Leçons centreuropéennes de la crise de l'euro
Il n’y a pas une Europe centrale face à la crise de l’euro : l’impact de la crise financière et économique est aussi différencié dans les pays de la région que le sont les perceptions de ses enjeux et des réponses appropriées. La Pologne a ainsi été le seul pays de l’Union européenne à traverser la crise internationale sans connaître la récession, la République tchèque et la Slovaquie ont limité les dégâts, la Hongrie continue de la subir de plein fouet, l’Estonie a su s’adapter vite et rebondir, de même que la Lettonie à laquelle on a administré une cure d’austérité sans précédent.1 Une première tentative de coordonner les positions a été la réunion des pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) fin février 2009 à la veille d’un sommet européen sous présidence tchèque. Le Premier ministre hongrois a demandé un plan de sauvetage européen pour éviter un “Yalta économique” en Europe. Son homologue tchèque a catégoriquement refusé, précisément parce qu’un tel plan de sauvetage risquait d’accréditer l’idée d’une Europe encore divisée. Le Premier ministre slovaque d’alors, Robert Fico, a alors renchéri en affirmant : “Notre situation est mille fois meilleure que celle de la Hongrie”, formule qui reflète une absence totale de solidarité centreuropéenne et que l’on ne comprend que si l’on sait que la Slovaquie fut pendant mille ans une province de la Hongrie dont les rois se faisaient couronner à Pozsony, connue aussi sous le nom de Presbourg, mais pas encore sous celui de Bratislava…
Il existe cependant certains traits communs à la région face à la crise, qui peuvent se résumer ainsi : les pays d’Europe centrale, contrairement à une perception répandue, ont plutôt mieux résisté à la crise que le reste de l’Union européenne. Dans un contexte de crise, l’année électorale 2010 a porté au gouvernement des coalitions de droite libérale et/ou conservatrice (la Hongrie mérite un traitement à part). Ils se sentent, en réponse à la crise, plus proches de la rigueur allemande que des positions françaises et sont sans indulgence aucune pour le laxisme budgétaire attribué aux pays du sud de l’Europe. Face à la crise de l’euro, le clivage n’est plus Est- Ouest, mais entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud ; la Pologne, selon son ministre des Affaires étrangères, appartient résolument à la première.2 Enfin et surtout : ces pays craignent une forte cohésion du couple franco-allemand, qui imposerait ses solutions comme autant de pas vers la constitution d’un “noyau dur” et d’une Europe à deux vitesses.
Parmi ceux qui ont adopté l’euro, la Slovéni3 et l’Estonie (qui a fait le pari de rejoindre l’euro en pleine crise) se sont pliées aux nouvelles contraintes sans broncher, tandis que la Slovaquie a refusé de changer les règles au milieu de la partie pour une cause discutable (la faillite de la Grèce). À la fin du sommet européen des 8 et 9 décembre 2011, la Pologne a apporté son soutien aux propositions faites, Orban, le Premier ministre hongrois, s’est d’abord rangé derrière le veto britannique, avant de se raviser et de préconiser, comme les Tchèques, l’approbation préalable du parlement national.4 Les Tchèques ont finalement suivi la position de Londres et refusé de signer le nouveau traité de stabilité et discipline budgétaire.
Cette diversité des situations explique en partie des perceptions contrastées et un grand éventail de réactions à la crise de l’euro, et plus généralement aux interrogations sur l’avenir du projet européen. On peut aussi la présenter comme autant de leçons politiques que les pays de la région tirent de la crise de la monnaie européenne.
République tchèque : leçon de suffisance et pragmatisme eurosceptique
“L’euro n’a jamais été une bonne idée. Son échec devait arriver.”5 Ainsi s’exprime en novembre 2011 le président de la République tchèque, et son propos s’accompagne d’un rappel : “Je vous l’avais bien dit…” Il faut en effet accorder à Václav Klaus que son opposition à la monnaie unique date du jour même de son lancement. Il dit s’identifier aux propos de l’ancien ministre des Finances britannique Nigel Lawson, qui considère l’union monétaire comme “l’acte le plus irresponsable de l’après-guerre”. Václav Klaus, économiste de formation, ajoute qu’il considérerait préférable un délitement aux tentatives de sauvetage actuelles : l’Europe fiscale ou de la redistribution n’est qu’une impasse qui mène à l’économie administrée “comme l’avait tenté le communisme. Et nous savons qu’il n’y avait pas de lumière dans le tunnel communiste et qu’il nous a fallu quitter ce tunnel”. L’euro est un échec financier, mais plus que cela, la crise révèle sa logique dangereuse qui menace l’État-nation et la démocratie, à travers notamment le risque d’un gouvernement par la France et l’Allemagne.
