L'avènement mondial de la mémoire
Nous vivons l’avènement mondial de la mémoire. Depuis vingt ou vingt-cinq ans, tous les pays, tous les groupes, sociaux, ethniques, familiaux, ont été amenés à connaître un profond changement du rapport traditionnel qu’ils entretenaient avec le passé.
Ce changement a pris des formes multiples : critique des versions officielles de l’histoire et remontées du refoulé historique ; revendication des traces d’un passé aboli ou confisqué; culte des racines (roots) et développement des recherches généalogiques; effervescence commémorative en tout genre ; règlements judiciaires du passé; multiplication des musées de toute nature ; recrudescence de sensibilité à la détention et à l’ouverture des archives à la consultation ; attachement renouvelé à ce que les Anglo-saxons appellent ” héritage ” et les Français “patrimoine”. Quelle que soit la combinaison de ces éléments, c’est comme une vague de fond mémorielle qui a déferlé sur le monde et qui a lié partout très étroitement la fidélité au passé – réel ou imaginé – au sentiment d’appartenance, la conscience collective et la conscience individuelle de soi, la mémoire et l’identité.
La France a peut-être été la première à entrer dans cet âge d’une mémoire passionnelle, conflictuelle, presque obsessionnelle. Puis il y a eu, après la chute du mur et la disparition de l’union soviétique, la ” mémoire retrouvée” de l’Europe de l’Est. Puis il y a eu, avec la chute des dictatures de l’Amérique latine, avec la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud et la Truth and reconciliation commission, les marques d’une véritable mondialisation de la mémoire et l’apparition de formes très diverses, mais comparables, de règlement de compte avec le passé.
Cette spécificité de la France que je voudrais pour commencer mettre en relief, tient à la rencontre, purement conjoncturelle, au milieu des années soixante-dix, des trois phénomènes majeurs, apparemment indépendants les uns des autres, mais qui sont venus combiner leurs effets pour précipiter la France d’une conscience historique de soi dans une conscience mémorielle. En serrant même un peu la chronologie, on pourrait soutenir que 1975 est l’année repère où se croisent le plus visiblement les contrecoups de la crise économique, les retombées de l’après-de Gaulle et l’exténuation de l’idée révolutionnaire.
La crise économique, déclenchée en 1974 par l’augmentation brutale du prix du pétrole, est, elle aussi, à l’échelle mondiale de tous les pays industrialisés. Mais la France l’a ressentie avec une acuité d’autant plus vive que la crise mettait fin à une trentaine d’années de croissance accélérée, d’industrialisation et d’urbanisation intensives qui, dans leur élan, avaient emporté brutalement tout un ensemble de traditions, de paysages, de métiers, coutumes, styles de vie demeurés, en France, inchangés depuis plus longtemps que dans tout autre pays industriel voisin. C’est au retournement de la croissance que la France a pris soudain la mesure non seulement des dégâts du progrès, mais de l’arrachement définitif à ce qui était resté, jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, sa base et son fondement ; en particulier la profonde, la millénaire stabilité de son assise rurale.
La fin des paysans avait été décrite par les sociologues et les historiens depuis quinze ans, mais, soudain, elle devient presque charnellement sensible, et douloureuse comme une amputation : c’est la fin de la “collectivité-mémoire” par excellence. 1975 est précisément l’année où le taux de la population active engagée dans l’agriculture tombe au-dessous de 10 %, seuil fatidique ; il était encore de près de la moitié au lendemain de la guerre. C’est l’année même où, avec le succès inattendu et foudroyant de livres comme Le Cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, chronique d’un village breton traditionnel, et Montaillou, village occitan, d’Emmanuel Le Roy Ladurie, de l’Histoire rurale dirigée par Georges Duby et Armand Wallon, l’évidence s’impose d’une “mémoire rurale” qui ne vit plus que de son évocation sensible ou savante. La fin du rural, accompagnée bientôt de la fin de la messe en latin, c’est véritablement la rupture du lien ombilical qui rattachait encore la France à ce que l’historien Jacques Le Goff a appelé son long, très long Moyen Age – et qui allait favoriser dans le grand public le succès grandissant que le Moyen Age et ses monuments n’ont plus cessé de connaître depuis.
