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L'impératif écologique
Les problèmes d’environnement ne remontent pas aux années 1960. Les sociétés historiques n’ont cessé de susciter des dégradations diverses du milieu naturel puis de tenter d’y réagir avec plus ou moins de bonheur. Les questions de déforestation, de dégradation ou de perte des sols, de qualité de l’air et de l’eau, de pestilence, de bruit, etc. sont récurrentes. Les difficultés rencontrées ont même pu connaître un cours tragique. Jared Diamond a publié il y a quelques années un best-seller mondial où il dressait notamment l’inventaire des civilisations qui s’étaient effondrées en raison de leur incapacité à répondre à des pressions écologiques : les Mayas, les Pascuans, les Anasazis du Chaco Canyon, les établissements danois du Groenland, etc.1. Il est même loisible, si l’on veut pointer une destructivité sans conséquences pour les populations, de remonter en deçà des sociétés historiques. Il semble bien que, tout au long de la saga expansionniste d’Homo sapiens, nos ancêtres se soient régulièrement livrés à des massacres d’animaux relevant de la mégafaune, lorsqu’ils pénétraient dans des contrées vierges d’occupation humaine2.
Il n’en reste pas moins vrai qu’apparaît au milieu du XIXe siècle la conscience d’un phénomène radicalement nouveau. Au seuil de la seconde révolution industrielle, George Perkins Marsh soutient l’idée que la domination humaine du milieu pourrait se retourner contre elle, au point de saper les bases de la civilisation3. Il ne s’agit alors que d’une intuition brillante, appuyée toutefois sur une connaissance déjà remarquable de la puissance, rapidité et violence de la transformation humaine du milieu.
La croissance des flux
Plus d’un siècle et demi après, un tel sentiment est largement répandu et peut être étayé par une masse croissante de connaissances. Toutefois, tant qu’on continue à croire que l’essentiel des problèmes environnementaux auxquels nous sommes confrontés relève de pollutions, il est impossible de prendre la mesure de la situation qui nous échoit désormais. Les problèmes de pollution n’ont évidemment pas disparu ; les plus aigus, socialement, concernent les conséquences pour la santé des transformations de notre environnement (pollutions chimiques, amiante, exposition à de faibles doses cumulées…). Les défis environnementaux majeurs n’en sont pas moins d’une nature différente. Il ne s’agit pas tant de problèmes de pollutions que de flux. Ni le dioxyde de carbone, ni le méthane, ni le protoxyde d’azote, principaux gaz à effet de serre en dehors de la vapeur d’eau, ne sont des polluants. La raréfaction des énergies fossiles et de certains minéraux, la pénurie d’eau douce, la diminution des ressources halieutiques, l’effondrement de la biodiversité, etc., découlent directement ou indirectement de la croissance exponentielle de la population et des activités humaines depuis les années 1950. Cette dernière a entraîné une explosion des flux de matières et d’énergie sous-jacents à toutes nos activités économiques : extractives, agricoles, sylvicoles et halieutiques, de production et de transport de l’énergie, de transformation de la matière et de production des biens de consommation, de transport et d’échange.
Or, alors que les pollutions sont susceptibles de connaître des solutions techniques, à l’exemple des filtres pour les émanations industrielles ou des substituts aux substances dangereuses, tel n’est plus simplement le cas, en revanche, de l’augmentation des flux. C’est en effet le progrès technique qui nous permet d’augmenter régulièrement nos prélèvements sur la biosphère, comme le montre par exemple la surpêche. Par ailleurs, les gains unitaires rendus possibles, en termes de consommation de ressources, par le progrès technologique doivent être replacés dans le contexte d’une augmentation continue de la consommation. Tel est l’effet rebond : un ordinateur consomme aujourd’hui moins d’énergie qu’il y a cinq, dix ou quinze ans, mais la puissance requise, les types d’usage et le nombre d’utilisateurs n’ont cessé d’augmenter, si bien que la consommation globale d’énergie due à l’informatique s’accroît ; elle triplera d’ici 2030 selon l’Agence internationale de l’énergie4. À quoi s’ajoute le fait que les solutions techniques ont parfois tendance à déplacer les problèmes, à en faire surgir de nouveaux, inattendus et souvent à long ou moyen terme. Les grands problèmes environnementaux de la seconde moitié du XXe siècle ont tous constitué des surprises : les effets biologiques de la pollution radioactive, la déplétion de la couche d’ozone, l’effondrement de la biodiversité, la dangerosité du changement climatique, l’accumulation de métaux lourds dans les sols, les effets du mercure sur la santé dans la baie de Minamata, les effets du DDT sur la reproduction animale, etc.
