Le retour du capital et la dynamique des inégalités
Entretien avec Thomas Piketty
Esprit: Ce travail sur l’histoire du patrimoine et des inégalités synthétise un impressionnant programme de recherche, joue sur la longue durée et le comparatisme. Il en ressort une étonnante régularité des résultats (par exemple sur la reproduction du patrimoine ou sur les stratégies de lutte contre les inégalités) et la remise en cause à la fois de la théorie de la “convergence” et d’une idée commune assez diffuse selon laquelle les inégalités tendent à reculer. Comment expliquer la concordance des résultats (c’est-à-dire le relatif effacement des spécificités nationales) ? Quelle est la valeur prédictive pour l’avenir des résultats obtenus sur la longue durée?
Thomas Piketty: Ce livre propose un schéma interprétatif d’ensemble pour des données qui ont été collectées par toute une équipe. Il est en cela bien différent de mes précédents travaux, notamment du livre que j’avais publié en 2001 sur les hauts revenus en France.1 Il traite d’une vingtaine de pays au lieu d’un, d’une période longue de plus de deux siècles et non d’un seul, et s’attache au patrimoine et pas uniquement aux revenus. L’intérêt du patrimoine est qu’il permet de prendre une perspective plus longue ; l’impôt sur le revenu n’ayant été introduit, dans la plupart des pays occidentaux, qu’au début du XXe siècle, il est impossible de remonter plus avant, et de mettre ainsi en perspective les deux guerres mondiales. Le déplacement de la focale du revenu au patrimoine permet de changer la problématique et d’élargir le schéma temporel, en remontant à la révolution industrielle et en étudiant les dynamiques en cours au XIXe siècle. Cette extension du champ aurait bien sûr été impossible sans toutes les personnes avec lesquelles j’ai travaillé.
L’illusion de la convergence
Pour ce qui est des similarités entre les pays, il faut aller les chercher dans les données et les mettre en scène ; j’ai essayé de le faire sans oublier pour autant les histoires nationales du patrimoine. Par exemple, le rôle joué par le capital négrier aux États- Unis, le modèle du capitalisme rhénan en Allemagne, ou l’importance de la dette publique au Royaume-Uni au XIXe siècle, qui gonfle les patrimoines privés en créant des rentiers de la dette qui s’ajoutent aux rentiers du foncier. En France, la situation n’est pas la même, car la dette a été à plusieurs reprises liquidée, et les nationalisations jouent un rôle central. Il y a donc des spécificités et une histoire culturelle forte dans chaque pays.
La manière dont un pays se comporte par rapport à ses inégalités dépend aussi de la manière dont il se perçoit par rapport aux autres. Les États-Unis, par exemple, justifient leur rapport aux inégalités souvent en opposition ou en miroir de la situation européenne : soit qu’ils considèrent que l’Europe est la terre des privilèges (ce qui les conduit à inventer la fiscalité confiscatoire sur les très hauts revenus au début du XXe siècle, justement pour ne pas ressembler à la vieille Europe, perçue alors comme hyper inégalitaire), soit au contraire – comme cela a été le cas ces dernières décennies – qu’ils dénoncent l’Europe collectiviste et égalitariste. Chacun considère son modèle comme intrinsèquement plus juste. À travers l’insistance sur des lois universelles, comme le rapport entre le taux de croissance et le rendement du capital, je ne voudrais pas tomber dans un déterminisme économique absolu auquel je ne crois pas.
Cependant, il ne faut pas négliger les similitudes. Ainsi, les pays européens ont eu, au XXe siècle, l’expérience commune des deux guerres. La dynamique des inégalités y a pris une forme similaire : elles ont augmenté rapidement jusqu’à la Première Guerre mondiale, avec une concentration inouïe des patrimoines, puis elles ont baissé progressivement avec la redistribution des cartes due aux conflits, Le retour du capital et la dynamique des inégalités aux décolonisations et à la construction de l’État providence, mais elles sont actuellement, depuis les années 1980, en train de s’accroître de nouveau.