Ce réenracinement lointain de l’imaginaire, il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que l’a renforcé l’accession, précisément en 1974, de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République. Quel type de France profonde incarnait ce jeune et brillant économiste de la grande bourgeoisie, Européen de coeur, partisan d’une “décrispation” de la vie politique, et qui annonçait son septennat sous le signe du “changement”, c’est-à-dire de la modernisation ? Il est probable que les débuts fringants de la nouvelle présidence, d’allure si délibérément technocratique et parisienne, ne sont pas étrangers à cette plongée dans les profondeurs perdues et retrouvées où les Français se sont allègrement engouffrés, et dont les remontées allaient apparaître en surface, à la surprise générale, en 1980, lors de l’année que le président de la République lui-même avait proposé de consacrer au Patrimoine.
D’autant que l’arrivée de Giscard d’Estaing, en marquant dans tous les domaines une nette rupture avec la tradition gaulliste, a certainement contribué à exalter les effets de l’après-de Gaulle, second phénomène de grande ampleur. Effets nombreux, aussi puissants qu’insidieux, loin encore d’avoir été explorés comme ils le mériteraient. Sur la réinterprétation du passé national, ils se sont traduits – pour les distinguer schématiquement – selon trois longueurs d’ondes.
À court terme, la mort du Libérateur, en novembre 1970, a immédiatement déclenché la fin du monopole de la version “résistantialiste” de la guerre imposée dès la libération de Paris par le général de Gaulle, selon laquelle tous les Français, à l’exception d’une poignée de traîtres et d’égarés, se seraient dressés contre l’occupation allemande. Trois signes sont généralement rapprochés, qui marquent les débuts de la remontée du souvenir noir de la France vichyste devenue, avec le temps, “ce passé qui ne passe pas”: les réactions indignées des associations de Résistants à la grâce accordée par le président Pompidou au milicien Touvier (1971), le film (interdit de diffusion) de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié (1972), qui présentait une France peu héroïque, et la traduction en français du livre de Robert Paxton, La France de Vichy (1973), qui tranchait avec l’historiographie officielle.
À plus long terme, le post-gaullisme a représenté la reprise d’un passé plus profond. Au vu de la survie des institutions de la cinquième République, que l’on avait d’abord cru taillées sur mesure pour le Général, et quand François Mitterrand, leur plus grand adversaire quand il était dans l’opposition, les a adoptées sitôt son arrivée au pouvoir, le pressentiment s’est confirmé que le général de Gaulle avait gagné son pari historique, le rééquilibrage des institutions que la chute de la monarchie absolue avait altérées depuis la Révolution. Un pressentiment que François Furet, par exemple, traduisait en 1978 par la fameuse formule de son livre Penser la Révolution française: “La Révolution française est terminée.” Du même coup, c’était les deux siècles derniers qui se trouvaient réinsérés dans la longue durée et la continuité de l’État-nation. Une réévaluation positive s’amorçait de tout le passé monarchique et, contre toute attente, l’improbable millénaire d’Hugues Capet, en 1987, avant le quinze centième anniversaire de Clovis, en 1996, allait se révéler un succès populaire sur le thème : la France a mille ans!
Plus généralement encore, la montée au zénith de la dernière des grandes figures de la nation a valu rafraîchissement de la galerie tout entière. L’on ne peut pas ne pas mettre en rapport la revalorisation du “grand homme” avec le retour à la biographie historique, genre florissant ces dernières années après un long ostracisme ; et plus profondément encore, avec une sensibilité renouvelée des Français à “une certaine idée de la France”: non plus seulement son histoire, mais ses paysages, sa cuisine, ses terroirs et ses traditions. Une sensibilité qui expliquait à coup sûr la montée en flèche de l’extrême droite et du Front national de Jean-Marie Le Pen, mais qui s’exprimait aussi à gauche par une relégitimation du souci de la Nation, réalité sur laquelle on se plaisait à souligner, à la faveur du déclin de l’idée révolutionnaire, que le marxisme avait échoué.
