Mémorial est apparu il y a vingt ans dans la mouvance de la perestroïka. C’est une association internationale dont le siège est situé à Moscou. Elle compte aujourd’hui quatre-vingts représentations dans les différentes régions de la Fédération russe et environ une vingtaine à l’étranger, en particulier en Ukraine, au Kazakhstan, en Lettonie, en Allemagne, en Italie et en France. Mémorial s’est donné pour tâche de préserver la mémoire historique de la terreur politique d’État en URSS et dans les pays du ” camp socialiste “, et d’apporter une aide sociale et juridique aux victimes de la terreur. En outre, elle s’occupe de la défense actuelle des droits de l’homme, en particulier dans les ” points chauds ” (la Tchétchénie et autres). Elle prend régulièrement position face aux autorités sur un grand nombre de questions importantes, et n’en jouit pas moins d’une large reconnaissance publique. L’identification des lieux d’exécution, l’établissement de monuments à la mémoire des victimes, la création de musées, d’expositions, le travail dans les archives, l’organisation de colloques, de manifestations publiques et de groupes de réflexion sur les répressions, le travail d’information auprès des écoliers et des lycéens, des conférences sur les droits de l’homme dans tous les domaines, la préparation de dossiers pour les tribunaux (y compris celui de Strasbourg) : tout ce travail mené depuis de nombreuses années a contribué à faire largement connaître l’association. L’oeuvre de Mémorial a été reconnue et distinguée par plusieurs prix au niveau international.
Arsenii Roginski
Le XXe siècle a laissé dans la mémoire de quasiment tous les peuples de l’Europe centrale et orientale de profondes blessures qui ne cicatrisent pas. Les révolutions, les coups d’État, les deux guerres mondiales, l’occupation nazie de l’Europe et la catastrophe dont l’interprétation se situe en dehors de toutes les catégories de l’entendement humain : la Shoah. Mais aussi une multitude de guerres et de conflits locaux dont la plupart avait une coloration nettement nationale: les pays baltes, la Pologne, l’Ukraine occidentale, les Balkans. La succession des dictatures en tout genre, retirant chacune aux gens, sans autre forme de procès, leurs libertés civiques et politiques, et leur imposant des systèmes de valeurs unifiés. L’enchaînement qui allait de l’acquisition de l’indépendance nationale à sa perte puis à sa reconquête, conçue la plupart du temps dans le cadre d’une conscience ethnique, fit qu’à chaque fois, ces communautés se sont senties humiliées et offensées.
C’est notre histoire commune. Mais chaque peuple se souvient et ressent cette histoire à sa manière. Chaque mémoire nationale retravaille et pense l’expérience commune selon ses schémas propres. En ce sens, chaque peuple développe sa propre histoire du XXe siècle.
Quand les mémoires s’opposent
Toute ” représentation collective du passé “, on le sait, est une catégorie abstraite qui relève de conventions. Mais cette abstraction s’incarne dans des choses tout à fait concrètes : des appréciations publiques, politiques et morales des événements historiques, la vie culturelle, le contenu des enseignements, la politique d’un État, les relations internationales et interétatiques.
L’amertume qui se nourrit des offenses réciproques et lointaines peut longtemps empoisonner les relations entre les peuples, s’ils n’ont pas de leader comme Václav Havel qui, devenu président de la Tchécoslovaquie, trouva le courage de s’excuser publiquement devant les Allemands et leurs descendants qui avaient été chassés de la région des Sudètes après la guerre1. De tels gestes symboliques ont pleinement la capacité sinon de mettre un point final aux griefs réciproques des peuples entre eux, du moins d’en réduire nettement l’intensité. Malheureusement, les gens qui ont l’envergure morale de Havel deviennent rarement des leaders nationaux.
Nous sommes tout à fait conscients aussi qu’il n’est pas de juge capable de porter sur le passé un verdict indépendant et sans complaisance. Dans presque chacune des multiples représentations du passé, engendrées par la mémoire nationale, on peut distinguer aussi bien une aspiration des gens à justifier leur propre peuple qu’un fragment de vérité historique, plus perceptible précisément par ce peuple, et moins évident pour ses voisins. Les différences entre les appréciations historiques sont une réalité qu’il est nuisible et absurde de vouloir masquer. Et c’est peu de vouloir en tenir compte, il faut essayer de les comprendre.
