Parmi les traits géographiques majeurs de l’urbain généralisé qui caractérise le monde contemporain, il en est un qui attire immédiatement l’attention, qui peut même être considéré comme une dessignatures de l’urbanisation actuelle : ce que l’on nomme en langage usuel l’étalement. Partout l’étalement, c’est-à-dire l’effusion spatialede l’urbain à partir d’un périmètre originel – celui de la ville telle qu’elle s’était mise en place avant la Seconde Guerre mondiale –, est avéré, en toute latitude et quelles que soient la taille de l’aire urbaine considérée et les formes matérielles prises par cette évolution. Ce processus de périurbanisation avait déjà marqué la période (1800-1945) où l’industrialisation allait de pair avec l’urbanisation, mais lavigueur et l’échelle de l’étalement contemporain sont sans commune mesure avec ce qu’on avait jusque-là constaté. À tel point que l’onpeut considérer que la périphérie urbaine s’est imposée comme un paysage majeur du Monde, au même titre que le centre. En raison même de son extension, la périphérie étalée semble constituer désor mais le fond de la trame urbaine, une prégnance sur laquelle explosent les saillances de la centralité.
Diffusion
Les géographes anglophones parlent d’urban ou de suburban sprawl, de sprawl world (le monde périurbanisé, qui regroupe une masse sans cesse plus importante d’habitants) et de sprawling, le processus de développement périphérique qui constitue un bouleversement spatial, social, culturel, économique, politique des périmètres concernés. Les italophones utilisent souvent l’expression città diffusa, popularisée notamment par Franco Indovina (1990) et Bernardo Secchi (2000). L’allemand Thomas Sieverts (2004) propose quant à lui Zwischenstadt (l’entre-ville) pour désigner ce nouveau monde entre la ville centrale et la campagne, ou ce qu’ilen reste, alors qu’Alain Bauer et Jean-Michel Roux (1976) popularisèrentun néologisme né dans les années 1960, la rurbanisation, pour désigner ce qu’ils nommaient joliment et avec justesse “la villeé parpillée”. On pourrait multiplier les exemples, car dans toutes les langues, ou presque, on cherche le bon lexique pour saisir cette réalité périphérique omniprésente.
J’aime personnellement beaucoup l’expression città diffusa, mais à condition de bien l’entendre. Il ne s’agit pas de la traduire paresseusement par cité diffuse, ou par ville diffuse, mais retrouver l’esprit du constat de nos auteurs italiens : l’organisation urbaine contemporaine, dans son entièreté, est diffusée et diffusante. Chaque fraction urbaine, même peu dense, est ainsi capable de devenir un vecteur de diffusion. L’étalement ne se développe donc plus seulement à partir des périmètres historiques les plus denses vers des espaces vides qui l’entourent, mais à partir de tout espace vers toute space. La diffusion constitue à la fois une figure d’ensemble et un principe de déploiement, à toutes les échelles et en tout point, qui confère à la périphérisation un statut de standard universel.
Il n’est sans doute pas utile d’insister lourdement sur ce que ce processus mondial doit au succès de l’automobilité, qui permet aux humains de rendre habitable un urbain si massivement péridispersé. La voiture a pris le relais du premier vecteur d’étalement (le cheminde fer) en portant celui-ci à un niveau d’intensité maximum. Depuis moins de deux décennies, le développement à un rythme effréné des technologies numériques de télécommunication accentue la puissancede ce principe diffusif, en rendant possible le maintien de laconnectivité entre des secteurs urbains disjoints, et en ouvrant à l’urbanisation des espaces très éloignés des centres et/ou jadis enclavés.
