Les révolutions arabes à la lumière de l'histoire
Historical perspectives on the Arab revolutions
Au moment où, contre toute attente, les peuples arabes, soulevés par un vent de liberté, prennent possession de leur histoire, affrontent les régimes répressifs et corrompus qui les tenaient en otage, et marquent déjà la victoire de trois révolutions avec les renversements des régimes tunisien, égyptien et libyen, au moment, enfin, où les pays occidentaux, d’abord sidérés puis saisis par ces bouleversements, sont amenés à réagir en fonction de leurs intérêts et des équilibres géopolitiques, la compréhension des phénomènes en cours reste opaque, souvent superficielle. La réflexion semble encore sous le coup des préjugés et des contresens qui l’ont entretenue durant des décennies.
La révolte des opprimés, jeunes et moins jeunes, dépasse, du moins pour l’heure, les clivages communautaires et confessionnels, la polarisation sur le drame palestinien et la question de la politique israélienne. Ce fait, nul n’y était préparé. Souligner le rôle des nouveaux moyens de communication et d’information – téléphones portables, Facebook, Twitter – et l’action déterminante des jeunes générations est certes pertinent mais ne permet pas de comprendre les causes du malaise profond qui est à l’origine de ces révolutions, ni les enjeux en cours, qui reposent sans cesse l’obsédante question de la modernité dans les pays de culture musulmane. Il n’est pas inutile, en conséquence, de se tourner vers l’histoire pour situer les événements actuels aussi bien au Maghreb qu’au Machrek.
Machrek / Maghreb
Partie de la Tunisie, la révolution arabe s’est étendue rapidement à l’Égypte, dont la position a toujours été prédominante dans le monde arabe contemporain, puis à la Libye, au Yémen, à Bahreïn et à la Syrie, avec des soubresauts au Maroc, en Algérie et en Jordanie. À l’est de la Méditerranée, l’ensemble arabe qui va du Levant à l’Égypte et à l’Afrique du Nord n’a pas eu le même parcours historique au XXe siècle. Jusqu’à la chute de l’Empire ottoman en 1918, les pays du Proche- Orient étaient encore les provinces arabes de l’Empire, tandis que les pays d’Afrique du Nord formaient déjà des territoires constitués depuis l’Antiquité. L’Algérie et la Tunisie, à la différence des provinces arabes de l’Empire, ont eu des liens moins contraignants avec la Sublime Porte, et le Maroc, vieil État du Maghreb, est toujours resté indépendant. En tant qu’États-nations, ils ont subi, sous une forme ou sous une autre, la présence coloniale française. L’Algérie était française, tandis que le Maroc et la Tunisie vivaient sous le régime du protectorat.
Ces décalages dans les évolutions et dans les mentalités n’ont pas été sans conséquence sur les changements auxquels nous assistons. En Afrique du Nord1, l’influence politique et culturelle française a duré bien plus longtemps que dans les jeunes pays tels que la Syrie et le Liban qui, placés sous la tutelle des mandats de 1920 à 1946, ont hérité, pour leur part, de systèmes politiques républicains calqués sur le modèle français. Il en a été de même après 1920 pour les pays sous mandat anglais, Palestine/Israël, Irak et Jordanie, avec une influence anglo-saxonne ; ce fut également le cas pour l’Égypte à partir de la fin du XIXe siècle.
La formation des États du Proche-Orient
Avec l’intervention des puissances européennes durant la Première Guerre mondiale et la formation des États à la Conférence de la paix, cette région est passée d’un système politique d’empire, où les rapports entre majorité et minorités étaient régis par un subtil équilibre entre l’État central ottoman et les communautés (ou millet), à des systèmes d’États-nations à ambition démocratique, sans prise en compte des structures familiales et claniques ni même du rôle de l’islam. La réalité de cette impasse pose une question en dehors de laquelle la suite des événements n’est pas lisible.
Pouvait-on assurer la cohérence en passant ainsi, sans transition, de systèmes politiques structurés verticalement – avec l’autorité incontestée du chef de famille, du chef de la communauté et du chef de l’État – à des systèmes politiques horizontaux faisant place à l’individu, à l’esprit critique et à la modernité ? La réponse est négative. Les événements l’ont prouvé dans l’ensemble du monde arabe. Car s’il est un domaine que le Maghreb et le Machrek ont en commun, c’est bien celui des mentalités et des structures familiales.
