Is it possible to value time for oneself when barely able to make ends meet? Can fears of energy crises be soothed by ideas of fairer distribution? And can knowledge of more-than-human intelligence ease Anthropocene insecurity and feelings of isolation?
L'action collective face au changement climatique
Esprit: Le changement climatique a entraîné une prise de conscience des problèmes environnementaux globaux. On appelle “anthropocène” l’époque où l’humanité est devenue une force collective capable de changer les processus bio-géo-chimiques de la planète. Cela conduit-il à penser l’avenir de l’humanité différemment ? À créer des obligations nouvelles ? Le catastrophisme est-il lié à l’anthropocène ?
Catherine Larrère: Le terme d'”anthropocène” a été proposé par deux scientifiques (dont un Prix Nobel de chimie) pour qualifier l’époque géologique en cours, dans laquelle l’humanité est la force géophysique principale qui affecte l’ensemble de la planète. La proposition a été accueillie avec beaucoup de calme par leurs collègues spécialistes des sciences de la Terre : une sous-commission de stratigraphie doit présenter un rapport au prochain Congrès de géologie, en 2016. Les spécialistes de sciences humaines et sociales et même le grand public se sont, eux, emparés du terme, qui s’est répandu avec rapidité. C’est important. On a longtemps dit que les questions écologiques (ou environnementales) relevaient de la compétence des sciences de la nature. En adoptant le mot d’anthropocène, les spécialistes de sciences humaines montrent que les questions environnementales relèvent aussi de leur compétence tout en continuant à être naturelles. En liant un mot qui désigne l’humain (anthropos, “homme” en grec) et une terminaison qui est utilisée pour qualifier une époque géologique (l’anthropocène succède à l’Holocène et au Pleistocène), l’anthropocène réunit aujourd’hui deux domaines qui étaient séparés : la nature (ce qui relève de la nécessité) et la société (ce qui relève de la liberté). Il va falloir apprendre à traiter ensemble les deux, ce qui oblige les spécialistes de sciences sociales à réexaminer les catégories qui organisent leurs savoirs.
Ce qui importe aussi dans la différence de réaction entre les deux types de scientifiques, c’est que, pour les sciences de la Terre, il s’agit d’examiner les indices physiques d’une présence humaine prépondérante. C’est une affaire d’établissement des mesures, de collectes de données, de discussion des critères : cela prend du temps et on peut arriver à des résultats différents quant à la date où faire commencer l’anthropocène. Du côté des sciences sociales, ce qui retient l’attention, c’est la globalité du terme, sa capacité à appréhender l’ensemble de ce qui se passe sur la Terre.
Chantal Jouanno: Laissons aux scientifiques le débat sur la caractérisation géologique de l’anthropocène. Le politique n’a pas la légitimité pour identifier ce nouveau temps géologique où l’activité humaine serait devenue le premier déterminant de la planète. Mais ce constat ne me conduit pas à conclure qu’il faut attendre la décision des scientifiques pour penser politiquement l’anthropocène. Nous savons depuis l’invention de la bombe nucléaire que nous sommes capables d’influencer substantiellement le destin de l’homme et de la planète. Cette capacité est un choix qui appartient à quelques hommes. La question du climat est pire. Les dérèglements climatiques, leurs impacts potentiels majeurs sur l’humanité et la planète sont la conséquence des choix conscients ou non de tous les hommes, y compris de ceux qui ne sont plus. Contrairement à la bombe, nous ne choisissons pas les victimes et nous ne connaissons pas les conséquences. Nous héritons des choix de nos aînés et nos enfants subiront les nôtres. Mais notre part de responsabilité nous semble tellement infime que nous l’ignorons aveuglément.
Yannick Jadot: Je crois qu’une partie importante de l’opinion a compris que nos activités entraînaient une dégradation majeure des écosystèmes et donc de nos conditions de vie. En revanche, il est probable que cette perception n’intègre pas l’irréversibilité des phénomènes à l’uvre. L’idée de crise est omniprésente dans le discours politique, et comprend la perspective sous-jacente d’un retour à l’état antérieur. À l’extrême, l’idée est encore largement répandue que le scientisme permettra de réparer le productivisme et le consumérisme. Le catastrophisme est une porte d’entrée dans la compréhension de l’anthropocène. Il est omniprésent dans notre imaginaire, alimenté par les blockbusters américains. Comme l’expliquent très bien Bruno Latour et d’autres, le progrès comme processus d’affranchissement de la nature nous conduit à la catastrophe.
Intégrer de manière active ces notions revient à reprendre le contrôle de nos vies, à nous reconnecter avec les autres, à décider en toute connaissance des causes, pour nous réconcilier avec une nature dont nous sommes partie prenante. La difficulté majeure réside dans ce que les citoyens se sentent aujourd’hui exclus de leur destin par une globalisation libérale qui éloigne et dilue toutes les décisions. Ils sont pris d’un sentiment d’écrasement et d’impuissance qui les inhibe. Pour que l’anthropocène devienne le fil directeur de nos actions, il faut donc, d’une part, des dirigeants qui aient le courage d’en porter l’explication et le sens et, d’autre part, mettre en pratique à l’échelle de chacune et de chacun la reconquête de sa souveraineté, individuelle et collective.
