En 1964, l’historien américain Richard Hofstadter analysait “le style paranoaque dans la politique américaine”. C’était une manière pour lui de prolonger son histoire de l’anti-intellectualisme américain : dans une culture politique dominée par la confrontation des intérêts, la négociation et les compromis, il ne lui paraissait pas surprenant de constater la rémanence d’espaces d’expression propres à la colère, aux passions, voire aux délires irrationnels. Ainsi la chasse aux sorcières anticommuniste du maccarthysme ne lui paraissait-elle pas un phénomène isolé mais présentait des antécédents depuis le XVIIIe siècle avec la peur des francs-maçons (et des Illuminati) et du complot jésuite.
Aujourd’hui en France, si le style paranoaque s’exprime largement dans les médias, il ne relève pourtant pas d’une forme d’antiintellectualisme. Curieusement, au contraire, il s’affirme désormais à travers quelques représentants de cette troupe hétéroclite que les médias appellent les “intellectuels”. Des auteurs médiatiques s’estiment victimes d’un complot, le complot du silence, mené par les “bien-pensants”. Le “politiquement correct”, font-ils savoir sur les plateaux de télévision, bâillonne les médias et rend aujourd’hui indispensable un sursaut héroque. Le thème général est celui de la “levée des tabous”, comme si, dans une société ouverte comme la nôtre, où le développement de la communication numérique a encore récemment démultiplié les espaces d’expression, il était héroque de faire sauter des interdits et de se dire victime du “système”.
Il n’est pas difficile de voir dans la fortune récente de cette rhétorique “antisystème” l’indice d’une droitisation des faiseurs d’opinion et de la banalisation des thèses de l’extrême droite. C’est en effet une tradition bien installée de l’extrême droite de jouer de sa position marginale pour instiller avec délices des thèmes de “contre-propagande” au nom de la défense du “vrai” peuple méprisé par les élites. Mais, au-delà de cette contamination des scènes médiatiques par des ficelles rhétoriques bien connues, il faut reconnaître dans cet air du temps médiatique la traduction d’un sentiment de défiance politique et de flottement idéologique. Il ne s’agit pas seulement du sentiment de défiance qui se manifeste à travers l’abstention ou le refus de se situer dans la géométrie de l’opposition gauche/droite, dont la science politique rend compte depuis près d’une décennie. Il faut aussi y voir, ce qui est plus grave, l’effet d’un affaiblissement des médiations intellectuelles (presse écrite et médias indépendants) et, au-delà, des normes mêmes du débat démocratique.
L’opinion, sans règle ni raison
La discussion sur la passion du complot ne date pas de la naissance de l’internet. D’une part, la crainte de la manipulation apparaît comme le revers inévitable de la promotion d’un espace public rationnel : plus on accorde à l’idéal de transparence une valeur morale et politique centrale, plus sa mise en cause acquiert de force critique. D’autre part, les sciences sociales, parce qu’elles cherchent à expliquer les phénomènes sociaux en les référant à l’action d’entités collectives (dont l’identification ne va pas de soi) sont confrontées depuis leurs origines au besoin de distinguer le type d’explication qu’elles construisent des simples théories du complot. Dans les deux cas, l’inquiétude porte bien sur l’assise rationnelle du débat public. Et avec le développement des nouvelles technologies et des représentations du monde qu’elles portent, cette inquiétude est naturellement renouvelée. On reproche en particulier à la vision libérale de la société, qui valorise le jeu réglé de l’affrontement politique et croit donc dans les vertus de la transparence de l’espace public, une forme de naveté dangereuse. Il existe en effet des acteurs stratégiques, rusés ou de mauvaise foi, qui n’ont pas intérêt à annoncer leurs intentions ni à découvrir leurs actions : des firmes internationales, des États, des réseaux occultes utilisent le secret et profitent de la passivité des opinions. Refuser de voir ces machinations, c’est s’enfermer dans un monde de représentations idéales, sans prise sur la réalité. Il importe donc de faire la part des choses et, pour cela, de disposer d’enquêtes, voire de révélations obtenues parfois par effraction. Une vision trop formelle de l’État de droit ou une confiance candide dans l’autorégulation du marché, qui conduirait à rejeter l’hypothèse même de l’existence de complots, serait aussi absurde que l’obsession inverse, consistant à tout expliquer par une “théorie” du complot.