Aujourd’hui, ce ne sont pas tant les faits historiques que les différentes interprétations qu’on en fait qui soulèvent des discussions. Une honnête interprétation de tel ou tel événement, phénomène ou processus exige avant tout qu’on l’examine dans son contexte historique concret. Toutefois, bien souvent, la sélection de ce contexte entraîne des évaluations difficilement compatibles.
Ainsi, pris dans le contexte de l’arrachement forcé de Vilnius et sa région à l’État lituanien, suivi de son annexion par la Pologne en 1920, le retour à l’automne 1939 de ces mêmes territoires à la Lituanie apparaît comme un acte de justice. Mais, ce même événement s’interprète tout à fait différemment, considéré dans le contexte du pacte Molotov-Ribbentrop et de ses protocoles secrets, de l’effondrement de l’État polonais sous les doubles coups de l’Est et de l’Ouest et des autres réalités des premières semaines de la Deuxième Guerre mondiale. On retrouve une multiplicité analogue de points de vue dans toute une série de partages territoriaux, de ” détachements ” et de ” rattachements ” de ces années-là.
Que symbolise le 17 septembre 1939 pour le peuple polonais ? C’est le jour de la tragédie nationale, lorsque le pays, qui s’opposait de toutes ses forces à l’agression hitlérienne, subit une invasion brutale venant de l’Est que rien n’avait provoquée. Ce fait est historique, et aucune allégation de l’injustice des frontières d’avant-guerre ni de la nécessité pour l’Union soviétique d’assurer ses frontières occidentales ne peuvent libérer la direction stalinienne de sa responsabilité pour sa participation à l’agression hitlérienne contre la Pologne.
Mais pour une part importante du peuple ukrainien, cette date présente en outre un sens particulier complémentaire : c’est le jour du rassemblement des terres ukrainiennes en un seul territoire, quand bien même cela fut sous l’égide de l’URSS.
Les Ukrainiens ont-ils droit à un rapport particulier à ces événements, différent de celui des Polonais ? Oui, ils l’ont. Mais en même temps, les Polonais comme les Ukrainiens sont en droit d’attendre les uns des autres compréhension et respect envers les différences de leurs mémoires.
Comment convient-il de percevoir les événements de 1944, lorsque l’armée soviétique bouta les Allemands hors de la Lituanie, de l’Estonie et d’une grande partie de la Lettonie ? Comme la libération des pays baltes de l’occupation hitlérienne ? Comme une étape importante sur la voie de la victoire finale sur le nazisme ? Incontestablement. Et c’est précisément ainsi que ces événements sont perçus dans le monde. En Russie, cette vision des événements est particulièrement forte. Elle est au fondement même de la conscience nationale.
Mais pour les Estoniens, les Lettons et les Lituaniens, les victoires militaires de l’armée soviétique ont signifié également le retour de leur pays dans le ” giron ” de l’URSS, État qui, en 1940, les avait privés de leur indépendance nationale. Ce fut le retour du régime de juillet 1940 à juin 1941 qui était parvenu en onze mois à se distinguer par une multitude d’arrestations et de condamnations pour motifs politiques, par la déportation de dizaines de milliers de gens en Sibérie et au Kazakhstan et, enfin, par des exécutions sans jugement de prisonniers pendant les premiers jours de la guerre. Cependant, dans un futur proche qui se précisa définitivement à l’automne 1944, les attendaient la collectivisation forcée, de nouvelles arrestations et de nouvelles déportations en masse.
Les citoyens de la Russie et des autres pays qui composaient l’Union soviétique ont-ils le droit d’être fiers des succès militaires de l’armée soviétique en 1944 ? Cela ne fait aucun doute. Ce sentiment est payé par le sang de centaines de milliers de soldats qui ont alors donné leur vie. Mais sans rien céder de cette légitime fierté, ils doivent savoir et comprendre ce que, en dehors de la libération du nazisme, ces succès ont apporté aux peuples des pays baltes. Et ceuxci, à leur tour, comprenant leur tragique histoire, doivent se souvenir et comprendre ce que signifie pour la Russie, et pour l’humanité tout entière, la mémoire de la grande lutte des peuples contre le nazisme.