Jean Pisani-Ferry: La responsabilité à l’égard de leur destin et de celui des générations futures concernait jusqu’ici, à des degrés variables, des individus, des collectivités plus ou moins étendues, des nations, mais pas l’humanité tout entière. Le changement de perspective est considérable et le choc est violent, d’autant qu’on s’est trop longtemps caché la réalité et que la prise de conscience s’est donc faite en l’espace d’à peine quelques décennies.
Bien sûr, la figure de la responsabilité commune n’est pas entièrement nouvelle. Sans remonter aux mythes et aux religions, on peut évoquer les alarmes sur la capacité du monde à se nourrir rationalisées par Malthus, les inquiétudes du Club de Rome sur la finitude des ressources ou, dans un autre ordre de questions, la prise de conscience par les grandes puissances de la seconde moitié du XXe siècle du risque d’autodestruction de l’humanité par les armes thermonucléaires. Dès les années 1960, Mancur Olson a éclairé les problèmes de l’action collective, et l’expression “tragédie des communs” s’est répandue à partir de 1968, date de la publication de l’article de Garrett Hardin.1
Ce qui est nouveau cependant est le fait que chaque acte individuel, même le plus minuscule, concourt de manière mesurable et qualitativement équivalente à des émissions dont les conséquences se feront sentir sur une très longue période, voire induiront des dommages irréversibles. Nous ne pouvons pas prendre argument de notre petitesse, car chaque gramme compte, et nous ne pouvons prétendre ni à l’oubli ni au pardon.
Cette réalité nous conduit à affronter une série de problèmes extraordinairement ardus, auxquels nous n’avons jusqu’ici pas donné de solutions satisfaisantes : celui de l’action collective internationale ; celui de la décision en situation d’incertitude et en présence de risques d’irréversibilité ; celui de l’équité intergénérationnelle ; et celui de l’équité internationale. Nous sommes intellectuellement conscients de leur difficulté et institutionnellement mal équipés pour les affronter. Cela se manifeste dans la violence des polémiques qui entourent le sujet.
Il faut cependant noter un changement d’importance : à Kyoto en 1997 et même jusqu’à Copenhague en 2009, une partie du monde pensait pouvoir dire qu’elle ne faisait partie ni du problème ni de la solution. Ce n’est plus le cas et c’est un très grand progrès : la Chine est au cur des discussions et des accords. Le GIEC, avec tous ses défauts, a fait un travail essentiel, et la fréquence croissante des événements climatiques a fait le reste.
Les urgences de l’action politique
Esprit: Dans le cadre des négociations de la COP21, on discute des objectifs globaux à fixer, à l’échelle mondiale, pour limiter le changement climatique. On a pourtant du mal à se représenter concrètement les mesures à mettre en uvre pour remplir ces objectifs. Entre l’horizon 2050 et les urgences de l’action politique, comment construire des objectifs intermédiaires et un calendrier conciliant des temporalités éloignées ?
Marie-Hélène Parizeau: Le cadre des négociations de la COP21 met en lumière au moins une chose : les conséquences des changements climatiques ne sont pas les mêmes pour tous et se vivent différemment au quotidien. Les mesures à prendre varient donc selon le fait que l’on habite une île du Pacifique appelée à disparaître, que l’on est un paysan dans un pays africain où les périodes de sécheresse sont plus intenses, que l’on est un Parisien qui respire mal lorsqu’il y a des pics de pollution, ou que l’on est un Québécois qui met le chauffage à 25 °C alors qu’il fait – 25 °C dehors. La diversité des situations réelles appelle des mesures en contexte. Cependant, la responsabilité non pas passée mais actuelle de l’augmentation du CO2 oblige les pays du Nord à questionner les modes de consommation d’énergie sous toutes leurs formes (du pétrole aux objets techniques). Les pays émergents doivent aussi se questionner sur leur modèle de développement économique fondé sur une énergie productrice de CO2. Les objectifs intermédiaires sont donc différents d’un pays à un autre. La prise de conscience globale et individuelle doit nourrir un mouvement d’actions locales, régionales, nationales et internationales, par-delà les résultats de la COP21. C’est donc à ces différentes échelles que des politiques et des actions peuvent être mises en uvre. Il n’y aura pas de recette miracle – ni de planifications sûres – étant donné qu’il s’agit de mesures concernant les transformations de l’économie, de l’agriculture, voire du système de santé. Les mesures peuvent prendre différentes formes mais il importe que les objectifs soient clairs (décarbonisation de l’économie, réduction des émissions de CO2 dans la production d’énergie, réduction de la surconsommation dans les pays du Nord, partage des savoirs, mécanismes de justice, etc.). La culture des résultats à court terme de nos sociétés gestionnaires ne devrait pas empêcher de se donner des moyens de transformation de nos modes de vie à long terme.
Certaines actions d’ailleurs se combinent et se mutualisent. Par exemple, transformer le parc automobile de l’essence à l’électricité progressivement par les voitures hybrides a un effet direct sur la qualité de l’air des villes et l’air étant moins pollué a aussi un effet sur la santé respiratoire des enfants, ce qui diminue le coût des hospitalisations et des traitements. Dans les pays du Nord, lorsque le plomb a été retiré de l’essence, les intoxications au plomb et les problèmes de santé associés ont disparu. Dans certains pays du Sud, l’essence a encore une teneur en plomb alors que les connaissances scientifiques sur ce sujet ont largement documenté les problèmes de santé. Je crois que si les enjeux de santé publique étaient davantage reliés aux questions d’énergie productrice de CO2, les citoyens se mobiliseraient davantage pour exiger des changements politiques et des normes de transition, avec des mécanismes de révision réguliers.
