de mouvement. Ces événements ont ouvert de nouveaux espaces de conflits dans les champs de la communication, des médias et de la production de l’imaginaire. Depuis quelque temps, nous sommes en train de nous apercevoir que la notion même de ” mouvement ” doit être dépassée. Probablement en faveur de celle de network, tel que Hardt et Negri la décrivent déjà dans Multitude4.
Avec le Fragment sur les machines comme point d’origine, le general intellect est devenu la matrice originelle d’une famille toujours plus nombreuse de concepts : économie de la connaissance, capitalisme cognitif, intelligence collective, intellectualité de masse, travail immatériel, cognitariat, société du réseau, classe créative, partage des savoirs, etc… Au cours des dernières années, le lexique politique s’est enrichi d’outils fortement apparentés entre eux et que nous manipulons sans savoir à quoi ils servent exactement. Nous attendons que de nouvelles formes revendiquent le rôle qui à l’intérieur du même champ relève du désir, du corps, de l’esthétique, du biopolitique. Dans un registre voisin, nous avons à l’esprit la question de l'”opposition travailleurs cognitifs versus précaires”, deux faces d’une même médaille, que les precogs de Chainworkers.org ont synthétisé en qualifiant les premiers de networkers (travailleurs du réseau) et de brainworkers (travailleurs cognitifs) et les seconds de networked (travailleurs mis en réseau) et de chainworkers (littéralement ” travailleurs à la chaîne “, mais entendus présentement au sens de ” travailleurs au sein des chaînes aussi bien commerciales qu’industrielles). Au final, les premiers seraient les personnes séduites puis abandonnées par les entreprises et les marchés financiers, les seconds seraient les personnes ruinées et précarisées par les flux apatrides du capital mondialisé “5. La vérité, c’est que nous sommes à la recherche d’un nouvel acteur collectif et d’un nouveau point d’appui pour dégripper le vieux levier révolutionnaire à présent rouillé. Le succès du concept de multitude est aussi le reflet de ce manque actuel de repères. Prolétariat et multitude, parti et mouvement, révolution et auto-organisation. Aujourd’hui, c’est à travers le general intellect ou même le ” corps général “6 de la multitude qu’on se représente l’acteur collectif, le corps-réseau à l’intérieur duquel le réseau n’est pas seulement une forme d’organisation, mais le corps lui-même. Cet acteur collectif est supposé constituer un niveau d’autonomie et d’auto-organisation dont le champ d’action, dans les pays occidentaux et industrialisés, serait le capitalisme cognitif, spectaculaire et biopolitique.
Quel rapport la technologie entretient-elle avec le corps ? Et, plus particulièrement, quel rapport la technologie des réseaux nourrit-elle avec le corps de la multitude ? Dans une autre fable paranoïaque, on pourrait imaginer la technologie dans le rôle de dernière héritière d’une grande saga d’acteurs collectifs générés et produits par l’histoire du logos. Cette saga se présenterait en forme de poupées russes emboîtées les unes dans les autres : la première symboliserait la religion, les suivantes la théologie, la philosophie, l’idéologie, la science, jusqu’à la dernière qui représenterait la technologie. En réalité, l’ordonnancement des choses n’est pas aussi linéaire que cela, mais cette image permet de souligner que les technologies de l’information et de l’intelligence sont le produit d’une stratification de l’histoire de la pensée, même si on ne retient de cette