L’idée que c’est d’un surcroît de technologie que nous viendra le salut est un credo propre à l’économie néoclassique que fort peu d’environnementalistes pourraient soutenir. Il n’existe pas en effet de produits de substitution à toutes les ressources naturelles ni aux services écosystémiques que nous pourrions détruire. Imaginons par exemple que la couche d’ozone disparaisse et, à sa suite, la photosynthèse : il serait impossible de leur substituer quoi que ce soit par le travail des hommes ou la technique, contrairement à ce que prétend la théorie économique. Comme l’avait déjà montré Garrett Hardin à la fin des années 1960, il n’y a pas de solution technique au problème de l’exploitation de ressources finies par des acteurs poursuivant leurs intérêts propres, en l’absence de règles communes. En l’occurrence, comme c’est d’ailleurs le cas pour les ressources halieutiques, la puissance des technologies accélèrerait plutôt la dégradation des biens communs5.
Face au problème des ressources et de leurs limites, et face à la fragilité des équilibres planétaires, force est ainsi de constater que les technologies ne détiennent pas à elles seules la solution : soit elles intensifient les difficultés, soit les solutions qu’elles apportent ne sont que partielles. Seules des politiques publiques peuvent assurer in fine l’efficacité environnementale de certains choix technologiques. L’affaire climatique est à cet égard exemplaire : la rapidité et l’ampleur des réductions des gaz à effet de serre qu’il faudrait atteindre sont telles qu’on ne saurait y parvenir, en dépit de la multiplicité des technologies dont nous disposons, en matière de production non carbonée d’énergie comme de séquestration du carbone, sans changements profonds de nos modes de vie.
À quoi s’ajoute que les pollutions, et plus précisément leur dépassement grâce à des technologies nouvelles, n’affectaient pas le fonctionnement général de nos sociétés. Il en va tout autrement avec la croissance des flux. La difficulté essentielle à laquelle nous sommes confrontés est la contradiction frontale entre notre modèle tant économique que politique, conçu pour permettre la plus grande production et consommation possible, au moins pour une part de la société, et la préservation des équilibres de la biosphère et des ressources naturelles.
Je brosserai ici un tableau synthétique des principales difficultés environnementales que nous éprouvons et chercherai ensuite à indiquer les principaux enjeux philosophiques qui en découlent. Nous sommes confrontés aux limites de la biosphère et de ses ressources sur tous les fronts possibles. Nous entrons dans une ère de finitude systématique, ce qui fonde un impératif écologique auquel on ne saurait se soustraire ; et ce dernier engage le fonctionnement même de nos sociétés.
Une évolution trop rapide du climat comme de notre consommation d’énergie
Commençons par le climat. Les conséquences directes du changement climatique en cours sont les suivantes : une montée du niveau des mers, de 1 à 2 mètres d’ici à la fin du siècle ; un changement du régime des précipitations avec un cycle de l’eau plus intense et plus inégalement réparti ; une augmentation de la température moyenne à la surface du globe d’ici à la fin du siècle de 1 oC à 8 oC. L’enjeu de cette triple pression n’est rien moins que la réduction de l’écoumène, à savoir la partie de la Terre en permanence habitée par les hommes. Rappelons qu’un siècle et demi de progrès scientifiques et techniques n’ont pas permis d’accroître l’écoumène. Au moment où s’engagent les négociations de l’après-Kyoto à Copenhague, on ne peut être résolument optimiste.