C’est là le troisième phénomène, moins saisissable, mais d’importance peut-être plus grande encore, qui a puissamment contribué à remodeler l’attitude des Français à l’égard de leur propre passé. L’effondrement intellectuel du marxisme, le discrédit radical de l’Union soviétique, le déclin rapide du parti communiste qui mobilisait encore quelques années auparavant jusqu’au quart du corps électoral, la chute de son rayonnement sur une grande partie de l’intelligentsia française sont des faits majeurs de ces années-là. Pour compléter le tableau, 1975 est encore l’année qui voit l’énorme succès de la traduction de l’Archipel du Goulag, d’Alexandre Soljénitsyne. Ici aussi, le phénomène dépasse de beaucoup le cadre national, mais l’existence d’un parti communiste fort et profondément stalinisé lui a donné un relief intense. Dans un pays comme la France, la patrie des révolutions depuis 1789, la fin de l’idée révolutionnaire, qui avait été le plus puissant vecteur de l’orientation du temps historique vers l’avenir, ne pouvait qu’entraîner une rapide transformation du sentiment du passé. Dans une conception du temps de type révolutionnaire, on sait ce qu’il faut retenir du passé pour préparer l’avenir ; on sait aussi ce qu’il faut en supprimer, en oublier, en détruire au besoin. Le temps historique est habité par une volonté de rupture. La dévalorisation d’une idée de la rupture a redonné une légitimité à l’idée de la tradition. Non une tradition dont nous serions les héritiers et les continuateurs, mais une tradition dont nous serions en fait à jamais séparés, et devenue, de ce fait, précieuse, mystérieuse, douée d’un sens incertain qu’il nous appartenait de lui retrouver. La montée en flèche du culte du patrimoine en ces mêmes années n’a pas d’autre raison. C’est là son secret : la disparition d’un temps historique orienté par l’idée révolutionnaire a rendu le passé à sa liberté, à son indétermination, à son poids de présence, matériel comme immatériel.
Ces trois grands phénomènes, les plus actifs et les premiers peut-être, mais loin d’être les seuls, sont entrés soudain en résonance pour promouvoir l’idée d’une ” mémoire ” nationale. Une idée neuve et qui ne date donc que d’une trentaine d’années, mais qui n’a fait, depuis, que croître et embellir.
Ce mouvement de la mémoire, que j’ai proposé d’appeler “l’ère de la commémoration” est si général, si profond, si puissant, qu’il vaut peut-être la peine de s’interroger ,- même au risque d’en rester aux généralités ou aux trivialités-, sur ses raisons. L’avènement de la mémoire est au croisement, me semble-t-il, de deux grands phénomènes historiques qui donnent leur marque à l’époque : un phénomène temporel et un phénomène social. C’est sur eux que je voudrais insister et que je voudrais soumettre ici à la discussion.
Le premier tient à ce qu’il est convenu d’appeler “l’accélération de l’histoire”. La formule, lancée par Daniel Halévy, signifie en clair que le phénomène le plus continu et permanent n’est plus la permanence et la continuité, mais le changement. Et un changement de plus en plus rapide, le basculement accéléré de toute chose dans un passé qui s’éloigne de plus en plus vite. Il faut prendre la mesure de ce renversement pour l’organisation de la mémoire. Elles sont capitales. Ce renversement a brisé l’unité du temps historique, la belle et simple linéarité, qui unissait au passé le présent et l’avenir.