Sur le plan de l’histoire, nous l’avons dit, les différences entre Machrek et Maghreb sont de taille. Le Maghreb n’a pas subi l’influence ottomane sous une forme aussi directe que les provinces arabes de l’Empire au Machrek2. En revanche, il a davantage affronté et subi les effets de la colonisation française et de son administration. Au Machrek, ce sont plus précisément les “contrecoups” des colonialismes anglais et français qui se sont fait sentir, durant un quart de siècle et bien au-delà. À ces décalages dans les évolutions de ces deux régions de l’ensemble arabe, soumises l’une comme l’autre à la politique impériale du “diviser pour régner” s’ajoute une autre réalité historique : le coeur du nationalisme arabe a toujours battu à Damas, Bagdad ou au Caire, avant Alger, Tunis ou Rabat.
Je traiterai ici de la partie du monde arabe que je connais le mieux : les pays créés par les grandes puissances après la Première Guerre mondiale au Proche-Orient, à l’est de la Méditerranée.
Nouveaux États et rapports entre la majorité et les minorités
Le changement des équilibres géopolitiques intervenu après la fin de l’Empire ottoman en 1920 et la formation des États du Proche-Orient constitue le point de départ des bouleversements dans les rapports entre majorité et minorités dans la région. L’Empire ottoman ne fut pas un âge d’or, certes, mais il permit la mise en place et le maintien d’un certain équilibre : les rapports dans cet empire allaient du fort au faible, de la majorité sunnite au pouvoir, représentée par le sultan/khalife, aux minorités, notamment à celles qui y bénéficiaient du statut de Dhimmis, les “gens du Livre” protégés par l’islam, avec l’octroi d’un statut personnel. Les minorités chrétiennes pouvaient compter aussi sur la protection des puissances occidentales qui les utilisaient, au gré des circonstances, pour renforcer leur jeu et leurs intérêts dans l’Empire. Grâce à ce soutien et au développement de l’enseignement des institutions missionnaires, principalement françaises, mais aussi anglosaxonnes, ces minorités se sont “occidentalisées”, certes superficielement, tout en restant attachées aux structures familiales et claniques qu’elles avaient en commun avec la majorité.
Avec le démembrement de l’Empire ottoman sur la base des accords Sykes-Picot de 1916 et la constitution par la Grande-Bretagne et la France des États-nations sous leur mandat, cet équilibre a été rompu. La politique des grandes puissances d’alors a délibérément choisi de ne pas reconnaître le nationalisme arabe naissant, d’en affaiblir les partisans, puis de mettre les minorités au pouvoir aussi bien au Liban qu’en Palestine ou en Irak. Durant un bref moment, Clemenceau fut à deux doigts de réussir une autre politique qui consistait à harmoniser le soutien au sunnite Faysal, fils du chérif de La Mecque, représentant du nationalisme arabe, avec la protection des maronites du mont Liban. Clemenceau a ainsi tenté de transformer la grande politique ottomane de la France en grande politique arabe de la France, associée à la traditionnelle petite politique de soutien aux chrétiens du Liban et de protection des Lieux saints. La faiblesse de Faysal, qui s’abstiendra d’honorer ses engagements à l’égard de la France, et l’opposition des milieux coloniaux à Clemenceau, eurent raison de cette politique qui était pourtant en continuité avec celle instaurée par François Ier au XVIe siècle dans le cadre de l’Empire ottoman. Robert de Caix, représentant éminent du parti colonial français et inspirateur de la politique française en 1920, s’est opposé au nationalisme arabe majoritaire et à la tentative de Clemenceau de poursuivre la traditionnelle politique française. Il fut déterminant dans la promotion des minorités, tant chrétiennes que musulmanes, semblables à ses yeux aux éléments “d’un vitrail dont le plomb serait français”.
Ainsi placées sur le devant de la scène, les minorités étaient privilégiées, à court terme, mises en danger, à long terme. Leur nouveau statut au Liban irritait la majorité sunnite traditionnelle du pays. En Égypte aussi, sous influence anglaise, la communauté copte occupait une position spéciale sur le devant de la scène politique. En Irak, la minorité sunnite dominait la majorité chiite. Ce déséquilibre entre majorité et minorités a favorisé les débuts d’un extrémisme musulman avec la naissance, notamment, des Frères musulmans en 1928 en Égypte. Si bien que la précarité de la situation des minorités, notamment des chrétiens d’Orient, et la montée de l’extrémisme musul man, apparaissent comme historiquement liées depuis près d’un siècle. Cela, sans parler de la politique israélienne qui n’a cessé de renforcer le divorce.
