Le monde de l’édition, qu’il s’agisse de son histoire ou de son économie, se connaît mal1. Malgré la pérennité du livre et la longévité des principales maisons d’édition françaises (qui travaillent de plus en plus sur leurs propres archives), la profession peine à se faire une idée d’ensemble de sa situation, de ses forces et de ses faiblesses. C’est pourquoi le chantier de grande ampleur du Dictionnaire encyclopédique du livre, qui devrait aboutir prochainement avec la parution d’un troisième tome, représente un effort de connaissance et de réflexion de premier plan. Encyclopédique, ce dictionnaire l’est tant par la volonté de parler de l’ensemble du monde du livre que par le travail des notices qui constituent de véritables analyses et parfois de petits essais.
Là où l’histoire de l’édition se contente souvent de confronter des personnalités souvent hors normes à des logiques économiques changeantes mais toujours contraignantes, ce travail collectif de longue haleine parcourt toute l’histoire du livre et toute la chaîne de l’édition. Il présente ainsi aussi bien les termes du métier de l’imprimerie, les techniques de fabrication, les villes qui ont joué un rôle dans son développement historique et les conditions matérielles de l’écriture que les libraires, les bibliothèques ou encore les maisons d’édition ou même les collections qui ont marqué les lecteurs. Cet indispensable outil de travail, qui est aussi un livre richement illustré, permet de rappeler que cet objet courant et devenu presque banal qu’est le livre s’inscrit dans une histoire longue, variée et dont la complexité est, à tort, trop souvent sous-estimée.
Esprit
Esprit: Le livre connaît aujourd’hui un bouleversement majeur aux dimensions multiples. Il s’agit en premier lieu de la possibilité de dématérialiser le livre, de le séparer du support papier et même de l’idée d’un support unique. Sous forme de fichier, il peut passer d’un instrument de lecture à un autre, d’une personne à une autre, avec de moins en moins de limitations techniques et économiques. En quoi la mutation technologique de la dématérialisation constitue-t-elle un changement majeur dans l’histoire de l’édition ?
Pascal Fouché: Il est encore trop tôt pour le dire car nous ne sommes qu’aux balbutiements de cette dématérialisation, même si l’on a commencé à parler de livres numériques il y a une douzaine d’années. On nous a alors annoncé un peu vite la mort du livre et la transformation de toute l’industrie de l’édition. En réalité, on cultive depuis le début un malentendu en parlant de ” livre électronique ” pour désigner à la fois le support et le contenu. Le support, c’est l’objet numérique, maniable et nomade, qui pourrait remplacer le volume papier et qu’on essaye maintenant d’appeler reader, ” lecteur numérique “, ” tablette de lecture ” ou même ” liseuse ” ! Le contenu, c’est le texte lui-même, qui peut venir d’un ancien livre physique numérisé ou se présenter comme un livre nouveau entièrement conçu en version numérique… Mais, dans ce cas, est-ce encore un livre ?
Ce double sens renvoie en fait à une histoire complexe du livre, qu’il a toujours été difficile, au-delà des évidences de l’usage quotidien, de définir. Au fil de l’histoire, on a tenté des définitions du livre très différentes et ce n’est que depuis le début des années 1970 que l’administration fiscale en a donné finalement une définition stable qui fait encore référence pour toute la profession : le livre est un support imprimé destiné à diffuser une pensée. Cette définition fiscale sert notamment pour l’application de la TVA réduite (5,5%). Elle détermine ce qui est considéré comme livre ou ce qui ne l’est pas. Ainsi, une brochure publicitaire de moins de 48 pages n’est pas un livre, un annuaire n’est pas un livre, etc. Dans cette définition, l’imprimé est donc constitutif du livre. C’est pourquoi actuellement, les fichiers numériques qui sont vendus comme des ” livres électroniques ” sur l’internet ne bénéficient pas de la TVA du livre. Le débat qui existe sur la TVA du livre numérique part de ces constats, c’est-àdire que pour un livre physique repris comme un fac-similé sur un support numérique, il n’y aurait aucune raison de ne pas appliquer le même taux que sur le livre physique. Alors qu’une création sur l’internet, qui est sans arrêt modulable, remplie de liens hypertextes, qui contient de la vidéo, de l’audio, est-ce encore un livre ? Faut-il chercher à mieux définir le livre numérique ? Dans tous les cas, nous n’en sommes qu’aux prémices. Et je ne parle pas des modes de lecture différents que cela induit. Pour moi, le texte d’un auteur, qu’il soit de fiction ou de réflexion, sur papier ou en numérique, c’est toujours un livre.