Le président Klaus force le trait, mais reste représentatif d’un rejet du couple franco-allemand dominateur et donne aussi le ton aux médias tchèques qui ont tendance à reprendre ses thèmes avec des articles sur l'”euro-esclavage” (à propos du plan de sauvetage européen de la Grèce6) ou sur les “membres de seconde catégorie7. Autrement dit, on est soulagé de ne pas en être, mais frustré de ne pas participer aux décisions qui concernent son avenir, qui est aussi celui de l’Union européenne.
Václav Klaus donne, comme il est de coutume, le ton du débat européen à Prague, sans le contrepoids de son principal rival politique Václav Havel, dont les discours euro-fédéralistes avaient plus d’écho à l’étranger que dans son pays. On note sur la scène politique deux courants principaux. D’une part l’ODS, le parti de la droite conservatrice du Premier ministre Petr Necas, adopte une posture souverainiste et préconise une dilution de l’intégration. Fidèle à son modèle britannique, l’ODS a quitté le PPE au Parlement européen et a constitué avec les conservateurs britanniques et le PiS polonais des frères Kaczynski un groupe eurosceptique intransigeant. Selon Jana Cernochova, députée ODS, “l’Association européenne de libreéchange (AELE) est exactement l’association libre d’États qui nous convient8. Le congrès de l’ODS a approuvé à l’unanimité lors de son congrès en octobre 2011 l’idée d’un référendum sur une éventuelle adoption de l’euro. Rappelons que le référendum de juin 2003 sur l’adhésion à l’Union européenne comportait en principe l’obligation de rejoindre la monnaie européenne. L’argument invoqué concerne les modifications en cours dans la gouvernance de la zone euro. Alexandr Vondra, ex-dissident devenu ministre de la Défense, a déclaré devant le congrès que les causes de la crise actuelle étaient le résultat de “l’hétérogénéité permanente des traditions nationales, des cultures, des économies en Europe, sur lesquelles on a souvent greffé de la fausse solidarité”. Paraphrasant le philosophe dissident Jan Patocka (“les idées qui sont notre raison de vivre sont aussi celles pour lesquelles il vaut parfois de se sacrifier”), dans la tourmente actuelle, il préconise d’abord le sacrifice pour la cohésion nationale :
Les concepts de multiculturalisme ne sont bons à rien aujourd’hui. Au contraire, le mot “patrie” ne doit pas devenir un gros mot, mais une valeur qu’il vaut la peine de défendre et pour laquelle il faut être prêt à souffrir9
Le résultat est qu’un gouvernement libéral-conservateur qui depuis deux ans ne parle que de discipline budgétaire a refusé de signer un pacte européen sur la “règle d’or”. Tout cela au nom de la fidélité à un euroscepticisme d’obédience britannique, pays modèle qui a un déficit de 9 %, une inflation à 4,8 % et une croissance zéro…
L’autre position, plus européenne, est défendue par l’opposition social-démocrate et les Verts, mais aussi, au sein de la coalition gouvernementale, par le parti Tradition, responsabilité, prospérité (TOP) du prince Karel Schwarzenberg. En tant que ministre des Affaires étrangères, celui-ci a déclaré qu’annoncer un référendum sur l’euro revenait à montrer son postérieur aux partenaires européens. Son collègue et ministre des Finances Miroslav Kalousek a développé l’argument de fond : une Europe à deux vitesses est en train de se mettre en place, ce qui est “contraire aux intérêts de la République tchèque” qui, à la différence de la Grande-Bretagne avec la City, plaque tournante de la finance internationale, de la Suisse avec ses banques ou de la Norvège avec son gaz, ne peut se permettre de rester à l’écart du principal processus d’intégration européenne. Cela reviendrait à subir les décisions prises par les autres.
