Revue Projet – Selon The Guardian, l’accord de Paris est “un miracle en comparaison de ce qu’il aurait pu être, un désastre en comparaison de ce qu’il aurait dû être”. La Cop21 éloigne-t-elle l’humanité de la trajectoire “suicidaire” contre laquelle alertait le pape à l’aube des négociations ?
Maxime Combes – Les termes “désastre” ou “succès” me semblent inappropriés. L’accord de Paris, accepté par 195 États, en période d’exacerbation des replis nationaux, constitue un fait politique majeur au plan mondial. Cependant, il ne représente pas l’accord courageux et visionnaire (à l’instar de certains accords internationaux à la sortie de la guerre) qu’aurait exigé l’état d’urgence climatique. Tenir le cap des +1,5ºC ou +2ºC aurait supposé de traduire ces objectifs en un calendrier de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Et, déjà, nous constatons avec préoccupation que les rencontres ministérielles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Nairobi ne font aucune référence à l’accord de Paris, alors que le climat se joue aussi dans la régulation du commerce international.
COP Paris Photo: Arnaud Bouissou. Source: Flickr
Par ailleurs, il est un peu tôt pour se réjouir d’un accord universel : le protocole de Kyoto avait déjà été signé par la quasi-totalité des pays de la planète (sauf quatre). Mais les États-Unis ne l’ont pas ratifié. Kyoto prévoyait aussi la possibilité d’engagements volontaires. À l’issue de la Cop21, chaque pays continue de déterminer comme il l’entend le volume de sa contribution, et nombre d’États l’ont conditionnée à la réception de financements nouveaux leur permettant d’opérer une transition. Or on manque de visibilité sur les financements après 2020. Enfin, l’accord n’évoque même pas l’aviation civile et le transport maritime, qui sont pourtant à l’origine de 10 % des émissions mondiales et au cœur de la machine à réchauffer la planète qu’est notre économie mondiale. On ne mesurera finalement la portée de l’accord de Paris que dans quelques années.
Alix Mazounie – Les engagements actuels nous placent sur une trajectoire d’environ +3ºC. Il faut mesurer ce que cela représente. Nous n’avons pas encore atteint +1ºC et déjà les conséquences sont très difficiles à vivre pour de nombreuses populations au sud de la planète. À partir de +1,5ºC, certains États comme Tuvalu sont menacés de disparition ; +2ºC est donc une limite politique toujours trop élevée. À +3ºC, on mesure mal les effets de l’emballement climatiqueCf. le site leclimatchange.fr développé par le Réseau Action Climat.
: montée du niveau des mers, incapacité pour les villes côtières moins riches de s’adapter, salinisation des terres arables, risques majeurs pour la production agricole, insécurité alimentaire chronique, déplacements massifs de populations pour survivre, instabilité et tensions sociales… Au total, il est clair que l’accord de Paris ne suffira pas à garantir l’hospitalité de la planète. Mais nous savions qu’il en serait ainsi. Il nous appartient à présent de veiller à ce que les mécanismes prévus soient mis en œuvre. Mais surtout de continuer à combattre les politiques climaticides.
Michel Colombier – Il ne faut pas concevoir ce type d’accord comme une décision centralisée que les gouvernements n’auraient plus qu’à appliquer. Il est le résultat d’une gouvernance polycentrique et les jeux qui avaient lieu avant la Cop21 vont continuer après, ceux des multinationales comme ceux de la société civile. Un bon critère d’appréciation est d’évaluer si l’accord a sérieusement déplacé les lignes. Or je pense que oui. La dynamique enclenchée va piéger les discours politiques, renforcer sur le terrain les partisans de la transition et contraindre les dirigeants à l’action. Depuis Rio, tous les pays ne cessaient de se renvoyer les responsabilités : le Sénat américain conditionnait tout effort à un mouvement de la Chine, l’Europe faisait valoir qu’elle ne représentait que 15 % des émissions, la Chine et l’Inde montraient du doigt les pays riches. Cette rhétorique était extrêmement toxique pour la recherche de solutions. L’accord est universel en ce qu’il marque une évolution fondamentale de paradigme, que l’on doit aux pays en développement. Chacun a admis qu’il était un acteur de la planète et qu’il lui revenait de faire quelque chose : c’est le principe des contributions nationales à la réduction des émissions (“intended nationally determined contributions“, INDC). Même les pays pauvres y ont participé, prenant un vrai risque en sortant d’une posture qui les protégeait, tandis que les pays du Nord, eux, ont fait des ajustements marginaux : cet accord met une pression importante sur les pays du Nord pour les années à venir.