JP-F: Le découpage des actions en séquence est l’un des problèmes centraux, et il ne tient pas seulement au courttermisme. Ceux qui disent que l’humanité ne doit pas tenter de résoudre les problèmes de demain avec les instruments d’aujourd’hui se voilent sans doute la face, mais leur argument est en partie fondé. Il faut doser les efforts entre l’action immédiate et la recherche sur les technologies qui permettront d’agir efficacement dans dix ou vingt ans.
Cela peut paraître abstrait mais c’est une question majeure : le coût de la mitigation peut varier de manière considérable selon les technologies mises en uvre. Se fier au progrès technique et en tirer argument pour tout retarder serait criminel. Mais investir massivement dans la mise en uvre de technologies encore balbutiantes est inefficace et peut déboucher sur un découragement. On l’a vu avec la bulle du photovoltaïque d’il y a quelques années.
En situation d’incertitude, la méthode des rendez-vous périodiques est bonne, à condition bien sûr de ne pas en faire un prétexte à la procrastination. Or le risque est en l’espèce bien réel : nous visons une neutralité carbone après 2050, mais d’ici 2030 les émissions programmées continueront d’augmenter d’année en année – même si c’est à un rythme décroissant. Ce hiatus entre les ambitions à long terme et la modestie des efforts à court terme est inhérent au gradualisme grâce auquel on peut aujourd’hui viser un accord international. Il ne se réglera pas sans crise : il faudra, dans les prochaines années, qu’on opère un choix plus net entre limitation de la hausse des températures et adaptation aux transformations du climat. On verra cela après la COP21 et surtout lors du rendez-vous suivant.
YJ: Fixer des horizons temporels est essentiel à la fois pour s’inscrire dans la temporalité du climat (pouvoir réchauffant et durée de vie des molécules chimiques contribuant à l’effet de serre), penser et organiser les phases de transition pour l’économie, l’énergie, mais aussi l’organisation spatiale, sociale et démocratique de la société, et enfin guider les choix d’aujourd’hui. En Europe, une bonne partie des infrastructures énergétiques arrivent en fin de vie. Ce sont des milliers de milliards d’euros qui doivent être investis dans la décennie à venir. Et ces investissements détermineront une bonne part de nos systèmes énergétiques pour le demi-siècle !
Il faut également constater deux évolutions complémentaires qui rapprochent l’enjeu climatique de notre quotidien et de notre présent. Le dérèglement climatique n’est plus seulement cette alarme scientifique et des conséquences dramatiques pour les décennies à venir. Chacun en ressent aujourd’hui de plus en plus fortement les impacts. Mais surtout, lutter contre le changement climatique, c’est développer des milliers d’entreprises petites et grandes sur tous les territoires dans les économies d’énergie (et notamment le bâtiment) et les énergies renouvelables, dans les transports collectifs. C’est maintenir des paysans grâce à une agriculture de qualité et respectueuse de l’environnement. Ce sont donc de nombreux emplois locaux et non délocalisables à la clé. C’est redonner vie aux territoires, y compris en termes de services publics et de culture, et donc de démocratie. Alors que nous sommes bombardés de messages et de nostalgies sur le mode “c’était mieux avant”, la lutte contre le dérèglement climatique permet de retrouver l’espoir dans un futur positif et bienveillant. Ce n’est pas rien !
CJ: Le climat n’est pas un objet de négociations internationales classique. Nous connaissons précisément les conséquences des changements climatiques sur l’économie, la production agricole, l’accès à l’eau, la préservation des espèces, la pérennité des réserves halieutiques, les épidémies. Nous savons que les inégalités mondiales seront aggravées et que les premières victimes en seront les femmes, que le nombre de migrants climatiques pourrait être compris entre deux cents millions et un milliard, que les enjeux de sécurité sont immenses. Parce que nous sommes hors d’une négociation classique, la première des réponses politiques devrait être de modifier en profondeur les institutions.
CL: Anthropocène et changement climatique sont étroitement liés : c’est l’observation des changements liés aux émissions de gaz à effet de serre, et leur capacité à affecter profondément la planète (jusqu’à la tectonique des plaques semble-t-il) qui a conduit Crutzen à proposer de distinguer et de nommer une nouvelle époque géologique. Si bien que plutôt que de considérer, comme le font Amy Dahan et Stefan Aykut, le changement climatique comme “la signature emblématique” de l’anthropocène,2 je dirais volontiers l’inverse et ferais de l’anthropocène la signature du changement climatique. C’est non seulement le nom de notre empreinte, mais c’est surtout l’affirmation de la dimension globale du changement climatique. Ce n’est pas un phénomène sectoriel, c’est toute la planète et tout son régime qui sont affectés.