La question européenne divise ainsi les partis au gouvernement et il n’est pas exclu (si la crise devait se prolonger) que ce clivage permette d’envisager l’éclatement d’une coalition déjà minée par des affaires de corruption10 et un rapprochement entre “pro-européens” sociaux-démocrates et libéraux-conservateurs du TOP. L’Europe en crise est en train d’apparaître comme nouveau clivage dans la recomposition de politique intérieure tchèque.
Comment expliquer ce glissement d’un euroscepticisme mou (réserves sur certains aspects de l’Union européenne) à un euro-scepticisme dur (remise en cause de plus en plus explicite de ses fondements) ? Il y a d’abord le poids de l’idéologie. Au-delà des excès de Václav Klaus qui annonce déjà vouloir oeuvrer pour la désintégration de l’Union européenne après son départ de la présidence au printemps 2012,11 il y a la pérennité de l’euroscepticisme britannique comme modèle de référence de la droite tchèque (ODS). Il y a ensuite, selon Petr Drulak, directeur de l’Institut des relations internationales à Prague, un mélange de postcommunisme (l’attachement, même en période de crise, à la doctrine néolibérale et l’hostilité aux instances régulatrices), de spécificité centreuropéenne (seule l’Amérique, et non l’Union européenne, est une garantie géopolitique fiable face au poids de la Russie et de l’Allemagne) et de complexe souverainiste d’un petit pays.12 Un mélange de provincialisme et d’égoïsme déguisé en idéologie. Il y a aussi ce paradoxe que pointe Petr Pithart, ancien dissident et viceprésident du Sénat :
Nous nous sommes séparés de la Slovaquie, entre autres parce que le jeune frère nous ralentissait, paraît-il, dans notre marche vers l’Europe en train de se réunifier. Nos concitoyens découvrirent alors comme un scandale l’existence d’un conduit financier (expression répugnante) vers la Slovaquie et nombreux s’en offusquèrent. Mais cela ne les gênait pas d’ajouter dans le même souffle que les Slovaques retardent précisément notre possibilité de nous raccorder au plus vite aux conduits financiers quelque peu plus larges menant cette fois de Bruxelles vers nous.
La Slovaquie : leçon de comptabilité
Par une ironie de l’histoire, la Slovaquie qui, il y a moins de vingt ans, avait participé avec son alter ego tchèque à la dissolution de leur monnaie commune, a adhéré à l’Union monétaire européenne en janvier 2008, à la veille du déclenchement de la crise de l’euro. C’était sous le gouvernement de Robert Fico et de son parti SMER (de gauche). La crise grecque a coï ncidé avec les élections en Slovaquie au printemps 2010 et l’arrivée au pouvoir d’une coalition de la droite libérale-conservatrice, dont la plupart des dirigeants avaient promis pendant la campagne de s’en tenir aux règles en vigueur et ne pas renflouer des pays en faillite avec l’argent du contribuable slovaque. L’argument d’Iveta Radicova, sociologue de formation devenue Premier ministre au début de l’été 2010, était le suivant : la Slovaquie est un pays plus pauvre que la Grèce. Le salaire moyen (780 euros) y est l’équivalent du salaire minimum en Grèce. La Slovaquie a depuis une décennie entrepris une série de réformes courageuses et impopulaires de maîtrise de la dépense publique (marché du travail, retraites, santé) afin de remplir les critères d’adhésion à l’euro. Tout cela pour découvrir qu’elle devrait, selon l’accord du 21 juillet 2011, contribuer pour des sommes considérables à son échelle (l’équivalent de la moitié des recettes dans son budget) dans le cadre du sauvetage d’un pays – grand bénéficiaire de fonds européens depuis trente ans – qui avait décidé d’ignorer ces critères et de truquer ses comptes publics.
Dans ces conditions, il n’a pas été aisé pour les partis au gouvernement en Slovaquie de renier complètement ce qu’ils avaient répété pendant la campagne. Pris entre la pression européenne et une opinion très majoritairement hostile, le gouvernement de Mme Radicova a fini par se diviser entre, selon ses mots, les adeptes du “pas de fonds européen, pas de garanties, pas d’aide, laisser la crise se résorber d’elle-même” versus les euroréalistes :
Nous avons des obligations, nous appartenons à la zone euro, nous avons une responsabilité, nous ne pouvons pas accepter les avantages sans partager les problèmes.