Cependant, l’ordinaire de la communication est loin de nous confronter à ces intéressantes questions théoriques. L’internaute rencontre aujourd’hui les médiocres manuvres et les petites techniques de la manipulation qui déstabilisent plutôt par leur masse que par leur force argumentative. Il est en particulier consternant de voir la redondance et les redites des discours de dénonciation et de dévoilement des vraies puissances cachées : complot juif, francsmaçons, services secrets des puissances impérialistes… quand on ne parle pas des extraterrestres ! On est en réalité à la limite de la dérision, de l’ironie et du comique trash, le rôle de l’humoriste Dieudonné dans la complot-sphère étant bien sûr ici emblématique : le glissement de la mauvaise blague à la vraie manipulation s’est accompli dans une culture de la moquerie généralisée.
Le manque de créativité est paradoxalement un signe distinctif du délire interprétatif complotiste. Ce qui n’est pas si surprenant : comme l’esprit paranoaque se caractérise par sa cohérence (“L’esprit paranoaque, fait remarquer Richard Hofstadter, est bien plus cohérent que le monde lui-même”), et donc par sa résistance aux arguments adverses, il s’affirme à l’identique à travers le temps. Mais le phénomène actuel nous paraît particulièrement grave : il ne s’agit plus de traverser un cabinet de curiosités, une collection des aberrations pseudo-savantes de l’explication historique ou politique. Le revival actuel du complotisme se développe à la faveur d’une transformation profonde des formes du débat public, dont il n’est qu’un effet dérivé.
Culture expressive et défoulement anonyme
Une première transformation vient de la promotion des espaces d’expression personnelle liée aux nouveaux outils technologiques. Dans les nouveaux modèles économiques du Web 2.0, c’est l’usager qui crée le contenu : il envoie des messages sur Twitter, des photos sur Instagram, il décline sa vie privée sur Facebook, etc.. Mais que signifie cette révolution des usages pour le débat public ? Pour les médias d’information, la contribution des internautes se limite le plus souvent à réagir au travail des journalistes sous forme de commentaires. Malgré tous les discours marketing positifs qui valorisent leurs contributions, les internautes, souvent sous pseudonyme, se contentent le plus souvent de réagir à chaud sur les sujets les plus accrocheurs. L’attention se concentre sur ce qui est déjà le plus en vue : la facilité de navigation sur la toile, l’abondance des informations sur les réseaux sociaux favorisent moins le vagabondage et la curiosité que les emballements, de courte durée, sur un sujet qui écrase toute l’actualité. C’est ce qu’on appelle une culture du “pic attentionnel”. D’où l’impression de passer d’une bulle médiatique à l’autre, voire de rebondir de polémique en polémique. Avec cette accélération du temps médiatique, les commentaires des internautes se limitent ordinairement à un mouvement d’humeur.
La valorisation de l’opinion consiste finalement ici dans son sens premier et le plus plat de “donner son opinion”. Dans le fil des commentaires, un mot devient prétexte à une réaction, puis à un enchaînement de reprises et de répliques, prétexte bien souvent à la diffusion des rumeurs. Le “modérateur”, quand il existe, doit parfois suspendre un fil de commentaires quand l’échange tourne au pugilat ou aux invectives. La désinhibition des discours racistes, en particulier, est favorisée par l’anonymat et la surenchère verbale liée à l’immédiateté de la participation. L’effet d’entraînement établit finalement une nouvelle hiérarchie de l’actualité, selon une règle tautologique : il faut parler (encore plus) de ce dont on parle (le plus). Ironie de la situation : parallèlement à ces nouveaux usages, on a vu se développer dans la presse les rubriques “désintox” qui visent justement à remettre à distance les emballements rhétoriques de toutes sortes. Le travail journalistique ne s’articule donc que par contradiction avec cette demande d’expression des internautes : on revient au fact checking, au croisement des sources, à l’enquête ou à la contre-enquête, ces pratiques fondatrices du journalisme.