Cette vision globale permet à l’anthropocène de fonctionner comme un récit, comme un grand mythe, qui nous permet de nous situer dans le temps et d’anticiper nos actions. C’est pourquoi la question n’est pas seulement ce que l’anthropocène nous dit de vrai sur la période qu’il caractérise, c’est aussi celle de l’action qu’il nous permet d’organiser. L’action, et surtout l’action collective, qui n’est pas la simple application d’une décision prise au sommet mais passe par différents relais et différentes mobilisations, ne requiert pas seulement des connaissances positives, elle fait appel à l’imaginaire, à la croyance, aux mythes ou aux récits qui lui donnent sens.
Les acteurs du changement
Esprit: Quels seront les acteurs de ce changement ? On voit des métropoles se coordonner à l’échelle internationale, en contournant l’échelle étatique, pour porter leurs propres projets. Mais ce sont les États (à l’exception de l’Europe) qui négocient actuellement. Faut-il penser le changement dans le cadre national et étatique ou à d’autres échelles ?
CJ: Le climat est un bien public mondial. Il est déterminant pour la survie de milliards d’hommes et de femmes. Naturellement, les négociations ont vocation à être conduites par les Nations unies. Mais il serait cohérent qu’elles ne soient pas le seul privilège des diplomates, représentant les frontières des États-nations qui depuis plus de trente ans discutent dans des salles confidentielles. Il serait légitime que la société civile puisse participer aux négociations et pas seulement les observer, que les représentants des associations, des acteurs économiques et sociaux, des territoires négocient. Que les textes négociés soient accessibles en open source, que les pétitions citoyennes engagent les négociateurs. Il serait aussi légitime que la majorité des peuples puissent s’imposer à la minorité des États réfractaires. Le système international hérité du siècle dernier est réfractaire à cette évolution mais n’est pas incompatible avec elle. Nous pouvons penser de nouvelles formes de représentations ; elles impliquent une nouvelle conscience.
M-HP: Toutes les échelles sont importantes, du local au municipal, au régional, au national et à l’international. Et à chaque échelle, le temps de la discussion, de la négociation, est nécessaire à l’action. On ne change pas les politiques, les comportements et les façons de vivre sur papier. Il faut convaincre, montrer les conséquences des actions. C’est le temps de la démocratie, c’est ce qu’il faut réapprendre, dans une période où le temps de l’économie (le rapport trimestriel) dicte des actions à court terme et où sous prétexte d’efficacité, tout doit être mesuré (de préférence avec des algorithmes) comme si cela garantissait le résultat. D’une certaine façon, il faut, à toutes les échelles, réapprendre à vivre avec l’incertitude, le temps de la réflexion, en mobilisant des formes d’adaptation en fonction des contextes ou des situations tout en gardant le cap des changements à mettre en place. Le niveau des échanges internationaux est important parce qu’il mobilise des forces qui peuvent converger au lieu de s’affronter. Ce sont des relais indispensables parce que le local ne tient pas compte de la géopolitique.
JP-F: Ce qui se passe aux États-Unis est intéressant : l’action au niveau fédéral est entravée par les désaccords politiques, des États et des villes se mobilisent. Ce n’est pas spécifique au climat : les recherches de la Oxford Martin School ont montré que la coopération volontaire entre acteurs non étatiques avait souvent produit de meilleurs résultats que la négociation internationale. Dans le domaine du climat, des échelles plus réduites permettent de dépasser le sentiment d’impuissance individuelle qui menace. Au fond, ces coalitions à géométrie variable travaillent un peu dans l’esprit des collectivités dont Elinor Ostrom a montré qu’elles savaient traiter les problèmes d’action collective.3 Elles construisent un pont entre le niveau global et celui des citoyens.
Il ne faut cependant pas oublier qu’il est facile de se construire une virginité climatique en expulsant les fauteurs d’émissions de son territoire. Les calculs d’empreinte carbone montrent que le contenu en carbone de la consommation des pays avancés a beaucoup moins baissé que le contenu en carbone de leur production, parce qu’ils ont délocalisé l’industrie vers les pays émergents. Les villes et les entreprises peuvent de même afficher des bilans favorables, mais trompeurs.
Je crois donc qu’il faut combiner les deux : les acteurs non étatiques peuvent et doivent avancer, expérimenter, construire des consensus autour de l’invention de nouveaux modes de production et de vie. Mais les États doivent fixer les grands paramètres, et la communauté internationale doit tenir les comptes.
YJ: Il est vrai qu’on assiste à trois dynamiques très positives : la dynamique citoyenne en termes de prise de conscience, d’action individuelle et d’organisation collective ; la dynamique d’une partie du monde économique où coopératives, start-up, auto-entrepreneurs, PME et grandes entreprises font de la contrainte climatique une opportunité ; et la dynamique des collectivités locales, plus proches des habitants et plus éloignées des lobbies les plus conservateurs. Mais ce mouvement ne suffira pas à rester sous la limite de deux degrés. Les États ont des compétences qui pèsent très lourdement dans la balance climatique, que ce soit en matière d’infrastructures d’énergie ou de transport, en matière de modèle agricole, de réglementation ou de fiscalité et de solidarité internationale. Nous avons besoin qu’ils agissent plus vite et plus fortement. La mobilisation citoyenne pour la COP21 est donc essentielle. Les seules questions qui se posent en ce qui les concerne : combien de temps résisteront-ils aux révolutions citoyennes, énergétiques et locales qui sont en marche ? Basculeront-ils dans la société et l’économie climatiques avant qu’il ne soit trop tard ?