Revue Projet – À défaut de le garantir, l’accord permet-il donc encore d’espérer respecter les +2ºC ?
M. Colombier – C’est toute la question. Car le chiffre de +3ºC en 2100 n’a guère de valeur scientifique : les États ont annoncé des contributions à la réduction des émissions à l’horizon 2030 : tout dépend ensuite comment on prolonge les courbes pour les soixante-dix ans qui suivent. Les contributions sur la table dessinent d’ores et déjà une dynamique nouvelle : elles ramènent l’excès d’émissions annuelles au-delà du seuil autorisé à 15 gigatonnes (Gt) de carbone au lieu de 25 à 30 si on avait poursuivi comme avant. Mais l’addition des INDC, si on les applique à la lettre, mène vers une situation, en 2030, où la barre des +2ºC est intenable. L’insuffisance des contributions actuelles est reconnue par l’accord qui prévoit une clause de révision en 2020 – c’est en soi une victoire, car certains jugeaient suffisant de se retrouver en 2030… Tout l’enjeu de 2020 est donc de gagner encore 15 Gt d’ici 2030. L’espoir est permis, car la dynamique qui a abouti aux INDC n’a débuté qu’il y a deux ans, et dans la plupart des pays, leur détermination a donné lieu à un processus politique réel. Mais une inflexion significative sera nécessaire, en particulier des pays industrialisés.
A. Mazounie – Depuis Copenhague, des choses ont changé dans le monde économique. Les énergies renouvelables se sont développées au niveau mondial et sont moins chères qu’auparavant. Cependant, on continue à subventionner les énergies fossiles quatre fois plus que les énergies renouvelables dans les pays du G20. Il faut cesser ces financements publics à la pollution. Et, faute de dire clairement à Paris qui doit faire quoi, chacun pourra continuer de détourner le regard. Une énorme pression de la société civile sera donc nécessaire pour parvenir aux +2ºC. Tout dépendra d’elle dans chaque pays.
M. Combes – On n’a aucune assurance que le scénario va se dérouler tel qu’esquissé par Michel Colombier. L’accord de Paris est d’abord une forme d’addition des égoïsmes nationaux, encadrée par les lignes rouges fixées par le Congrès américain et la présidence chinoise. Selon le Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], il faudrait aboutir à un pic des émissions autour de 2021 pour demeurer sur une trajectoire +2ºC. Or l’accord parle d’atteindre ce pic “aussi vite que possible”. Les engagements sur la période pré-2020 – là où il faudrait accélérer la réduction – sont très faibles. Lors de la clôture de la Cop21, François Hollande s’est engagé à revoir les résolutions de la France en 2020. S’il est vraiment convaincu de la révolution climatique, c’est au Conseil européen qu’il faut batailler, et dès aujourd’hui, pour obtenir une révision des engagements avant 2020.
Le décalage est extrêmement fort entre le souhaitable et la réalité des engagements. Si l’on veut miser sur le “name and shame“, le fait de blâmer les États qui ne font pas leur juste part, il ne faut pas attendre d’évaluer s’ils ont atteint ou non leurs objectifs, il faut être ferme dès la définition des contributions nationales quand elles sont insuffisantes. Faute de quoi, on n’aura pas les révisions nécessaires en 2020 ! Et cette démarche ne saurait se cantonner à l’agenda étriqué de la Cop21, sans affecter les politiques économiques internationales. Le mot “climat” n’apparaît même pas dans le mandat européen de négociation du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement ! Or la libéralisation de l’énergie se traduirait par une importation accrue de pétrole et de gaz américain… La dichotomie est patente entre la réalité de la globalisation et la bulle des négociations climatiques. Il ne suffit plus que les gouvernements ou les multinationales “climatisent” leurs discours, il faut climatiser l’économie mondiale : le transport maritime, l’aviation civile, les règles de propriété intellectuelle de l’OMC, etc., autant d’éléments retirés du texte final. Ce n’est pas l’appel incantatoire à un prix du carbone qui résoudra l’équation.