Cette urbanisation diffuse, diffusée et diffusante procède deschoix et des décisions des individus : elle exprime, très largement, l’importance prise par un genre de vie, choisi plus souvent que contraint, en tout cas dans les pays développés. Les acteurs sont desopérateurs d’une périurbanisation qu’ils contribuent souvent àmodeler selon leurs intérêts spatiaux et en particulier selon desidéaux d’homogénéité sociale et de recherche de distance aux autres qui sont particulièrement puissants dans bon nombre de groupes sociaux intermédiaires et supérieurs. On peut estimer que le périurbain est un véritable “habitat”, un milieu spatial de vie, qui correspond aux aspirations d’un nombre important de personnesà travers le monde.
L’ère du vide
L’étalement, s’il est avéré partout, prend des formes diverses et compose un espace kaléidoscope, qu’on observe à la fois à l’échelle de chaque organisation urbaine et au niveau mondial. Quelques grandes figures émergent, qui se trouvent parfois toutes assemblées en une organisation donnée (notamment s’il s’agit d’une métropole), ou qui s’épanchent spécifiquement, de façon relativement homogène, dans un contexte social et culturel particulier : arrangements dissipatifs d’habitat individuel, ici (qui dominent aux États-Unis et en France), quadrillages à perte de vue d’îlots d’immeubles collectifs récents, là (c’est la règle en Chine), masses plus compactes de bidonvilles et d’espaces informels ailleurs, le tout strié par les voies de communication, entrecoupé de vastes périmètres fonctionnels de tout poil, et marqué également par les délaissés (ces zones vides que les aménagements d’infrastructures créent), les espaces en déshérence. Mais aussi les friches, les cours d’eau, forêts, landes, marais, et les périmètres agricoles et horticoles ; bref toutes ces fractions de “nature” et d’agriculture, plus ou moins bien entretenues, qui occupent aujourd’hui la majorité des surfaces d’une aire urbaine donnée.
Il faut d’ailleurs insister sur ce point. Alors que l’urbanisation renvoie assez spontanément à l’idée de concentration, ce qui est pertinent et avéré (la population urbaine mondiale est rassemblée sur une portion somme toute restreinte de l’étendue terrestre), il se trouve qu’elle construit, en raison même de ses logiques, des espaces où les vides (non-bâtis) sont légion et même souvent plus vastes que les “pleins”. Ainsi, et paradoxalement, le fond même de l’urbanisation serait autant la production du vide et du délaissé que celle du plein et du bâti. Ce qu’Allan Berger a magnifiquement illustré dans son livre Drosscape, où il montre que la basse continue de l’urbanisation américaine est la production du vide et du délaissé. Il suggère d’ailleurs que l’aménagement devrait se concevoir autour d’une nouvelle pratique, le Drosscaping, l’art d’arranger l’urbain depuis les vides.
De nombreux urbanistes et spécialistes d’études urbaines soulignent aujourd’hui, comme lui, la prégnance des espaces non bâtis au sein des organisations urbaines, ce qui modifie d’ailleurs la réflexion urbanistique sur les disponibilités foncières, qui sont considérables. Le caractère essentiel des bois, des landes, des périmètres envégétés, des espaces agricoles, des cours et des étendues d’eau apparaît désormais clairement. À tel point qu’on peut se demander si le plus urgent des chantiers urbains n’est pas de parvenir à intégrer ces vides, cette campagne, cette nature, cette agriculture, au sein de la pensée et de l’action urbaines. Et pas seulement en raison de considérations environnementales, mais aussi de préoccupations économiques – compte tenu notamment de l’importance prise par la question de l’approvisionnement alimentaire des habitants, notamment en Asie et en Afrique. Ces nouvelles politiques urbaines et pratiques urbanistiques du vide représenteraient une rupture totale avec les traditions en la matière, constituées à l’époque du triomphe de la ville industrielle, qui promouvaient et promeuvent encore les actions de remplissage des vides. Les théories et les “lois” foncières épaulent là les idéologies aménagistes et les mythologies politiques qui préconisent en général de lotir, combler, construire, bref de faire en sorte que tout vide, placé dans une position favorable, compte tenu d’une pression urbaine donnée et qui mute ainsi en opportunité foncière, soit converti en bâti.
