Blablacar ou Airbnb sont aujourd’hui des initiatives qui font partie du quotidien des Français. L’engouement pour ces nouvelles plates-formes nous amène à penser que l'”économie collaborative”, pour reprendre le concept mis en avant par de nombreux auteurs, a conquis les coeurs et les esprits des consommateurs hexagonaux.
OuiShare Summit 2012. Photo: Natalie Ortiz. Source: Flickr
Mais en dépit de cet enthousiasme, les contours de cette économie restent flous. D’une part, parce qu’elle concerne de multiples secteurs d’activités (transports, logement, services, production…) ; elle est ainsi difficile à appréhender sans considérer les spécificités propres à chaque secteur. D’autre part, elle s’inscrit en partie dans le prolongement d’anciennes pratiques qui n’ont rien de nouveau (les gens n’ont pas attendu Blablacar pour faire du covoiturage) et qui ne se revendiquent pas ou peu de ce mouvement.
Enfin, cohabitent autour du concept d’économie collaborative des notions voisines comme l’économie du partage ou l’économie de la fonctionnalité, qui ont la particularité de se recouper sans jamais
complètement se recouvrir, et dont les définitions varient aussi en fonction des langues.
Malgré ce flou conceptuel, les premières analyses de l’économie collaborative, issues de “gourous” ou de think tanks , sont porteuses de nombreuses promesses. Pour certains, cette économie est une solution durable vers une sortie de crise, pour d’autres un moyen de recréer du lien social ou d’ouvrir la voie à une économie plus “verte”. Plus récemment, le monde académique a investi ce champ de recherche et fait émerger des critiques sur ces nouvelles pratiques et des limitesface à des promesses non tenues. Il interroge de surcroît la contradiction majeure de l’économie collaborative, qui se pose à la fois comme une alternative au modèle de propriété, de développement et de croissance dominant mais aussi comme un renouveau du capitalisme, tant du point de vue des modèles d’affaires que de l’extraction de la valeur marchande désormais ouverte au partage.
Une grande diversité de pratiques
L’économie collaborative recouvre quatre grands domaines de pratiques : la production-réparation, l’éducation, le financement et la consommation.
La réparation et la fabrication collaborative d’objets regroupent l’ensemble des communautés et des lieux de réparation (Repair Cafés ou communautés en ligne, à l’image de CommentReparer.com ou IfixIt) et des ateliers de fabrication numérique (makerspaces, Fab Labs, Techshops). Dans ces espaces sont mutualisés des compétences et des objets qui vont du simple fer à souder à l’imprimante 3D. Les communautés de réparation permettent à des connaisseurs (pro-amateurs) de transmettre leur savoir à des usagers-utilisateurs profanes qui souhaitent réparer leurs biens (machines à laver, téléphones, ordinateurs, etc.) sans en avoir les compétences. Les ateliers de fabrication numérique regroupent quant à eux des hackers, des inventeurs, des producteurs, qui souhaitent partager leurs savoirs, se former, tester des prototypes, mener à bien des projets d’innovation.
Le financement collaboratif de projets rassemble les modes de financement alternatifs aux circuits financiers bancaires classiques. Organisé sur un fonctionnement pair à pair, il coalise les investissements et/ou les prêts de/entre particuliers. Le financement participatif en est une des principales composantes : il permet à des entrepreneurs de rentrer en relation avec des internautes par l’inter – médiaire de plates-formes dédiées, comme Kickstarter. Il peut impliquer des contreparties (intérêts), des remerciements en nature ou la gratuité. Il existe aussi des modèles de financement collaboratif plus militants et offline comme l’investissement citoyen (la Nef, par exemple, banque alternative qui finance des projets qui ont trait au secteur bio et à l’efficacité énergétique) ou la finance solidaire, à l’image des Clubs d’investisseurs pour une gestion alternative et locale de l’épargne solidaire (Cigales). L’éducation et le savoir collaboratifs regroupent quant à eux différentes initiatives qui ont trait à la mise en commun de la connaissance entre pairs. Le partage de contenus numériques et les encyclopédies contributives rendent possibles, comme sur Wikipedia, la libre participation de tous les contributeurs potentiels (évalués directement par leurs pairs) et le libre accès de tous les internautes au savoir et aux connaissances. Dans ce même esprit, mais plus institutionnellement organisés, les Massive open online
course (MOOCs) constituent un exemple de formation ouverte et à distance en télé-enseignement.