Mais la possibilité de donner son avis sur l’internet ou de contribuer à des échanges en ligne ne trouble pas seulement les pratiques journalistiques. Elle s’impose si largement qu’elle contamine plus largement le débat public. La question est devenue civique et éducative, comme le rapportent nombre d’enseignants surpris par la très large diffusion des thèmes complotistes auprès des scolaires et des étudiants. L’accélération du débat public, le déplacement des lieux du débat vers les talk-shows et l’infotainment, cette fusion du commentaire de l’actualité dans le spectaculaire télévisuel, imposent un nouveau style de prise de parole à la première personne, des thèmes plus transgressifs et une mise à l’épreuve revendiquée des normes de l’expression publique.
Le débat public, le nombre et la raison
Il s’en faut donc de beaucoup que ces nouvelles possibilités de prise de parole correspondent à une réappropriation du débat démocratique. Car on confond l’échange contradictoire et la spontanéité des réactions avec le débat, en se dispensant de rappeler que celuici suppose un cadre, une temporalité et des règles. L’idée d'”opinion publique”, qui s’est imposée dans un contexte de contestation du pouvoir légitime, était invoquée en France avant la Révolution sous la forme du “tribunal de l’opinion”. Il s’agissait de désigner ainsi une forme d’autorité nouvelle, apte à censurer l’ancien ordre politique et à mettre à l’épreuve la validité des idées de ceux qui s’y opposaient. Mais si ce tribunal pouvait trancher les controverses, c’est qu’il était impartial, serein et, surtout, rationnel. Dès le XVIIIe siècle, il apparaît évident que sa légitimité est liée aux progrès de l’alphabétisation, de l’éducation et de l’imprimerie, au développement des connaissances et à la circulation des écrits. En ce sens, l’opinion publique, ce n’est pas le forum romain ni l’agora grecque, impossibles à l’échelle d’une nation moderne, c’est plutôt la République des lettres, c’est-à-dire un échange qui passe par l’écrit.
Une telle conception de l’opinion pose bien sûr la question de la compétence des contributeurs au débat public. Comment maintenir l’exigence d’une démocratie radicale, c’est-à-dire d’égalité des citoyens de toutes conditions, tout en défendant un espace rationnel de discussion ? Le risque est de laisser une part informée de la population monopoliser la participation démocratique et de glisser progressivement vers un système oligarchique, ce qui nourrit la crainte récurrente d’une “tyrannie des experts”. La nécessité d’éduquer les citoyens, en particulier de les former aux exigences de la participation politique, reste le complément indispensable à la conquête du suffrage universel. Croire dans le débat démocratique, c’est considérer que la contribution de tous est nécessaire et possible. Pratiquement, cette exigence s’est traduite par le recours au vote, qui présente le double avantage de garantir l’expression de chacun tout en imposant un terme indiscutable à la discussion : c’est la loi de la majorité qui s’impose. Mais la pratique du vote n’épuise pas la demande de participation démocratique. D’où la recherche de formes de délibération et de participation plus larges, véritablement inclusives. On observe partout en Europe la montée de mouvements politiques de contestation des partis au pouvoir, dont la démarche repose sur de nouvelles pratiques participatives : c’est le nouvel usage des référendums en Écosse ou en Catalogne, l’émergence de nouveaux partis en Grèce (Syriza), en Espagne (Podemos) ou en Italie (Cinq Étoiles). En Serbie (autour du mouvement Otpor), en Tunisie et en Égypte, des mobilisations au départ très minoritaires ont su fédérer, grâce à des actions non violentes, des parts de plus en plus larges de la population.
Cet engouement n’est pas sans connivences avec les technologies numériques. La contestation du pouvoir est bien sûr facilitée par des outils de mobilisation décentralisés, comme les réseaux sociaux, difficiles à contrôler par les autorités. C’est ce qu’on a vu pendant les “printemps arabes”. Mais dans les démocraties représentatives également, la valorisation de l’expression personnelle liée aux nouvelles technologies crée un sentiment d’inadéquation des anciennes formes de militantisme politique et de désintérêt pour les codes de la politique instituée. Le sentiment d’une confiscation du débat public par les experts et la légitime colère liée à la crise économique se traduisent par la recherche de formes inédites de participation, plus directes, dont l’occupation des places publiques (de Madrid à Wall Street et à Istanbul) ou de “zones à défendre” (en France, Notre-Dame-des-Landes ou le Testet) sont les plus visibles.