L’affirmation de la périphérisation et de la discontinuité spatiale du bâti qu’elle instaure comme éléments caractéristiques de toutes les organisations urbaines contemporaines rompt avec l’ordre traditionnel, marqué par la contiguïté territoriale et l’évidence de la délimitation entre la ville et son extérieur (la campagne). De nos jours, il est de plus en plus difficile de savoir où commence et où se termine un ensemble urbain donné, les limites urbaines deviennent floues, jusqu’à disparaître. Dans certaines sociétés, on peut même estimer que l’urbanisation concerne presque l’intégralité d’un territoire national. On pense bien sûr aux mégalopoles du Japon ou du nord-est des États-Unis, mais on pourrait également citer la Hollande, l’axe rhénan, l’urbanisation réticulaire suisse, le sud-est de la Chine et bien sûr la France. Dans tous ces pays, le rural, même s’il est encore mythifié, ou si (en Chine) l’on peut de temps à autre découvrir des reliques d’espaces ruraux recoupées, souvent brutalement, par les formes urbaines, devient juste une des modalités particulières de déploiement de l’urbain.
La fin du rural
En France, le mouvement de périurbanisation est si accompli qu’on peut estimer que le rural n’existe plus à l’heure actuelle en tant que modalité spécifique d’organisation et de fonctionnement d’une société. Bien sûr, le rural et la ruralité sont toujours présents, mais comme des catégories de discours – politique, patrimonial, culturel. Les espaces de ruralité deviennent des survivances, des mythologies très artificiellement entretenues. Le renouveau du rural et les néoruraux qui en sont les acteurs ne constituent que des manifestations de l’évolution du déploiement des logiques urbaines dans de nouvelles configurations de société. Les espaces jadis ruraux s’urbanisent avec l’introduction des formes spatiales, des pratiques, des valeurs et des références qui procèdent de l’urbanisation. Dans ce cadre, la campagne, la nature, sont des constructions, des objets de valeur convoités, qui s’inscrivent dans et servent les stratégies résidentielles et/ou politiques et/ou économiques des acteurs sociaux.
Aujourd’hui, vivre à la campagne est sans doute une des postures les plus urbaines qui soient. Les néoruraux qui se revendiquent comme tels ne sont que des urbains qui empruntent une mythologie urbaine particulière – celle de la campagne et de la ruralité – comme d’autres groupes sociaux mobilisent celles du cosmopolitisme et de la mixité pour justifier des choix résidentiels dans les fractions urbaines qui restent marquées par une plus grande densité, la diversité et la continuité bâtie.
On ne peut se méprendre sur cette question que si l’on en reste à une analyse des caractères matériels de l’espace. Alors, parce que les “campagnes” sont peu denses, parce que le bâti n’est pas continu et que l’habitat ancien reste très présent, parce que les forêts, les bois, les cultures dominent, on pourrait se croire en dehors du domaine urbain. Si ce n’est que la présence de nombreux “pavillons” individuels ou en lotissement, dont la plupart des communes statistiquement rurales pour l’Insee (moins de 2 000 habitants agglomérés) sont pourvues, témoigne déjà de l’effet d’urbanisation.