On a ouvert récemment en Géorgie et en Ukraine des “musées de l’occupation soviétique “. Cela a provoqué, chez la plupart des citoyens russes, perplexité ou irritation. En Russie, seuls les historiens spécialistes connaissent l’existence d’une République démocratique géorgienne de 1918 à 1921, et les tentatives de 1918 à 1920 de créer une république populaire ukrainienne indépendante, ainsi que le rôle de l’Armée rouge pour les liquider. Mais, dans ces mêmes pays, la mémoire de leur existence, aussi brève fut-elle historiquement, en tant qu’État indépendant au XXe siècle, n’a pas complètement disparu. Aussi est-il tout à fait naturel qu’apparaisse aujourd’hui dans ces pays une aspiration à repenser les événements des années 1920 et 1921.
On peut contester certaines conclusions qui sont alors formulées. On peut polémiquer avec les historiens et les juristes qui font remonter l’actuel État ukrainien ou géorgien aux événements de 1918. On peut discuter avec fermeté avec ceux qui ont tendance à considérer toute l’histoire de ces pays de la fin de la guerre civile à 1991 comme une période d’² occupation “. Mais la société civile en Russie pays sur lequel beaucoup de gens ont l’habitude de rejeter la faute pour tout ce qui a été commis par le régime communiste doit être au courant des discussions sur le passé qui ont lieu dans les pays voisins et tenter de les comprendre, et non pas s’en débarrasser par des articles de journaux écrits sur le ton du feuilleton, ou par des caricatures.
En même temps, on souhaiterait que les sociétés civiles ukrainienne et géorgienne reconnaissent ceci : si en Russie on n’est pas automatiquement d’accord avec les épithètes cinglantes accolées parfois en Géorgie ou en Ukraine à certains épisodes clés de notre histoire commune, cela ne témoigne pas nécessairement d’un ” chauvinisme grand-russe “, ni des ” stéréotypes toujours vivaces de la conscience impériale “.
Cela concerne aussi l’analyse du mouvement de résistance armée au régime communiste pendant les années qui ont suivi la guerre en Ukraine occidentale, en Lituanie, en Lettonie, en Estonie, en Pologne. La mémoire des mouvements insurrectionnels, en règle générale, est complexe et dramatique ; elle ne peut que donner lieu à une foule d’interprétations les plus diverses. Même les plus extrêmes. L’une penchera pour une héroïsation inconditionnelle des ” combattants de la révolution “, l’autre aura beaucoup de mal à ne pas recourir aux images habituelles de ” bandits “. Et chacune de ces représentations n’a aucun mal à produire ses justifications. Ceux qui s’opposent ainsi ne sont pas en mesure de se convaincre les uns les autres (même lorsque la discussion a lieu à l’intérieur d’un même pays). Et quand à une discussion déjà exacerbée viennent se mêler les ambitions nationales et les passions politiques, il est peu vraisemblable que l’on puisse parvenir à des jugements mesurés et acceptables par chacune des parties. Néanmoins, on peut et on doit abandonner les passes d’armes et les offenses réciproques pour évoluer vers un échange civilisé d’opinions.
On pourrait poursuivre cette énumération d’exemples où la mémoire d’un peuple vient contredire celle d’un autre peuple. Il n’y a résolument rien de mal à ces contradictions. Au contraire. Si on les considère avec toute la compréhension qu’elles requièrent, elles ne peuvent qu’enrichir la conscience historique de chaque peuple et donner à nos représentations du passé plus de densité.
Arrangements avec l’histoire
L’association Mémorial s’occupe de l’histoire de la terreur organisée par l’État soviétique. On retrouve dans cette histoire les mêmes différences d’appréciation et d’interprétation tout aussi douloureuses que dans les autres domaines de l’histoire. Les tragédies du passé, dont on n’a pas véritablement pris conscience et qui n’ont pas été pensées, ou qui l’ont été de manière hypocrite et superficielle, vont servir de base à de nouveaux mythes historiques et politiques, qui influencent les mentalités nationales, les déforment et montent les pays et les peuples les uns contre les autres.