Esprit: La rupture fondamentale n’est-elle pas dans le nomadisme des textes ? Il s’agit de passer d’un support physique, donc localisé, à un support numérique qui démultiplie les lieux de consultation du texte : tablette de lecture, téléphone, écran d’ordinateur, etc.
PF: Oui, mais sur ces supports, on ne lit pas forcément le même livre. D’abord parce qu’il faut l’adapter au support. On s’est aperçu qu’au départ, les readers cherchaient à reproduire telle quelle la page du livre physique. Cela n’a pas duré, à l’exemple du passage du manuscrit à l’imprimé. Les premiers livres imprimés ressemblaient en effet comme deux gouttes d’eau aux livres manuscrits et cela a longtemps été le cas. Ce qui est fascinant avec le numérique, c’est que les évolutions sont beaucoup plus rapides. Ce mouvement d’innovation va-t-il se stabiliser ou entre-t-on dans un système en perpétuel changement ? De nouvelles technologies ne cessent de s’ajouter aux précédentes, de nouvelles pratiques, sur de nouveaux supports, en découlent et il faut adapter le texte à ces nouveaux supports. Un format semble s’imposer aujourd’hui (ePub) qui pourrait être lu sur un maximum de supports, mais il y a encore des formats propriétaires, celui d’Amazon notamment.
Et, derrière les questions d’affichage du texte, il y a tout ce qu’on peut faire avec ce texte, tout ce que le numérique permet que le livre ne permettait pas : les commentaires, les renvois, les liens, etc. Les usages sont tout autant bouleversés parce que la lecture n’est plus aussi linéaire que sur un texte imprimé. La lecture devient ainsi un ensemble de lectures parallèles qui peuvent être interrompues par un lien, par des annotations, par des compléments d’informations faits par d’autres contributeurs. La façon de lire est en train de se métamorphoser. Les générations de gros lecteurs comme les nôtres sont habituées à lire de façon traditionnelle. Et, curieusement, les plus gros lecteurs sont ceux qui s’approprient le plus rapidement ces nouveaux modes de lecture. Des études récentes montrent que ceux qui achètent le plus de livres électroniques aux États-Unis sont déjà les plus gros lecteurs. Ils ne remplacent pas le livre physique par le numérique parce que finalement, ils ont une masse de livres physiques à disposition alors qu’il y a encore peu de livres numériques et qu’ils se sont appropriés le livre numérique comme un nouveau moyen de lecture en plus du livre physique.
Mais cela va-t-il continuer ? On pense aujourd’hui que le livre numérique ne va pas remplacer le livre physique. Le livre papier va continuer au moins pour une certaine partie de la production, bien qu’il y ait déjà une partie qui est dématérialisée ou va l’être rapidement. Ainsi, on ne fait presque plus d’encyclopédies papier, et tout ce qui est livres de cuisine, de bricolage, guides de voyages et jusqu’aux livres universitaires, en particulier le droit ou la médecine, est de plus en plus produit directement en version numérique. Pour tout ce qui nécessite des mises à jour régulières et qui s’apparente à des bases de données documentaires le numérique est idéal. Il s’agit en particulier d’ouvrages, qui relèvent d’une lecture utile, et qui se vendaient souvent par abonnement.
Esprit: Avec la possibilité de retravailler le texte, d’intervenir à plusieurs, d’introduire des documents sonores, de l’image, le livre numérique se présente comme une forme ouverte par opposition à la forme plus fermée de l’ouvrage imprimé, à l’idée établie de l’oeuvre comme finie. Cela ne rejoint-il pas le goût assez moderne pour les formes inachevées (la correspondance, les brouillons…) ?