Ces toutes dernières années, le problème nous est apparu plus important et plus urgent qu’auparavant. C’est tout d’abord la consommation mondiale d’énergie, pour plus de 80% d’origine fossile, qui a notablement augmenté. Avec un rythme d’augmentation annuelle de 3,4%, depuis quelques années, avant la crise, elle dépasse de loin les prévisions les plus pessimistes établies par les économistes du GIEC en 1995. Mais le phénomène climatique lui-même connaît une accélération inattendue. Nous devrions par exemple assister à une disparition de la calotte estivale arctique dans les dix à quinze prochaines années, alors qu’elle n’était attendue que pour la seconde moitié du XXIe siècle. Depuis le début des années 2000 a commencé une amorce de débâcle glaciaire avec le glissement vers la mer des glaciers périphériques du Groenland et de la péninsule ouest de l’Antarctique. Avec une concentration atmosphérique du dioxyde de car bone de 450 ppm, ce qui est l’objectif soutenu par l’Europe et le G20, pour ne pas dépasser une élévation de la température moyenne à la fin du siècle de 2 oC, les chances d’obtenir 3 oC, voire 4 oC, ne sont pourtant pas nulles. Une augmentation de 2 oC n’est même pas exclue dès 2030.
Au-delà des modifications physiques des écosystèmes, les risques induits par le changement climatique pour les activités humaines sont nombreux. Commençons par les risques alimentaires. Le changement climatique en cours affectera une situation déjà critique : une production mondiale qui plafonne voire diminue ; des pays émergents qui changent leurs modes alimentaires : si la consommation annuelle de viande rouge par habitant de l’Inde, qui est pour l’heure de 4 kg par personne, atteignait les 40 kg (elle est de 80 kg aux États-Unis), les besoins mondiaux de céréales doubleraient ; une artificialisation des sols pour cause d’urbanisation qui ne désarme pas ; un manque d’eau qui affecte de nombreuses régions du monde comme l’Australie ; une destruction et fragilisation des sols de plus en plus déficients en oligoéléments pour cause de compaction, de salinisation, d’accumulation de métaux lourds, etc. Mais une réserve dans l’absolu de terres cultivables supplémentaires de 2,8 milliards d’hectares, pour 1,5 milliard d’hectares de terres cultivées. Pour imaginer les conséquences possibles du changement en cours, il suffit de se rappeler que, durant l’été 2003, la croissance des plantes en Europe a connu une chute de 30%: les forêts européennes ont massivement déstocké du carbone. La fonte des glaciers affecterait encore l’alimentation en eau douce de nombreuses contrées, etc.6.
Au sujet des risques sanitaires, il convient de rappeler le passé et le présent. Les périodes caractérisées par une modification anthropique intense des écosystèmes ont systématiquement vu apparaître des pathogènes nouveaux. Ce fut le cas avec la révolution néolithique et l’apparition de maladies infectieuses nouvelles comme la rougeole et la variole. L’antiquité a connu l’émergence du paludisme. La révolution industrielle a produit la tuberculose. Rappelons encore que la peste noire a emporté entre 1347 et 1351 une grande partie des effectifs de l’espèce humaine, entre 25% et 45% des populations d’Eurasie et d’Afrique du Nord. Or, comme avec les risques alimentaires, le changement climatique affectera une humanité d’ores et déjà confrontée à une accumulation des facteurs générateurs de dangers (cindynogènes) : une explosion démographique avec en Asie une surconcentration de populations humaines et animales ; une transformation à l’avenant des écosystèmes à l’échelle de la biosphère avec notamment une fragilisation d’un des services écologiques, le service de régulation des populations de pathogènes ; une part de la population mondiale immunodéficiente croissante ; des transports internationaux d’une intensité inouïe ; une mutabilité accrue des germes pour toutes les raisons indiquées dont ceux de la peste et de la tuberculose, résistants aux traitements antibiotiques croisés7.