En revanche, lorsqu’on étudie les spatialités, les pratiques d’espaces – ce qui importe car les formes spatiales sont avant tout des environnements pour l’action des individus –, les habitants de ces secteurs s’avèrent alors non seulement intégrés aux systèmes urbains mais en sont parmi les principaux opérateurs et promoteurs. Notamment parce que leur localisation suppose de maîtriser des technologies de mobilité, mobilité qui est un caractère constitutif du monde urbain et de sa pratique quotidienne. Cette localisation suppose aussi de participer de modes de consommation et de production qui fondent l’urbanisation contemporaine – dont les modes de production de l’habitat pavillonnaire ou les modes de distribution commerciale périphérique des marchandises. Ces résidents ne sont donc pas des ruraux “authentiques” happés par le monstre urbain mais des constructeurs intentionnels des organisations urbaines et de leurs déséquilibres. Les agriculteurs euxmêmes sont inscrits dans l’ordre de l’urbanisation, ce que saisissent bien ceux d’entre eux qui prétendent réinventer une paysannerie et une campagne authentiques, oubliant du même coup de signaler que cette réinvention n’a de chance de réussir – c’est-à-dire de susciter une adhésion pouvant la légitimer socialement – que si elle est conforme aux principes fondateurs de l’urbain. En particulier, si elle est susceptible d’attirer l’attention des “citadins” en mal de “nature” et de “tranquillité”. La campagne paysanne, l’apologie des circuits courts, le locavorisme sont, de ce point de vue, quelques-uns des plus récents sous-produits de l’urbanisation.
Vouloir habiter
L’étalement concerne au premier chef l’habitat, mais aussi l’ensemble des secteurs productifs, les structures de transport et de logistique et de plus en plus les services, y compris ceux à haute valeur ajoutée (les hôpitaux, les universités, les sièges sociaux). Les vecteurs de l’étalement sont variés. Dans les pays en développement, cette effusion peut être liée à la faillite des politiques publiques de logement. Les néo-urbains (encore très nombreux dans les pays où l’exode rural reste important) et les plus pauvres n’ont parfois guère d’autre choix que de se périurbaniser, en logeant fréquemment dans des périmètres informels (mais remarquons que ceux-ci se trouvent aussi en grand nombre dans des secteurs centraux), même s’ils travaillent loin de leur lieu de résidence et doivent assurer des transports d’autant plus difficiles que les infrastructures font défaut. L’étalement est là une des manifestations de dysfonctionnements systémiques face à une croissance démographique forte. Cependant, les habitants les plus nantis, quant à eux, ne dédaignent pas les localisations périphériques, où l’on peut organiser les “clubs” résidentiels protecteurs, sécurisés et dotés d’aménités spécifiques. Manière de rappeler que le périurbain peut correspondre aux attentes des groupes sociaux les plus divers.
En France, pays où la périurbanisation est massive depuis longtemps, la principale explication tient au “vouloir habiter” des ménages, qui se réalise au mieux dans l’accession à la propriété d’un pavillon, si possible non mitoyen, avec jardin. Les politiques du logement ainsi que les politiques locales ont rendu économiquement et socialement possible et valorisé l’existence d’un modèle pavillonnaire spécifique, partagé par la plupart des groupes sociaux, des plus aisés aux milieux populaires. Bien sûr, on a pu remarquer que certains propriétaires, au capital économique fragile, se retrouvaient piégés par cette organisation et n’avaient pas d’autre choix que celui de la périurbanisation lointaine s’ils voulaient accéder à la propriété. On peut même estimer que d’aucuns, une minorité, si le marché du logement le permettait, préféreraient des localisations plus centrées et une résidence collective pour peu qu’elle soit bien conçue et dotée de services – la conception de telles offres résidentielles est en soi un enjeu de taille.
Toutefois, parmi les causes puissantes de la périurbanisation française, on ne saurait oublier la réticence constante des périurbains à affronter la densité et la diversité sociale des périmètres centraux et des premières périphéries marquées par les grands ensembles (les “banlieues”). C’est elle qui explique très largement le départ des zones centrales et de leurs “nuisances” – la recherche de calme, invoquée à l’envi, renvoyant à une vision négative de la ville.