PF: Le problème c’est qu’il n’y a justement quasiment plus de traces de ces processus d’écriture et de création qui intéressent aussi bien le lecteur et le critique que l’historien. Le fait que les auteurs écrivent directement sur leur ordinateur et corrigent leur version sans garder la version précédente fait qu’il n’existe plus aujourd’hui d’étapes de manuscrits. C’est un work in process dont on ne peut plus identifier les étapes. Un exégète fera de l’analyse textuelle à partir d’un manuscrit définitif, sauf à ce que l’auteur soit un peu obsessionnel (ce qui arrive…) et ait conservé toutes ses versions successives. La disparition des manuscrits et des correspondances entre auteurs et éditeurs est aggravée par la fin de la version imprimée. Écrire ou corriger plusieurs versions successives n’induisait-il pas un cheminement différent de la pensée pour l’auteur ? Le fait qu’on ne puisse pas en retracer l’historique ouvrira peut-être d’autres champs de recherche qu’on a encore du mal à imaginer aujourd’hui. Le lien entre l’éditeur et l’auteur, et celui entre l’auteur et le lecteur sont complètement bouleversés et peuvent devenir intéressants à étudier de ce point de vue. Le rôle de l’éditeur, ce n’est plus seulement de prendre un manuscrit, de l’imprimer et de le distribuer, c’est aussi d’organiser la diffusion et la promotion du texte d’une façon totalement différente de ce qui se faisait sur le papier : la prolifération de sites d’éditeurs dédiés à un auteur le montre, avec des entretiens, des vidéos ou encore le fait que certains éditeurs commencent à publier des textes savants en version imprimée en réservant les notes pour un site. C’est une façon nouvelle de se servir des supports à notre disposition. La lecture évolue aussi de cette manière. On peut s’inquiéter cependant que ces outils de promotion, parce qu’ils sont coûteux, soient réservés aux auteurs qui font vendre, et qui n’en ont peut-être pas le plus besoin. Les éditeurs ne vont pas forcément faire les mêmes efforts pour un auteur plus pointu.
D’autres initiatives existent cependant, qui relèvent moins de la communication classique. Je pense notamment aux blogs d’écrivains, comme celui de François Bon, entre blog et atelier d’écriture. Cela permet un contact entre le lecteur et l’écrivain. Il reçoit certes des commentaires plus ou moins dignes d’intérêt, mais au moins il peut avoir une véritable discussion avec son lectorat. Ce qu’il faisait lors d’une séance de dédicace dans une librairie devant cinquante personnes, il le fait aujourd’hui sur l’internet, avec une audience bien plus large. L’auteur est probablement davantage impliqué dans son rapport avec le lecteur.
Esprit: Il y a dix ans, on imaginait que la dématérialisation serait un rêve ” oulipien “, c’est-à-dire propice à toutes sortes de tentatives formelles, de jeux contributifs à plusieurs, etc. Au final, ne sont-ce pas les bestsellers et les déjà grosses maisons d’édition, de par l’effet poids lourd des systèmes de communication, qui vont le plus profiter du numérique ?
PF: Oui, il y a des auteurs qui ont cru qu’avec l’internet, il n’y aurait plus besoin d’éditeurs et que tout le monde pourrait publier seul un texte et qu’ainsi, leur lectorat serait démultiplié. C’est une fiction totale qui perdure parfois aujourd’hui. N’importe qui se dit qu’en mettant son texte à disposition, il va être lu.
C’est oublier complètement le métier d’éditeur dont la fonction est de choisir, de hiérarchiser et de trouver un public à un texte. Pour les auteurs qui se publient eux-mêmes, c’est la même problématique. Ils ne sont pas promus. Sur l’internet, c’est pire. Ils sont encore plus noyés dans un maelström de textes et il n’y a aucune chance qu’ils soient repérés. Les envies d’écrire sont démultipliées. Mais vous avez raison, ceux qui sont promus par les maisons d’édition ce sont essentiellement les best-sellers. Les auteurs plus confidentiels devront y faire leur place, mais quelle place ?
