L’Europe à l’épreuve de l’Ukraine
Dans son article écrit pour la série « Les leçons de la guerre. Penser à nouveau la renaissance de l’Europe », la politologue Nathalie Tocci analyse la façon dont l’UE a réagi aux crises récentes, notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle se penche également sur le contexte historique de l’intégration européenne, sur l’unité de l’UE et sur sa politique de défense dans le cadre de la guerre en Ukraine.
Le diplomate français Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’ordre européen d’après-guerre, écrivit dans ses mémoires que « l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». Lorsque cet écrit fut publié en 1976, et durant les décennies qui suivirent, les mots prémonitoires de Monnet faisaient davantage référence au passé qu’au présent de l’Europe. Émergeant des cendres des pires catastrophes que le continent ait connues – le totalitarisme et deux guerres mondiales -, le projet d’intégration européen apporta la solution à ces crises en mettant en commun la production de charbon et d’acier des anciens ennemis.
Certes, la Communauté européenne du charbon et de l’acier ainsi que les institutions qui lui ont succédé – la Communauté économique européenne, la Communauté économique et l’Union européenne – poursuivaient aussi d’autres objectifs moins élevés, comme l’atterrissage en douceur d’empires européens en proie au déclin colonial et au bord de l’effondrement. Il n’empêche que l’intégration européenne était alors perçue comme l’un des moyens – si ce n’est le moyen principal – d’empêcher toute nouvelle guerre mondiale.
Comme on pouvait s’y attendre, des années 1970 au début des années 2000, l’Europe a semblé évoluer au fil d’une autre logique. L’essor du marché unique, la mise en place de l’Union économique et monétaire et la création de l’espace Schengen ne pouvaient assurément pas être qualifiés de solutions à des crises. Les divers élargissements de l’Union visaient tout au plus à profiter de certaines opportunités, comme la démocratisation des pays du sud de l’Europe dans les années 1980, la prospérité apportée par les pays du nord entrés dans les années 1990 et la réunification de l’Europe dès la fin de la guerre froide dans les années 2000.
Des crises reléguées au rang de problèmes stratégiques
Pendant cette période, loin d’apporter des solutions aux crises, la « méthode Monnet » a plutôt été associée à des théories fonctionnalistes qui concevaient l’intégration (politique) comme la finalité naturelle de la coopération technique et économique. De plus en plus, les pays européens ont été confrontés à des défis impossibles à résoudre sans l’appui d’institutions supranationales. Les « crises » auxquelles la CEE, la CE puis l’UE étaient censées apporter des réponses se sont avérées plutôt des problèmes stratégiques que l’intégration était le mieux à même de régler.
Ce n’est que bien plus tard que les mots de Monnet ont repris tout leur sens. Depuis le milieu des années 2000, en effet, l’UE n’a fait que s’enliser dans de véritables crises, cette fois : la non ratification du Traité constitutionnel européen en 2005, la crise financière mondiale de 2008 – qui a débouché sur la crise de la zone Euro en 2011-2013, la crise migratoire de 2015, le référendum sur le Brexit en 2016 (avec le risque d’effet domino qu’il pouvait comporter), la pandémie de Covid et, enfin, l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Synonymes de paralysie, de méfiance, de division et de perte de solidarité, ces crises ont tout simplement mis en danger la survie du projet européen.
La méthode Monnet a été appliquée à chacun des cas. Il y a eu des échecs, comme lors de la crise migratoire, où l’UE n’a guère progressé dans l’établissement d’une politique commune d’asile et d’immigration. Certaines crises ont été résolues de justesse, comme celle de la zone euro, qui a accouché d’une union bancaire encore balbutiante. Mais d’autres défis ont été relevés avec brio : la pandémie, par exemple, a permis de jeter les bases d’une union européenne de la santé et, surtout, de poser les premiers jalons d’une union fiscale par le biais du plan de relance européen « Next Generation EU ».
De nos jours, la guerre fait de nouveau rage sur le continent européen. L’invasion de l’Ukraine par la Russie représente la plus grande menace pour la sécurité de l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. L’axiome de Monnet s’applique-t-il à cette crise, à laquelle l’UE fait face sur de nombreux plans : politique, économique, énergétique, sécuritaire et défense ? Si tel est le cas, quelles leçons peut-on en tirer dans une optique de renaissance de l’Europe ?