C’était en effet l’idée qu’une société quelconque, nation, groupe, famille se faisait de son avenir qui lui dictait ce qu’elle devait retenir du passé pour préparer cet avenir et qui donnait ainsi son sens au présent, qui n’était qu’un trait d’union. Pour dire les choses un peu schématiquement, l’avenir pouvait se déchiffrer selon trois figures, qui commandaient elles-mêmes le visage du passé. On pouvait imaginer l’avenir comme une forme de restauration du passé, comme une forme de progrès, ou comme une forme de révolution. On est revenu aujourd’hui de ces trois schémas d’intelligibilité qui permettaient l’organisation d’une “histoire”. Une incertitude absolue pèse désormais sur ce que sera l’avenir. Et cette incertitude fait au présent – qui dispose, précisément, de moyens techniques de conservation sans précédent – une obligation de se souvenir. Nous ne savons pas ce que nos descendants auront besoin de savoir de nous pour se comprendre eux-mêmes. Et cette incapacité d’anticipation de l’avenir nous fait en retour une obligation d’accumuler religieusement, d’une manière un peu indifférenciée, toutes les traces visibles et tous les signes matériels qui témoigneront (peut-être) de ce que nous sommes ou auront été. En d’autres termes, c’est la fin de toute espèce de téléologie de l’histoire – la fin d’une histoire dont on connaît la fin – qui charge le présent de cet impérieux “devoir de mémoire” dont on nous parle tant. À la différence de notre ami Paul Ricoeur, qui prend ses distances avec cette formule éculée et lui préfère l’expression “travail de mémoire”, je l’accepte pour ma part, mais à condition de lui donner un sens beaucoup plus général que celui qui lui est généralement accordé : un sens beaucoup plus dilaté, mécanique, matériel, patrimonial que le sens moral habituel. Un sens qui n’est pas lié à la dette, mais à la perte, ce qui est tout différent.
Car cette ” accélération de l’histoire ” a pour effet brutal, symétrique de l’avenir, de mettre tout le passé à distance, – nous en sommes coupés. Il est, selon la formule célèbre d’un historien démographe anglais, “The world we have lost”. Nous ne l’habitons plus, il ne nous parle que par traces interposées, des traces d’ailleurs devenues mystérieuses et que nous devons interroger, puisqu’elles détiennent précisément le secret de ce que nous sommes, notre “identité”. Nous ne sommes plus de plain-pied avec ce passé. Nous ne pouvons le retrouver que par une opération de reconstruction documentaire, archivistique, monumentale, qui fait de la “mémoire” – une mémoire elle-même construite -, le nom actuel de ce que l’on appelait au trefois simplement “histoire”. Il y a là un très profond et dangereux renversement du sens des mots qui exprime, lui aussi, l’esprit de l’époque. “Mémoire” a pris un sens si général et si envahissant qu’il tend à remplacer purement et simplement le mot “histoire”, et à mettre la pratique de l’histoire au service de la mémoire.
Ainsi “l’accélération de l’histoire” a-t-elle pour me résumer deux effets de mémoire:
– d’une part un effet d’accumulation, lié au sentiment de la perte et qui est responsable du gonflement de la fonction de mémoire, de l’hypertrophie des institutions et des instruments de mémoire : musées, archives, bibliothèques, collections, numérisation des stocks, banques de donnés, chronologies etc.
– et d’autre part, entre un avenir imprévisible et un passé rendu à son obscurité, à son opacité, l’autonomisation du présent, l’émergence du présent comme catégorie d’intelligibilité de nous-mêmes, mais un présent déjà historique, doublé d’une conscience de lui-même et de sa vérité. C’est l’explosion de la continuité historique et temporelle qui donne, à mon avis, à la mémoire toute son actualité : le passé n’est plus la garantie de l’avenir, là est la raison principale de la promotion de la mémoire comme agent dynamique et promesse de continuité. Il y avait autrefois une solidarité du passé et de l’avenir, dont le présent n’était que le trait d’union. Il y a aujourd’hui une solidarité entre le présent et la mémoire.
La seconde raison de cette poussée mémorielle, d’ordre cette fois sociale, est liée à ce que l’on pourrait appeler, par analogie avec l'”accélération”, la “démocratisation” de l’histoire. Elle consiste dans ce puissant mouvement d’affranchissement et d’émancipation des peuples, ethnies, groupes et même individus qui travaillent le monde contemporain; bref, pour dire vite, cette émergence rapide de toutes les formes de mémoire de minorités pour qui la récupération de leur passé fait partie intégrante de leur affirmation d’identité.