Très souvent, se localiser en périphérie se révèle donc d’abord un choix qui témoigne d’une aspiration à l’entre-soi homogène (et là aussi on retrouve la logique du club résidentiel), du surinvestissement dans l’épanouissement familial et de la survalorisation de besoins spécifiques des enfants – leur bien-être est toujours invoqué lorsqu’il s’agit de justifier le choix de l’achat d’une maison dotée de son jardin –, d’une adhésion à un idéal de l’accumulation de capital transmissible fondé sur la rente foncière et immobilière, très puissant en France, mais aussi, et on ne peut le dissimuler, d’une réelle difficulté à envisager des cohabitations cosmopolites dans des périmètres plus centraux. On préfère alors la contrainte du transport à celle de l’épreuve de la résidence en situation de diversité sociale et culturelle. Et ce, même si on peut déclarer accepter cette diversité, voire la trouver sympathique, à l’occasion de pratiques de loisirs et/ou de consommation urbaine, quoique là aussi on constate une tendance nette des périurbains, notamment ceux issus de la classe moyenne, à se détourner des secteurs centraux jugés moins sûrs et moins accessibles que les zones de consommation périphériques qui scandent désormais les aires urbaines.
Les comportements électoraux récents au sein des communes périurbaines et les récents discours promouvant l’idée d’une nouvelle fracture sociale au détriment des résidents des périphéries constituent des symptômes d’une “culture spatiale” très particulière et assumée, qui valorise l’écart et en même temps revendique l’inclusion toujours plus importante des îlots périurbains dans les différents réseaux de la fonctionnalité urbaine (mobilité, école, soins, culture). L’habitant périurbain devient alors un autonomiste individualiste et familialiste et un consommateur utilitariste, voire prédateur, des équipements et des aménités urbaines, qui en appelle à la solidarité collective pour maximiser les bénéfices et minimiser les contraintes de ses choix personnels. Et le système politique français, dans son ensemble, a accepté de subventionner de telles réclamations, jugées légitimes puisque la résidence pavillonnaire apparaît comme le mode de vie quasi officiel au sein de l’idéologie nationale.
De ce point de vue, on s’étonne des rhétoriques, au coeur de récents livres à succès, qui tentent de peindre le paysage d’une France périurbaine pavillonnaire qui serait devenue le lieu par excellence de la souffrance sociale et de l’exclusion, pendant que les nantis des villes et les profiteurs des banlieues se partageraient les sollicitudes des pouvoirs publics. Une telle capacité à travestir les faits dépasse l’entendement. Qu’elle vienne d’acteurs politiques en recherche d’audience, on peut le comprendre, mais que des essayistes tentent de faire oublier leur conservatisme et leur urbanophobie en enfourchant le cheval de bataille de la défense des “vrais opprimés” des communes lointaines doit être considéré comme une entreprise de travestissement généralisé des réalités urbaines.
Et l’une de ces réalités est bien qu’en France, les choix politiques ont toujours privilégié cette accession au logement individuel en tant qu’elle manifestait l’idéal d’une société de propriétaires et comblait les attentes d’une majorité écrasante des ménages. Ceuxci, pour la plupart, ne se sont jamais périurbanisés par défaut ou par contrainte mais largement par choix et, en tant qu’acteurs rationnels, avec le plus souvent une bonne identification des contraintes de localisation et une assez claire espérance que la collectivité pourvoirait à leurs besoins. Et de fait, les transferts et les investissements d’argent public pour solvabiliser le système spatial français diffusif, en permanence sous perfusion, ont été massifs, comme Laurent Davezies l’a montré depuis longtemps maintenant à travers son analyse de la résidentialisation. Que la crise financière que l’État et les collectivités territoriales publiques traversent fragilise actuellement cet équilibre tacite qui s’est établi depuis deux générations au bénéfice des périurbains, soit ; mais on n’est pas obligé de considérer que ceux-ci seraient des victimes ignorées de pouvoirs publics dont ils ont en vérité largement profité de la sollicitude, puisqu’ils ont été des opérateurs intentionnels de la mise en place d’espaces pavillonnaires de plus en plus éloignés des centres d’agglomération (comme ils l’ont été au demeurant de la ségrégation scolaire).