Des pratiques politiques plus informelles seraient ainsi la contrepartie d’une habitude culturelle de l’expression de soi, une “individualisation expressive” diffusée et popularisée par les usages du numérique. On voit ainsi se mettre en place un nouveau rapport entre les formes de pouvoir (qui devraient passer par des dispositifs plus informels) et la culture de soi (plus spontanée mais aussi plus exposée). Mais quel est le type de savoir correspondant à cette nouvelle configuration ? Entre des pratiques activistes en invention permanente et l’envahissement de l’espace public par la subjectivité, les lieux classiques de la médiation du savoir sont logiquement remis en cause. Ce qui est particulièrement déstabilisant pour une République marquée par le positivisme, qui a lié son sort depuis la fin du XIXe siècle aux institutions du savoir et à l’école.
Le développement de la démocratie en France a été indissociable de la construction, au cours du XIXe siècle, d’un État centralisé. Celui-ci a accru son périmètre d’action en construisant des instruments de savoir qui donnaient en même temps une représentation de la société. Le développement de la statistique publique a correspondu à cette double nécessité : donner à la société des modes de représentation d’elle-même ; construire des outils d’intervention publique. Ainsi, la légitimité de l’action centralisée et la lecture rationnelle de la société se renforçaient mutuellement. Mais ce type de cartographie, qui repose sur des moyennes et des constantes statistiques, parvient de moins en moins bien à saisir une société mouvante.
Depuis les années 1980, la société “tient” de moins en moins bien dans les catégories à travers lesquelles les institutions prétendent l’enregistrer, la mesurer et agir sur elle. La crise de la représentation politique est, de façon souterraine, solidaire de l’affaiblissement des formes statistiques qui donnaient une ossature au monde social.
Ce mode de gouvernement éclairé par la statistique a d’ailleurs profondément évolué avec le développement du new public management qui, à partir d’indicateurs, a construit une “conduite des conduites” plus décentralisée, poussant les individus à ajuster leur comportement en fonction d’objectifs chiffrés et d’évaluations toujours plus poussées.
Vers une exploitation massive des données
Or nous vivons déjà une nouvelle transformation de la construction et de l’usage politique des chiffres à travers la révolution numérique. Les usages numériques – navigation d’un site à l’autre, requêtes sur les moteurs de recherche, achats en ligne, contributions à des forums – produisent désormais chaque jour des milliards de données susceptibles d’informer sur nos habitudes et nos préférences. En laissant involontairement des “traces” numériques, nous livrons à des calculateurs la faculté d’anticiper nos comportements ou nos souhaits. Il ne s’agit plus de nous faire entrer dans des catégories prédéfinies dans une lecture synthétique de la société, comme les catégories socioprofessionnelles (CSP) qui ont tant bien que mal servi à décrire le monde des Trente Glorieuses. Un mode de description des comportements bien différent est à l’uvre : il consiste à comparer des usages et à rapprocher les profils des internautes dont les habitudes sont proches, sans chercher à créer des catégories, ni à les inscrire dans un cadre de référence national ou autre… Au lieu de collectifs d’identification ou d’appartenance, on décrit des parcours, des styles de vie complètement individualisés, saisis à partir de clics sur l’internet.
Ce procédé permet de donner des recommandations commerciales, parfois utiles, comme on en trouve sur les sites d’achat en ligne, ou les sites de musique ou de films en streaming : “Les clients qui ont aimé cette uvre ont aussi aimé…” Ce qui est assez bénin. Mais il apparaît que ce type de profilage a aussi une bonne valeur prédictive des comportements, tant est grand notre conformisme : si vous avez aimé ce livre, il est probable que celui-ci vous plaise aussi. D’énormes marchés, publicitaires, assuranciels, médicaux, sécuritaires, s’organisent en fonction des promesses de cette prédictibilité numérique de nos vies. Au-delà des débats, déjà en cours, sur la confidentialité des données, on voit donc se mettre en place une nouvelle articulation des savoirs, du pouvoir et des modes de vie.