Revue Projet – Pour l’océanographe Catherine Jeandel, “l’accord définit la gare d’arrivée mais pas les rails pour y arriver”. Était-ce son rôle ? Où faut-il en débattre désormais ?
A. Mazounie – Effectivement, les premiers rails sont absents de l’accord, alors que les dix prochaines années sont les plus importantes. Dès lors, ce n’est plus à l’Organisation des Nations unies (Onu) mais au niveau des États que la bataille se joue. Le système des INDC présente au moins l’avantage de les responsabiliser. Le processus a pu donner lieu à des consultations assez larges, du moins dans certains pays. Mais, en Afrique notamment, ce sont souvent des consultants français qui ont appuyé les calculs ! Désormais, les sociétés civiles nationales ou locales ont un levier sur lequel agir : chez nous, pour débattre des politiques de réduction des émissions ; dans d’autres pays, pour lier la question de l’énergie au développement durable et au climat. Au Sénégal, par exemple, il devient difficile pour Macky Sall d’ignorer ces enjeux après avoir vanté à Paris le potentiel des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique pour son pays.
En France, le risque principal est de considérer la question réglée après la Cop. Or il ne suffit pas que la presse en parle pour que les choses bougent ! La bataille passe par des projets symboliques comme Notre-Dame-des-Landes, mais aussi par la traduction de la loi sur la transition énergétique en une programmation précise, par le doublement du rythme des énergies renouvelables, par la révision à la hausse des objectifs européens… Heureusement, la société civile et les collectivités locales n’attendent pas les gouvernements pour agir à leur niveau. De plus en plus de maires veulent du 100 % renouvelable. Le niveau local offre un vrai levier d’action, d’autant que la loi sur la transition énergétique transfère un certain nombre de compétences aux maires.
Revue Projet – Les organisations non gouvernementales (ONG) ont placé les négociations sous le signe de la justice climatique, au point que François Hollande s’en est prévalu à l’ouverture de la Cop21. Selon ce critère, quelle appréciation faire de l’accord ?
M. Combes – Si la justice climatique devient le principe central pour les années à venir, alors l’économie doit être au service du social et du climat. Et c’est l’ensemble de l’architecture internationale qu’il faudrait revoir, de telle façon que les règles commerciales et d’investissement se pensent d’emblée dans les limites de la planète, que l’OMC soit réintégrée dans le giron de l’Onu avec un droit des populations et des principes de justice sociale qui s’imposent aux règles de l’économie mondiale.
M. Colombier – La notion de “justice climatique” renvoie à deux éléments : la capacité de contribuer, en fonction du niveau de prospérité, et la responsabilité, liée au niveau d’émission. Au regard de ces deux éléments, l’accord de Paris n’est pas à la hauteur. Tout l’enjeu est de financer le démarrage de la transition. En revanche, l’idée de dette historique, source de controverses depuis vingt ans, me semble inopérante. L’Inde revendiquait, au début de la Cop, de pouvoir émettre autant que ce que les pays riches ont émis… Mais cette exigence mène dans le mur. Nous avons perdu beaucoup de temps, ces vingt dernières années, pour avoir réduit la question de la justice climatique à celle d’une juste répartition des émissions. La responsabilité réside dans ce que chacun peut faire aujourd’hui, à mettre en regard du droit des populations, non pas à émettre, mais au développement.
M. Combes – Tout le monde n’est pas responsable du réchauffement climatique de la même manière. On ne peut pas passer ce principe par pertes et profits, ce serait nier deux siècles d’histoire déterminants dans les inégalités internationales. Cette reconnaissance doit se traduire par des financements. Une coalition d’ONG a d’ailleurs calculé les engagements nécessaires en intégrant responsabilité historique, capacités actuelles et financements mis sur la table : elle conclut que l’Union européenne n’accomplit guère plus de 20 % des efforts requis (les États-Unis sont sous les 20 %, le Japon à 10 % et la Russie à 0 %)350.org, CIDSE, WWF et al., Fair shares : a civil society equity review of INDCs, nov. 2015, 36 p.
. Or le texte n’acte aucun apport nouveau et ne garantit même pas l’effectivité des financements annoncés. Il n’opère pas non plus de réel rééquilibrage entre les financements (jugés rentables) dédiés à la réduction des émissions et ceux (non rentables) consacrés à l’adaptation aux bouleversements en cours. Et toutes les références aux droits humains, à ceux des populations indigènes, au droit à une transition juste… ont été reléguées au préambule.