Rapports de force dans la chaîne du livre
Esprit: Mais le livre, ce n’est pas seulement une question de texte imprimé ou non, c’est aussi une chaîne d’acteurs. Elle est elle-même complètement bouleversée actuellement. Quelle place reste-t-il pour les libraires, les bibliothèques ?
PF: La question primordiale est en effet de savoir ce qu’il va advenir de la chaîne du livre, de l’auteur au lecteur. Comme je l’ai déjà dit, la disparition du livre papier n’est pas pour demain et une partie de cette chaîne va se conserver d’elle-même afin de subvenir aux besoins de la diffusion du livre papier. On a donc encore plus que jamais besoin des librairies pour vendre et des bibliothèques pour prêter. Il serait tentant de se dire que si tout était numérique, des intermédiaires ne seraient plus nécessaires. Pourquoi irait-on chez un libraire acheter un livre électronique et pourquoi irait-on à la bibliothèque consulter des livres numériques ? Comme nous sommes à une étape où nous ne savons pas très bien comment les choses vont évoluer, cela pousse les éditeurs, pour continuer à vendre leur production papier, à défendre les libraires, bien évidemment. Même si, sans trop le dire, ils pensent qu’ils pourraient peut-être à terme s’en passer… Et pour le papier, les bibliothèques et les bibliothécaires, dont le métier change pour se rapprocher du documentaliste, sont encore nécessaires dans leurs fonctions patrimoniales et de communication notamment.
Sans oublier un maillon de la chaîne : l’imprimeur. Avec le livre numérique, plus besoin d’imprimeur pourrait-on se dire. Nous allons revenir de fait à la situation du XIXe siècle où le libraire était à la fois l’éditeur, l’imprimeur et le vendeur. Le ” libraire ” au sens premier du terme, c’est celui qui réalisait toutes les étapes de la fabrication d’un livre jusqu’à sa vente. Puis, au temps de l’industrialisation, ces librairies sont devenues, pour certaines, les grands éditeurs connus d’aujourd’hui : on parlait de la ” Librairie Hachette ” et même à ses débuts, Gallimard se présente comme un comptoir d’édition. Mais à l’heure du numérique, ce ne sera plus la librairie qui concentrera toutes les activités, mais l’édition, qui pourrait remplacer l’imprimeur en amont et le libraire en aval.
Esprit: Mais ” éditeur ” a pris un sens encore plus précis avec les directeurs de collections, qui étaient ” éditeurs ” au sens où ils avaient un projet intellectuel, ils suivaient des auteurs, suscitaient des livres, animaient un espace intellectuel. Or, leur rôle a reculé dans les maisons d’édition, au profit des gestionnaires et des financiers.
PF: L’industrie du livre ne peut pas se passer d’éditeurs, au sens de ceux qui vont trier, choisir et promouvoir les oeuvres. Aujourd’hui, comme les maisons d’édition se sentent menacées dans leur fonction, la première riposte, c’est de gérer économiquement le problème. Il faut préciser que c’est un mouvement qui a commencé dans les années 1960, lors des premières concentrations des maisons d’édition, qui a entraîné l’arrivée des gestionnaires dans les maisons et la disparition progressive du métier traditionnel d’éditeur, contrepoids et soutien pour l’auteur. Cette dérive n’est donc pas nouvelle. Mais il me semble que nous sommes au contraire à un moment où elle arrive à une impasse. Car, finalement, le numérique ne va-t-il pas faire renaître ce métier ? Soit dans des maisons d’édition préétablies, soit dans de nouvelles maisons d’édition numériques. Depuis toujours, il y a eu une multitude de petites maisons d’édition qui servent de découvreurs de talents que les grosses maisons récupèrent parfois par la suite. Avec le recentrage des éditeurs établis sur les meilleures ventes, ils laissent la place aux petits éditeurs qui devront se faire la même place sur le numérique.