saga que son tout dernier épisode, c’est-à-dire internet en tant qu’incarnation des rêves de la génération politique des années 60 et 70. L’intérieur des machines n’est pas fait uniquement de calculs abstraits produits par l’intellect, il contient aussi les restes des fantômes collectifs du passé. Comment en sommes-nous arrivés à cette situation ? Nous sommes au point de convergence de différents niveaux historiques. En premier lieu, il y a l’héritage des avant-gardes historiques, c’est-à-dire la synthèse entre esthétique et politique. Il y a eu ensuite les luttes de 1968 et de 1977 qui ont ouvert de nouveaux espaces de conflits hors de l’usine, à l’intérieur du monde de l’imaginaire et de la communication. Puis, on a assisté à l’hypertrophie de la société du spectacle et de l’économie de la marque et du logo, la transformation du travail salarié de type fordiste en travail autonome précaire de nature post-fordiste, la révolution informatique et l’avènement d’internet, de la net-économie et de la société des réseaux. L’utopie est à présent ” laïcisée ” par la technologie, et l’exercice politique le plus noble de représentation devient une production moléculaire de marché. Il y a ceux qui voient la période actuelle comme un réseau mondial vivace, ceux qui la représentent comme une nébuleuse indistincte, ceux qui l’interprètent comme une nouvelle forme d’exploitation, et enfin ceux qui la vivent comme une époque d’opportunité. La densité du phénomène atteint aujourd’hui un niveau de masse critique et donne contours à une classe radicale globale à l’intersection de l’activisme, de la communication, de l’art, des technologies de réseaux et de la recherche indépendante. Être productifs et projectuels signifie-t-il l’abandon de la représentation courante du conflit et des formes représentatives de la politique ?
Le travail cognitif produit des machines
Au sein du débat politique, dans le monde de l’art, dans la philosophie, dans la critique des médias ainsi que dans la culture des réseaux, une métaphore est aujourd’hui hégémonique : celle du logiciel libre. Sa métaphore jumelle, celle de l’open source, envahit toutes les disciplines : architecture open source, littérature open source, démocratie open source, ville open source… Les logiciels sont des machines immatérielles. La métaphore du logiciel libre nous paraît un peu trop facile à cause de son immatérialité. Et de cette immatérialité découle souvent sa difficulté à prendre prise dans le monde réel. Même si nous savons qu’il s’agit d’une chose bonne et juste, nous nous interrogeons (certes de manière un peu polémique) sur ce que cela changera quand tous les ordinateurs du monde fonctionneront sur logiciels libres. L’aspect le plus intéressant du modèle free software, c’est l’immense réseau de coopération qui s’est mis en place au niveau mondial entre des programmateurs informatiques. Mais quels autres exemples concrets pouvons-nous mettre en avant pour proposer de nouvelles formes d’actions à l’intérieur du monde réel et pas seulement à l’intérieur du royaume numérique ? Dans les années 70, Deleuze et Guattari eurent l’intuition du machinique, en tant qu’introjection de la forme productive industrielle. Au final, il s’agissait d’un matérialisme hydraulique qui parlait de machines désirantes, révolutionnaires, célibataires, guerrières et non de représentations et d’idéologies7. Deleuze et Guattari ont sorti la machine de l’usine, c’est à nous à présent de la tirer hors du réseau et d’imaginer la génération post-internet.