A. Mazounie – La solidarité internationale avec les pays les plus pauvres est en effet la grande absente de l’accord de Paris. L’évocation des “pertes et dommages” reste très conceptuelle et les montants dédiés à l’adaptation sont insuffisants. Mais la prochaine Cop, qui aura lieu en Afrique, à Marrakech, permettra de remettre ces questions sur la table, de faire converger les objectifs pour le développement et pour le climat.
Revue Projet – Quelle est la portée de cette reconnaissance des “pertes et dommages” ? Certains expliquent qu’elle a été conditionnée au renoncement à toute poursuite judiciaire par les États victimes…
M. Combes – La partie “loss and damage” est issue des décisions de la Cop de Varsovie, en 2013. L’idée était, par exemple en cas de typhon aux Philippines, de pouvoir débloquer immédiatement un financement, ce qui suppose que d’autres États puissent être reconnus responsables. Mais faute de mécanisme de financement et de recours tangibles, cette partie reste une coquille vide.
M. Colombier – L’accord précise simplement que la mise en place d’un plan d’assistance ne saurait constituer le fait générateur d’un recours en justice.
Revue Projet – À défaut de poser les premiers rails, l’accord écarte-t-il les voies sans issue, que les ONG appellent “fausses solutions” ?
A. Mazounie – La France a adjoint à la Cop21 un “agenda des solutions” pour montrer l’engagement de tous les acteurs. Mais de très bonnes initiatives y côtoyaient du greenwashing et des solutions dangereuses. Par exemple, faut-il vraiment améliorer l’efficacité du torchage, ou renoncer simplement à l’extraction des hydrocarbures ? Le gaz, lui, est présenté comme la solution à tous nos problèmes et non plus seulement comme une option transitoire. D’autres promeuvent “l’agriculture intelligente face au climat”, mais peut-on se fier à Monsanto ou Cargill en matière d’écologie ?
Le texte de l’accord n’écarte aucune technologie – par exemple, il privilégie l’expression “bas carbone” à la mention explicite des renouvelables, afin de protéger le nucléaire… Mais il eût été illusoire d’en attendre davantage, étant donné le poids des lobbies. Du coup, plutôt que d’attaquer directement les choix technologiques, la société civile a cherché à créer des filtres à l’entrée : les solutions sont-elles respectueuses des droits humains et des normes environnementales ? Réduisent-elles effectivement les gaz à effet de serre ? Sont-elles dépourvues d’impact néfaste ? Par exemple, l’expérience des agrocarburants – malgré une bonne intention de départ – s’est traduite par des accaparements de terres, par une insécurité alimentaire, etc. Or, dans l’accord de Paris, les garanties relatives aux droits humains et à la sécurité alimentaire ne figurent que dans le préambule, c’est-à-dire dans la partie la moins contraignante du texte… La bataille devra aussi être menée dans les critères d’attribution des financements du Fonds vert. Car le risque est fort que les fausses solutions drainent les moyens qui pourraient manquer ailleurs.
M. Combes – L’année dernière, la société civile a dressé une liste de projets à exclure des financements du Fonds vert, comme le “charbon propre”. Cette liste a été refusée.
M. Colombier – L’une des options les plus risquées est en effet d’investir dans des aménagements à la marge : dans l’absolu, il vaut certes mieux produire du charbon avec des technologies modernes qu’avec des anciennes, mais ce type d’équipement est très onéreux et il faut au moins soixante ans pour en amortir l’investissement. Sur ce point, la dynamique des contributions nationales ne garantit pas l’atteinte du résultat escompté, mais elle permet d’interpeller chaque pays par rapport à ses efforts et aux stratégies déployées pour atteindre un solde net d’émissions proche de zéro vers 2050. Autrement dit, pour rappeler à chacun qu’on a trente ans pour transformer complètement nos économies ! L’Europe, plus largement l’Organisation de coopération et de développement économiques, ne peut plus se contenter de reporter ses efforts de réduction chez d’autres. Or, précisément, un second danger est de prétendre mener la transition ailleurs pour éviter de la faire chez soi : les mécanismes de développement propres mis en place dans le cadre de Kyoto ont mis en évidence les impasses de ces systèmes de compensation. Mais la dynamique autour de la Cop21 change la donne. Dans sa contribution, un pays comme le Mexique a bien différencié la part des actions pour le climat qu’il compte entreprendre unilatéralement, car elles lui sont utiles et accessibles, de celles qu’il souhaite engager mais qu’il n’a pas les moyens de financer seul. Cette vision commence à se répandre dans les pays du Sud : il ne s’agit plus de monnayer des réductions dont se prévaudra le financeur, mais de transformer son économie, de revendiquer les efforts de réduction, tout en demandant un soutien au nom de la justice climatique.