Esprit: Ces bouleversements favorisent une certaine désintermédiation dans la chaîne du livre, elle affaiblit certains acteurs et en renforce d’autres. Mais au lieu de rendre possible la multiplication de nouveaux entrants, ne renforcent-ils pas les maisons les mieux établies ? Les gros éditeurs ont l’avantage de la puissance de frappe, ils peuvent numériser rapidement plus de contenus… D’autre part, on note l’arrivée de nouveaux acteurs (Google, Apple…) qui sont capables de mobiliser des masses financières titanesques sur un secteur qui, en chiffres d’affaires, reste modeste.
PF: C’est effectivement le principal danger qui pèse actuellement sur l’édition. Les concentrations de maisons d’édition se poursuivent avec le numérique. Cela s’est déjà fait dans le domaine des sciences et techniques. Ce n’est pas encore le cas dans les autres secteurs, la segmentation du public le limitant.
En revanche, l’entrée de nouveaux acteurs dans l’édition, là aussi ce n’est pas totalement nouveau. Les grands groupes d’édition français ont été rachetés, il y a maintenant quelques années, par des groupes étrangers au secteur : par exemple, Matra (devenu Lagardère) a racheté Hachette au début des années 1980 et le groupe Vivendi ne venait pas de l’édition. Aujourd’hui, ce ne sont pas des nouveaux acteurs qui achètent des éditeurs, ce sont de nouveaux entrants qui veulent jouer un rôle au coeur même de l’édition. Amazon, avec sa librairie en ligne, est un nouvel acteur dont personne ne pensait à l’origine qu’il se développerait de la sorte.
Pour Google ou Apple, le livre n’est qu’un produit d’appel, le premier pour vendre de la publicité, le second ses produits. Pourquoi Nintendo veut-il vendre des livres ? C’est juste pour entrer sur un marché et s’en servir pour promouvoir son activité principale. À l’échelle de ces acteurs, l’édition reste une petite branche, en termes de chiffres d’affaires.
Produire un livre reste peu coûteux, c’est la promotion et la distribution qui coûtent cher. Ces nouveaux entrants s’appuient sur des structures qui ont des moyens que les acteurs en place n’ont pas. Aux États-Unis, Amazon a tenté de fixer un prix unique pour le livre numérique : $9,90, avant que les éditeurs ne réagissent mais la bataille n’est pas terminée. Le prix du livre numérique devrait être normalement moins cher, avec la disparition de certains maillons de la chaîne, entre 60 et 70% du prix dit-on aujourd’hui, mais le public trouve encore que c’est trop cher. Mais, malgré tout, faire un livre numérique ne consiste pas simplement à mettre un fichier en PDF, il reste le travail de l’éditeur, qui doit être rémunéré, ainsi que l’auteur et surtout les coûts de promotion des livres.
Un moment à saisir?
Esprit: Comment les éditeurs français se sont-ils emparés de toutes ces problématiques ? Avec un recul de dix ans sur ce choc technique, comment peut-on évaluer leur prise en compte de ces bouleversements ?
PF: Ils ont été attentifs mais aussi extraordinairement attentistes. Ils ont regardé ce qui se passait avec une grande inquiétude, surtout avec l’exemple du disque ou du cinéma. Ils se sont accrochés à leurs livres papier. On peut dire après coup qu’ils ont eu raison d’attendre. Mais c’était surtout par manque de stratégie.
Aujourd’hui, ils ont encore peur, mais cette fois-ci c’est surtout de prendre du retard, de ne pas être prêts quand le marché va décoller. Tant qu’on ne créait que des tablettes dédiées, chères et peu ergonomiques, le danger paraissait loin. Aujourd’hui où apparaissent des produits qui pourraient intéresser tous les lecteurs, les éditeurs se disent qu’il est temps d’y aller. Cela fait déjà deux ou trois ans qu’ils s’y préparent. Mais dans la mesure où il n’y a pas de marché (très peu de personnes achètent des fichiers en ligne), ce ne sont pour l’instant que des investissements et donc évidemment les plus grosses maisons qui sont les premières à pouvoir investir. Avec la difficulté supplémentaire qu’on ne sait pas encore trop bien quels seront les bons formats, même s’ils commencent à se stabiliser.