Même si les destructions matérielles n’ont pas concerné tous les pays dans les mêmes proportions, le choc politique, ou le poids du financement de la guerre, ont fini par avoir le même effet sur les économies. C’est le cas du Royaume-Uni, par exemple, qui a subi moins de destructions que la France ou l’Allemagne, mais n’en est pas moins sorti de la Seconde Guerre mondiale avec des patrimoines privés extrêmement affaiblis. C’est cette situation qui a conduit, pendant les Trente Glorieuses, à l’illusion selon laquelle nous serions passés à une nouvelle phase du capitalisme, un capitalisme sans capital, en quelque sorte, ou tout du moins sans capitalistes. Or il ne s’agissait pas d’un dépassement structurel du capitalisme, mais, au moins en partie, d’une phase transitoire, d’une reconstruction. Le retour du patrimoine s’est fait, bien que progressi – vement ; ce n’est qu’aujourd’hui, au début du XXIe siècle, que l’on retrouve le même niveau de patrimoine qu’à la Belle Époque, soit environ six années de revenu national, contre à peine plus de deux années dans les années 1950.
Là aussi, les différences nationales persistent. En Allemagne, par exemple, le taux de valorisation du capital est plus faible qu’en France, entre autres parce que les actionnaires, dans le modèle rhénan, partagent la propriété des entreprises avec les salariés. Malgré ces différences nationales, il reste de grandes tendances globales, et notamment le fait que le taux de croissance soit plus bas que le rendement du capital, et qu’en conséquence, les inégalités augmentent plutôt qu’elles ne se réduisent.
La thèse de la convergence, qui postule une réduction mécanique des inégalités au fur et à mesure que le capitalisme se développe, a des soubassements théoriques et empiriques fragiles. Elle repose en grande partie sur une hypothèse formulée par Simon Kuznets, qui, dans les années 1950, a constaté une compression des écarts de revenus aux États-Unis entre 1910 et 1940. Les économistes avaient envie de croire à ces résultats optimistes, et en ont fait une loi. La compression des inégalités devait en réalité beaucoup aux guerres mondiales, mais les gens se sont pris à imaginer qu’il y avait un mécanisme théorique universel menant vers l’harmonie. Cela est également dû au fait qu’en réalité, il y a très peu de travaux historiques sur les inégalités, entre autres en raison de la division disciplinaire entre histoire et économie.
J’ai voulu donner une vision équilibrée des forces en jeu. Il y a, bien sûr, des forces de convergence ; la plus frappante est la diffusion des connaissances. Actuellement, les niveaux de production par habitant sont très proches dans les différents pays du monde, en tout cas entre ceux qui ont achevé leur phase de rattrapage (Europe, États-Unis, Japon). Le niveau de revenu annuel par habitant est autour de 30 000 euros dans tous ces pays. Les différences sont minimes, en dépit de fortes variations dans les modèles sociaux nationaux et les niveaux de prélèvements obligatoires. Il est possible que ce processus de convergence continue, y compris en ce qui concerne les pays émergents.
Mais il y a des forces puissantes de divergence à l’intérieur des pays et au niveau mondial, si l’on observe la dynamique des patrimoines : dans un monde de croissance faible, le fait que le rendement du capital soit supérieur au taux de croissance tend en effet mécaniquement à accroître les inégalités patrimoniales.
Esprit: N’y a-t-il donc que les chocs exogènes (comme les guerres) qui puissent limiter cette accumulation?
TP: La croissance permet d’équilibrer le processus de concentration. Mais une croissance faible ne permet de l’équilibrer que faiblement. Aussi bien Marx que les libéraux se trompent sur la croissance : Marx la néglige, les libéraux lui attribuent la capacité à régler tous les problèmes.
Chez Marx, la croissance est due uniquement à l’accumulation du capital ; il n’y a pas de croissance autonome de la productivité. La contradiction logique du capitalisme que pointe Marx est que le ratio capital/revenu va augmenter à l’infini. Le rendement du capital, va donc, in fine, tomber à zéro. Le système capitaliste est intrinsèquement instable et mène naturellement à la révolution.