La situation n’est pas plus favorable sur le plan des risques financiers. Le Rapport Stern opposait au coût de l’action estimé à 1% du PIB annuel, le coût de l’inaction, estimé de 5% à 20% du PIB mondial chaque année8. Les bases scientifiques dont il disposait n’intégraient pas l’accélération dont nous avons parlé. Ce 1% est-il vraiment crédible ? Nous ne parviendrons pas à éviter une élévation d’au moins 2 oC et donc une hauteur de dégâts déjà importante. Songeons simplement à la difficulté pour le système de réassurance mondiale à assumer des Katrina à répétition ; rappelons que l’on a d’ores et déjà constaté trois à quatre fois plus de cyclones de catégorie 5 dans l’Atlantique Nord au cours de la dernière décennie.
Enfin, terminons cette liste par les risques géopolitiques. Dans quelques décennies au plus, les petites îles des quatre nations d’atolls (Tuvalu, Kiribati, îles Marshall et Maldives) auront disparu, et, très probablement, un tiers également du Bangladesh. Avec une élévation du niveau des mers à la fin du siècle de 1 à 2 mètres, ce sont de nombreuses mégapoles côtières qui sont menacées d’immersion, etc. Toutes n’auront pas les moyens d’y faire face. On ne saurait donc exclure des flux migratoires gigantesques, internes aussi bien que transnationaux.
Le temps du climat
Il importe d’être attentif au rapport au temps caractéristique du changement climatique et d’autres problèmes d’environnement globaux. Il conviendrait d’anticiper et même d’agir rapidement. Imaginons une baignoire remplie d’eau dont le niveau reste constant car le trou du siphon, qui est resté ouvert, laisse passer autant d’eau qu’il en arrive par l’ouverture du robinet9. On bouche maintenant en partie le trou d’évacuation : le débit de sortie diminue et le volume d’eau va augmenter jusqu’à atteindre un nouvel équilibre, quand la pression au fond de la baignoire, du fait du volume d’eau accru, aura suffisamment augmenté et suffisamment renforcé le débit sortant, au point de compenser à nouveau le débit d’arrivée d’eau. Comparons la serre atmosphérique à cette baignoire. L’eau équivaut à l’énergie, et la quantité d’eau disponible dans la baignoire, à la quantité d’énergie disponible sur la surface de la Terre, ce que traduit la température ; les débits d’arrivée et de départ sont analogues au rayonnement solaire qui chauffe la Terre et au rayonnement terrestre qui la refroidit ; et, bien sûr, le trou d’évacuation qui se rétrécit, à l’augmentation des gaz à effet de serre (GES) qui absorbent le rayonnement terrestre. Plus on rétrécit la surface du trou d’évacuation, plus l’eau monte : plus on augmente les GES, plus la température de la surface de la Terre croît. En conséquence, plus tôt nous commencerons à réduire nos émissions, et plus basse sera ensuite la température atteinte dans le nouvel équilibre.
Autre difficulté notable, toujours relative au temps, l’évolution délétère du climat ne s’arrête pas à la fin du siècle. La chaleur de l’atmosphère mettra des milliers d’années pour pénétrer les profondeurs océaniques ; la fonte totale des masses glaciaires polaires exigera également des millénaires. Dans les deux cas, nous ne pourrons revenir en arrière. Ce déploiement au long cours des effets du réchauffement jette une singulière lumière sur les objectifs de la communauté internationale. Selon la grande figure de la climatologie mondiale qu’est James Hansen, 450 ppm de CO2 conduisent au long cours à une élévation du niveau des mers de 75 mètres ; 550 ppm à une élévation de 6 oC sur le long cours, etc.10.
L’enjeu de Copenhague est d’établir un accord international de limitation des GES pour l’après-2012, de telle sorte que l’élévation de la température mondiale ne dépasse pas à la fin du siècle les 2 oC. Pour ce faire, il conviendrait de ne pas dépasser les 450 ppm de CO2, alors que nous avons d’ores et déjà dépassé les 387 ppm avec une augmentation annuelle de 2 ppm, et de diviser par deux les émissions mondiales à l’horizon 2050. Nombreux sont même les scientifiques qui prônent une division, non par deux, mais par trois. D’ici à 2020, le GIEC recommande une réduction des émissions de 25 à 40%. Seule l’Europe, si elle maintient son objectif haut (30%), serait dans la fourchette du GIEC. Le Japon, lui, serait à 25%. Les États-Unis ont, quant à eux, fixé une réduction du dioxyde de carbone quasiment nulle : 7%. Quant à la Chine, elle ambitionne 12%, même s’il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une réduction absolue, mais d’une réduction du contenu carbone de la croissance, par point de PIB.