La première position était défendue par Richard Sulik, fondateur quelques mois avant les élections de 2010 du parti libéralconservateur Liberté et solidarité (SaS). Son parti a refusé d’approuver la contribution slovaque au Fonds de stabilité financière européen, provoquant la chute du gouvernement et l’annonce des élections anticipées (ce n’est qu’alors que l’opposition SMER a voté la contribution slovaque au fonds européen). Le gouvernement slovaque a ainsi été l’une des nombreuses victimes de la crise de l’euro ; cependant, la campagne électorale a moins été dominée par l’avenir de l’euro que par la publication d’un document (Gorila) des services secrets slovaques sur l’interpénétration de la classe politique et des milieux d’affaires, révélant un degré de corruption insoupçonné des élites dirigeantes. C’est cela qui a provoqué la victoire écrasante du parti SMER (gauche) aux législatives de mars 2012.
La crise de l’euro a surtout servi de révélateur : la Grèce avait été admise dans l’euro pour des raisons politiques (le soutien de la France) sans être prête sur le plan économique, financier et surtout institutionnel.15 La Slovaquie, au contraire, a montré qu’elle s’était bien préparée sur le plan économique et financier, mais pas politiquement.
Hongrie : leçon d’humilité
Lorsqu’il est arrivé au pouvoir au printemps 2010 après la victoire écrasante de son parti Fidesz (deux tiers des sièges au Parlement), Viktor Orban a annoncé d’emblée son intention de débarrasser le pays de sa dépendance financière envers l’étranger, à savoir le Fonds monétaire international et l’Union européenne (“Ni le FMI ni les dirigeants financiers de l’Union européenne ne sont nos chefs et nous ne sommes pas leurs subordonnés”). En effet, dès le début de la crise en 2008, le gouvernement précédent (socialiste) avait obtenu du FMI un prêt de 20 milliards de dollars avec un soutien européen. Pour se désengager, le gouvernement Orban a pris toute une série de mesures radicales en s’attaquant ouvertement aux intérêts des banquiers et des investisseurs étrangers. Il a refusé la dernière tranche du prêt du FMI et décidé de renationaliser les fonds de pension privés et de taxer les banques et certaines multinationales. Il a aussi promis de fixer le taux de change entre le forint et le franc suisse (1 franc suisse contre 180 forints) pour le remboursement des prêts immobiliers des citoyens hongrois.16 En 2008, le taux se situait à 140 forints pour 1 franc suisse, il est aujourd’hui à 263 pour 1. La différence entre le taux préconisé par Orban et celui du marché devait être à la charge des banques concernées (principalement autrichiennes). Le gouvernement s’est également engagé à mener des investigations sur l’origine des prêts en devises étrangères. Cet interventionnisme brutal a suscité la méfiance des milieux financiers et des protestations autrichiennes et allemandes relayées par la Commission de l’Union européenne.
Alors que la Hongrie exerçait au premier semestre de 2011 la présidence de l’Union européenne, une nouvelle Constitution était adoptée en avril 2011, visant à renforcer les pouvoirs de l’exécutif au détriment de la séparation des pouvoirs, des corps intermédiaires et des instances politiquement “neutres” (la Banque centrale, la Cour des comptes et surtout la Cour constitutionnelle, dont les membres sont à présent nommés par le gouvernement Fidesz). Plus de trois cents lois ont été votées en un an et demi, à commencer par une loi liberticide sur les médias. Celle-ci a été amendée suite aux critiques de la Commission européenne, mais il reste une mise au pas, surtout dans les médias de service public. On a également assisté à une tentative de mainmise sur la justice, par un départ accéléré à la retraite de plus de deux cents juges, remplacés par des jeunes proches du Fidesz prêts à mettre en oeuvre une justice rétroactive face aux dirigeants du parti socialiste présumés responsables des méfaits de la période communiste. En voulant rompre avec le passé communiste, Orban en récupère un autre, celui de la Hongrie nationaliste et autoritaire de l’époque Horthy (1920-1945). Dans la crise, il joue ouvertement la polarisation intérieure et la défiance envers les institutions financières extérieures.