Le travail cognitif est le travail qui produit des machines, des machines de toutes sortes. Il ne produit pas seulement des logiciels, mais aussi des machines électroniques, des machines narratives, des machines publicitaires, des machines médiatiques, des machines récitantes, des machines psychiques, des machines sociales, des machines désirantes. Au XIXème siècle, la définition de la machine renvoyait à un dispositif de transformation de l’énergie. Au XXème siècle, la machine de Turing – à l’origine de tout ordinateur – a commencé à interpréter l’information sous la forme d’un séquençage de 0 et de 1. Pour Deleuze et Guattari, la machine désirante est plutôt une ” machine ” qui génère, coupe, agence des flux et, en permanence, produit le réel. Aujourd’hui, par machine, nous entendons la forme élémentaire du general intellect, c’est-à-dire chacun des n¦uds du réseau de l’intelligence collective, chacun des dispositifs matériels ou immatériels qui relient organiquement les flux de l’économie et de nos désirs. À une échelle supérieure, le réseau lui-même peut être considéré comme une méga-machine composée d’autres machines assemblées. La multitude elle aussi devient machinique. Comme Hardt et Negri l’écrivent dans Empire : ” Non seulement la multitude utilise des machines pour produire, mais elle devient elle-même de plus en plus machinique, les moyens de production étant de plus en plus intégrés aux esprits et aux corps de la multitude. Dans ce contexte, la réappropriation signifie avoir le libre accès (et le contrôle sur) la connaissance, l’information, la communication et les affects, parce que ce sont quelques-uns des moyens premiers de la production biopolitique. Le fait que ces machines productrices aient été intégrées à la multitude ne signifie pourtant pas que celle-ci en a le contrôle. Cela rendrait même plutôt l’aliénation plus vicieuse et plus injuste. Le droit de réappropriation est réellement le droit de la multitude à l’autocontrôle et à l’autoproduction autonome “.8
Le general intellect engendre des monstres
Dit d’une autre manière, l’usine à l’époque du post-fordisme est sortie de l’usine et la société tout entière est devenue usine. Une multitude qui serait d’ores et déjà machinique induit l’idée que le renversement du système actuel de production vers un état d’autonomie serait possible grâce à un coup de rein qui déconnecterait la multitude de la direction exercée par le capital. Mais la ” réappropriation des moyens de production ” n’est pas, dans la situation présente, une opération facile. Car s’il est vrai que le principal outil de travail est aujourd’hui le cerveau, et donc que les travailleurs peuvent en principe se réapproprier immédiatement ce moyen de production, il est vrai également que le contrôle et l’exploitation au sein de la société sont eux aussi devenus immatériels, cognitifs et réticulaires. Le general intellect de la multitude n’est pas le seul à s’être développé, celui de l’Empire en a fait de même. Les travailleurs armés de leur ordinateur peuvent bien se réapproprier certains des moyens de production, mais une fois le nez sorti hors du bureau de leur ordinateur, ils se trouvent confrontés à un Godzilla auquel ils n’avaient pas pensé : le Godzilla du general intellect ennemi.
Les métamachines sociales, étatiques et économiques auxquelles nous, êtres humains, sommes branchés comme des prothèses sont contrôlées par des automatismes conscients et inconscients. Les méta-machines sont gérées par un type particulier de travail cognitif (le travail politique, administratif et managerial) qui projette, organise et contrôle à grande échelle une forme de general intellect que nous avons omis de prendre en considération et dont le maître est une figure qui s’est imposée au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle : le manager. Comme Bifo le rappelle dans Le totalitarisme techno-managérial de Burnham à Bush, ce sont les managers qui tiennent à présent le commandement au sein du monde post-démocratique (ou, si on veut, au sein de l’Empire). George Orwell dans un texte intitulé Second Thoughts on James Burnham écrivait en 1946 : ” Le capitalisme est en train de disparaître, mais le socialisme ne parvient pas à prendre sa place. Ce qui est en train de naître, c’est un type nouveau de société, planifiée et centralisée, qui à terme ne sera ni capitaliste, ni démocratique. Les gouvernants seront ceux qui contrôleront dans les faits les moyens de production, c’est-à-dire les cadres dirigeants, les techniciens, les bureaucrates et les militaires, réunis dans la catégorie des ” managers “. Ceux-ci élimineront la vieille classe propriétaire, écraseront la classe ouvrière et organiseront la société de manière à garder dans leurs mains le pouvoir économique. Les droits de la propriété privée seront abolis, mais la propriété commune ne sera pas préservée pour autant. Il n’y aura plus de petits États indépendants, mais de grandes entités étatiques autour des grands centres industriels en Europe, en Asie et en Amérique. Ces super-États combattront entre eux. Ces sociétés seront très hiérarchiques avec une aristocratie du talent à leur sommet et une masse de semi-esclaves à leur base “. Au début de notre propos, nous avons évoqué l’existence de deux intelligences antagonistes dans le monde, ainsi que les modes par lesquels ces deux intelligences se manifestent. La multitude procède comme une machine parce qu’elle est calée sur un schéma, un software social, conçu pour exploiter les énergies et les idées qui sont les siennes. Les technomanagers (publics, privés, militaires), inconsciemment ou non, élaborent et contrôlent des machines constituées d’êtres humains assemblés les uns aux autres. Le general intellect donne le jour à des monstres. Face à l’envahissement du technomanagement néo-libéral, l’intelligence du mouvement alter est bien peu de choses. Que faire ? Nous devons, soit inventer des machines virtuoses, révolutionnaires, radicales que nous disposerons à des points nodaux du réseau, soit affronter le general intellect qui administre les métamachines impériales. Et avant de s’attaquer à cela, nous devons prendre conscience de la densité d'” intelligence ” qui se concentre à l’intérieur de chaque marchandise, chaque organisation, chaque message, chaque média, et chaque machine de la société postmoderne.