Esprit: Nous manquons sans doute encore de certains outils pour organiser la transition, voire le changement de modèle à la hauteur du défi climatique. Quelle place faut-il accorder aux mécanismes de marché ? À la planification publique stratégique ?
JP-F: Le grand débat concerne le rôle des prix et spécifiquement de la fiscalité du carbone. Les économistes, dont je suis, pensent qu’il est illusoire de changer les comportements si les prix sur le marché envoient de mauvais signaux aux acteurs. Cela ne veut pas dire que les prix suffisent : évidemment, la réglementation, la normalisation, le nudge, la conscience civique contribuent à façonner les normes sociales et à faire changer les comportements. Mais cela veut dire qu’on ne peut pas attendre d’une entreprise qu’elle redouble d’efforts pour économiser l’énergie si celle-ci lui est fournie à bas prix, ni d’un ménage qu’il acquière une voiture moins polluante si celle-ci se révèle sensiblement plus chère à l’usage que le modèle plus ancien qu’il possède. L’Agence internationale de l’énergie signale qu’un prix du pétrole bas fait courir le risque d’une diminution de 15 % des économies d’énergie aujourd’hui envisagées.
Beaucoup d’économistes prônent de fixer de manière crédible, par la fiscalité, une trajectoire à long terme de prix du carbone. Ce serait certainement la meilleure manière de donner de la visibilité aux entreprises et de leur permettre de faire des choix raisonnés en cohérence avec l’objectif commun. Mais cette proposition se heurte à des obstacles considérables : à l’échelle nationale, les gouvernements risquent toujours de revenir en arrière, comme on l’a vu chez nous avec l’écotaxe ; à l’échelle internationale, la fiscalité relève de la souveraineté, comme on l’a vu en Europe avec l’adoption d’objectifs en quantité plutôt qu’en prix.
C’est pourquoi a émergé l’idée de fixer une valeur sociale du carbone, en quelque sorte un prix affiché, à l’horizon de dix ans par exemple, qui puisse servir de guide aux décisions publiques et aux investissements privés, sans être immédiatement appuyé sur un mécanisme de taxation. Ce serait un engagement pour l’avenir sur la base duquel l’État ou des institutions publiques apporteraient leur garantie à des projets de lutte contre le changement climatique et leur permettraient de voir le jour.
L’idée est, il faut l’admettre, quelque peu osée, car la rentabilité d’un projet est fondamentalement déterminée par le système de prix dans lequel il s’inscrit au long de sa durée de vie. Fixer une valeur sociale, c’est émettre une promesse. C’est, pour prendre le langage de la finance, délivrer aux acteurs économiques, en échange de progrès vérifiables, une option de vente du carbone économisé. Cette promesse devra normalement être honorée par le prix du carbone qui prévaudra demain. Il se pourrait qu’elle ne le soit pas, auquel cas il faudrait soit que les entreprises fassent des pertes, soit que l’État prenne en charge le coût correspondant. Michel Aglietta, Étienne Espagne et Fabrice Perrissin-Fabert ont proposé de faire porter ce risque par la Banque centrale européenne, ce qui revient à suggérer que l’écart entre intentions et volonté pourrait déboucher sur une monétisation.4
L’attitude responsable serait de fixer dès maintenant une trajectoire de prix appuyée sur la fiscalité. L’attitude irresponsable serait de ne rien faire. La fixation d’une valeur sociale est plus responsable sur le plan climatique, en contrepartie d’une prise de risque sur les plans monétaire et financier.
M-HP: Il faut faire des différences entre les pays. Car certains mécanismes comme le Fonds vert partent d’une bonne intention, donner des moyens aux pays du Sud pour compenser et s’adapter aux changements climatiques. Cependant, la réalité de la corruption politique dans certains de ces pays est assez consternante. Certains mécanismes sont à revoir. Mon expérience est que dans un pays du Sud, si la coopération se fait avec les nationaux (ONG, municipalités) et avec des experts des pays du Nord (qui restent sur place pendant un certain temps et avec une continuité dans le travail), les risques de corruption et de détournement d’argent sont plus limités. Généralement, les solutions apportées seront plus adaptées aux besoins des gens et moins à des logiques de marché et de pouvoir (contrat accordé à des multinationales par exemple).
La planification publique est certainement un mécanisme administratif très français qui correspond à une tradition culturelle et politique. Cela a l’avantage de la continuité mais l’inconvénient d’une certaine rigidité face aux transformations sociales.