Ces estimations et objectifs posent divers problèmes et il est bien évidemment impossible de savoir quel accord découlera de Copenhague. Si accord il y a, il court le double risque d’être à la fois difficilement atteignable et en même probablement inférieur à ce qu’il conviendrait de réaliser pour soustraire le climat à une évolution dangereuse.
Bornons-nous à remarquer ici une difficulté supplémentaire. Lesdits objectifs se fondent sur les seules émissions domestiques. Or, on observe un écart considérable, dans les pays industriels, entre la quantité d’émissions de gaz à effet de serre liées à la production sur un territoire donné et la quantité d’émissions induites par la consommation individuelle des habitants de ce même territoire11. Pour la France comme pour la Suisse, les émissions nationales territoriales rapportées au nombre d’habitants se situent entre 6 et 7 tonnes ; en revanche, les émissions totales, y compris celles induites par les biens importés, s’élèvent à 13 tonnes pour la France et 18 tonnes pour la Suisse. Le problème essentiel est ainsi escamoté. Et il importe de noter les consommations individuelles directes ou indirectes d’énergie, l’énergie grise, donc à la fois celles attachées au transport, au bâti et à la consommation courante, continuent à filer. Malgré les bonnes intentions affichées par de nombreux dirigeants, nos démocraties sont probablement incapables d’assumer leurs responsabilités de long terme. L’ancrage représentatif, essentiellement territorial, rivé au court terme et au PIB, est assez largement déphasé face à des problèmes environnementaux globaux.
Les scénarios du dérapage climatique
Pour en finir avec la question climatique, j’illustrerai les conséquences possibles de l’élévation progressive de la température moyenne en prenant appui sur le livre de synthèse remarquable de Mark Lynas12. Ces estimations s’appuient sur la connaissance du paléoclimat et sur les modèles climatiques, dont certains tournent depuis bientôt quatre décennies.
Quelles pourraient être les conséquences pour une élévation de la température moyenne de 1 oC, ce dont nous sommes proches puisque la température s’est élevée depuis le début du XXe siècle d’un peu plus de 0,7 oC. L’ouest des États-Unis, du Texas au Dakota, pourrait redevenir ce qu’il fut il y a quelques millénaires, un immense désert de sable. La prochaine disparition de la banquise estivale arctique, dans une ou deux décennies, déplacera le front polaire vers le nord. Il devrait en résulter un changement non moins perturbant du régime des pluies, asséchant par exemple régulièrement et sur de longs mois l’Angleterre. Les ouragans qui ont fait leur apparition sur les côtes du Brésil et au sud de l’Europe seront plus nombreux et pourraient s’étendre à la Méditerranée.
Et pour 2 oC ? La Chine connaîtrait un manque chronique d’eau, les océans deviendraient plus acides, mettant en danger la chaîne alimentaire marine. En Europe, plus de la moitié des étés seraient bien plus chauds qu’en 2003. Le bassin méditerranéen serait affecté par des pénuries d’eau chroniques. La fonte de la plupart des glaciers assécherait certaines contrées du monde. Nous assisterions à une baisse quasi générale des rendements agricoles.
Et pour 3 oC et plus ? Comme au pliocène, l’Arctique et l’Antarctique seraient beaucoup plus chauds qu’aujourd’hui, avec un couvert forestier. De gigantesques famines feraient leur apparition. La forêt amazonienne deviendrait une zone aride et dépérirait en rejetant des quantités considérables de gaz à effet de serre. Diverses rétroactions positives s’enclencheraient au point de rendre l’évolution du climat incontrôlable, avec notamment des cheminées de méthane dues à la fonte du pergélisol. À l’approche des 6 oC, et qui plus est sur une période aussi courte, ne persisteraient que des îlots de civilisation aux latitudes les plus élevées. Rappelons que lors du précédent âge glaciaire, avec 5 oC de moins, les glaciers couvraient l’Europe jusqu’à la hauteur de Lyon et que le sol était en permanence gelé jusqu’aux Pyrénées.