Il faut rappeler que la BNF, dans son projet de changement de site, a scanné les livres en mode image et qu’aujourd’hui, elle est obligée de recommencer en mode texte. Lorsqu’à la fin des années 1980, Jacques Attali a vendu l’idée de ce qu’on appelait la Très Grande Bibliothèque à François Mitterrand, il rêvait d’une bibliothèque entièrement virtuelle. À l’époque, la numérisation en mode image était ce qui semblait être le meilleur rapport qualité/coût. Ils sont allés trop vite et trop tôt. La numérisation du texte est devenue possible aujourd’hui à moindre coût.
Les éditeurs n’ont pas fait cette erreur-là, du fait de leur frilosité. Maintenant qu’ils sentent que le marché peut décoller, ce qui est effectivement le cas aux États-Unis, ils essaient de se positionner sur ce marché, en se faisant aider par les pouvoirs publics pour numériser leurs fonds. Au fur et à mesure des publications récentes, ils numérisent automatiquement et mettent en place leurs sites de vente, pour éviter que la distribution ne leur échappe et pour garder leur propre réseau de vente. Car en France, traditionnellement, les éditeurs sont également distributeurs. Une part conséquente du chiffre d’affaires des groupes est d’ailleurs réalisée grâce à la distribution. Ainsi, au moment de la vente du Seuil, il s’est révélé que la majeure partie de son chiffre d’affaires venait de la distribution et c’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, une fois amputé de cette branche, Le Seuil s’est retrouvé en difficulté.
Les éditeurs essaient de reproduire ce modèle sur le numérique avec leur propre réseau de vente pour le numérique. Est-ce une bonne idée ? Dans tous les cas, ils se mettent actuellement en ordre de bataille pour avoir, une fois le marché existant, un catalogue déjà fourni. Après, quelle part de marché cela va-t-il occuper par rapport au livre physique ? Un rapport récent du Sénat sur le livre numérique présente deux hypothèses aussi étranges l’une que l’autre. L’une, c’est que le livre numérique pourrait n’avoir aucune incidence sur la vente du livre physique. Et l’autre, c’est que d’ici 2050, le livre numérique prendrait 50% du marché du livre. Cette seconde hypothèse est basée sur le fait, on le disait précédemment, que ce sont les gros lecteurs aux États-Unis qui achètent le plus de livres électroniques. D’ici à projeter cela jusqu’en 2050, c’est pour le moins curieux. Au même moment, des universitaires australiens pronostiquent que dans cinq ans un tiers des livres seront lus en numérique. Dans tous les cas, on est dans le domaine de la conjecture.
Esprit: Les rapports de force se déplacent. Le distributeur est renforcé dans cette situation. Que va-t-il rester à l’éditeur ? L’éditeur peut-il encore aujourd’hui imposer et valoriser un titre en imposant son nom dessus ? Cet effet de marque va-t-il résister à l’avenir ?
PF: Carrefour, il y a quelques années, avait tenté de distribuer des livres sous sa propre marque : ce fut un lamentable échec. Cela prouve qu’il ne suffit pas d’avoir un nom. Depuis 1945, en dehors des Éditions de Minuit, du Seuil, de Laffont, d’Actes sud, de P.O.L et de quelques petits éditeurs, peu de marques ont émergé. Mais je pense que celles-ci resteront et seront d’autant plus visibles que nous connaîtrons plus de diversité. Les petits éditeurs, dans la masse, ont toujours eu plus de difficultés à se démarquer. Ce n’est que par leurs choix, donc par un travail de qualité, qu’ils deviennent plus visibles. Le besoin d’éditeurs de repères se fait de plus en plus sentir.
Esprit: Quels sont les éditeurs les plus fragilisés ? Est-ce l’édition spécialisée universitaire ? Ou les généralistes ?
PF: Une première chose : la position de l’éditeur est certes fragile sur le papier, mais ce n’est pas forcément inéluctable avec la conjonction papier/numérique.