La consommation collaborative – appelée aussi économie du “partage” dans les pays anglophones – est le champ de l’économie collaborative le plus développé et celui qui a reçu jusqu’ici le plus d’attention, notamment de la part des médias. C’est un champ très vaste puisqu’il concerne à la fois les échanges entre particuliers, offline ou online, de biens matériels (don d’objets par exemple via Recupe.net, achat et revente comme sur Leboncoin, location, prêt, troc, achats groupés, etc.), liés à la mobilité (autopartage, covoiturage, colivraison) ou à d’autres domaines (logement, services à la personne, cours, garde d’enfant, etc.).
Des principes communs
De prime abord, tout semble différencier les initiatives et les pratiques collaboratives que nous venons de mentionner. Néanmoins, des principes communs sont généralement mis en avant. Ainsi, l’économie collaborative s’inscrirait – à rebours de la verticalité hiérarchique, planifiée et standardisée des organisations – dans l’horizontalité des modes de conception, de production et de consommation. Une horizontalité synonyme de coordination (plus ou moins) directe entre les individus, et qui bénéficie bien souvent de l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication : si l’économie collaborative ne se limite pas aux échanges entre individus via des plates-formes Web, c’est néanmoins cette dimension 2.0 qui intrigue le plus.
Dans la même veine, l’ensemble des pratiques collaboratives est marqué par la dynamique de démocratisation des aptitudes et des compétences. Celle-ci se retrouve pleinement dans le mouvement
Maker, dont le mot d’ordre est Do it yourself, do it with others (“Faites-le vous-mêmes, faites-le avec d’autres”). Qu’il s’agisse d’accéder à des biens rares ou bon marché, d’optimiser leur usage, de produire des pièces ou de mener à bien une innovation, de réparer des appareils avant qu’ils ne soient obsolètes, d’accéder à des connaissances, chaque usager peut aspirer à devenir un sujet
actif de ses propres consommations, voire à devenir son propre financeur, producteur et entrepreneur en coordination avec les autres.
Par ailleurs, les pratiques collaboratives s’inscrivent souvent dans le passage de la propriété à l’accès. L’enjeu n’est plus de posséder un bien en propre (logique propriétaire) mais de pouvoir s’en servir et en disposer quand on en a besoin (logique d’usage). Ainsi, l’essor des pratiques de prêt, de location et de revente montre que l’attachement à la propriété individuelle, sans disparaître, décline au profit de l’usage circonstancié et momentané d’un bien. Dans le même processus, la production/réparation collaborative exprime la volonté croissante de partager l’accès aux compétences et aux ateliers de fabrication numérique dans lequel le capital (machines, logiciels) est mutualisé, et l’éducation collaborative permet le libre accès de tous les contributeurs à l’enrichissement du savoir commun ainsi que le libre accès à ce savoir pour tous les individus
où qu’ils soient dans le monde.
Trois grandes tensions
Si l’on peut tenter de faire émerger des principes communs aux pratiques regroupées derrière le concept d’économie collaborative, il faut aussi insister sur les tensions auxquelles ce champ est confronté.
Désintermédiation vs ré-intermédiation : on assiste dans l’économie collaborative à une vague de désintermédiation par la mise en relation des particuliers (peer-to-peer) et par la mise en place de circuits courts, c’est-à-dire d’un lien direct entre les producteurs et les consommateurs. Mais on voit aussi apparaître une forme de réintermédiation qui tend à rassembler une offre atomisée ou
jusqu’alors intermédiée par des acteurs de l’économie traditionnelle. La Ruche qui dit oui, plate-forme de mise en relation directe entre les agriculteurs et les consommateurs, participe à la désintermédiation de la distribution des produits agricoles, mais s’avère aussi un nouvel intermédiaire qui se rémunère sur la base de commissions sur les transactions de la plate-forme. De même, le site BrocanteLab a pour objectif de fédérer les petits brocanteurs français à travers sa plate-forme et se positionne ainsi comme un nouvel intermédiaire de ce secteur.
Marchand vs non marchand : l’économie collaborative se compose d’acteurs à la fois marchands et non marchands. L’ensemble de ces acteurs fait face à une tension entre deux logiques : une logique de profit et de marchandisation et une logique animée par les valeurs sociales et environnementales. Pour gérer cette tension, certains acteurs vont se positionner à la frontière de l’économie collaborative en devenant de simples plates-formes marchandes ou, au contraire, ne faire aucun compromis sur leurs valeurs, ne pas monétiser leurs activités, et se positionner à l’autre extrême, dans l’économie sociale et solidaire. La difficulté de beaucoup d’initiatives est que, pour survivre et se développer, elles doivent développer des modèles de revenu tout en les conciliant avec les valeurs qui les animent. C’est ainsi que le site Recupe.net, plate-forme de don entre particuliers développée sur une base militante et volontairement non marchande, génère néanmoins des revenus publicitaires pour financer des activités de sensibilisation des consommateurs à ses valeurs. On retrouve ainsi dans les initiatives collaboratives des modèles hybrides qui tentent de gérer cette tension à travers de multiples configurations d’organisations et de modèles d’affaires.