Revue Projet – En fixant pour objectif de “parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre”, l’accord n’encourage-t-il pas les projets de séquestration du carbone ?
A. Mazounie – Il est heureux que le cap de long terme soit un peu plus concret que les +2ºC. Mais il est vrai que le signal est ambigu : la notion d’équilibre risque d’être interprétée comme un droit à extraire les énergies fossiles, dès lors que l’on trouverait un moyen pour stocker le carbone émis, dans les sols, les océans, etc. D’autant que ce choix d’utilisation des sols pourrait se faire au détriment de la sécurité alimentaire, de l’agriculture vivrière et paysanne.
M. Colombier – Si l’on fait l’exégèse de cet article de l’accord, la neutralité des émissions devrait être interprétée comme excluant la géo-ingénierie, qui n’est pas neutre d’un point de vue climatique. Et “l’absorption”, qui est un processus biologique, n’est pas synonyme de la séquestration. Mais il n’est pas exclu que certains interprètent le texte à leur avantage… La séquestration recouvre plusieurs pistes. Enfermer du CO2 dans des réservoirs souterrains est une illusion : malgré tout l’argent investi par l’Europe, qui envisageait de séquestrer ainsi 20 % de ses émissions en 2020, on n’y arrive toujours pas ! La séquestration profonde sous les nappes salines continue de susciter quelque espoir, mais, pour l’instant, la technologie ne fonctionne pas. Plus grand monde ne travaille, par ailleurs, sur le stockage de CO2 dans les océans, car les scientifiques en ont clairement pointé les dangers. Finalement, au-delà même des risques environnementaux, on ne peut plus se permettre de miser sur ces technologies, qui arriveront de toutes façons trop tard pour tenir nos objectifs à 2050, et qui engloutissent des fonds dont on a besoin ailleurs. La séquestration biologique, elle, mélange des bonnes choses (lutte contre la déforestation, pratiques agricoles qui cessent de stériliser les sols…) et des formes plus dangereuses d’ingénierie des sols.
M. Combes – Le texte n’écarte aucune option. Le principal risque est de ne plus considérer les océans, les forêts, les sols, que par leur capacité à stocker du carbone. En outre, toutes les expérimentations en la matièrePar exemple les projets de la Banque mondiale ou de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture.
sont menées au Sud, comme s’il était plus prioritaire de stocker le carbone chez le petit paysan du Malawi que dans les grandes plaines céréalières de la Beauce ! C’est pourtant là qu’il nous faut adopter d’autres pratiques agricoles. Il faudra être vigilant sur l’interprétation de la notion de “puits de carbone” évoquée dans l’accord.
Revue Projet – Le plus grand gisement d’économies d’émissions réside dans l’énergie non consommée. Or le terme de sobriété est absent de l’accord…
M. Colombier – C’est encore un concept difficile à vendre, que certains perçoivent comme une menace économique et sociale. Même pour les ONG de développement, la sobriété n’est pas facile à envisager, surtout quand elle émane d’ONG du Nord. Souvenons-nous du débat français sur la transition énergétique, où le concept de sobriété a été extrêmement controversé et n’est guère reflété encore par la loi de transition énergétique. La pensée de la sobriété n’a même pas encore pénétré le monde scientifique. Et les modèles qui expliquent que l’on ne peut plus parvenir à moins de 1,5ºC ou 2ºC font l’hypothèse que tout le monde (hormis quelques parties d’Afrique) adoptera le mode de vie américain d’ici 2050, avec des voitures hybrides, des panneaux photovoltaïques… À ce rythme-là, +1,5ºC est en effet impossible. Mais l’idée d’un mode de vie différent – et souhaitable – se développe, et pas seulement dans les pays riches.
M. Combes – Nous n’avons pas inventé le concept de “buen vivir“. La notion “d’environnementalisme des pauvres”, comme le courant du “virage écoterritorial des luttes sociales”Pour reprendre le terme de la sociologue argentine Maristella Svampa.