Quelle que soit sa forme, l’État a un rôle à jouer face à la production de CO2 et à la transition vers la décarbonisation de l’économie. Les entreprises locales ou internationales ont certes un pouvoir impressionnant mais l’État reste le lieu où s’exercent certaines prérogatives politiques. Il y a là un rapport de force qui se manifeste. En matière de changements climatiques, certaines multinationales ont intérêt à ce que rien ne change. Cependant, il est frappant de voir même en Amérique du Nord des modifications dans le comportement des citoyens. Les inconditionnels de la voiture se tournent vers les voitures hybrides ou électriques (il faut voir le succès économique de la voiture électrique de luxe Tesla aux États-Unis). D’autres plus nombreux marchent, prennent leur vélo pour aller au travail (du jamais vu il y a simplement dix ans). Ces actions individuelles puis regroupées collectivement ont forcé les municipalités à repenser les couloirs pour vélos, le déneigement des pistes cyclables. Il s’ensuit un mouvement de réappropriation des lieux de vie et pas simplement des interstices. Résultat, certaines entreprises s’adaptent, se diversifient, se relocalisent. Les gens ordinaires dans les villes ne passent pas leur temps dans les avions mais dans les transports quotidiens et ils ont soif de proximité, de relation, de liens sociaux. C’est aussi cela faire face aux changements climatiques, en tout cas dans les pays du Nord. Mais les embouteillages de voitures font aussi partie de la réalité des métropoles des pays du Sud avec toute la liste des problèmes de fond (pauvreté extrême, maladies, sous-alimentation, qui sont aussi renforcées par les changements climatiques, etc.).
YJ: La transition a besoin de temps. Les citoyens savent qu’il faut changer de modèle et modifier une partie de nos comportements. Mais pour cela, il faut les rassurer sur le fait que c’est possible et prometteur. L’action locale et la réappropriation d’une partie des décisions sur l’énergie, les transports, l’agriculture et l’alimentation sont déterminantes.
Le débat sur les mécanismes de marché est parfois trop théorique. Fixer un prix au carbone est essentiel. L’outil est souvent moins important que l’ambition politique qui le sous-tend. La purge du marché carbone européen pourrait faire monter son prix et réorienter les investissements. S’il fonctionne mal, c’est que les États ont organisé des flexibilités, exceptions, exemptions, qui le sabotent comme ils auraient saboté une fiscalité carbone si on avait gagné ce combat avant Kyoto.
La planification publique stratégique est utile pour fixer un horizon et des moyens d’y parvenir. Mais je crois qu’aujourd’hui, la responsabilité politique est d’ouvrir les espaces et de soutenir à travers des politiques publiques les initiatives de la société et du monde économique qui vont dans le bon sens. Pas de dire à la société ce qu’elle doit faire ni comment elle doit le faire.
Le destin de la planète et la démocratie
Esprit: Quels liens établir entre les règles et les pratiques démocratiques et les défis du changement climatique ? Faut-il les faire évoluer pour faire face à un changement d’ampleur historique comme celui-ci ? Quelle place donner aux sciences, aux savoirs, à l’analyse des risques, mais aussi à de nouveaux modes de consultation adaptés aux enjeux ?
M-HP: Les sciences et les technologies ont leur place à la fois dans l’analyse des risques et dans les solutions alternatives. Mais pour cela, il faut que le financement de la recherche publique ne soit pas nécessairement inféodé aux impératifs économiques. En cela, l’ouverture aux sciences sociales permettrait d’éviter de favoriser systématiquement l’hypertechnologie et les systèmes techniques centralisés complexes et fermés (comme dans la production et la distribution de l’électricité du nucléaire ou de l’hydroélectricité). Ensuite, il faut encourager la mobilisation des savoirs traditionnels et usuels qui sont aussi des savoir-faire et des connaissances vivantes reposant sur la mémoire des communautés. Ce que l’on appelle la co-construction des savoirs n’est pas toujours facile à mettre en uvre mais permet la circulation des connaissances tant du côté des savoirs traditionnels et usuels que du côté des sciences modernes. Un exemple est la collaboration en matière de changements d’écosystèmes et de migration des espèces pour documenter les impacts des changements climatiques sur l’érosion de la biodiversité. L’observation des oiseaux par les associations d’amateurs est précieuse pour les scientifiques, qui apprennent en retour aux amateurs leur méthode pour les aider à valider leurs données. On pourrait multiplier ces interfaces entre scientifiques et amateurs.
YJ: La globalisation et la révolution numérique nous imposent un tempo d’enfer : la finance, les informations et les émotions traversent la planète en quelques millisecondes et disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues. Le temps devient un trou noir, nos repères sont bousculés et nos vieilles démocraties sont désemparées. L’organisation verticale de la société est le dernier rempart d’une oligarchie politique, économique et culturelle pour garder le pouvoir. La société fuit les institutions, comme l’explique très bien Colin Crouch dans son travail sur la post-démocratie.5 Cette organisation est le principal obstacle à la réappropriation de la politique par les citoyens qui, pour partie, préfèrent adopter une organisation démocratique horizontale, plus dynamique et égalitaire. Ce sont les “petites poucettes” décrites par Michel Serres.6 Là encore, la clé, c’est l’empowerment. Mais le chemin reste long car beaucoup de nos concitoyens s’accrochent au fantasme bonapartiste du chef providentiel, père de la nation et protecteur du peuple.
La science, le savoir, l’analyse des risques ont permis de structurer le débat sur les crises écologiques. L’association des citoyens et des organisations de la société civile aux objectifs, aux processus comme aux résultats de la recherche n’a jamais été aussi urgente. Malheureusement, la privatisation croissante de la recherche publique et son financement par les lobbies les plus conservateurs sur l’énergie, les transports, l’industrie ou l’agriculture vont à l’encontre de ce qui est nécessaire. Mais là aussi, des dynamiques d’innovation technologique, sociale, politique à plus petite échelle, au niveau local ou structurées en réseau sont à l’uvre et font vivre un contre-modèle prometteur. Bien sûr, les conférences de consensus par exemple sont de très bonnes initiatives pour associer les citoyens aux décisions en matière de recherche ou de déploiement d’innovations.