La fin des illusions
Bien que la Russie ait toujours été l’un des sujets qui divisent le plus l’Europe, celle-ci a su réagir de façon unie et unanime. En effet, ses États membres ont adopté par consensus onze trains de sanctions à l’encontre de ce pays. Imposées principalement au cours des premiers mois de la guerre, ces mesures ont ensuite tourné au ralenti. Il est vrai qu’après avoir visé les secteurs financier, de la technologie, du pétrole et du charbon, saisi des biens publics et privés, imposé des restrictions à des individus dont la responsabilité était mise en cause, plafonné les prix de l’énergie et réduit les importations de gaz russe au strict minimum, il ne restait plus grand chose à sanctionner. L’heure est désormais au colmatage des failles et à la mise en œuvre effective des sanctions.
Des dissensions sont apparues pendant cette période, qu’il convient d’aplanir. Mais concernant le cas le plus toxique sur le plan politique – la Hongrie de Viktor Orbán -, l’Union a trouvé la façon de limiter les dommages. Pour l’essentiel, en effet, les manigances d’Orbán ont échoué après que la Commission européenne a adopté une nouvelle forme de conditionnalité économique liée à l’État de droit. Ainsi, en décembre 2022, cette dernière a décidé de retenir 22 milliards d’euros de fonds de cohésion destinés à la Hongrie, tant que ce pays ne répondra pas aux exigences en matière d’indépendance judiciaire, de liberté académique, de respect des droits LGBTQI et de système d’asile.
À ce jour, l’UE reste politiquement unie face à la guerre en Ukraine. Au lieu de s’étendre, les fissures se sont résorbées au fil du temps. Au tout début de la guerre, certains pays d’Europe occidentale, notamment la France, ont suscité la colère des États du nord et de l’est de l’Europe en voulant plutôt négocier que d’humilier Poutine. Aujourd’hui, cependant, rares sont ceux qui, à Berlin, à Paris ou à Rome, croient que des négociations ou un cessez-le-feu sont encore possibles, sans parler d’un accord de paix avec la Russie.
Cette unité va bien au-delà des frontières de l’UE. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a jeté de nouvelles bases aux relations entre l’UE et le Royaume-Uni, que le Brexit risquait d’envenimer. De même, cette guerre a rendu possible une unité transatlantique sans précédent, certes ombragée par des différences notables en matière de politique commerciale et industrielle. Enfin, la cohésion s’est renforcée au sein du G7 et avec d’autres pays aux vues similaires, dont l’Australie et la Corée du Sud.
Le contraste entre la réponse de l’Europe à la guerre en Ukraine par rapport à d’autres guerres ne pourrait être plus frappant. En 2003, il y a tout juste vingt ans, le monde était secoué par l’invasion de l’Irak conduite par les États-Unis, une autre puissance nucléaire. Le Moyen-Orient en ressent encore aujourd’hui les ondes de choc. À l’échelle internationale, la guerre en Irak a sans doute marqué le début du déclin de la Pax Americana et de l’hégémonie américaine dans le monde.
À l’instar de la guerre en Ukraine, l’invasion de l’Irak pilotée par les Américains était illégale et reposait sur des mensonges : en Irak, des armes de destruction massives et, en Ukraine, la mise en place d’un régime nazi et son adhésion imminente à l’OTAN. Comme la Russie, les États-Unis aspiraient à un changement de régime, sans velléité d’occuper indéfiniment ni d’annexer le territoire irakien.
Mais contrairement à l’invasion russe de l’Ukraine, celle de l’Irak par les États-Unis avait divisé et paralysé l’Union européenne avec, d’un côté, la France et l’Allemagne à la tête de l’opposition à la guerre et, de l’autre, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne, qui la soutenaient. La ligne de division avait toutefois dépassé les frontières de l’Europe occidentale : alors que les pays d’Europe centrale et orientale venaient de signer leur traité d’adhésion pour intégrer l’Union l’année suivante, Donald Rumsfeld, alors secrétaire américain à la Défense, n’hésitait pas à parler de division entre la vieille et la nouvelle Europe (cette dernière soutenant les États-Unis).
L’opinion publique européenne, surtout à l’ouest, était atterrée par le déploiement des forces américaines, qu’elle jugeait abusif. Des millions de personnes ont alors défilé dans les rues des capitales européennes pour montrer leur opposition. Dans l’élan de ces protestations, Jürgen Habermas et Jacques Derrida, philosophes allemand et français, ont plaidé pour la création d’un espace public européen porteur d’une vision européenne où, contrairement au modèle néoconservateur américain, le pouvoir de convaincre, le multilatéralisme et le droit international prévaudraient sur le pouvoir de contraindre, l’unilatéralisme et l’idée selon laquelle la force fait la loi.