, sont nés de l’observation des combats menés en Amérique du Sud ou en Afrique. La nouveauté de ce type de mobilisations – dont on trouve un écho en Europe avec Sivens, Notre-Dame-des-Landes ou les mobilisations contre les gaz de schiste – est de s’opposer non seulement à un grand projet, mais aussi à son monde. Une rhétorique se construit autour du refus de tel ou tel projet, nourrie par les expériences venant de l’étranger.
Revue Projet – Rafael Correa, président de l’Équateur, a annoncé dernièrement que son pays “exploitera jusqu’à la dernière goutte de pétrole pour sortir de la pauvreté”, alors qu’il avait proposé d’y renoncer en partie contre compensation. Qu’est-ce qui permettra de laisser dans le sol 80 % des énergies fossiles ?
M. Combes – L’idée de laisser le pétrole dans le sol vient du Nigéria. Après l’assassinat de Ken Saro-Wiwa, il y a vingt ans, plusieurs organisations nigérianes et équatoriennes ont fait ensemble le constat que s’opposer à l’exploitation pétrolière pouvait conduire à la mortM. Combes, "Contre le réchauffement climatique, laissons le pétrole dans le sol", www.reporterre.net, 12/12/2015.
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Alors qu’on négociait Kyoto, ils ont proposé de régler ces deux soucis en faisant d’une pierre deux coups, par des formes de moratoire contre l’exploitation de nouvelles sources d’énergies fossiles. Mais leur proposition n’a alors guère suscité d’intérêt, ni parmi les États ni chez les ONG. L’idée s’est néanmoins traduite en batailles nationales, notamment en Équateur avec le parc Yasuni, et elle a fait des émules quand de nouvelles études scientifiques ont démontré qu’il fallait laisser 80 % des énergies fossiles dans le sol. La bataille prend différentes formes, du désinvestissement au changement de banque ou de modes de consommation. Ces stratégies suffiront-elles à enclencher un mouvement de sortie de l’âge des fossiles ? Difficile à dire, mais elles pointent du doigt les filières énergétiques à la source du dérèglement climatique, quand les négociations regardent principalement ce qui sort de la cheminée sans interroger l’amont.
Quant à l’argument “les pauvres contre le pétrole”, c’est du discours. Les gouvernements de gauche latino-américains ont été élus au début des années 2000 d’abord pour rompre avec l’ère néo-libérale. Mais une opposition plus ou moins constituée émerge aujourd’hui qui articule le social et l’écologie. Ces nouvelles alliances ne convergent plus contre l’ordre néo-libéral, mais en faveur d’une trajectoire au-delà du développement. Les organisations écologistes indigènes d’Équateur, par exemple, veulent éviter d’emprunter les mêmes sentiers de mal-développement que les pays du Nord.
M. Colombier – Plus près de chez nous, l’Allemagne reconnaît avoir du mal à mener à terme sa transition électrique, alors que c’est un pays riche qui n’a aucune tension sur l’emploi. Si le développement des renouvelables ne s’accompagne pas d’une sortie du charbon, c’est que des emplois et des intérêts sont en jeu. Ce n’est pas seulement la faute des lobbies : le plus compliqué est de savoir comment on sort d’un système économique, d’imaginer les emplois à proposer aux travailleurs des mines… Sinon, comment donner envie d’adhérer aux politiques climatiques ? Sortir du fossile prendra trente ou quarante ans. Il sera compliqué de demander un moratoire à un pays pauvre doté de pétrole si on continue à en acheter à l’Arabie Saoudite pour 20 dollars le baril. Une logique de compensation (payer pour le non usage) ne saurait suffire. La seule réponse réside dans la recherche d’un nouvel équilibre, un développement financé différemment, une conversion économique qu’il nous faudra soutenir.
Revue Projet – Et les émirs saoudiens, comment les convaincre du bien-fondé de la sobriété joyeuse ?
M. Colombier – Il ne s’agit pas de les convaincre, ils devront comprendre que c’est une évolution à laquelle ils devront s’adapter. En revanche, si l’on n’est pas capable de démontrer aux autres pays pétroliers qu’un développement différent est possible, et qu’il permet de combattre la pauvreté, c’est peine perdue.