En s’inspirant du slogan de Jello Biafra, nous pourrions dire, non sans une certaine ironie : Don’t hate the machine, be the machine. Comment pouvons-nous transformer le partage des connaissances, les outils et les espaces en machines productives, radicales et révolutionnaires qui constitueraient un nouveau modèle par rapport au très populaire modèle du logiciel libre ? C’est un défi identique à celui qu’on appelait autrefois la ” réappropriation des moyens de production “. La classe radicale globale parviendra-t-elle à inventer des machines sociales capables de défier le capital et de fonctionner sur un niveau d’autonomie et d’auto-production ? Existe-t-il autour de nous des machines radicales en mesure d’affronter l’intelligence technomanagériale et les métamachines impériales ? Le match ” multitude versus empire ” se transforme à présent en match ” machines radicales versus technomonstres impériaux “. Sur quelles bases pouvons-nous commencer à construire de telles machines ?
Du LSD à Linux
Le risque au sein de la technologie est de continuer à parler le langage du pouvoir et du capital. L’histoire est pleine de ” machines radicales ” qui se sont dénaturées pour prendre la forme de nouveaux instruments de contrôle et d’exploitation. Ne voyons-nous pas la créativité hacker se confondre progressivement avec l’exaltation du fonctionnalisme industriel ? L’antienne de la supériorité et de la fiabilité du logiciel libre est à présent si convaincante que les militaires, eux-mêmes, en sont venus à l’adopter. En dehors du mythe politique qu’il représente, le hacker est un pacte méphistophélique avec la technocratie (plus avec le pouvoir implicite dont dispose la technologie en elle-même qu’avec les technocrates). On annone toujours la même définition officielle : ” Free software is a matter of liberty, not price. To understand the concept, you should think of free as in free speech, not as in free beer “9. Mais derrière ces subtiles nuances, on en vient à oublier cet ” illustre collègue ” de la liberté qu’est le libre marché. Et tout se passe comme si la technologie immatérielle du software disposait quasiment des mêmes droits qu’un logos divin aux manifestations infaillibles. Si les machines représentées par Deleuze et Guattari fonctionnent en se dégradant, c’est justement pour éviter le risque du fonctionnalisme et de leur appropriation par les méga-machines capitalistes. Si on se réfère à la notion de free speech, la définition officielle de free software prend une tonalité parfaitement ” liberal “. Que représente le fait de programmer des logiciels libres ? La première préoccupation semble, avant tout, d’écrire des logiciels qui fonctionnent, et ce, d’autant mieux, que leur source est ouverte et reproductible. Au-delà, le sens politique et l’investissement utopique du logiciel libre découlent du contexte social et économique qui l’environne, des flux auxquels il se rattache. Le logiciel libre a une signification particulière dans les telecentros des banlieues brésiliennes (autonomie sociale) et une autre signification dans les start-up de la Silicon Valley (innovation industrielle). Dans la mesure où elles partagent le même champ, de quelle manière ces deux approches s’influencent-elles l’une l’autre ? Un duo de ce type ne produit-il nécessairement que des choses positives ? Difficile de répondre en quelques lignes à une question aussi complexe.