Local vs global : il existe une tension entre une production locale qui répond à des besoins des consommateurs de territoires spécifiques et une audience globale que procure la plate-forme et qui, dans certains cas, peut être un vecteur d’uniformisation. Certaines initiatives trouvent un ancrage très local avec la mise en relation des personnes d’un même quartier, comme Sharevoisins. D’autres, comme Airbnb, ont au contraire un ancrage très global en connectant les voyageurs et les loueurs du monde entier. Des logiques hybrides existent aussi, par exemple le site Etsy, plateforme de vente d’objets artisanaux et vintage : dans ce cas, la tension est gérée par la mise en place d’une audience globale au service d’une plus grande visibilité d’initiatives locales (les petits artisans qui produisent de petites séries) et donc de la singularité des objets.
Promesses et limites de la consommation collaborative
Sortie de la crise économique, renouvellement du lien social, réduction de l’empreinte écologique… Si ces promesses ne sont pas portées par tous les acteurs de l’économie collaborative, nombreux sont néanmoins les “évangélistes” de ce concept et les entrepreneurs à le mettre en avant, à l’image de Rachel Botsman ou de la plate-forme de covoiturage Blablacar. Mais force est de constater que ces promesses ne sont pas tenues pour bon nombre de pratiques collaboratives, et que les médias se concentrent de moins en moins sur les promesses et de plus en plus sur les risques associés à des plates-formes telles que Airbnb : risques pour l’emploi ou les systèmes fiscaux, concurrence déloyale avec les secteurs économiques et les entreprises “traditionnelles”, risques de monopolisation, etc.
Les promesses économiques peuvent s’analyser à travers deux niveaux : le niveau de l’agent individuel (micro) et le niveau macro – économique. Les promesses au niveau micro concernent les gains de pouvoir d’achat et la possibilité de générer pour les individus des revenus complémentaires, et elles sont principalement véhiculées par les plates-formes marchandes de la consommation collaborative. “Économiser” et “gagner” de l’argent grâce aux services de la plate-forme sont les principaux arguments dans la communication institutionnelle de ces initiatives. Les promesses au niveau macro – économique ont été développées par les essayistes et promoteurs de la consommation collaborative : l’idée est que ces échanges seraient globalement créateurs d’activité économique et d’emplois et permettraient même dans certains cas une relocalisation d’emplois qui avaient été détruits par le capitalisme mondialisé. Ces promesses macroéconomiques sont aujourd’hui nuancées par des inquiétudes pour l’emploi, que ce soit en termes de quantité (destruction d’emplois dans les secteurs conventionnels comme l’hôtellerie ou la production de biens matériels) ou de qualité (destruction d’emplois à temps plein ou sur des contrats longs, création de mini-jobs). Pour certains, au prétexte d’être moins chères pour le consommateur, de lutter contre les corporatismes et de relancer la croissance économique, les plates-formes du “collaboratif” s’attaquent en fait aux emplois et à la protection sociale des salariés : les salariés de l’économie du “partage” devraient en fait réaliser “une quantité de travail parfois plus importante que pour un travail à temps plein” et cela “sans protection syndicale, sans minimum salarial, sans assurance”.
Les inquiétudes économiques ne concernent pas que l’emploi : on observe aussi des craintes pour les revenus fiscaux puisque nombre des échanges réalisés sur les plates-formes de consom mation collaborative échappent à l’impôt. À cela s’ajoutent des craintes de “monopolisation” puisque plus une plate-forme est utilisée par un grand nombre de particuliers, plus les nouveaux usagers ont intérêt à passer par cette plate-forme : the winner takes all. La consommation collaborative porte aussi des espoirs sociétaux, notamment à travers la promesse d’un lien social renouvelé et renforcé. Comme l’illustrent Botsman et Rogers, ces nouvelles pratiques permettraient de retrouver une convivialité perdue à l’heure où trois quarts des Américains ne connaissent pas leurs voisins. Cette promesse s’illustre au niveau local à travers des initiatives comme Sharevoisins, qui intègre au coeur de sa mission de recréer du lien social dans un quartier grâce à une plate-forme d’échange d’objets ou de services entre voisins. Elle peut aussi s’illustrer au niveau global avec des initiatives comme Couchsurfing où les voyageurs partagent du temps, un dîner, une visite de ville avec les personnes qui les hébergent gratuitement, favorisant des liens sociaux nouveaux. Le tableau reste toutefois nuancé et dépend étroitement des plates-formes, notamment si l’on considère une initiative comme Airbnb, où de nombreux loueurs ne rencontrent même pas physiquement leurs locataires occasionnels.