Les autres aspects de la finitude planétaire
Le climat n’est pas le seul de nos problèmes, même si son évolution interagira avec tous les autres. Considérons encore, ne fût-ce que rapidement, le front des diverses ressources naturelles et leurs limites. Commençons par les ressources d’énergie fossile. Eu égard au climat, elles sont trop abondantes. Toutefois, la raréfaction de l’une de ces ressources, le pétrole, devrait affecter nos sociétés bien avant le devenir dramatique des dégâts climatiques.
L’idée selon laquelle le pic pétrolier pourrait intervenir à brève échéance, aux alentours de 2015, est relativement répandue. Ce pic serait suivi du pic gazier à une quinzaine d’années de distance puis, plus tard encore, par un pic charbonnier. L’idée, due au géologue américain Marion King Hubbert, est la suivante : tout ensemble donné de gisements connaît une courbe d’exploitation en cloche, avec des capacités d’extraction de la ressource croissantes, puis un plateau, et ensuite une diminution dont le taux peut sensiblement varier. Je m’appuierai ici sur le rapport de prospective énergétique de Shell13 publié en fin 2008. Ce document expose deux scénarios, Scramble et Blueprints. Selon le premier scénario, les États ne parviennent pas à se préparer à la survenue du pic. Ils renoncent à inverser la courbe de consommation des populations, ce qui nécessiterait des mesures trop impopulaires, et ne parviennent pas à s’entendre. L’Opep impose ainsi sa volonté et les États cherchent à sécuriser leurs approvisionnements par des mesures bilatérales. L’advenue du choc les place dans de grandes difficultés et certaines nations connaissent des changements politiques brutaux. Les tensions internationales sont très élevées avec risques de conflits. Le second scénario est le symétrique du premier : les États sont parvenus à réduire l’addiction de leurs populations aux énergies fossiles et à s’entendre face aux pays producteurs et face à la déplétion annoncée de la ressource.
La finitude ne vaut pas seulement pour les ressources fossiles, mais plus généralement pour les ressources minérales, et tout spécialement pour certains métaux précieux et semi-précieux qui peuvent constituer des goulots d’étranglement technologiques. Voici quel serait, à consommation constante, l’état des stocks pour les métaux les plus exposés – or : 17 ans ; argent : 13 ans ; cuivre : 31 ans ; zinc : 17 ans ; plomb : 22 ans ; palladium: 15 ans14. Les efforts de prospection n’ont pas été en ces matières aussi systématiques que pour le pétrole, mais il n’en reste pas moins que la surabondance des ressources chère aux économistes classiques est loin derrière nous.
Le même constat de finitude vaut pour les ressources fournies par les écosystèmes et le vivant au présent, et notamment ce qu’on dénomme les services écologiques. Il convient ici de reprendre les résultats de la grande étude commanditée par l’ONU et publiée en mars 2005, le Millennium Ecosystem Assessment1515. Selon cette étude, 60% des services fournis par les écosystèmes, et à défaut desquels la vie ne serait pas possible, sont dégradés ou surexploités. La nomenclature des services écologiques en question est la suivante : services de fourniture, de régulation et services culturels. Les services de fourniture renvoient aux récoltes et cheptels, aux fibres (lin, chanvre et coton), au bois de chauffe et de construction, etc. Les services de régulation concernent la régulation locale du climat, l’épuration de l’air et de l’eau, la régénération de la fertilité des sols, la pollinisation et la régulation des populations de pathogènes. Tel bois ou telle espèce animale procureront pour telle ou telle ethnie un service culturel, lesdits services évoquant plutôt pour nous les aménités fournies par la nature.
Nous avons plus haut abordé le problème de la disponibilité et de la qualité de l’eau douce qui constitue pour certaines régions du monde, et notamment en raison de l’épuisement de certains aquifères fossiles, un problème majeur.