Il est de bon ton de dire que les sciences humaines, c’est fini, mais on publie encore de bons livres, avec peut-être un public moins important qu’hier, qui font vivre ce secteur de l’édition. Les vrais éditeurs s’en sortent encore. Le problème vient de ce qu’on ne sait plus bien aujourd’hui ce qu’est la communauté intellectuelle. Il y avait par le passé des liens entre la presse, les revues, l’édition, qui créaient une sorte d’ensemble cohérent. C’est aujourd’hui beaucoup plus fragmenté. Le numérique ne va pas changer ça mais les étudiants achèteront- ils plus de livres s’ils sont vendus par chapitres ? Une chose est sûre, cette vente par extraits ne favorisera pas l’homogénéité de la réflexion. À grappiller à droite à gauche, on saisit moins la pensée d’un auteur ou la cohérence d’une réflexion. Cela ne facilite vraiment pas le maintien d’une communauté intellectuelle un tant soit peu constituée. Et cela vaut pour l’Université également. L’internet favorise l’éparpillement de l’information et fait perdre le sens de la hiérarchisation aux étudiants. Garderont-ils cette lecture de saupoudrage dans leur activité ou auront-ils besoin à un moment de structurer leur pensée et leur réflexion ?
Vers un nouveau modèle économique?
Esprit: Pour l’historien que vous êtes, le fait d’identifier un auteur à un livre, à une oeuvre, chose qui risque de disparaître avec le livre numérique, estil un fait établi depuis longtemps ? L’idée de l’auteur est-elle une idée récente ?
PF: La reconnaissance de l’auteur et le fait qu’il puisse être bénéficiaire du fruit de son travail datent des Lumières. Depuis, cela n’a pas beaucoup changé. Il est heureusement considéré aujourd’hui comme normal que l’auteur soit rémunéré sur son texte. Mais ce qui est arrivé à la musique sur l’internet, et le culte de la gratuité qui en découle, fait très peur aux éditeurs. Cela devrait se réguler, et pas forcément par la loi. Mais l’observation du marché du disque est riche d’enseignements : comme il s’est moins vendu, la production a diminué, mais dans le même temps aujourd’hui, on voit apparaître de nouveaux disquaires parce que les grandes surfaces ont diminué ou supprimé leurs rayons disques ! Concernant le livre, l’incertitude demeure. Le piratage ne sera probablement pas du même ordre. Pirater un livre, ce n’est pas la même chose que pirater un fichier sonore. Apple a réussi à vendre de la musique avec l’iTunes et va tenter de transférer sur le livre le modèle qu’il a créé. L’intérêt d’Apple est de se poser en distributeur de contenus. L’iPad est régi par ce constat. Même s’il faut être conscient qu’il y aura toujours une déperdition due au piratage en souhaitant qu’elle soit la plus réduite possible.
Esprit: Ce qui s’est passé avec la musique, c’est qu’il y avait des acteurs économiques très lourds, les fournisseurs d’accès de l’internet (FAI), qui ont eu intérêt à favoriser le piratage, en proposant des connexions toujours plus rapides. Mais ce qui est nouveau, c’est l’arrivée d’acteurs qui aspirent à devenir des distributeurs de contenus, et en tant que producteurs de contenus, ils voient le marché sous un angle complètement différent.
PF: Cela se fera-t-il au détriment des éditeurs ou les éditeurs vont-ils s’organiser pour que leur production soit distribuée par ces nouveaux acteurs ? C’est tout le débat ou plutôt le combat actuel pour que les éditeurs arrivent à rester maîtres de la production et que ces acteurs ne soient que des relais de ces textes. Aux États-Unis, on l’a vu, ils ont du mal parce que les distributeurs ont pris un énorme ascendant, avec notamment Amazon qui écrase tout le monde.