Dans presque tous les pays de l’ancien ” camp socialiste ” prospèrent actuellement des formes de réflexion historique et politique qui permettent de présenter ” ses propres ” souffrances comme le résultat exclusif d’une volonté méchante ” étrangère “. La dictature et la terreur sont posées en premier lieu comme ayant été dirigées contre la nation, tandis que ceux qui les ont mises en oeuvre sont vus comme des ” étrangers ” ou comme des “marionnettes aux mains des étrangers “. Le fait que les régimes communistes dans ces pays pendant de nombreuses années se sont appuyés non seulement sur les baïonnettes soviétiques, mais aussi sur des ressources locales bien précises disparaît progressivement de la mémoire nationale.
De plus, les évaluations historico-juridiques de ce qui s’est passé s’exaltent à l’extrême. Par exemple, le mot ” génocide ” est devenu courant dans le lexique politique de toute une série de pays postcommunistes. Nous comprenons que des appréciations extrêmes de ce type comportent souvent une part de vérité historique. Mais nous pensons que la vérité partielle est toujours dangereuse, en premier lieu pour ceux qui sont prêts à la prendre pour une vérité historique dans toute son ampleur.
À cultiver l’image de son peuple comme ” victime “, à faire des pertes humaines un mérite national, on se décharge du problème de sa propre responsabilité et on voit dans son voisin l’image du ” bourreau “. C’est le résultat naturel du besoin instinctif qu’ont les gens de se débarrasser du poids trop lourd de la responsabilité civique à l’égard du passé. Mais se décharger de toute responsabilité et la rejeter sur son voisin n’est pas le meilleur moyen pour parvenir à une compréhension mutuelle des peuples, ni pour accéder à sa propre renaissance nationale.
Pour la Russie, l’histoire de l’effondrement de l’Union soviétique est inséparable de sa propre histoire : tel est le sentiment de la plupart de ses citoyens. Pour cela et parce que la Russie s’est déclarée l’héritière de l’URSS, elle apparaît pour nombre de ses voisins comme une cible commode sur laquelle on peut rejeter la responsabilité his- torique : il suffit d’identifier la Russie d’aujourd’hui avec l’URSS stalinienne et de la montrer du doigt comme la source des tragédies nationales propres à chaque pays.
La Russie, de son côté, a trouvé un moyen pour alléger la charge déposée par l’histoire sur les peuples qui ont vécu le totalitarisme. Au lieu de tentatives loyales pour penser l’histoire du XXe siècle, dans toute son ampleur et sa tragédie, au lieu d’une discussion sérieuse au niveau national sur le passé soviétique, c’est le mythe patriotique de la puissance soviétique qui renaît avec de légères modifications : le mythe d’une histoire nationale comme succession de réalisations héroïques et glorieuses. Dans ce mythe, il n’y a place ni pour la faute, ni pour la responsabilité, ni pour la prise de conscience du fait même de la tragédie. Peut-on parler de responsabilité civique quand on parle d’héroïsme et de sacrifice ? Et en fin de compte beaucoup de citoyens russes sont tout simplement incapables de penser non seulement le degré de responsabilité historique de l’Union soviétique envers les pays voisins de la Russie actuelle, mais également incapables de penser l’ampleur de la catastrophe qui a frappé la Russie elle-même. Le déni de la mémoire, son remplacement par l’image d’Épinal d’un empire où ” du Moldave au Finnois, dans toutes les langues on se tait, parce qu’on y prospère2“, représentent un danger social pour la Russie pas moindre que le fait de cultiver le ressentiment envers ses voisins.
Surmonter les représentations divergentes du passé
Répétons-le encore une fois : en elles-mêmes, les différences entre les interprétations nationales des événements historiques importants sont naturelles et inévitables. Il faut seulement bien comprendre quelle attitude adopter à leur égard.
Bien entendu, il ne faut pas renoncer à sa propre compréhension de l’histoire pour complaire au ” politiquement correct ” ; mais il ne faut pas non plus imposer sa propre vérité à ses voisins.
Il est absurde d’ignorer la mémoire ” des autres “, de faire comme si elle n’existait pas du tout. Il est absurde de nier son bien-fondé en condamnant en bloc comme faux les faits et les interprétations qu’elle recouvre.
Il ne faut pas transformer les souffrances et les malheurs de son propre peuple en une sorte de supériorité morale face aux autres peuples qui, soi-disant (ou réellement), n’auraient pas autant souffert et utiliser ces souffrances comme un capital politique, les convertir en une liste de griefs à l’égard des pays et des peuples voisins.