Aux États-Unis, on retrouverait des traits de ressemblance avec le cas français, mais on noterait un rôle plus fort et plus entraînant de la périurbanisation des entreprises et des activités de commerces et de services, donc une dynamique plus entretenue par les logiques économiques. Néanmoins, la crise des subprime, à sa manière, a montré que le processus de périurbanisation résidentielle était très largement dopé aux produits bancaires frelatés, et ce avec sinon la bénédiction, du moins la complaisance, de bien des acteurs publics. Ici aussi, le modèle d’habitat individuel possède une très forte légitimité idéologique et le rejet des villes centres règne dans les groupes sociaux des suburbs, sans même parler de la ségrégation raciale, qui s’exprime clairement – et d’ailleurs de plus en plus explicitement aussi en France.
Le centre et la périphérie partout
Si la centralité exprime le processus de concentration géographique des réalités sociales les plus variées (et ce que je nomme les “géotypes” centraux et péricentraux sont marqués par la densité et la diversité des réalités sociales rassemblées et l’intensité des relations entre ces réalités), la périphérisation correspond, à l’inverse, à une dédensification accompagnée d’une perte de diversité des composants sociaux d’une fraction spatiale quelconque et d’un déficit d’intensité. On tient là une tension bien connue entre centralité et périphérie, qui est importante pour comprendre les dynamiques de l’urbanisation.
À l’origine du déficit de densité et de diversité des périphéries, on trouve des circonstances diverses. En France, les espaces de logements individuels séparés forment des périphéries parmi les plus significatives de ce caractère “sous-densitaire”. Mais la perte de densité résidentielle est présente également dans le cadre de la mise en place des grands ensembles collectifs. Ceux-ci possèdent une densité bâtie et habitante en général notoirement moins forte que celle qui existait dans les périmètres les plus anciens de la ville et une diversité sociale qui tend à être également plus faible. Les espaces fonctionnels très homogènes, en zone, sont également des bons exemples de géotypes périphériques en général peu denses et peu divers.
Arrêtons-nous maintenant sur une nouveauté de l’organisation urbaine contemporaine. Les espaces habités s’agencent de moins en moins selon le classique schéma radioconcentrique qui a longtemps constitué l’alpha et l’oméga de l’analyse des villes, ni d’ailleurs selon le modèle du grid (le quadrillage urbain d’Amérique du Nord) au gradient de densité continûment et régulièrement décroissant du “centre” vers la “périphérie”. Le premier correspond au modèle canonique de la ville européenne tel qu’on l’a connu jusqu’à ce dernier demi-siècle : le secteur central historique, le plus dense et le plus divers, vers où convergent les voies de circulation, est entouré d’auréoles de moins en moins denses. On passe alors du centre au “faubourg”, puis à la “banlieue”, puis on atteint la “campagne”, via, éventuellement, une zone “indécise”, “rurbaine”. Cette vision est aujourd’hui largement obsolète. Il faut proposer une autre conception, appuyée sur le constat des bouleversements dus à l’urbanisation. Les organisations urbaines sont devenues des assemblages disparates de fractions que l’on distingue selon leur niveau de densité et de diversité sociétale, sans claire figure organisatrice globale.
Le modèle radioconcentrique a cédé face au développement d’un espace urbain en écume, qui juxtapose sans métaplan défini et contrôlé des sphères spatiales diverses, et qui inclut, on l’a dit, de nombreux périmètres non bâtis. La voierie, le quadrillage des axes et des infrastructures strient cette écume urbaine et, en même temps, orientent les développements, mais sans jamais les contraindre ni les diriger vraiment.