Enfin, l’une des promesses de la consommation collaborative régulièrement mise en avant est la réduction de l’empreinte écologique de notre consommation. L’intuition est la suivante : nous sommes aujourd’hui entourés de biens que nous sous-utilisons, à l’image de la perceuse, utilisée seulement quelques minutes tout au long de sa vie, du smartphone inutilisé oublié au fond d’un tiroir, de la voiture qui passe plus de 90% de son temps sur une place de stationnement et qui – quand elle roule – ne transporte souvent qu’une personne. Les plates-formes d’achat-vente d’occasion entre particuliers, de don, de location, de prêt, d’autopartage ou de covoiturage permettraient dès lors d’optimiser l’usage des biens que nous produisons, et donc de moins en produire tout en préservant notre qualité de vie. Mais en y regardant de plus près, la réalité n’est pas si rose. Si une plate-forme de revente comme Leboncoin peut en effet permettre à un particulier de vendre un smartphone dont il n’a plus l’usage et éviter ainsi la production d’un nouveau bien, elle peut aussi l’aider à revendre celui qu’il utilise encore afin d’acheter neuf le modèle le plus récent. Par ailleurs, la location d’une perceuse à votre voisin peut certes vous éviter d’en acquérir une, mais elle peut aussi dégrader plus rapidement ce bien s’il est de mauvaise qualité et réduire in fine sa durée de vie. De même, une voiture partagée entre plusieurs particuliers s’usera d’autant plus rapidement. Enfin, si le covoiturage courte distance – typiquement pour aller de son domicile à son travail – se substitue majoritairement à l’autosolisme et donc réduit le nombre de voitures sur les routes, nous en sommes encore, faute d’études, à l’état de la conjecture pour le covoiturage longue distance promu par une plate-forme comme Blablacar, où la concurrence avec les trains grandes lignes ou le TGV semble forte. Ainsi, la consommation collaborative peut être un outil puissant de la transition écologique, elle peut être au service d’une réduction de l’empreinte écologique de notre consommation. Mais, à l’image du consommateur qui peut renouveler toujours plus vite son téléphone portable, elle peut aussi être un vecteur de “surconsommation” matérielle.
L’épreuve des faits montre donc que la consommation collaborative ne tient pas toutes ses promesses économiques, sociales et environnementales, ce qui nous amène à nuancer l’utopie de certains gourous ou les promesses publicitaires séduisantes de certaines initiatives. Cependant, cela n’empêche pas certaines plates-formes d’être des modèles alternatifs : mais généralement, c’est parce que ces plates-formes et leurs développeurs ont mis les enjeux sociaux et environnementaux au coeur de leur démarche, parce que la création de liens sociaux ou la lutte contre le “gaspillage” ne sont pas des cobénéfices éventuels, mais l’objectif même de leur initiative. Quant aux plates-formes développées par des entrepreneurs classiques, non militants, si les bénéfices économiques, sociaux et environnementaux ne sont pas impossibles, s’ils existent parfois, ils sont loin d’être garantis.
Entre utopie et big business : le grand écart des initiatives collaboratives
Il nous semble important de souligner, pour conclure, que les entrepreneurs collaboratifs ont des logiques d’action très différentes. D’un côté, il y a ceux dont la perspective est purement économique : leur objectif est de créer un modèle économique le plus rentable possible, et les enjeux sociaux et environnementaux font – au mieux – partie de leur argumentaire. En ce sens, ce sont des entrepreneurs “classiques”, même s’ils innovent grâce, par exemple, à des plates-formes entre particuliers, même s’ils sont les forces d’une destruction-créatrice schumpétérienne de l’économie, du capitalisme. À l’opposé, on trouve des entrepreneurs militants, portés par une logique d’action sociale et environnementale, qui développent souvent leurs plates-formes à côté d’une occupation principale et pour qui la rentabilité économique de la plate-forme est secondaire, voire contraire à leur logique. Et entre ces deux archétypes, on trouve évidemment un ensemble d’entrepreneurs qui tentent de concilier toutes ces dimensions, et qui peinent généralement à trouver un modèle de revenu pérenne.
Le grand écart entre ces logiques d’actions est-il tenable pour le mouvement de l’économie collaborative ? Qu’est-ce qui rassemble, au final, ces entrepreneurs ? Ceux qui ont une vision “alternative” de l’économie à construire peuvent-ils influer sur les autres acteurs ? Doivent-ils scinder ce mouvement, et organiser un rapprochement avec, par exemple, le monde de l’économie sociale et solidaire ? Autant de questions encore sans réponses claires : il n’est dès lors pas étonnant que le dernier grand événement de la communauté collaborative, organisé par Ouishare en France en mai 2015, se nomme “Lost in Transition?”.