En France, les éditeurs essaient de s’organiser pour ne pas arriver à cette situation-là, c’est-à-dire à maîtriser suffisamment la chaîne du livre pour imposer aux distributeurs leurs tarifications, leurs conditions de vente. Ce n’est pas encore gagné. Les éditeurs sont obligés d’investir dans du contenu numérique alors qu’ils ne vendent rien. Les readers ne sont pas encore réellement accessibles au grand public. Avec l’arrivée de l’iPad, cela peut changer dès qu’Apple en aura vendu suffisamment pour pouvoir baisser les prix comme cela s’est passé pour l’iPhone. Les éditeurs français cherchent déjà des accords avec Apple car sur l’iPad la presse et le livre sont potentiellement deux fonctionnalités phares. Mais nous ne sommes qu’au début de ces tablettes. Je ne crois pas beaucoup au reader qui soit dédié au livre, je crois plutôt à cet outil multifonctions, qui propose une bibliothèque au milieu de ses autres fonctionnalités (vidéos, photos, presse, internet…). Il faut pouvoir tout faire avec un seul terminal. Les readers lancés au début étaient spécifiques aux livres, c’est notamment pour ça qu’ils n’ont pas marché.
Esprit: Cela veut-il dire que la presse et le livre voient leur destin lié ? L’internet a sans doute davantage déstabilisé la presse que l’édition. Leur voyez-vous un avenir commun ?
PF: Il fut un temps où une partie de la presse était faite par des éditeurs de livres. Aujourd’hui, la presse et le livre n’ont plus grandchose en commun, et leurs syndicats ne sont pas les mêmes, le Syndicat du livre étant même un syndicat de presse. Les grands groupes se sont constitués effectivement en achetant de la presse et de l’édition. Ces groupes ont longtemps cru dans la synergie entre ces deux secteurs. Mais ils n’ont au final jamais réussi à la développer réellement. Il n’y a pas d’homogénéité entre les journalistes et les auteurs, même si certains journalistes écrivent des livres et si certains auteurs écrivent des articles. Il n’y a pas de similarités dans les distributions non plus. Ce “modèle ” Lagardère, ou Vivendi à l’époque Messier, de convergence médias/édition a vécu. Mais, à l’intérieur de ces groupes, on s’interroge, notamment en observant les publics de la presse sur l’internet et, chose étonnante, le livre résiste plutôt bien. Un groupe comme Lagardère se rend compte aujourd’hui que le secteur de l’édition est encore porteur. En année de crise, il a continué à se développer et à rapporter de l’argent ! Encore faut-il qu’il prenne correctement les tournants du numérique. Ce mythe du groupe de communication est encore un modèle que les politiques défendent, pour lutter contre le fantasme de l’hégémonie des groupes américains. C’est en effet ainsi que les groupes anglo-saxons se sont constitués au siècle dernier mais les grands groupes américains ont éclaté, ce qui a notamment eu pour conséquence que les grands éditeurs américains ont été rachetés par des Européens comme Hachette ou Bertelsmann.
Esprit: Les réformes universitaires poussent à une évaluation de la recherche sur le format de l’article. De ce fait, on a totalement dévalué le livre. Il y a quelques années encore, publier un livre était un acte majeur pour un chercheur. Qu’en est-il aujourd’hui ?
PF: Cette dévaluation du livre contribue à l’affaiblissement des sciences humaines, puisque les chercheurs sont sous pression pour publier des articles, et du coup n’ont pas suffisamment le temps de publier des livres. Le traditionnel pont, au sein d’une maison d’édition, entre la revue de l’éditeur qui servait de ballon d’essai, et la publication en livre, a pratiquement disparu. Je vois mal comment cela pourrait repartir. C’est dû au fait de la nécessité d’être évalué et au choix de publier dans des revues prestigieuses. Cela fragilise beaucoup l’ancienne communauté intellectuelle revue/édition notamment. De la même façon, la presse était dans cette sphère. Il n’y a plus ces lieux de réflexions entre les gens de presse, de revues et d’édition et on ne peut que le regretter.
Voir notre dossier "Malaise dans l'édition ", Esprit, juin 2003. Voir aussi Pierre Gastineau, " Face au numérique, panorama du monde du livre en son Salon ", infra, p. 189-192.
Published 11 June 2010
Original in French
First published by Esprit 5/2010
Contributed by Esprit © Pascal Fouché / Esprit / Eurozine
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