Deux décennies plus tard, l’approche à l’égard de l’invasion russe de l’Ukraine est diamétralement opposée. La guerre a rappelé aux Européens qu’ils ne vivaient pas sur la planète Vénus, pour reprendre la phrase teintée d’ironie du chercheur américain Bob Kagan. Ne vivant pas non plus sur la planète Mars, ils ont toutefois conscience de vivre sur la Terre, qui est déjà un endroit dangereux en soi.
Le conflit a mis fin au rêve, voire aux illusions d’un espace ouvert et libre allant de Lisbonne à Vladivostok, où la puissance douce, les institutions multilatérales et le droit international deviendraient les fondements d’une sécurité commune. L’ambition de construire une architecture européenne de sécurité avec la Russie s’est heurtée à une dure réalité : la sécurité de l’Europe doit précisément être bâtie de façon à se prémunir de la menace de cette dernière, du moins pour le moment.
Le tournant stratégique de l’Europe
Trois conclusions importantes ont émergé à cette occasion pour l’Europe, qui contrastent fortement avec celles tirées de la guerre en Irak. Premièrement, la question de l’élargissement de l’UE (et de l’OTAN) est revenue au premier plan de l’agenda stratégique européen. En 2003, les adhésions avaient déjà été décidées préalablement pour se matérialiser l’année suivante, l’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie complétant le processus en 2007. L’élargissement s’est pratiquement arrêté à cette date, aucun autre pays n’adhérant à l’UE pendant près de deux décennies (à l’exception de la Croatie en 2013).
Bien que le processus d’adhésion des Balkans occidentaux et de la Turquie ait suivi son cours, du moins officiellement, on a plutôt assisté à un jeu de dupes où les pays candidats faisaient semblant d’entamer des réformes et l’Union européenne faisait semblant de les intégrer. L’issue était on ne peut plus prévisible : la démocratie et l’État de droit ont reculé, le développement économique a stagné et les processus de paix sont restés lettre morte, tandis que la Russie et la Chine commençaient à montrer leurs muscles.
Mais l’Union était trop embourbée dans ses crises existentielles à répétition pour s’en préoccuper. Lorsque la démocratie et l’État de droit ont commencé à régresser en Hongrie et en Pologne, l’idée selon laquelle l’élargissement à l’est avait peut-être été une erreur s’est diffusée lentement mais sûrement en Europe occidentale.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fini de briser l’illusion d’un repli sur soi d’une « vieille Europe » ignorant la tourmente qui rugissait à sa porte. Il est soudainement devenu évident que la stabilité, garantie au sein de l’UE et de l’OTAN, ne pouvait jamais être considérée comme définitivement acquise de l’autre côté de la « frontière ».
Il n’est donc pas surprenant que le président ukrainien Volodymyr Zelensky ait présenté sa demande d’adhésion à l’UE trois jours après l’invasion massive de son pays par les troupes russes. L’Ukraine et la Moldavie ont obtenu désormais le statut de pays candidats, tandis que la Géorgie est aujourd’hui un candidat potentiel. Dans les Balkans occidentaux, les négociations d’adhésion ont été récemment ouvertes avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. La Bosnie-Herzégovine a obtenu le statut de pays candidat et le changement de présidence à Podgorica pourrait redonner un élan au processus d’adhésion du Monténégro.
Certes, à ce stade, on ne peut toujours pas parler de relance de la politique d’adhésion de l’UE. Il reste encore toute une série de problèmes à résoudre, dont la question urgente de la détérioration préoccupante des relations entre la Serbie, dont la candidature est pendante depuis de longues années, et le Kosovo, candidat potentiel. Des réformes importantes sont attendues des deux pays. De son côté, l’UE devra aussi renouveler ses institutions, ses processus de décision et ses politiques dans des domaines prioritaires tels que l’agriculture et la cohésion. Mais il n’échappe désormais à personne que le coût du non-élargissement pourrait être extrêmement élevé. La guerre vient de démontrer que le maintien du statu quo poserait un risque intolérable pour la sécurité européenne.