CJ: L’émergence de problématiques planétaires exige une nouvelle conscience, celle d’un destin lié. Nous sommes tous les maîtres du destin de la planète, et plus encore de l’humanité. Pour simplifier, en faisant le minuscule choix de manger des fraises en hiver, je dois avoir conscience que je porte atteinte au destin de l’humanité. Le problème central de la planète n’est donc pas la couche d’ozone, les oxydes d’azote, les dioxydes de carbone ou le méthane ; c’est le manque de conscience globale.
Notre vision de l’homme utilitariste et relativiste imprègne nos modèles économiques, juridiques, sociaux et donc politiques. Nous ne pourrons pas modifier nos institutions sans profondément modifier nos présupposés anthropologiques.
Le politique doit penser le monde dans la conscience que nous partageons les mêmes instincts moraux, les mêmes intuitions comme la bonté et l’empathie. Le défi climatique nous oblige à une nouvelle étape de la conscience qui rejoint le livre de Jean-Marie Pelt et Pierre Rabhi, Le monde a-t-il un sens ?7 Ils nous montrent que le sens de ce monde est celui du principe d’association qui l’a toujours emporté sur la dissociation. La science nous invite à une nouvelle conscience globale, intégrative et bienveillante. Loin des récits d’invasions, de menaces, d’extrémismes, de totalitarismes, le récit politique doit porter cette nouvelle conception de l’homme et donc du monde. Ce récit est fondamentalement politique car il ne se résigne pas à la violence.
JP-F: La démocratie n’a été pensée ni pour résoudre les problèmes intergénérationnels, ni pour traiter les problèmes internationaux. On ne va pas revenir à l’empire dynastique, donc il faut inventer autre chose. Nous en sommes aux balbutiements : l’expertise prend une place croissante, la société civile invente, les États innovent, les villes expérimentent, mais il faut admettre que tout cela pèse assez peu lorsque la politique traditionnelle reprend ses droits de manière violente : l’affaire des “Bonnets rouges” bretons contre l’écotaxe est là pour le rappeler.
Esprit: Du fait des contraintes électorales, on présente parfois les institutions démocratiques comme peu propices à promouvoir les décisions de long terme, qui supposent résolution et continuité de l’action. Dans cette perspective, l’hypothèse selon laquelle des régimes autoritaires permettraient une plus grande efficacité a-t-elle un sens ? Sinon, quels sont les avantages comparatifs des démocraties ? Et les atouts d’un système de coopération régionale intégrée comme l’Europe ?
YJ: La lutte contre le dérèglement climatique nécessite des changements en profondeur de la société. Qu’on le veuille ou non, ce thème est aujourd’hui central. Il va bien au-delà de la seule réduction des émissions de gaz à effet de serre et porte sur les systèmes énergétique et agricole, le modèle de développement au Nord et au Sud, la solidarité et l’accès équitable aux ressources, la gouvernance mondiale et la place des acteurs non étatiques, le sens du progrès et la place de la technoscience, le comportement de chacune et de chacun et la communauté de destin à l’échelle planétaire, la dette écologique et l’avenir de l’humanité… Seule une participation active et consentante des citoyens peut nous permettre de faire face à l’ampleur des changements à réaliser. La démocratie reste donc le moins mauvais de tous les régimes, surtout si elle articule démocratie représentative et responsable avec démocratie participative et vivante ! Nous ne sommes pas condamnés à ce que nos dirigeants soient d’abord des facilitateurs du commerce international, paralysés par le court terme et l’électoralisme.
Il n’y aura pas d’accord mondial sur le climat sans leadership européen. Ce ne sont ni les États-Unis ni la Chine qui l’assumeront, que ce soit en matière de transition énergétique ou d’aide pour les pays du Sud, les premières victimes et les moins responsables du dérèglement climatique. Dans les années 2000, l’Europe a été à la hauteur de l’enjeu sur la transition énergétique, en adoptant des lois et des règles qui favorisaient les économies d’énergie dans les bâtiments, les transports et le développement des énergies renouvelables. Elle est en bonne position pour s’imposer à l’échelle globale dans la géopolitique de l’énergie, peser dans les négociations, et offrir un cadre de développement favorable à des politiques publiques décentralisées et aux acteurs locaux.
Mais avec les premiers succès de cette transition et avec la crise économique, les mastodontes du pétrole, du gaz et du nucléaire ont vu leur rente et leur pouvoir se réduire. Ils ont usé de leur influence et de leurs réseaux pour convaincre de trop nombreux dirigeants européens de les protéger plutôt que de protéger le climat et d’accélérer la modernisation de notre système énergétique.
Pourtant, plus de la moitié des nouvelles installations de production électrique dans le monde sont dorénavant des renouvelables, 80 % en Europe. Le coût du photovoltaïque a été divisé par cinq depuis 2008 et les énergies renouvelables sont désormais compétitives. Alors que la moitié des renouvelables en Allemagne appartiennent à des particuliers et des coopératives, le mouvement se développe enfin en France : après le parc éolien 100 % citoyen de Béganne en Bretagne, les projets coopératifs se multiplient.