Ces mémoires minoritaires relèvent principalement de trois types de décolonisation : la décolonisation mondiale qui a fait accéder à la conscience historique et à la récupération / fabrication mémorielle les sociétés qui végétaient dans le sommeil ethnologique de l’oppression coloniale; dans les sociétés occidentales classiques, la décolonisation intérieure des minorités sexuelles, sociales, religieuses, provinciales, en voie d’intégration et pour qui l’affirmation de leur “mémoire:” – c’est-à-dire, en fait, de leur histoire – est une manière de se faire reconnaître dans leur particularité par la communauté générale qui leur en refusait le droit en même temps que de cultiver leur différence et la fidélité à une identité en voie de dissolution. Il y a enfin un troisième type de décolonisation qui fleurit sur l’effacement des régimes totalitaires du XX siècle, qu’ils soient communistes, nazis ou simplement dictatoriaux: une décolonisation idéologique qui favorise les retrouvailles des peuples libérés avec leurs mémoires longues, traditionnelles, que ces régimes avaient confisquées, détruites ou manipulées: c’est le cas de la Russie, des pays de l’Europe de l’Est, des Balkans, de l’Amérique latine ou de l’Afrique.
L’explosion de ces mémoires minoritaires a eu pour effet de modifier très profondément le statut respectif et les rapports réciproques de l’histoire et de la mémoire. Pour être plus précis : de valoriser la notion même de “mémoire collective”, fort peu utilisée jusque-là.
Par rapport à l’histoire, de tout temps aux mains des pouvoirs, des autorités savantes ou professionnelles, la mémoire s’est parée des privilèges et des prestiges nouveaux de la revendication populaire et protestataire. Elle est apparue comme la revanche des humiliés et des offensés, des malheureux, l’histoire de ceux qui n’avaient pas eu droit à l’Histoire. Elle avait jusqu’ici pour elle, sinon la vérité, du moins la fidélité. Ce qui est nouveau, et qu’elle tient de l’insondable malheur du siècle, de l’allongement de la durée de vie, de la permanence des survivants, c’est la revendication d’une vérité plus “vraie” que la vérité de l’histoire, la vérité du vécu et du souvenir.
Toute l’histoire, devenue discipline à ambition scientifique, s’était au contraire construite, jusqu’à présent, à partir de la mémoire, mais contre la mémoire, considérée comme individuelle, psychologique, trompeuse, ne relevant que du témoignage. L’histoire était le domaine du collectif, la mémoire celui du particulier. L’histoire était une et la mémoire par définition plurielle, – parce que d’essence individuelle. L’idée d’une mémoire collective, émancipatrice et sacralisée, suppose un renversement complet. Les individus avaient leur mémoire, les collectivités avaient leur histoire. L’idée que ce sont les collectivités qui ont une mémoire implique une transformation profonde de la place des individus dans la société et de leur rapport à la collectivité : là est le secret de cet autre et mystérieux avènement qu’il faut un peu éclairer : l’identité, sans laquelle on ne peut comprendre the upsurge of memory.
La notion d’identité a connu en effet un renversement de sens analogue et parallèle à celui qu’a connu celle de mémoire. De notion individuelle, elle est devenue une notion collective et de subjective, elle est devenue quasi formelle et objective. Traditionnellement, l’identité caractérise l’individu dans ce qu’il a d’unique au point de prendre une signification essentiellement administrative et policière : nos empreintes digitales expriment notre “identité”, vous avez des cartes et des papiers d'”identité”. L’expression est devenue une catégorie de groupe, une forme de définition de vous par l’extérieur. “On ne naît pas femme, on le devient”, écrivait Simone de Beauvoir dans une formule célèbre. Ce pourrait être la formule de toutes les identités crées par l’affirmation de soi. L’identité, comme la mémoire, est une forme de devoir. Je suis tenu de devenir ce que je suis : un Corse, un juif, un ouvrier, un Algérien, un Noir. C’est à ce niveau d’obligation que le lien décisif se noue entre la mémoire et l’identité sociale. De ce point de vue, les deux obéissent au même mécanisme: les deux mots sont pratiquement devenus synonymes et leur union caractérise une économie nouvelle de la dynamique historique et sociale.