Autrement dit : “minoriser” la majorité sunnite a conduit à vulnérabiliser les minorités et la chrétienté d’Orient sur la durée, à majorer les menaces de “revanche”. Il reste bien sûr impossible de présumer ce qu’aurait été un pouvoir sunnite unitaire et de certifier qu’il aurait été un élément stabilisateur de la région, à la faveur de la démocratie politique et de l’égalité des citoyens quelle que soit leur religion. On est toutefois en droit de supposer qu’une majorité aux droits respectés n’aurait eu ni le souhait, ni surtout l’intérêt, d’exposer son pouvoir et son équilibre en autorisant l’intolérance et l’extrémisme.
Naissance d’un État “minoritaire”
En 1948, la proclamation d’indépendance d’Israël a porté un coup fatal à la majorité sunnite dépossédée. À partir de cette date, ce n’est plus une minorité, mais un État “minoritaire”, qui devient toutpuissant, s’inscrivant dans un ensemble d’États arabes aux équilibres impopulaires. Les guerres israélo-arabes successives, la prééminence militaire d’Israël et les rancoeurs arabes ont mené à la faillite des mouvements nationalistes à tendance laïque et, avec elle, à la montée des extrémismes musulmans. Ainsi, au lieu de l’émergence d’une identité arabe partagée par la majorité et les minorités, on a assisté à un repli progressif sur les identités religieuses, musulmanes et chrétiennes. Il en a été de même en Israël où, pour des raisons propres à ce pays, les religieux n’ont cessé de grignoter le territoire des laïques. Notons par ailleurs que la frustration “musulmane” s’est accrue avec la croissance politique et démographique de la communauté chiite, dans les années 1980. Longtemps laissée pour compte, la communauté chiite fut appelée à défendre sa place et à la conquérir, dedans comme dehors : contre le “déséquilibre” intérieur et contre Israël. À ces tensions, il convient d’ajouter le caractère endémique de la violence au Proche-Orient, qui n’a cessé d’empêcher et d’invalider tout progrès politique, économique et social dans les pays arabes, de favoriser la montée aux extrêmes des insatisfaits. En Afrique du Nord, la violence s’est concen trée en Algérie sur le plan des rivalités internes.
Le premier échec des armées arabes en 1948-1949 face à l’armée israélienne a sonné le glas des régimes arabes qui s’ouvraient doucement à la démocratie et favorisé l’installation durable de régimes militaires et autoritaires. Ceux-ci sont devenus la norme au Proche-Orient et ont perduré jusqu’à nos jours où, pour la première fois, les révolutionnaires arabes les mettent en cause et réclament leur chute.
Nationalisme arabe et fondamentalisme musulman
Avec une majorité sunnite au pouvoir et une minorité copte respectée, mais très largement sous-représentée au Parlement, l’Égypte de Nasser s’est imposée en champion du nationalisme arabe, galvanisant les foules de tout le Proche-Orient, mais aussi d’Afrique du Nord. D’abord ouvert à une alliance avec l’Occident, Nasser va se lasser face à l’absence de répondant et se tourner vers le bloc soviétique. Dès lors, la politique occidentale va s’acharner à le combattre et à invalider sa démarche unitaire. Cette politique d’opposition culminera avec l’expédition de Suez, en 1956, provoquant le renforcement d’un nouveau pouvoir musulman en Arabie Saoudite, caractérisé par une application rétrograde et rigide de l’islam et par une richesse aussi arrogante que mal partagée. L’un s’ajoutant à l’autre, ce sera la fin du rêve nationaliste arabe. Un bon nombre des initiateurs et penseurs de la Nahda ou Renaissance arabe étaient des chrétiens arabes. Avec l’échec de ce mouvement de renaissance, la plupart d’entre eux ont opté pour le repli communautaire ou l’exil. Il n’est pas excessif de dire que la politique occidentale a favorisé la consolidation d’un islam puriste en s’efforçant de contrer par tous les moyens un nationalisme arabe à tendance laïque, suspecté de vouloir faire alliance avec l’Union soviétique. Il n’en reste pas moins que Nasser fut l’auteur d’une régression démocratique en Égypte, avec un régime à caractère autoritaire et policier. Il porte la responsabilité de graves erreurs, dont le déclenchement de la guerre de juin 1967, qui fut le désastre que l’on sait pour les Arabes et qui signa sa fin. Tout a convergé, pour finir, dans le sens du ressentiment : le monde musulman a manifesté, au fil des ans, un rejet de plus en plus marqué de la politique occidentale, synonyme de soutien inconditionnel à l’État d’Israël et aux minorités suspectes d’en être complices.