La chose dont nous sommes certains, c’est que le logiciel libre représente un investissement désirant à l’échelle mondiale. Pour résumer les choses en quelques mots, nous dirions que Linux est la nouvelle drogue cognitive qui a pris la place du LSD à l’intérieur de toutes les cultures alternatives. Le logiciel libre représente la liberté et l’autogestion du rapport de notre corps avec la technologie. Il s’agit là d’un aspect qui renvoie moins à la sacro-sainte ” performativité ” du logiciel libre qu’au rapport transparent et créatif qu’il établit entre le corps et la machine. Cette préoccupation est évidemment peu répandue parmi les partisans du logiciel libre et n’est le fait que d’une partie du milieu média-activisme. En nous référant à nouveau à la pensée de Deleuze et Guattari sur la technologie, on peut dire que le défi posé par le concept de machine désirante repose justement sur la tentative de concilier en même temps le code, incarnation de l’intellect, et le plan de production-consommation-dégradation, c’est-à-dire le désir. À un autre niveau, le concept de machine désirante, reprenant les intuitions du personnage imaginé par Butler dans Erewhon10, cherche à faire disparaître toute distinction entre l’humain et le technologique. Les machines sont des organismes qui utilisent l’homme en tant qu’appareil de reproduction : rien d’étonnant à cela quand on sait que, même au sein de la nature, le trèfle ne peut se reproduire sans l’intermédiation du frelon. Le machinique de Deleuze et Guattari ne laisse place à aucun fétichisme du cyborg. L’identité de l’humain se dissipe comme celle du machinique : à leur place nous trouvons un flux continu de signes, d’objets, de dispositifs, d’organes partiels qui s’agrègent sans hiérarchie et sans identité.
Vers le neurocorps
Les machines radicales sont des machines qui consomment un excès de désir. De quelle manière peut-on défier les intelligences totalitaires et les méta-machines impériales que nous venons de décrire ? Dans les faits, nous nous battons déjà à l’intérieur du même champ, celui du désir, mais nous ne voulons pas l’admettre. Notamment parce qu’en matière de machine désirante – concept né pour rompre avec l’intégrité ennuyeuse de l’humain – nous avons toujours uniquement exalté sa dimension technologique. C’est le cas aussi dans la représentation mythifiée que nous avons du cyborg ou du general intellect. En réalité, corps et machine se désagrègent et ce qui en résulte est un corps ” éclaté “, un corps-réseau formé d’une concrétion d’objets partiels, de dispositifs, de flux d’informations et d’images ; ce que nous appelons neurocorps. C’est dans ce champ à la fois biopolitique et très concret que le capitalisme cognitif et les intelligences totalitaires interviennent. Pendant que tout le monde est occupé à parler du logiciel libre et tente de construire des machines parfaites, nous préférons, à cette représentation eugénique du numérique, la synthèse de neurocorps qui se détérioreraient continuellement. Le neurocorps est notre vision d’une machine, connexion perverse et polymorphe, permettant de nous relier non seulement aux dispositifs analogiques et informatiques, mais aussi aux images du spectacle, et même aux formes de l’espace urbain, comme dans Le salon des horreurs de Ballard11. C’est justement Ballard qui nous rappelle que les neurocorps sont également – faisons attention – les formes les plus évoluées du pouvoir biopolitique, c’est-à-dire les extensions médiatiques d’acteurs hollywoodiens ” prêtés ” à la politique, comme Ronald Reagan et Arnold Schwarzenegger.