Cette métamorphose d’une conscience historique de soi en une conscience sociale, la France l’a connue de façon particulièrement intense, parce qu’elle a pour tradition d’avoir entretenu avec son passé, avec son histoire, un rapport essentiel et déterminant. Ce rapport a pris avec la III république une centralité particulière puisque l’histoire est devenue le nerf du lien social et politique. À travers l’école, les petits manuels scolaires d’Ernest Lavisse et les livres pour enfants comme le célèbre Tour de la France par deux enfants, s’est fixé le grand récit de la collectivité nationale : une immense saga aux versions multiples et variées, mais offerte à tous, et qui rabotait toutes les particularités, qu’elles soient provinciales, familiales, linguistiques, religieuses, sociales, sexuelles, qui ne paraissaient pas relever de la grande histoire nationale. Il y avait donc d’un côté une geste, un puissant récitatif animé d’un souffle d’épopée, avec ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses épreuves, son inépuisable répertoire de personnalités, de scènes, de répliques, d’intrigues, de dates, de bons et de méchants, un palpitant roman familial qui partait de Vercingétorix et de la bataille d’Alésia pour aboutir au triomphe de la République et des droits de l’homme en passant par les Croisades, Louis XIV, les Lumières, la Révolution, l’épopée napoléonienne, les conquêtes coloniales, les épreuves de la guerre de 1914, et dont de Gaulle finirait par être l’héritier. Et il y avait, de l’autre, des appartenances particulières, des fidélités individuelles. D’un côté, une histoire collective et nationale. De l’autre, des mémoires de type privé. Une histoire sainte, parce que de même nature que le catéchisme religieux qu’elle voulait combattre; une histoire sacrée, parce que celle de la patrie qui méritait le sacrifice de sa vie ; une légende, mais qui fonctionnait comme un puissant moteur d’intégration, de cohésion et de promotion sociales. Et des mémoires de groupe, c’est-à-dire de minorités : mémoires ouvrière, juive (on disait à l’époque “israélite”), royaliste, bretonne ou corse, ou féminine. C’est sur cette division que s’est construite l’identité française traditionnelle et qu’elle s’est fortifiée depuis un siècle; et c’est ce moule qui s’est brisé. Il s’est brisé sous l’effet d’un double mouvement: un délitement interne du mythe porteur d’un projet national et un affranchissement libérateur de toutes les minorités.
Ce double mouvement s’est développé parallèlement pour se précipiter dans ces années cruciales, 1970-1980, où, décidément, la France a connu une mutation capitale. Le secret de l’avènement d’une “mémoire nationale” hégémonique, tyrannique, presque obsédante, est là : dans le passage d’une conscience historique de soi à une conscience sociale. En lieu et place de l’identité nationale, l’avènement des identités sociales. La foi traditionnelle dans la grandeur et le destin de la France a été minée de l’intérieur : les guerres, européenne, mondiale, coloniale – celle de 1914-1918, de 1939-1945, la guerre d’Algérie – n’ont pas seulement infligé une réduction réelle de puissance, mais un doute insidieux et profond sur la validité et l’infaillibilité du modèle national classique. Il s’est traduit par la remontée de tous les refoulés du sentiment national (de la Terreur pendant la Révolution à la torture pendant la guerre d’Algérie), par une crise de toutes les filières de formation nationale, Églises, syndicats, partis, familles ; par une incertitude sur la nature du message pédagogique; par une place difficile à définir entre poussées décentralisatrices et insertion dans un ensemble européen. Pendant ce temps-là, un puissant mouvement de décolonisation intérieure et d’émancipation des identités de groupes amenait chacune des minorités en voie d’intégration nationale à vouloir son histoire propre – sa ” mémoire ” -, à se la “réapproprier”, disait-on, et à en exiger la reconnaissance par la nation. Le cas juif serait, ici, éclairant à titre d’exemple. On n’aurait guère parlé de ” mémoire ” juive il y a encore trente ans. Même le souvenir de Vichy n’était pas principalement lié à la législation antisémite et à la responsabilité de l’État français dans la déportation et l’extermination. C’est le contraire aujourd’hui, et la “communauté juive” – un mot qu’on n’aurait pas non plus utilisé autrefois – n’a cessé de réclamer du président de la République la reconnaissance de cette responsabilité. Chose faite par Jacques Chirac le 16 juillet 1995 au Vel’ d’hiv’, où furent parqués les juifs de la grande rafle de 1942. Ce que l’on appelle en France “mémoire nationale” n’est autre que la transformation de cette mémoire historique de fond par l’invasion, la subversion, la submersion des mémoires de groupes.