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Cette exposition à la finitude sur tous les fronts change radicalement la donne. Elle nous projette au-delà de la modernité. L’un des fondements de la modernité est en effet l’affirmation de l’horizontalité du social. « La définition de l’INJUSTICE n’est rien d’autre, écrivait Hobbes dans le Léviathan, que la non-exécution des conventions. Est juste tout ce qui n’est pas injuste16. ” Rien ne saurait précéder ou transcender le consentement des volontés au fondement du contrat social. Le social naît sans passé et hors de tout environnement physique. Il n’est d’autre limite à ma liberté que celle d’autrui et d’autre source de la norme que notre accord mutuel. Or, l’existence de ces biens publics nouveaux que sont la stabilité du système climatique ou la biodiversité nécessaire au bon fonctionnement des services écosystémiques contredit ce présupposé. Certaines de nos actions peuvent en effet contribuer à la dégradation desdits biens communs. Il y a même une contradiction frontale entre la préservation de ces biens et le principe selon lequel l’organisation politique et économique des sociétés modernes devrait permettre à chacun de produire et de consommer toujours plus. Ces contraintes externes au corps social ne contredisent pas l’idée d’une autonomie relative du social, à savoir la nécessité de se donner des normes afférentes à la préservation de ces nouveaux biens communs, mais sont incompatibles avec l’affirmation d’une indépendance absolue des individus.
Déni de la finitude naturelle et déni de la finitude humaine sont indissociables. Le déni de la première est en effet inséparable de l’affirmation de la toute-puissance des techniques, d’une malléabilité du monde sans borne aucune. Contentons-nous de remarquer ici l’un des traits originaux des sociétés modernes : elles sont organisées pour produire et pour satisfaire ce que Keynes appelait des besoins relatifs, par opposition aux besoins absolus. Les besoins sont « absolus, affirmait Keynes, en ce sens que nous les éprouvons quelle que soit la situation de nos semblables ” ; ils sont ” relatifs en ce sens que nous les éprouvons si leur satisfaction nous procure une sensation de supériorité vis-à-vis de nos semblables17 “. Il n’est aucune limite de principe à ces derniers et ils sont précisément le support de la croissance et de ce qu’on appelle l’effet rebond. Or, contrairement à ce que nous pouvions croire jusqu’à il y a peu, l’espace disponible pour nos activités et notre puissance n’est pas infini. Soit nous parvenons à autolimiter nos besoins relatifs, en matière de consommations matérielles, soit nous courons le risque de conflits violents en réaction à une accumulation des pénuries.
Le gouvernement représentatif moderne est solidaire de ce déni de la finitude. En vertu de sa structure même, il n’est guère apte à répondre aux problèmes écologiques contemporains. Ses limites territoriales et temporelles, son affirmation de l’indépendance presque absolue des individus, tout au moins quand il s’agit de consommer, son déni du pouvoir transformateur et intéressé de la technoscience, le lui interdisent. Seul un infléchissement sérieux des institutions et leur évolution en direction d’un fonctionnement plus délibératif permettraient de mieux prendre en charge les défis du long terme18.
Nous sommes en réalité à la croisée des chemins et l’expression même de développement durable, aux allures d’oxymore19, en est la parfaite illustration. La vague néolibérale et l’officialisation du développement durable se sont à peu près imposées ensemble tout en étant porteuses d’orientations contradictoires. Rappelons que les deux valeurs constitutives de la durabilité sont la réduction de la répartition de plus en plus inégale de la richesse sur Terre, et la considération des limites que les écosystèmes nous imposent, et ce en fonction de nos modes d’organisation et de l’état de nos technologies20. Or, le néolibéralisme rompt avec l’idéal libéral du plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre et n’a cure de l’état de la planète21. Cette contradiction traverse même le développement durable et s’exprime notamment au travers de l’opposition entre durabilités forte et faible.