Or, celles-ci sont en train de prendre leur revanche. Le même qui, avec de grands effets de manche, refusait la dépendance envers la finance internationale, se voit aujourd’hui contraint par la détérioration de la situation financière de faire un virage à 180 degrés et d’appeler le FMI à l’aide. Juste avant, Viktor Orban a déroulé (comme beaucoup d’autres ailleurs) le tapis rouge au Premier ministre Wen Jiabao, pour un montant resté très flou (autour de 10 milliards d’euros, prétend Orban) d’investissements dans la dette hongroise.17
Alors que la note attribuée au pays par l’agence Standard & Poor’s est passée en novembre 2011 à BBA –,18 que la dette hongroise se vend avec un taux d’intérêt de 9,4 % (le plus élevé après celui de la Grèce) et que le forint a perdu 20 % de sa valeur au cours du dernier trimestre de 2011, on assiste à une fuite des capitaux vers l’Autriche voisine. Acculé, Orban a dû proposer au FMI un “nouveau type de coopération” et cherche à rassurer l’Union européenne sans l’aval de laquelle aucun prêt du FMI ne sera accordé.19 À cela s’ajoute la décision de l’Union européenne, en mars 2012, de geler un demi-milliard d’euros du fonds européen, au motif que la Hongrie n’a pas suffisamment réduit ses déficits. Au même moment, l’Union européenne acceptait que l’Espagne augmente son déficit et ignore ses engagements antérieurs. Il est clair qu’il y a deux poids et deux mesures dans l’Union. La Pologne et la République tchèque (mais pas la Slovaquie) se sont opposées à ce traitement de la Hongrie, et leurs médias ont vu là la confirmation que, dans l’Union, certains étaient plus égaux que d’autres. Pour résumer : politiquement, l’Union européenne n’a pas fait grand-chose pour contrer la dérive autoritaire de la Hongrie, mais c’est le levier économique et financier qui s’avère pour Bruxelles le plus à même de ramener Orban aux dures réalités des contraintes européennes : la contrainte financière plus que la contrainte démocratique. C’est d’une leçon d’humilité qu’il convient de parler pour Orban, qui préconisait une reconquête de la souveraineté hongroise.
Pologne : leçon d’européanité
La Pologne fait figure d’exception en Europe du Centre-Est, tant par la bonne tenue de son économie que par son ambition de devenir, dans un contexte dominé par la crise de l’euro, un acteur européen d’importance. Pour ses voisins, la crise est surtout une menace ; pour la Pologne, c’est aussi l’occasion de prendre ses responsabilités et de formuler une réponse au défi européen. Première spécificité polonaise : la croissance forte maintenue pendant la crise (3,8% en 2010 et autant prévus en 2011). Deuxième spécificité : la réélection du gouvernement libéral de la Plateforme civique (PO) lors des élections d’octobre 2011, alors que partout ailleurs il s’agissait de “sortir les sortants” jugés responsables de la crise. Le gouvernement de centre droit de Donald Tusk, sans vraie opposition à gauche, a bien résisté à la campagne de la droite nationaliste et populiste du parti Droit et justice (PiS) de Jaroslaw Kaczynski. Le pays s’est modernisé au cours des vingt dernières années, il figure parmi les pays “hautement développés” dans le Human Development Index de l’ONU et se positionne comme un acteur majeur sur la scène européenne en proie au doute.
La double exception polonaise explique en partie la position du pays face à la crise de l’euro. Les dirigeants polonais savent que l’intérêt bien compris d’un pays qui fait les trois quarts de son commerce avec l’Union européenne, et dont 40 % du PIB sont tirés par les exportations vers l’Allemagne, est d’assurer la survie de l’euro, et plus généralement du projet européen. Même si, pendant la présidence polonaise de l’Union européenne, on a pu entendre des réserves sur la façon dont les grands pays de la zone euro prenaient des décisions en dehors des instances européennes, il n’y a eu dans les réactions des responsables polonais ni Schadenfreude (version Václav Klaus), ni attentisme (“qu’ils se débrouillent”), ni encore tentation de profiter de l’occasion pour faire avancer la déconstruction (version Cameron/Necas).