Arrivés à ce point, l’important serait, bien sûr, d’entrer plus avant dans la description de l’économie interne de cette nouvelle mémoire. J’ai essayé de le faire dans les introductions et les conclusions des Lieux de mémoire. Contentons-nous donc ici, pour terminer, de souligner quelques-uns des effets directs, immédiats, de ce soulèvement récent de la mémoire. Il y en a, me semble-t-il, deux principaux.
Le premier consiste dans une intensification rapide des usages du passé, usages politiques, usages touristiques, usages commerciaux. Elle se traduit, par exemple, dans la montée en flèche de la courbe des commémorations, particulièrement évidente en France. La dernière décennie, (1989-2000) peut même paraître l’acmé de cette ère de la commémoration, encadrée d’une part par le Bicentenaire de la Révolution, qui a donné au phénomène, déjà bien lancé, toutes ses dimensions historiques, politiques, nationales, religieuses, idéologiques et symboliques, et de l’autre par la célébration de l’an 2000. Chaque année a apporté son lot de commémorations, de l’affaire Dreyfus au 1500e anniversaire de Clovis, du 80e anniversaire de l’armistice de 1918 au 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. La France est, je crois, le seul pays qui a créé depuis vingt ans une Délégation aux célébrations nationales. Cette prolifération commémorative a des raisons multiples : elles prouvent toutes que le passé a cessé d’avoir un sens unique et qu’un présent qui se double de sa propre conscience historique autorise forcément plusieurs versions possibles du passé.
Le second effet de cette économie nouvelle de la mémoire revient à déposséder l’historien du monopole qu’il avait, traditionnellement, de l’interprétation du passé. Dans un monde où il y avait une histoire collective et des mémoires individuelles, c’était lui qui avait sur le passé, une manière de contrôle exclusif. L’histoire dite scientifique avait même, depuis un siècle, puissamment renforcé ce privilège. À l’historien seul l’établissement des faits, l’administration de la preuve, la distribution de la vérité. C’était son métier, et sa noblesse. L’historien est aujourd’hui loin d’être le seul dans la production du passé. Il partage ce rôle avec le juge, le témoin, les médias, et le législateur. C’est une raison de plus pour opposer aujourd’hui, haut et fort, au “devoir de mémoire” que nous avons été quelques uns à proclamer il y a vingt ou vingt-cinq ans, un “devoir d’histoire”.
Car le véritable problème que pose aujourd’hui la sacralisation de la mémoire est de savoir comment, pourquoi, à quel moment le principe positif d’émancipation et de libération qui l’anime peut se retourner et devenir une forme d’enfermement, un motif d’exclusion, et une arme de guerre. La revendication de la mémoire est dans son principe une forme d’appel à la justice. Dans son effet, elle est devenue souvent un appel au meurtre. C’est peut-être le moment de reprendre, contre la mémoire, le procès qu’il y a un siècle Nietzsche instruisait contre l’histoire et de redire comme lui dans ses Considérations inactuelles, mais en remplaçant le mot “histoire” par le mot “mémoire”: “Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique [entendez : “mémoriel”] au-delà duquel l’être vivant se trouve ébranlé, et finalement détruit, qu’il s’agisse d’un individu, d’un peuple ou d’une civilisation.” C’est ce message de la mémoire dont nous devons, aussi, nous souvenir.
Published 19 April 2002
Original in French
First published by Transit 22/2002
Contributed by Transit © Pierre Nora / Transit / Eurozine
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