Le déni de la Palestine
Cette politique de soutien inconditionnel s’est perpétuée jusqu’à l’absurde avec la négation systématique des droits des Palestiniens. Elle a notamment eu pour effet de renforcer la tendance islamiste radicale au sein de la résistance. En renonçant à toute politique d’intégration dans la région et en choisissant, pour exister, la confrontation permanente, l’État israélien a mis en danger la région dans son ensemble et, du même coup, sa propre sécurité. Plutôt que de traiter de manière constructive avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), les Israéliens ont tout fait pour l’affaiblir et la fragmenter. Ils ont favorisé et soutenu la montée du Hamas, le mouvement politique qu’ils combattent aujourd’hui à Gaza. Le manichéisme occidentalo-israélien, prônant la division pour asseoir l’hégémonie, aura été, compte tenu des rapports de force, une cause déterminante du naufrage politique de la région.
Il n’en demeure pas moins que les intérêts géopolitiques et pétroliers du monde occidental ont été préservés jusqu’à présent par cette politique de fractionnement du monde arabe et de “cantonalisation” sur le plan communautaire et ethnique. Il en est de même de l’existence d’Israël, aux yeux de ceux qui en défendent la pérennité, même si leur pari de l’éternel rejet de l’État palestinien est suicidaire à long terme, voire à moyen terme. Un membre du ministère des Affaires étrangères israélien, Oded Yinon3, n’a-t-il pas préconisé, dans un rapport de février 1982, l’accentuation de cette division religieuse et ethnique pour assurer la survie de l’État d’Israël et pour permettre au pays d’accéder au rang de puissance impériale dans la région ? Il continue ainsi la politique du “Diviser pour régner” qui fut celle des grandes puissances du début du XXe siècle. Cette division n’était pas uniquement destinée au Proche-Orient. Rappelons ici qu’en Afrique du Nord, les Français avaient adopté la même stratégie vis-à-vis des Arabes et des Berbères, tant sur le plan politique que linguistique. Les idées d’Oded Yinon ont été reprises par l’Amérique des Bush, père et fils, sous l’influence des néoconservateurs et du lobby israélien pour les deux guerres d’Irak de 1991 et 2003, qui ont eu pour résultat le plus évident la fragmentation communautaire de l’Irak et l’accentuation des actions extrémistes. Aujourd’hui, des effets de cette politique sont également visibles au Soudan du Sud, chrétien, qui a obtenu son indépendance, et dans la tentation des coptes d’Égypte à espérer une autonomie en haute Égypte. L’intervention occidentale en Libye ne participe-t-elle pas elle aussi, au-delà du “vol au secours” des insurgés contre un tyran sanguinaire, de cette même philosophie de la division, jouant la fragmentation tribale sous couvert d’un fédéralisme de façade ? Les Américains et les Israéliens seront-ils tentés, si le régime de Bachar El Assad finit par s’effondrer, de favoriser en Syrie la naissance de miniÉtats alaouite, sunnite et druze ? On est en droit de se poser la question.
Les espoirs créés par le discours du Caire du président Obama n’ont pas résisté au refus israélien de renoncer aux colonies de peuplement. La demande de reconnaissance d’un État palestinien par le président Mahmoud Abbas auprès de l’Assemblée des Nations unies est le résultat symptomatique de tous les blocages de la politique israélienne et de son incommensurable pouvoir de pression sur les Américains. N’estelle pas davantage l’expression d’un désespoir que la préfiguration d’une solution ?