Ce que je montre à la lumière de l’expérience du XXe siècle, c’est que ce schéma est trop noir économiquement (et donc trop mécanique dans ses conclusions politiques). La croissance de la productivité et la croissance de la population permettent d’équi librer la formule de Marx et d’éviter la baisse tendancielle du rendement. Mais ce point d’équilibre peut être atteint à un niveau d’accumulation et de concentration du patrimoine très élevé, donc incompatible avec nos valeurs démocratiques. Rien dans la théorie économique ne garantit que le niveau d’inégalités au point d’équilibre soit acceptable. Rien non plus ne garantit la présence de Le retour du capital et la dynamique des inégalités forces de rappel automatique qui créeraient un équilibre général. Certains ont soutenu, par exemple, que le taux de rendement du capital s’abaisserait “naturellement” au niveau du taux de croissance. Or historiquement, cela ne tient pas ; pendant la majorité de l’histoire de l’humanité, le taux de croissance était nul, mais le taux de rendement du patrimoine existait (avec typiquement un rendement moyen de 4 à 5 pour cent pour la rente foncière). C’était même le fondement de la société, puisque cela permettait qu’un groupe de personnes (les nobles, les rentiers) vivent de cette rentabilité. Le taux de rendement du capital est durablement supérieur au taux de croissance ; cela ne pose pas de problème logique. Mais peut-on accepter la reproduction et le renforcement des inégalités qui en découlent dans un contexte démocratique?
Au XXe siècle, on a voulu croire que les forces de la rationalité économique conduisaient naturellement à l’élimination de la rente et à l’harmonie naturelle. On le voit jusque dans l’évolution du langage. Aujourd’hui, la “rente” est systématiquement associée au “monopole”. Lorsque l’on demande à Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, ce qu’il faut faire pour sauver l’Europe, il répond qu’il faut combattre les rentes, par quoi il entend les secteurs protégés (taxis, pharmacies…). Comme si la concurrence seule pouvait chasser la rente. Or le fait que le rendement du capital soit supérieur au taux de croissance n’a rien à voir avec une situation de monopole, et ne peut être résolu par plus de concurrence. Au contraire, plus le marché du capital est pur et concurrentiel, plus l’écart entre le rendement du capital et le taux de croissance sera fort. L’évolution ultime étant la disjonction entre le possédant et le gestionnaire. Le but même de la rationalité de marché va ici à l’encontre de la rationalité méritocratique. L’objectif des institutions de marché n’est pas de produire de la justice sociale ou de renforcer les valeurs démocratiques. Le système de prix ne connaît ni limite ni morale. Il y a des choses que le marché n’arrive pas à faire – même s’il est un outil indispensable – et pour lesquelles nous avons besoin d’institutions spécifiques.
On croit trop souvent que les forces naturelles de la concurrence et de la croissance suffisent pour rebattre sans cesse les positions individuelles. Or, au XXe siècle, ce sont surtout les guerres qui ont fait table rase du passé et qui ont redistribué les cartes. La concurrence en elle-même ne garantit donc pas une harmonie sociale et démocratique.
Des inégalités invisibles?
Esprit: Dans votre livre, vous revalorisez l’histoire économique, qui suppose que l’économie travaille avec les autres sciences sociales. Comment s’extraire de la domination de la théorie économique mathématisée pour opérer cette transformation?
TP: Je me considère davantage comme un chercheur en sciences sociales que comme un économiste. Lorsque l’on étudie des questions comme la répartition des richesses, les frontières sont très floues : il faut nécessairement croiser les approches. J’ai été très frappé, pendant les années que j’ai passées aux États-Unis après ma thèse, par la suffisance des économistes dans les universités américaines. Ils étaient convaincus d’avoir des méthodes beaucoup plus scientifiques que leurs collègues des sciences dites “molles” (sociologie, histoire, anthropologie…). Or leur “science” était bien souvent très idéologique. Après la chute du mur de Berlin, les économistes ont joué un grand rôle, aux États-Unis et dans le monde, dans l’idéalisation du marché. Malgré ma formation scientifique, je me suis toujours senti attiré par l’histoire. Dès le départ, j’ai d’ailleurs essayé de rassembler des données sur l’évolution historique de la répartition des richesses, parce qu’il existait très peu de chose. Les données historiques, contrairement à ce que l’on entend parfois, existent, il faut simplement prendre le temps de les rassembler, d’aller par exemple dans les archives du ministère des Finances ou les archives successorales.