Je crains que l’alternative soit plus violente et tranchée et que le choix soit entre la réussite de la durabilité forte, ou bien une fuite en avant technologique face à des dégradations de plus en plus dommageables pour l’espèce humaine au sein de la biosphère, sur un fond de cynisme moral absolu, abandonnant les hommes en masse à un mixte d’horreurs tant sociales qu’écologiques. L’idéologie transhumaniste me paraît incarner à la perfection l’un des pans de cette seconde alternative. L’anime en effet la haine de toute espèce de chair, celle des corps comme celle du monde, et un désir d’émancipation de la condition humaine, tant naturelle que mortelle, dans une sorte d’audelà technologique, réservé à une petite ” élite “, richissime22.
Et c’est précisément l’état écologique du monde tel que nous l’avons rapidement brossé et les choix qui semblent désormais en découler, qui fondent la légitimité d’un impératif écologique au sens propre, à savoir moral. L’enjeu n’est en effet rien moins que de préserver l’humanité, tant en ce qui concerne ses conditions physiques d’existence, qu’en ce qui concerne l’idée d’humanité et les idéaux moraux qui lui sont attachés. Tels sont les deux faces d’un même enjeu, ainsi que l’avait précocement exprimé Hans Jonas avec le principe responsabilité23.
Voir Jared Diamond, Effondrement (Collapse). Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006, pour la trad. fr.
Voir E. O. Wilson, la Diversité de la vie, Paris, Odile Jacob, 1993.
Voir George Perkins Marsh, Man and Nature; or, Physical Geography as Modified by Human Action, New York, Charles Scribner, 1864 ; pour la trad. fr. (partielle), voir Écologie et politique, 2008, no 36.
Plus généralement, voir J. Polimeni et al., The Jevons Paradox and the Myth of Resource Efficiency Improvements, Londres, Earthscan, 2008.
Garett Hardin, "The Tragedy of Commons. The Population Problem Has no Technical Solution: It Requires a Fundamental Extension in Morality", Science, 1968, vol. 162, p. 1243-1248 ; disponible par l'internet.
Voir L. R. Brown, le Plan B. Pour un pacte écologique mondial, Paris, Calmann-Lévy/Souffle Court, 2007 et B. Parmentier, Nourrir l'humanité. Les grands problèmes de l'agriculture mondiale au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2007.
Voir J.-F. Saluzzo, Des hommes et des germes, Paris, PUF, 2004.
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Comparaison empruntée à la climatologue M.-A. Mélières.
Voir J. Hansen et al, "Target Atmospheric CO2: Where Should Humanity Aim?", www.columbia.edu ; et J. Hansen, "Strategies to Address Global Warming & Is Sundance Kid a Criminal?", www.columbia.edu.
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Voir Shell Energy Scenarios to 2050, Shell International BV, 2008.
Voir Science & Vie Hors série, juillet 2008, no 243, p. 46-47.
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G. H. Brundtland et la Commission mondiale sur l'environnement et le développement, Notre avenir à tous, Montréal, Éd. du Fleuve, 1988, p. 51.
Voir C. Laval, l'Homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
Voir notamment M. C. Roco et W. S. Bainbridge, "Converging Technologies for Improving Human Performance", Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, Airlington (Virginie), National Science Foundation, 2002, p. 4-6 ; J. Schummer, "Identifying Ethical Issues of Nanotechnologies", dans Henk ten Have (ed.), Nanotechnologies, Ethics and Politics, Paris, UNESCO, 2007, p. 79-91 ; J. Schummer, "Societal and Ethical Implications of Nanotechnology: Meanings, Interest Groups and Social Dynamics", dans J. Schummer et D. Baird (eds), Nanotechnology Challenges. Implications for Philosophy, Ethics and Society, Londres, World Scientific, 2006, p. 430-434. Pour une presentation synthétique, voir D. Bourg et A. Kaufmann, Risques technologiques et débat démocratique, Paris, La Documentation française, 2007.
Hans Jonas, le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1990 pour la trad. fr. (orig. 1979).
Published 1 February 2010
Original in French
First published by Esprit 12/2009
Contributed by Esprit © Dominique Bourg / Esprit / Eurozine
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