La meilleure illustration de la façon dont la Pologne pense la crise de l’euro et son rôle par rapport à ses enjeux ressort de l’allocution, à Berlin fin novembre 2011, du ministre des Affaires étrangères Radek Sikorski. C’est certainement le discours le plus important prononcé par un ministre des Affaires étrangères d’Europe du Centre-Est depuis vingt ans. Après avoir rappelé que l’élargissement de l’Union européenne n’était pour rien dans la crise, le ministre polonais s’est concentré sur l’essentiel :
Nous avons une Europe avec une monnaie dominante, mais pas de ministère des Finances pour la gérer. Nous avons des frontières communes, mais pas de politique de migration commune. On est censés avoir une politique étrangère commune, mais elle est divorcée des instruments réels de la puissance et souvent affaiblie par les actions d’États membres agissant pour leur propre compte.
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L’éclatement de l’euro déclencherait “une crise de proportions apocalyptiques” qui entraînerait le marché unique et les fondements même de l’Union. Si l’on refuse un démantèlement partiel de l’Union, c’est le choix fédéral qui s’impose à nous : “L’intégration plus profonde ou l’effondrement.” La Banque centrale européenne doit devenir un prêteur de dernier ressort, il faut plus de pouvoir à la Commission et moins de commissaires. Et de rappeler aux Anglais (ancien pays de référence des gouvernements polonais des années 1990 sur les questions européennes) que leur dette cumulée (État, entreprises, particuliers) dépasse les 400% du PNB et qu’ils n’ont ni leçons à donner ni raisons valables d’empêcher la poursuite de l’intégration : “Si vous ne pouvez nous rejoindre, laissez-nous au moins avancer”, a dit Sikorski. Enfin, le ministre polonais s’est adressé directement à l’Allemagne, qu’il appelle “le plus grand bénéficiaire des arrangements actuels” et qui a donc la plus grande obligation de les rendre viables. Et de conclure : “La plus grande menace pour la sécurité et la prospérité de la Pologne serait l’effondrement de la zone euro.” Et encore ceci, extraordinaire de la part d’un homme politique polonais : “Je crains moins la puissance de l’Allemagne que je ne commence à craindre l’inaction allemande. Vous êtes devenus la nation indispensable de l’Europe. Vous ne pouvez pas éviter le leadership. Pas pour la dominer, mais pour la réformer.”
Au moment où Merkel et Sarkozy avancent par à-coups vers un fédéralisme par inadvertance dicté par la gestion de la crise financière, c’est le ministre de l’État européen qui sait plus que tout autre ce que représente la reconquête de la souveraineté nationale qui administre une véritable leçon européenne à ses voisins centreuropéens comme aux pays fondateurs qui auraient oublié les fondamentaux. Bien que Sikorski n’ait pas mentionné une seule fois la France dans son discours, il existe une fenêtre d’opportunité pour le futur président français de relancer le triangle de Weimar associant la France, l’Allemagne et la Pologne. La réponse polonaise à la crise suggère que c’est là que peut et doit se dessiner l’ossature de l’Europe de demain.
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La crise économique et financière depuis 2008 a montré qu’il n’y avait pas de réponse commune des pays d’Europe centrale. Celle que traverse l’euro aujourd’hui, avec ses enjeux politiques explicites pour l’avenir de la construction européenne, révèle des perceptions contrastées qui renvoient à différentes façons de penser l’Étatnation et le projet européen. L’issue de la crise européenne met au jour de profondes divisions sur la scène politique intérieure, mais aussi des divergences parmi les nouveaux membres de l’Union entre deux cultures politiques, un pôle “souverainiste” et un pôle “européiste”. La Slovaquie est dans l’euro, semble le regretter, mais se voit contrainte de suivre le mouvement. La Hongrie de Viktor Orban n’est pas dans l’euro, affiche sa volonté de “reconquête de souveraineté” pour en découvrir rapidement les limites. Le contraste le plus saisissant est celui entre la République tchèque et la Pologne face au noyau européen en gestation autour de la zone euro : la première est visiblement soulagée de ne pas en faire partie, au risque de manquer le train de la nouvelle grande avancée de l’intégration européenne et se retrouver reléguée dans le second cercle de l’Union. La Pologne au contraire, bien que fortement attachée pour des raisons historiques à sa souveraineté et n’étant pas membre de l’euro, se comporte comme si elle en était et préconise même un “grand bond en avant” dans le fédéralisme. Car elle a compris que l’intérêt géopolitique de l’Europe centrale était de tout faire pour sauver le projet européen, ce qui implique de se comporter, non comme un État périphérique et spectateur de la crise, mais comme un acteur appartenant au noyau refondateur de la construction européenne.