Je n’ai rien contre la théorie, mais elle doit être parcimonieuse : il faut peu de théorie pour expliquer beaucoup de faits. Or la plupart du temps, les économistes font l’inverse. Ils occupent le terrain par des théorèmes, en se donnant ainsi l’illusion de la scientificité, alors que leur base factuelle est extrêmement fragile.
Esprit: À l’inverse, vous puisez dans la littérature à plusieurs reprises dans le livre, notamment pour poser la question de la visibilité ou de l’invisibilité des inégalités. Chez Balzac ou Jane Austen, les personnages de rentiers sont nombreux, et leurs revenus sont systématiquement donnés ; les lecteurs de l’époque savaient à quoi correspondaient ces revenus, il existait des représentations communes. Avec les grands chocs du XXe siècle, ces ordres de grandeur ont été perdus. Dans la littérature française contemporaine, on ne connaît plus les conditions économiques des personnages. N’y a-t-il pas aujourd’hui une forme Le retour du capital et la dynamique des inégalités 91 d’invisibilité des inégalités, qui pourrait expliquer qu’elles soient socialement acceptables?
TP: Le livre part en grande partie de la crainte que petit à petit les structures sociales se transforment irrémédiablement sans que l’on s’en rende compte. Les évolutions en cours ne sont pas intelligibles, et le risque est réel de se retrouver un beau jour avec une société encore plus inégalitaire que celle du XIXe siècle, car elle conjuguerait la dimension arbitraire des inégalités patrimoniales avec un discours méritocratique qui rend les “perdants” responsables de leur situation (parce qu’ils manquent de productivité, par exemple).
La possibilité de représentation littéraire de ces inégalités est amoindrie, entre autres, par la fin des repères monétaires. Au XIXe siècle, l’inflation étant nulle, ces repères sont gravés dans le marbre. Chaque lecteur comprend immédiatement à quoi renvoient les montants qui sont donnés par Balzac ou Austen. Or la grande inflation du XXe siècle ainsi que la croissance ont défait les repères. Les chiffres vieillissent vite, et l’on a même du mal à corréler aujourd’hui un salaire des années 1990 avec un train de vie ou un pouvoir d’achat.
De manière plus générale, la foi collective dans le progrès indéfini, et dans le fait que l’on a atteint un degré d’égalité et d’harmonie sociales sans comparaison avec le monde du XIXe siècle, fait qu’il y a un refus de se représenter ce que serait un monde qui redeviendrait aussi inégalitaire que celui du XIXe siècle. Bien sûr, nous n’en sommes pas là, et je ne veux pas verser dans le catastrophisme. Mais, sous certaines conditions, cela pourrait arriver. Et le problème est que l’on refuse de voir les évolutions. À titre d’exemple, les organismes officiels de statistiques refusent de publier les hauts revenus ; généralement, ils ne vont pas au-delà du 90e centile, officiellement pour ne pas attiser le populisme, l’envie… Avec cette logique, on aurait pu sortir en 1788 un rapport disant que tout allait bien, puisque l’aristocratie ne représentait que 1 à 2 pour cent de la population. Or dans un pays comme la France, 1 pour cent, cela fait tout de même cinq cent mille personnes (si l’on considère que la France compte cinquante millions d’adultes) ; un demi-million de gens, ça occupe de la place, ça structure une société. Le but n’est pas d’attiser la jalousie ; les distinctions sociales ne posent pas de problèmes à partir du moment où elles sont utiles à tous. C’est l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (“Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune”). Mais il faut les réguler lorsqu’elles finissent par aller à l’encontre du bien commun.
Il y a une véritable démission des chercheurs et des institutions publiques, qui ne décrivent pas les inégalités comme elles sont. En faisant cela, on laisse le terrain aux classements de fortunes des magazines comme Forbes, ou à ceux produits dans les “Global wealth reports” des grandes banques, qui se mettent à jouer le rôle de “producteurs de connaissances”. Or leurs données ne sont pas fondées sur des méthodes claires, et il s’agit généralement d’un discours idéologique, d’un hymne à l’entreprenariat et à la fortune méritée. Le simple fait de se concentrer sur les cinq cents personnes les plus riches du monde, ou même de France, est d’ailleurs une façon de dépolitiser la question des inégalités. Cela représente tellement peu de gens que ça n’est pas significatif. On croit montrer des inégalités extrêmes mais en réalité on en donne une vision apaisée.