Il ne faut en aucun cas essayer d’exploiter les contradictions dans ” les représentations nationales du passé “, et utiliser les particularités de la mémoire nationale comme prétexte pour susciter l’hostilité entre les nations, et créer des conflits entre les États.
Quelle que soit la vision de l’histoire, il est contreproductif et dangereux de diviser les peuples en ” victimes ” et en ” bourreaux ” et d’apprécier le passé en termes de ” faute historique ” commise par les uns à l’égard des autres.
Il ne s’agit même pas seulement du fait que la pensée juridique contemporaine rejette la notion de faute collective et, bien davantage encore, de faute héréditaire pour les crimes commis. (Nous n’abordons pas ici les problèmes liés à la responsabilité juridique des États envers leurs propres citoyens et ceux des autres pays.) Nous sommes convaincus que pour une prise de conscience sérieuse du passé, pour tenter de sortir des impasses où nous jettent les contradictions historiques, l’essentiel n’est pas de rechercher des coupables, mais la responsabilité que prend sur soi volontairement chaque homme qui se sent membre d’une communauté historiquement constituée, pour les actes accomplis au nom de cette même communauté. Si le peuple est uni non pas seulement par une vie politique et citoyenne de l’instant, mais aussi par un passé commun et par les attentes d’un avenir commun, alors la catégorie de la responsabilité civique s’étend tout naturellement à l’ensemble de l’histoire nationale. Et c’est précisément la responsabilité civique de sa propre histoire, et non pas les grandes réalisations et les grandes catastrophes en elles-mêmes, qui font d’un peuple une nation au sens fort : une communauté de citoyens.
Cette responsabilité n’est pas d’un genre qui s’achève une fois pour toutes. Chaque peuple doit à nouveau, encore et encore, se tourner vers son propre passé ; il doit à nouveau, à chaque nouvelle génération, encore et encore, le penser et le repenser, sans se détourner de ses pages terribles et douloureuses ; il doit développer sa propre lecture de l’histoire, et comprendre clairement qu’en même temps, d’autres ont droit à une autre lecture de celle-ci : à leur propre lecture.
Le libre-échange des opinions
Malheureusement, l’histoire se transforme sous nos yeux en instrument pour atteindre des buts politiques immédiats. Elle devient un argument massue aux mains de gens sans scrupule face à la mémoire nationale des autres peuples, ou aux tragédies subies par leurs propres peuples et enfin même au passé d’une manière générale. Les événements qui se sont déroulés récemment autour du monument aux soldats soviétiques à Tallinn révèlent très nettement un déficit de responsabilité civique chez les hommes politiques tant en Estonie qu’en Russie. Cet épisode illustre parfaitement quelles conséquences peuvent entraîner les différences entre les représentations nationales du passé, si la discussion à propos de l’histoire prend la forme d’un ” conflit de mémoires “.
Bien entendu, on trouvera toujours des gens prêts à ranimer ce conflit pour en tirer des bénéfices politiques, au détriment de leur propre peuple, au détriment des autres peuples, au détriment des individus. Mais pour autant, la société ne peut pas se décharger de sa responsabilité pour un tel développement des événements, car un conflit devient possible là où fait défaut un dialogue bienveillant et désintéressé. Que peut opposer la société aux vieux préjugés, à l’intolérance mutuelle, aux hommes politiques bornés qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts ?
Nous pensons que le seul moyen de dépasser le sentiment croissant d’étrangeté entre les peuples, c’est l’échange d’opinions libre, civilisé et sans préjugés sur toutes les questions de notre histoire. Le but de cet échange d’opinions n’est pas tant à nos yeux de lever les contradictions entre les points de vue, que de mieux connaître et de mieux comprendre les points de vue des uns et des autres. Si, en faisant cela, nous parvenons à une même opinion concernant tel problème douloureux lié à notre passé, alors c’est parfait. Si nous ne parvenons pas à un tel accord : rien de grave, chacun en restera à sa vision des choses, mais nous apprendrons à voir et à comprendre également les représentations du passé qui existent dans la conscience de nos voisins. Les seules conditions du dialogue admises doivent être une aptitude commune des participants à respecter le point de vue de l’autre, aussi inexact qu’il pût paraître à première vue, un intérêt vrai pour ce point de vue et un sincère désir de le comprendre.