Vue depuis les algorithmes, la société ne repose plus sur de grands systèmes de déterminations, mais elle est une sorte de microphysique des comportements et des interactions que des capteurs placés à bas niveau savent décoder.
L’expression de soi dans le monde numérique n’est donc pas seulement une question de changement de sensibilité et d’extension de la sphère privée. Et le développement chaotique d’une opinion irrationnelle (qui croit aux rumeurs et aux complots) n’est pas lié qu’à la désaffiliation idéologique et à l’emballement médiatique : il participe d’un changement plus vaste qui concerne la fin d’un savoir collectif partagé sur les représentations du social et les formes du pouvoir. L’État n’organise plus la production du savoir sur la société ; les sciences sociales ne maîtrisent plus les catégories dans lesquelles les individus acceptent de se laisser décrire ou rattacher à des collectifs. Et l’action politique ne se déroule plus à la conjonction idéale de ces représentations partagées et de pratiques de pouvoir intermédiées par des acteurs collectifs représentatifs de la société.
Comment imaginer dans ce contexte des pratiques politiques faisant droit à la meilleure part de la demande de participation politique ? Dans le nouveau contexte numérique d’exploitation intense des big data produites par les usages individuels, on comprend que l’expression personnelle vaut moins, pour les nouveaux calculateurs de nos vies, pour ce qu’elle peut exprimer de subjectivité que pour les agrégats impersonnels qu’elle permet de construire – et d’exploiter. Les mobilisations politiques informelles risquent donc de ne pas être à la hauteur des attentes. Elles ne peuvent avoir qu’un temps et leur efficacité n’est liée qu’à des objectifs de courte portée. On ne peut se satisfaire d’un spontanéisme activiste allant d’une cause à l’autre. Les nouvelles pratiques politiques qui s’inventent n’auront de sens que si elles parviennent à se formaliser progressivement, au minimum pour se transposer d’un contexte à l’autre et perdurer dans le temps. L’action politique ne doit pas seulement se dérouler en marge des nouveaux savoirs et des nouveaux pouvoirs issus de l’utilisation des données personnelles. Elle doit apprendre à contenir et à utiliser dans un sens démocratique les usages multiples des données personnelles aujourd’hui livrées au marché.
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Savoir et ignorance sont donc au centre du malaise démocratique actuel pour plusieurs raisons. Le délire du complotisme n’est qu’un aspect du recul du débat informé et de la crise des catégories de description partagées de la société. La désintermédiation numérique n’affaiblit pas seulement le modèle économique de la presse indépendante, elle met en cause une forme de production et de partage de l’information. Dans un système horizontal d’échange, on voit se multiplier les bulles médiatiques d’une part, et les effets d’enfermement en réseau d’autre part : les rumeurs sont d’autant plus fortes que la confrontation aux idées adverses, ou la réfutation, est limitée par la possibilité de ne communiquer qu’à l’intérieur de son réseau d’appartenance. Une certaine indifférence, ou un sentiment de dérision, se développe également à mesure qu’une information abondante et apparemment gratuite est disponible.
Pour une revue généraliste, la défense de normes du débat public revient bien sûr à une forme de plaidoyer pro domo. Une revue n’a de sens que dans un espace d’échanges qui s’appuie sur un art d’argumenter, des signatures personnelles et l’élaboration d’un travail collectif. Elle se situe dans un espace intermédiaire entre le débat savant et la simple confrontation d’opinions, en donnant un caractère réflexif aux questions d’actualité qui ne font pas encore l’objet d’un savoir positif. Elle est donc un lieu propice à la compréhension et à la représentation des débats qui nous attendent sur le nouveau statut du savoir en démocratie. En effet, la production même du savoir devient un enjeu de débat politique. La militance revendique l’expertise mais encore faut-il avoir accès à des connaissances vérifiées et partageables. C’est pourquoi on observe un déplacement des rapports de force autour de l’élaboration d’un savoir pertinent. Les choix collectifs ne sont pas dictés par des expertises techniques, mais ils ne peuvent se passer d’un partage du savoir et d’une compréhension des formes de construction des savoirs.
Le changement de conflictualité politique reflète le changement du statut politique du savoir.