Les Arabes et le pouvoir au XXe siècle
Une pièce centrale reste à verser au dossier de ce naufrage : les dirigeants arabes ont été incapables, durant le XXe siècle, de faire front et de s’unir face à la politique occidentale. Faysal, qui a bénéficié de l’appui de Clemenceau en 1920, et Nasser qui, grâce à Eisenhower, a transformé sa défaite militaire en 1956 face aux Anglais, aux Français et aux Israéliens en victoire politique arabe, ont raté des occasions historiques de renforcer leur pouvoir et de consolider une indispensable indépendance. Ils se sont laissé déborder par l’intransigeance de leurs partisans, facteur de division et d’irréalisme politique. Faysal n’a pas pu réaliser son royaume arabe de Syrie et Nasser a tout perdu avec sa défaite de 1967. La responsabilité des dirigeants arabes dans le malheur de leur peuple et de leur pays est majeure. Il convient, bien sûr, d’établir ici des différences fondamentales entre les grandes figures que je viens de citer et bon nombre de chefs d’État autocrates et bornés, certains sanguinaires, qui ont sévi durant les dernières décennies. C’est peu dire, par ailleurs, que les dirigeants arabes des monarchies pétrolières, inféodés à l’Amérique, n’ont pas su utiliser leur pétrole comme un atout dans leur relation avec l’Occident, comme une arme de négociation pour régler les conflits politiques dans le monde arabe (sauf durant le court intermède en 1973 de l’Opep) et comme un moyen, enfin, de favoriser l’unité des États de la région.
Ainsi que je l’ai écrit dans Une tutelle coloniale :
Les hommes et les États ont eu une tendance fâcheuse à attendre des autres les solutions à leurs problèmes parce qu’ils étaient incapables d’affronter l’échec et la perte. Au lieu de faire un constat de réalité et d’accepter des compromis qui leur auraient permis de se reconstituer et de se renforcer, ils ont opté pour la surenchère, la démagogie et la fuite en avant. Prisonniers d’un passé mythifié et d’un présent imposé du dehors, ils se sont laissé gagner par l’inertie et la “pensée magique”, réagissant au lieu d’agir, rêvant au lieu de voir, de prévoir. Ils ont ainsi entretenu leur sentiment d’humiliation et de honte, avec l’espoir infondé, voire infantile, et constamment reconduit d’être secourus, restaurés par le grand Autre occidental4.
Exceptions mises à part, les intellectuels arabes et autres forces potentielles d’opposition se sont progressivement démobilisés. Confrontés à deux ennemis simultanés, un dedans, un dehors – les politiques occidentales et les régimes de Exceptions mises à part, les intellectuels arabes et autres forces potentielles d’opposition se sont progressivement démobilisés. Confrontés à deux ennemis simultanés, un dedans, un dehors – les politiques occidentales et les régimes de leurs pays respectifs -, ils ont été laminés. Cet échec, qui tient à de nombreux paramètres, reste à étudier.
Les facteurs de blocage des pays arabes
Les deux facteurs majeurs du blocage des pays arabes que j’ai essayé de développer, la politique occidentale et israélienne de fragmentation du monde arabe et le blocage interne des sociétés arabes en raison du poids des structures familiales et claniques, restent présents, si ce n’est omniprésents. Sans un changement en profondeur des politiques occidentales – et israélienne -, un changement qui tienne compte des mentalités, des traumatismes et des solidarités positives et négatives qui en découlent, les puissances occidentales continueront à favoriser les extrémismes musulmans et à fragiliser encore davantage la chrétienté d’Orient. Les révolutions arabes – mais aussi celles d’Iran avec le mouvement vert – réussiront-elles à briser le carcan des structures verticales de la famille, qui paralyse les individus, vassalise les femmes, interdit une pensée critique ? Le poids des familles et de leurs ressorts inconscients – religieux et sociaux – est considérable. Tant que les individus seront soumis à la loi du père, relais de celle de Dieu sur terre, tant qu’ils seront la proie de leurs divisions internes, dues notamment aux rivalités entre frères pour l’amour et la reconnaissance maternelle, il est à craindre qu’ils auront des difficultés à affirmer un moi indépendant, en mesure d’accéder à un esprit critique et à une démarche citoyenne. Il est aussi à craindre que, prisonniers de leurs divisions internes, la somme d’individus que sont les peuples ait beaucoup de mal à déjouer et à surmonter les divisions qui leur sont imposées de l’extérieur.
Les nouveaux dirigeants arabes issus de ces révolutions sauront-ils assumer les leçons du passé, rompre en profondeur avec les pratiques de leurs prédécesseurs, prendre leur destin en main, atténuer, voire contrer la mainmise occidentale dans l’intérêt réciproque des deux parties ? Les régimes autoritaires et corrompus parviendront-ils, au contraire, à force de répression soutenue par le silence complice et pernicieux des puissances occidentales, à retarder la libération des pays arabes ?