Le concept de neurocorps permet d’intégrer la machine et le réseau, le système nerveux et l’imaginaire, l’espace physique et l’espace psychique. Le neurocorps représente la connexion du système nerveux interne avec le système nerveux collectif et ses prothèses technologiques, médiatiques, spectaculaires. Ses frontières vont parfois jusqu’à inclure le general intellect en tant que réseau collectif. Les networks de communication, d’information, de divertissement deviennent des flux d’objets partiels qui constituent nos corps-réseaux. Et, de la même manière, les personal media de notre vie quotidienne deviennent également des objets partiels que notre désir se plait à assembler et à ré-agencer. La pensée contemporaine a toujours imaginé le cyborg sous une forme physique; une sorte d’accouplement morbide entre le métal froid et des chairs molles, comme le suggéraient certains artistes qui sévissaient dans les années 90. William Gibson, au contraire, a cherché à raisonner hors des ” paradigmes newtoniens qui prétendent que le physique se rapporte uniquement aux choses qu’on peut voir ou toucher “12. Dans son intervention intitulée In the visegrips with Dr. Satan, Gibson affirme que même le flux d’images d’un écran de télévision qui atteint le nerf optique d’un enfant est quelque chose de ” physique “. Comme sont ” physiques ” aussi les structures chimiques des neurones touchées par un stimulus. ” Nous sommes tous impliqués dans une vaste construction physique faite de systèmes nerveux artificiellement connectés. Invisible, nous ne pouvons la toucher “. De la même façon, le neurocorps est la perception élargie de la ” réalité augmentée “13 quotidienne, faite de réseaux d’information, de flux d’images et d’enchaînements de dispositifs. Donc, par ” machines radicales “, nous n’entendons pas les ” bijoux ” de l’intelligence collective mais plutôt l’agencement de machines conflictuelles avec le système nerveux collectif et la psychosphère. Si le c¦ur du capitalisme avancé se fonde sur la production biopolitique et le réseau, il n’est pas possible d’envisager la construction de machines radicales qui ne fonctionneraient pas comme des neurocorps, c’est-à-dire des machines agissant aussi au niveau du corps, du désir et de l’imaginaire.
M. Foucault, La volonté de savoir, Éditions Gallimard, Paris 1976.
P. Virno, Grammaire de la multitude, Éditions de L'Éclat, Paris 2002 pour la traduction française, p. 72.>
P. Virno, Grammaire de la multitude, Éditions de L'Éclat, Paris 2002 pour la traduction française, p. 45.
Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude, Éditions La Découverte, Paris 2004 pour la traduction française.
Chainworkers, Il precognitariato. L'europrecariato si è sollevato, 2003, publié sur www.rekombinant.org/article.php?sid=2241.
Selon l'expression de M. Hardt et A. Negri in Empire, Exils Éditeur, Paris 2000 pour la traduction française, p. 432.
G. Deleuze, F. Guattari, L'anti-dipe, Les Éditions de Minuit, Paris 1972.
Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Exils Éditeur, Paris 2000 pour la traduction française, p. 488.
Voir The Free Software Definition, www.gnu.org/philosophy/free-sw.html : " L'expression Logiciel libre fait référence à la liberté et non pas au prix. Pour comprendre le concept, vous devez penser à la liberté expression, pas à l'entrée libre ".
S. Butler, Erewhon, 1872.
J.G. Ballard, The atrocity exhibition, Doubleday & Company, 1970. Édition française sous le titre Le salon des horreurs publiée par les Éditions Lattès.
W. Gibson, In the visegrips with Dr. Satan (with Vannevar Bush), 2002, publié sur www.williamgibsonbooks.com/archive/2003_01_28_archive.asp.
"Opposé à la réalité virtuelle, le principe de la " réalité augmentée " consiste à superposer à une vision de la réalité des éléments issus d'un univers virtuel simulé. La première application en serait les collimateurs tête haute dans les avions de chasse." (Source : www.linux-france.org/prj/jargonf/A/augmented_reality.html).
Published 19 July 2005
Original in Italian
Translated by
André Gattolin
First published by Rekombinant.org (English and Italian versions) and Multitudes 21 (2005) (French version)
Contributed by Multitudes © Matteo Pasquinelli/Multitudes Eurozine
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