Au sein de l’urbain en nébuleuse, la périphérisation comme la centralité peuvent se manifester partout. Il s’agit d’un des caractères majeurs de l’urbanité contemporaine, qu’il faut expliquer. Considérons l’étendue physique d’une aire urbaine quelconque. On constate que le type central ou le péricentral peuvent se trouver en périphérie de l’étendue urbanisée et le type périurbain en localisation centrale dans cette même étendue. On peut trouver que cette approche brouille la compréhension en distinguant ce que je nomme le plan “physiographique” (celui des localisations dans l’étendue matérielle, qui paraît souvent être le point de vue normal, car on oublie justement qu’il est le résultat d’une construction intellectuelle) et le plan géotypique (celui des configurations spatiales de la densité et de la diversité, quelles que soient leurs localisations). Il me semble qu’elle permet surtout d’avoir une approche plus pertinente de la réalité des organisations urbaines contemporaines.
Par exemple, aujourd’hui, et du fait même de l’évolution de l’urbanisation, les centres urbains en position physiographique périphérique sont de plus en plus puissants et nombreux. Non seulement en Amérique du Nord, où le mouvement est le plus précoce et spectaculaire, mais aussi dans les contrées où le fait urbain est ancien et où les modèles d’organisation et les idéologies dominantes ont longtemps fait du centre historique en position “centrale” le seul pôle véritable. On constate, de façon quasi générale, la mise en place au sein de bien des organisations urbaines d’un complexe de centralités. Ce complexe associe des centres tant concurrents que complémentaires, localisés en des positions variées ; dans ce cadre, on peut insister sur l’importance de l’émergence, depuis les années 1960, des espaces de centralité en périphérie “physiographique”, développés autour d’équipements et de services commerciaux de grande distribution, mais qui peuvent associer une grande diversité d’activités, connaître un réel affinage fonctionnel, occuper une aire de grande taille, bref s’éloigner du modèle du lieu de centralité secondaire, pour devenir un territoire de centralité affirmée et polarisante, qui rayonne par contact contigu et connexe sur de vastes périmètres.
C’est le cas notamment aux États-Unis, où ce que l’on appelle les edge cities concentrent aujourd’hui les grands équipements
commerciaux, mais aussi de nombreux services de très haut niveau,
y compris les services de santé, d’enseignement universitaire, de
recherche et de développement, de loisir, le tout organisé en bulles
climatisées. Ce sont les pôles de centralité les plus dynamiques,
connectés par les grands réseaux de mobilité, qui l’emportent de
plus en plus souvent, en matière de puissance de polarisation, sur
les centres en position physiographique centrale (les CBD, central
business district), et qui deviennent ainsi les références des
complexes de centres, des “hypercentres” des métropoles américaines.
Le mouvement ne se dément d’ailleurs pas et il gagne même
des secteurs de plus en plus périphériques et peu denses, où se
constituent de petits amas de densité autour d’immeubles de
bureaux et de services, ce que certains auteurs nomment les edgeless
cities.
Bref, l’urbanisation contemporaine s’étale, mais parallèlement de nouvelles centralités apparaissent partout, ce qui complexifie les organisations spatiales car les polarisations deviennent multiples et font système. L’unicentration a cédé devant l’hétéropolarisation. À l’inverse, la périphérisation, c’est-à-dire la perte de densité et de diversité, s’insinue dorénavant de plus en plus dans les secteurs en position physiographique centrale, qu’on songe à ces friches, ces délaissés, ces vides qui se multiplient et qui deviennent à l’occasion occupés de manière informelle par les plus pauvres. Ce brouillage de la géographie classique, qui s’accompagne d’une diversification étonnante des pratiques spatiales des individus qui doivent composer avec cette marqueterie sans “patron” (au sens de la couture) ensemblier, est l’une des grandes caractéristiques de l’urbanisation de notre époque. Il est donc plus que temps d’accepter de considérer que le périurbain constitue désormais à la fois un modèle de spatialisation des réalités sociales et un genre de vie dont il importe de tenir compte, quoi qu’on pense des pratiques et des valeurs qu’il exprime, et dont il va s’agir d’inventer une politique.