Pour un tel dialogue, il est nécessaire de créer un mécanisme adéquat,
un lieu de discussion.
Un projet
L’association Mémorial propose à quiconque est intéressé par une discussion de qualité et conduite dans un esprit positif sur des sujets liés à un passé historique commun, de prendre part à la création de ce lieu : un forum historique international. Nous envisageons ce forum comme une association, libre, d’organisations sociales, de centres de recherches, d’institutions culturelles, etc. à l’intérieur de laquelle se déroule en permanence un échange d’idées autour des événements et des conflits historiques du XXeme siècle concernant nos contrées.
Bien entendu, ce forum ne saurait être fermé aux chercheurs indépendants, aux publicistes et autres personnes intéressées. Et bien sûr, nous voudrions qu’y soient représentés les points de vue historiques ” dominants ” dans l’une ou l’autre de ces associations, de même que les points de vue ” dissidents “, à l’exception des interprétations fondées sur des systèmes de valeurs ouvertement animés par la haine, fascistes et racistes.
La situation de la mémoire nationale dans les pays d’Europe centrale et orientale est importante et intéressante en premier lieu pour les peuples de cette région, mais pas seulement pour eux. La “Vieille Europe ” se transforme aujourd’hui en une Europe nouvelle. Presque tous les États de la région sont entrés ou aspirent à entrer dans l’Union européenne. Et avec eux, nos problèmes historiques, nos traumatismes et nos complexes pénètrent la culture européenne et la mémoire commune européenne. L’expérience des pays postcommunistes (non seulement ceux de l'” Europe géographique ” mais aussi le Kazakhstan, les États du Caucase et ceux de l’Asie centrale) devient un défi pour tous les Européens : nous devons absolument l’inclure dans notre travail et il nous appartient de la comprendre. Le dialogue que nous proposons n’est qu’une partie du dialogue commun à toute l’Europe et, pour l’essentiel, du dialogue commun à l’humanité entière. En outre, en s’appropriant et en pensant leur propre XXe siècle, beaucoup de peuples, tant en Europe occidentale qu’en Amérique latine et dans les autres régions du monde, ont été confrontés à des problèmes semblables à ceux qui se dressent aujourd’hui devant nos yeux. Il serait très important de savoir comment chez eux ces problèmes ont été résolus et se résolvent. Aussi espérons-nous que le sujet et les participants ne seront pas strictement limités à notre seule région.
Le dialogue peut s’organiser concrètement sous la forme d’un site Internet spécial, d’une série de conférences et de colloques bi- et multilatéraux, auxquels peuvent s’associer non seulement des historiens professionnels (qui de toute manière conduisent une réflexion à l’intérieur de la communauté académique) mais également des juristes, des sociologues, des journalistes, des militants d’organisations sociales, etc. Nous proposons de travailler ensemble à l’élaboration de ce dialogue à tous ceux qui soutiennent notre idée et qui sont prêts à participer à sa mise en oeuvre. Cela concerne également les différents ” produits ” de l’activité du forum, y compris les publications périodiques du groupe et l’élaboration en commun de manuels pour l’école secondaire, grâce auxquels la jeunesse de chacun de nos pays pourrait prendre connaissance des ” représentations nationales du passé ” qui ont cours dans les pays et les peuples voisins.
Le forum historique que nous proposons de créer contribuera indubitablement au développement de la compréhension entre ses participants personnes et organismes , qui représentent différents pays et différentes traditions de penser le passé. Mais nous espérons qu’il deviendra également l’une des voies vers la compréhension mutuelle entre nos pays et nos peuples.
Nous avons le devoir de tenter que nos souvenirs tragiques communs rapprochent les peuples au lieu de les diviser. Nous avons une chance d’atteindre ce but, si nous nous mettons d’accord pour travailler ensemble sur le passé, et non chacun de son côté.
Voir notamment un échange traduit dans Esprit : Václav Havel et Richard von Weizsäcker, " Échange pragois sur la culpabilité ",Esprit, juin 1990.
("Quelle que soit la langue ") citation tirée du poème " Le Caucase " écrit par Tarass Chevtchenko en 1845 et publié à l'étranger seulement en 1859.
Published 5 December 2008
Original in Russian
Translated by
Sabine Breuillard
First published by Esprit 10/2008
Contributed by Esprit © Memorial / Esprit / Eurozine
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