Est-ce par mimétisme des positions géopolitiques occidentales que le patriarche maronite libanais a affiché à Paris, lors de sa récente visite au président français, une curieuse compréhension à l’égard du président syrien ? Ou s’agit-il de la réaction atavique d’un minoritaire qui, dans la crainte d’un pouvoir majoritaire, préfère soutenir un autre minoritaire, au prix d’un flagrant déni des valeurs de liberté et de démocratie ?
L’insurrection des peuples, 2011
Les révolutions pacifiques de Tunisie et d’Égypte ont d’ores et déjà rompu avec le passé et ouvert la porte du changement dans les pays voisins. Elles ne doivent leur existence ni aux idéologies ni à des manipulations politiques. Ce seul fait est, en soi, un chapitre inédit non seulement de l’histoire arabe mais de l’histoire tout court. L’avenir, nul n’est en mesure pour l’instant d’en préjuger. De nombreuses questions sont en suspens : les défis économiques et sociaux qui restent à relever (en Égypte en particulier), les dangers d’une reconduction de la corruption et des vieilles pratiques policières, la faiblesse des structures politiques de rechange, mais aussi l’opportunisme des futures politiques étrangères, tous pays concernés, à l’égard de ces peuples nouvellement libérés.
Les Occidentaux craignent une récupération ou une mainmise des islamistes. Une bonne part des peuples qui se sont insurgés la craignent aussi et prouvent, de ce seul fait, que cette mainmise peut être évitée. Ce n’est pas une garantie, c’est un espoir. Ce qui est surtout à craindre, n’est-ce pas une régression démocratique de la part des pouvoirs qui se mettent en place ?
N’est-il pas grand temps pour les puissances occidentales de changer de politique dans les pays arabes, de renoncer aux clivages ? La préservation de leurs intérêts n’est pas incompatible avec un partenariat humain et politique, fondé sur une approche commune de soi et de l’autre. Pour l’Occident comme pour le monde arabe, l’avenir réclame le deuil d’un certain passé. Quelle figure politique occidentale saura renouer avec la vision d’un Clemenceau qui voulait prolonger la politique ottomane de la France en un véritable échange entre les deux rives de la Méditerranée, en une politique arabe digne de ce nom ? Face au courage des peuples descendus dans la rue au péril de leur vie, on se prend à rêver. L’historien, face aux dérives de l’histoire, se double parfois d’un utopiste.
En raison de la durée de la présence française en Algérie -- 132 ans -- le pays s'est davantage rapproché des mentalités françaises et des principes liés à la citoyenneté que les pays du Proche-Orient, exception faite des nationalistes syro-libanais lors de la Renaissance arabe -- la Nahda -- à la fin du XIXe siècle. Ce fut aussi le cas de la Tunisie et du Maroc en raison de la durée du protectorat français.
"Dans les provinces du Maghreb (Alger, Tunis, Tripoli), les tendances à l'autonomie relevées dans les provinces du Proche-Orient aboutirent, au XVIIIe siècle, à une quasi-indépendance : le rattachement à l'Empire n'était plus marqué que par des signes extérieurs, et la domination ottomane se réduisait à une suzeraineté qui n'avait pas de conséquences pour les détenteurs de l'autorité. Les raisons d'une telle évolution paraissent assez évidentes. L'éloignement du Maghreb par rapport au centre de l'Empire y rendait difficile l'intervention du gouvernement impérial : une fois achevée une conquête qui avait nécessité une action militaire parfois puissante, la Porte aurait dû, pour imposer son contrôle sur cette partie de l'Empire, mettre en jeu des moyens dont elle ne disposa plus à partir du XVIe siècle, lorsque son effort principal fut orienté vers la défense de ses possessions européennes et asiatiques, menacées par les puissances chrétiennes ou la dynastie safavide", André Raymond, "Les provinces arabes (XVIe siècle-XVIIIe siècle)", dans Robert Mantran (sous la dir. de), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 404.
Oded Yinon est journaliste, ancien fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères israélien. Son plan "The Zionist Plan for the Middle East" est d'abord paru dans Kivunilm (Orientations), livraison du 14 février 1982, puis a été traduit par Israël Shahak et publié par la Revue d'Études palestiniennes en 1982. Une version imprimée et brochée existe : voir http://www.amazon.com/Zionist-Plan-Middle-Special-Document/dp/0937694568.
Gérard D. Khoury, Une tutelle coloniale. Écrits politiques de Robert de Caix, Paris, Belin, 2006, p. 122-123.
Published 20 December 2011
Original in French
First published by Esprit 12/2011
Contributed by Esprit © Gérard D. Khoury / Esprit / Eurozine
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