Deuxièmement, la politique de main de fer gagne de plus en plus d’adeptes en Europe, contrairement à 2003. Le conflit a entraîné une hausse des dépenses militaires dans toute l’UE. 100 milliards d’euros ont ainsi été octroyés par l’Allemagne au titre de la « nouvelle ère » (Zeitenwende). Les autres États de l’Union, du nord et de l’est principalement, contribuent également à l’effort de guerre, bien que de façon plus inégale. Le budget de la défense des États membres devrait augmenter de 70 milliards d’euros au cours des trois prochaines années, pour se rapprocher enfin de l’objectif de 2 pour cent du PIB prôné par l’OTAN.
Après avoir longtemps relégué la défense au second plan, les institutions communautaires ont dorénavant mis en place une facilité européenne pour la paix afin de soutenir la campagne de l’Ukraine. De même, elles ont établi une mission de formation des forces armées ukrainiennes, la plus importante du genre à ce jour. À la date de mars 2023, l’UE et ses États membres ont accordé une assistance militaire à l’Ukraine de 12 milliards d’euros, tandis que leur aide totale – qui inclut le soutien économique – s’élève à 67 milliards d’euros. En mai 2023, l’UE s’est également dotée d’un mécanisme d’acquisition de munitions pour l’Ukraine, en engageant une première tranche de 2 milliards d’euros à cet effet.
La troisième conclusion est pour le moins paradoxale. Alors que la guerre en Irak de 2003 avait incité les Européens à prendre leurs distances avec les États-Unis à la main trop dure, l’UE est aujourd’hui beaucoup plus dépendante de Washington malgré les immenses efforts déployés pour devenir un acteur crédible en matière de défense. En temps de paix en Europe, les initiatives de cette dernière dans le domaine de la défense auraient été perçues comme une preuve tangible d’autonomie militaire stratégique en voie de réalisation. En temps de guerre, c’est tout le contraire. Sans le soutien militaire des États-Unis, Kiev serait déjà tombée, plaçant l’ensemble du continent européen à un niveau de risque sans précédent. Tandis que les Européens épuisent leurs stocks en envoyant des armes à l’Ukraine, ils les remplacent par tout ce qu’ils trouvent sous la main, à savoir des équipements plus souvent d’origine américaine qu’européenne.
Cela ne veut pas dire pour autant que les projets militaro-industriels européens soient complètement à l’arrêt. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’en temps de guerre, les dépenses de l’Europe en matière de défense servent plutôt à parer au plus pressé qu’à entreprendre des projets à long terme. Sa dépendance vis-à-vis de l’industrie de défense américaine est donc en train de s’accroître en termes relatifs.
Ce ne sont pas de bonnes nouvelles pour l’Europe, à l’est comme à l’ouest. Certes, les relations transatlantiques n’avaient pas été aussi solides depuis des années, mais cela pourrait vite changer. Il suffirait qu’un candidat républicain remporte les élections présidentielles de 2024 pour que l’engagement américain envers l’Ukraine et la sécurité européenne diminue.
Mais au-delà de l’issue de ce prochain scrutin, le fait d’être de plus en plus tributaire des États-Unis réduira sans doute la capacité de l’Europe à tracer son propre chemin dans le monde. Bien que les deux superpuissances aient généralement des points de vue convergents – particulièrement concernant la Chine, à l’égard de qui l’attitude de l’Europe s’est durcie depuis la pandémie -, ceux-ci ne sont pas identiques. La dépendance accrue de l’Europe vis-à-vis des États-Unis en matière de défense peut aussi signifier qu’elle est désormais beaucoup moins à même de définir ses relations avec la Chine en toute autonomie.
L’Europe ne pourra pas inverser rapidement une situation à laquelle elle aurait dû faire face depuis longtemps. Cette question est d’ailleurs toujours ignorée sur le plan politique, peut-être aussi en raison d’un sentiment d’impuissance. Mais cacher la poussière sous le tapis ne fera pas disparaître le problème. Il incombe plutôt aux Européens, de l’est et de l’ouest, de s’y attaquer en toute franchise.
En ce sens, tout au moins, l’appel de Habermas et de Derrida à la création d’un espace public européen est autant d’actualité aujourd’hui qu’il ne l’était il y a vingt ans.
This translation is contributed by Voxeurop.
Published 23 August 2023
Original in English
First published by Voxeurop / Eurozine
Contributed by Voxeurop © Nathalie Tocci / Voxeurop / Eurozine
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