Voir l'étude d'un universitaire suédois et de l'ancien Premier ministre letton, A. Aslund et V. Dombrovkis, "How Latvia Came Through the Financial Crisis", Peterson Institute for International Economics, 2011. L'expérience lettonne y est présentée comme une leçon de choses : "La crise financière en Lettonie a été remarquable pour ce qui n'est pas arrivé. Il n'y eut pas de réaction significative contre la mondialisation, le capitalisme, l'Union européenne..."
Discours de R. Sikorski à l'université de Harvard, le 24 février 2011.
La Slovénie, qui avait été peu touchée par la crise, a vu le taux de financement de sa dette passer de 4 % à 7 % en 2011 au lendemain d'un référendum qui a rejeté la réforme des retraites qui prévoyait un passage de 63 à 65 ans. L'agence Moody's avait alors immédiatement dégradé la note slovène à AA-. Voir F. Beaugé, "La Slovénie à son tour touchée par la crise", Le Monde, 22 novembre 2011..
P. Spiegel, "EU Treaty Problems? Cameron Is not Alone", Financial Times, 14 dcembre 2011.
Václav Klaus, "Euro dobrou myslenkou nikdy nebylo. Ztroskotani muselo prijit", Parlamentni Listy, 14 novembre 2011.
Petr Sourek, "Eurootroctvi" (Euro-esclavage), Lidove Noviny, 5 novembre 2011.
Julie Hrstkova, "Clenove druhe kategorie", Hospodarske Noviny, 16 mars 2010."
Jana Cernochova, "Jsem hrda na korunu ceskou" (Je suis fière de la couronne tchèque), Respekt, 31 octobre 2011."
Jan Machacek, "Z Vondry vlatenec, z Kalouska Evropan", Respekt, 25 octobre 2011.
La captation des ressources publiques par les partis au pouvoir s'est aggravée ces dernières années comme le montrent plusieurs études de l'université Charles à Prague et le déclassement de la République tchèque par Transparency International au rang de l'Arabie Saoudite et de l'Afrique du Sud.
Selon son conseiller Jiri Payne, "Klause ceka boj za svobodu v Evrope" (Klaus se prépare au combat pour la liberté en Europe), Pravo, 7 mars 2012.
Petr Drulak, "National Debates on the EU. The Czech Conundrum -- Post-Communist, Central European and Small", communication présentée au séminaire du European Council on Foreign Relations, Prague, 13 mars 2012.
Petr Pithart, dans Listy, janvier 2012, p. 8.
Iveta Radicova, interview dans MFDnes (Prague), 22 octobre 2011.
Sur les raisons profondes de cet échec annoncé, voir Georges Prévélakis, "Grèce : les raisons historiques de la faillite", Esprit, novembre 2011, p. 18.
Spencer Jakab, "Risk of Swiss Franc Loans Loom Large over Hungary", Financial Times, 20 mai 2011. Les trois quarts des prêts immobiliers en Hongrie (mais aussi une bonne partie en Pologne) sont en devises étrangères, pour 95 % en francs suisses. Environ 120 000 ménages hongrois sont en cessation de remboursement de ces prêts.
http://www.leblogfinance.com/2011/06/la-chine-pourrait-acheter-des-obligations-detat-de-la-hongrie
Joëlle Stolz, "La Hongrie se rsout appeler le FMI l'aide", Le Monde, 19 novembre 2011. L'agence Moody's qualifie les obligations d'tat hongrois de "dchets" (junk bonds).
N. Buckley et K. Eddy, "Market Jitters Force Hungary into Seeking Support Package from IMF", Financial Times, 9 janvier 2012.
Radek Sikorski, "Poland and the Future of the European Union", Berlin, 28 novembre 2011.
Published 21 May 2012
Original in French
First published by Esprit 5/2012 (French version); Visegrad Insight 1/2012 (original English version)
Contributed by Esprit © Jacques Rupnik / Esprit / Eurozine
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