M. Combes – Nous aurons besoin d’interventions publiques extrêmement fortes pour réguler l’énergie, ce qui suppose de définanciariser le secteur. Or, avec le marché interconnecté du pétrole, et demain celui du gaz (en discussion au niveau européen), on prend le chemin exactement inverse…
Revue Projet – Tirant les leçons de Copenhague, la société civile a choisi de ne pas jouer uniquement les Cassandre, ni de tout attendre des négociations, mais de mettre davantage en avant ses solutions. Quel bilan en tirer ?
A. Mazounie – Même si l’on est déçu sur un certain nombre de points, même si le diable est dans les détails, le Climate Action Network international a contribué à façonner l’accord. C’est à la fois encourageant et inquiétant, parce qu’on aurait peut-être pu nourrir des exigences plus fortes ! Nous ne pourrons vraiment tirer le bilan que dans quelques années, pour évaluer si nos choix étaient finalement dangereux ou avisés. La bonne nouvelle, à mon sens, réside dans l’élargissement de la société civile préoccupée par le climat : non seulement Attac, mais les syndicats, les acteurs de la santé… Ce sont ces alliances et le dialogue constructif entamé qui permettront dans les années à venir de promouvoir la sobriété et la sortie des énergies fossiles, en se mobilisant sur la pollution de l’air, l’emploi, etc. Une convergence se dessine autour des solutions et, par extension, contre de fausses solutions – ce qui laisse augurer un renforcement des résistances contre tel ou tel projet climaticide en France. Pour autant, toucher en profondeur la société reste un grand défi.
M. Combes – À Copenhague, l’émergence de l’idée de justice climatique a permis de faire du réchauffement autre chose qu’un problème de fonte de la banquise avec son ours blanc à la dérive. La mobilisation construite depuis marque, à mon sens, la territorialisation de la crise climatique : les expériences alternatives de consommation, les résistances aux projets inutiles, le boycott des énergies fossiles à travers le désinvestissement, donnent à voir un enjeu qui touche nos quotidiens et qui n’est plus seulement l’affaire des négociateurs onusiens.
M. Colombier – Le travail de lanceur d’alerte a été fait. Se pose aujourd’hui la question de l’action. Les ONG doivent être présentes dans le débat sur les politiques à mettre en place, mais elles s’affaiblissent à négocier les solutions à Bruxelles au risque de se confondre avec les représentants du business. Il ne s’agit pas de rester dans une radicalité pure mais, dans un dialogue de conviction, de construire des alternatives réelles, sans concession sur tout un nombre de points. Elles sont porteuses d’un modèle de représentation, qui refuse de cantonner les enjeux climatiques dans un “paquet énergie climat” comme le fait l’Union européenne, mais qui va au contraire les lier aux préoccupations sociales, contrariant ainsi la gouvernance des institutions. Il ne faut pas compter sur la communauté académique ni sur le Giec pour intégrer ces différents agendas. Aux ONG d’expliciter la transformation souhaitée, le nouveau pacte social avec les syndicats, les façons de gérer cette transition.
M. Combes – L’accord de Paris conduira-t-il à une redéfinition des agendas de recherche, à une réorientation des engagements financiers, à un redéploiement des priorités dans le secteur privé et le monde associatif ? Plutôt que de se focaliser uniquement sur l’agenda officiel et les pourcentages de réduction d’émissions, les ONG comme les universitaires pourraient mettre leurs forces dans un travail avec les syndicats pour penser la reconversion industrielle. Ces choix se font aujourd’hui et auront des répercussions dans quatre ou cinq ans.
M. Colombier – Cette orientation devrait aussi guider vos campagnes. Convaincre un fonds de pension qu’il faut désinvestir des énergies fossiles, par exemple, c’est désormais le sens de l’histoire. La pointe d’une telle action consisterait à proposer à ces fonds des lieux où réinvestir leur argent, non pas seulement dans le photovoltaïque ou l’éolien, mais de façon à financer la reconversion économique qui apportera des réponses aux dizaines de millions de gens qui vivent de l’économie des fossiles, comme ceux qui travaillent dans les mines de charbon dans l’ouest de la Chine ou en Afrique du Sud. Il faut donner de nouvelles perspectives de développement aux gens à qui on retire les vieilles perspectives. C’est un chantier considérable pour les fonds éthiques.
Propos recueillis par Martin de Lalaubie et Jean Merckaert, le 16 décembre 2015 à Paris.