Il faut au contraire penser les inégalités de manière plus continue. Si l’on regarde, par exemple, les patrimoines supérieurs à dix millions d’euros, et non pas à un milliard, on voit que leur part dans le patrimoine total est très significative. Il faut donc se donner les moyens de se représenter les inégalités. Le mouvement des 99 pour cent aux États-Unis était une manière d’y parvenir. Prendre les 1 pour cent les plus riches permet de comparer différentes sociétés qui sont sinon incomparables. Parler de “cadres supérieurs” ou de “rentiers” peut sembler plus approprié, mais c’est un langage qui n’est pas transhistorique.
Une transparence nécessaire
Les inégalités sont parfois réduites à une “guerre des âges”, dans laquelle, pour schématiser, les jeunes seraient dépourvus de patrimoine, détenu par les personnes âgées. Pourquoi cette théorie générationnelle ne vous convainc-t-elle pas?
Pendant les Trente Glorieuses, deux grandes illusions ont émergé concernant les inégalités. La première est celle de la guerre des âges, selon laquelle, avec l’allongement de l’espérance de vie, le patrimoine est devenu une manière de transférer le revenu du travail à la retraite. Quand on est jeune, on est pauvre, on accumule du revenu qu’on consommera ensuite à la retraite. Cette perspective donne une vision apaisée des inégalités patrimoniales, puisqu’elle suppose que chacun sera tour à tour pauvre et riche. Il s’agit donc d’inégalités légitimes, mais qui n’expliquent en réalité qu’une Le retour du capital et la dynamique des inégalités toute petite partie de l’accumulation et de la concentration du patrimoine. En réalité, les inégalités de patrimoine sont presque aussi fortes à l’intérieur de chaque groupe d’âge que sur tous les groupes confondus. En somme, la guerre des âges n’a pas remplacé la guerre des classes. L’une des raisons est la dimension cumulative de la concentration. Dès qu’il y a accumulation et transmission de patrimoine, la concentration s’accélère. Pour donner un exemple concret, il est plus facile d’épargner – donc d’accumuler du patrimoine – lorsque l’on a reçu un appartement en héritage et que l’on n’a pas à payer de loyer. À cela viennent s’ajouter les retraites par répartition, qui préservent le patrimoine accumulé, dans une certaine mesure, puisque les personnes ne le consomment pas pendant leur retraite. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il faille préférer les retraites par capitalisation ; celles-ci posent un problème de fond, car leur rendement, s’il est bon, peut ne l’être qu’à long terme (10-20 ans). Or on ne peut attendre aussi longtemps dès lors que l’on a décidé de prendre sa retraite.
La seconde illusion des Trente Glorieuses était la théorie dite du “capital humain”. Elle repose sur l’idée qu’au fur et à mesure du développement technologique, les qualifications humaines prendront le pas sur les équipements, les immeubles, les machines, etc. Que l’on aurait, en somme, de plus en plus besoin de compétences individuelles et de moins en moins de capital non humain (immobilier, professionnel, financier). Dans cette hypothèse, le cadre remplacerait l’actionnaire. Or cela ne s’est pas produit. Même si les qualifications ont progressé, le capital non humain a fait de même, et le rapport entre les deux n’a pas énormément changé. On peut même imaginer, au XXIe siècle, une économie robotisée dans laquelle la part du capital humain dans le revenu national diminue. La conclusion n’est pas que le pire est certain, mais qu’il n’existe pas de force de rappel qui serait interne au marché, universelle et mécanique. Il faut que l’on se donne collectivement des institutions qui puissent jouer ce rôle de rappel, pour produire des connaissances communes et ajuster le tir en fonction de ce que l’on observe collectivement. C’est ce que permet l’impôt progressif sur le capital.
Esprit: Malgré votre critique de la théorie du capital humain, vous dites que la meilleure manière de limiter les inégalités est d’investir dans la formation. Donc de fabriquer du capital humain…
TP: Il faut en effet maintenir le progrès du capital humain, ne seraitce que pour ne pas décrocher par rapport au capital non humain, qui progresse également. Améliorer la formation permet de ne pas aggraver les inégalités. Quant à les réduire, le problème est qu’il y a dans le système éducatif une course-poursuite qui tend à translater les écarts plutôt qu’à les résorber.
Une partie de la solution réside là encore dans la transparence démocratique. Aux États-Unis par exemple, malgré de grands discours en faveur de la méritocratie et de la transparence, il y a très peu de sources et de travaux pour étudier l’évolution de la composition sociale et économique des plus grandes universités. Par exemple, le revenu moyen des parents d’étudiants de Harvard correspond actuellement au revenu moyen des 2 pour cent d’Américains les plus riches (à Sciences Po, c’est 10 pour cent). Il y a donc un gouffre abyssal entre le discours méritocratique et la réalité concrète. Et lorsque l’on dit que l’on dépense davantage pour un lycéen de ZEP que pour un élève d’Henri-IV, c’est faux en réalité ; les professeurs d’Henri-IV sont plus expérimentés et mieux payés, et représentent donc une masse salariale beaucoup plus importante que de jeunes enseignants nommés en banlieue.
Esprit: La dette fait également partie des facteurs qui peuvent favoriser la reproduction des hauts patrimoines (puisque se créent des rentiers de la dette, détenteurs des emprunts d’État). À la fin de votre livre, vous montrez plusieurs scénarios possibles de sortie de la dette : l’inflation, le défaut, le remboursement, les impôts. Pourquoi accordez-vous votre préférence à ces derniers?
TP: Ce que je défends, ça n’est pas n’importe quel impôt, mais un impôt progressif sur le capital, davantage adapté au capitalisme patrimonial du XXIe siècle que l’impôt sur le revenu – qu’il ne s’agit pas pour autant de remplacer. L’impôt sur le capital est indispensable pour contrer l’augmentation des inégalités, et c’est un bon outil pour régler la crise de la dette publique car il permet de répartir les efforts demandés à chacun en fonction de leur patrimoine. Il y a là quelque chose d’idéal et de difficile à atteindre, mais d’indispensable. Toutes les grandes révolutions démocratiques ont eu à leur coeur une révolution fiscale, et il en ira de même à l’avenir.
L’inflation, c’est l’impôt sur le capital du pauvre. Elle fait payer les petits patrimoines, ceux qui sont sur les livrets bancaires, alors que les actions et l’immobilier sont protégés. Ce n’est pas la bonne solution, mais c’est la plus facile. Une autre possibilité est de s’imposer une longue période de pénitence comme l’a fait le Royaume- Uni au XIXe siècle pour rembourser sa dette. Mais cela peut prendre des décennies. On finit par dépenser davantage en intérêts de la dette qu’en investissements dans l’éducation. Il faut bien se rendre compte que la dette publique, à bien des égards, est un faux problème. Elle ne représente qu’une créance vis-à-vis de nousmêmes. L’Europe, au travers de ses patrimoines privés, n’a jamais été aussi riche ; ce sont ses États qui sont pauvres. Le problème est donc un problème de répartition. On finit par oublier cette réalité simple. L’Europe a d’immenses atouts : son modèle social, sa prospérité patrimoniale. Elle représente un quart du PIB mondial. Elle a la surface nécessaire pour réguler efficacement le capitalisme. Mais elle ne se projette pas dans l’avenir.
Propos recueillis par Alice Béja et Marc-Olivier Padis
Thomas Piketty, les Hauts Revenus français au XXe siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1988, Paris, Grasset, 2001.
Published 2 July 2014
Original in French
First published by Esprit 11/2013 (French version); New Left Review 85 (2014) (English version)
Contributed by Esprit © Thomas Piketty, Alice Béja, Marc-Olivier Padis / New Left Review, Esprit / Eurozine
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In focal points
- The global politics of protest
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- Between hegemony and distrust
- The unpredictability of politics in the age of social media
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