Nous vivons donc un moment de basculement, une guerre de l’ombre, derrière les discours emphatiques et les publicités mensongères. Un nouveau modèle énergétique émerge à côté du vieux modèle centralisé, obsédé par la rente, bâti sur l’offre et monopolisé par quelques géants qui se partagent le marché. Ce nouveau modèle est décentralisé, construit sur les besoins, centré sur les citoyens et les acteurs locaux des coopératives, des PME, des villes et des régions.
L’Union européenne est dans ce moment d’hésitation, de conflit brutal entre des intérêts divergents mais où la puissance financière et politique reste du côté des fossiles. Cela se traduit par de flagrants délits de contradiction : il y a moins d’un an, le jour même de la publication du rapport du GIEC posant un diagnostic alarmiste sur l’évolution du climat, François Hollande se déplaçait en Alberta pour soutenir les projets de Total dans l’extraction des très polluants sables bitumineux canadiens. Nos dirigeants doivent cesser de regarder en arrière : la lutte contre le dérèglement climatique n’est pas seulement une responsabilité devant l’histoire de l’humanité, c’est aussi une formidable opportunité pour sortir des crises que nous traversons !
JP-F: Le comportement du Congrès américain incite au désespoir démocratique et peut conduire à fantasmer sur le despotisme éclairé, mais la Russie, la Chine ou l’Arabie saoudite ne sont pas exemplaires en matière climatique. Relisons Churchill et faisons avec ce que nous avons.
L’Union européenne est, c’est vrai, un échelon important. D’abord, bien sûr, parce qu’elle a une capacité de négociation avec les autres acteurs majeurs, même si elle n’en a pas fait bon usage à Copenhague. Ensuite, parce qu’elle permet de donner une certaine stabilité aux engagements, en ce domaine comme en d’autres. C’est d’autant plus vrai que l’absence, très anormale et dommageable, d’une organisation mondiale de l’environnement ne permet pas de s’appuyer sur un corpus de règles internationales, comme c’est le cas en matière commerciale ou financière. L’Europe joue donc un peu le rôle de substitut à cette organisation manquante.
Mais l’Union a été handicapée par ses propres dysfonctionnements. Parce que la fiscalité relève de l’unanimité, nous nous sommes embarqués dans le mécanisme des quotas d’émission et parce que nous n’avons pas su nous engager à long terme, nous en avons borné l’horizon. Le résultat est que nous avons fabriqué une machine à produire de l’instabilité.
Trouver l’équilibre
Esprit: Pour certains, donner la priorité à la réduction de notre impact sur le climat, c’est prendre le risque de se priver d’innovations qui, demain, pourraient apporter à moindre coût la résolution de problèmes aujourd’hui insolubles. Ralentir le développement serait priver les générations futures, particulièrement dans les pays du Sud, des opportunités de répondre selon leurs choix aux évolutions de l’environnement. Y a-t-il un équilibre à trouver entre une modification en profondeur des comportements et des modes de production au nom des risques écologiques et le maintien d’une stratégie d’innovation technique ? En quoi la notion de transition offre-t-elle une possibilité de définir cet équilibre ?
CL: D’abord, il faut rappeler que le changement climatique n’intègre pas tout. Dans un avis récent, le Conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité considère que l’actuel Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC) ne prend pas suffisamment en compte la biodiversité et la complexité des interactions entre biodiversité et climat. Il souligne le besoin de développer nos connaissances sur les mécanismes de réponse de la biodiversité aux dérèglements climatiques et sur ses effets en retour sur le climat, ainsi que sur les limites de ces processus dans les stratégies mises en uvre. Il est important de rendre compatibles les politiques d’adaptation et d’atténuation du changement climatique avec la préservation de la biodiversité. Guillaume Sainteny, dans un livre publié à l’automne 2015,8 explique comment la question climatique occulte de nombreux problèmes environnementaux, dont la biodiversité, mais aussi les pollutions. Or il y va aussi de la mobilisation autour des objectifs environnementaux : les particules fines n’ont pas grand effet sur le changement climatique, mais elles affectent beaucoup la santé, ce qui intéresse les gens.
Le climat est un phénomène à la fois global et partiel, ou compartimenté. C’est vrai pour d’autres dimensions des problèmes environnementaux, et encore plus pour ce qui est en dehors de l’environnement, ou qui n’y apparaît pas lié. C’est vrai au niveau mondial (Daech) comme au niveau national (le Front national). Récemment réunis dans un dossier,9 des articles tentaient d’expliquer pourquoi certains intellectuels (ou nommés tels) inclinaient vers le FN. Cela donnait un tableau général de la conjoncture politique française actuelle. Or, à aucun moment, les problèmes climatiques et les menaces qu’ils représentent n’étaient pris en considération. Danièle Sallenave s’inquiétait des déclinistes ou des catastrophistes, mais il ne s’agissait pour elle que de positions de droite (French bashing), il n’était fait aucune allusion aux adeptes de la décroissance, portés à appréhender la catastrophe climatique.
Il y a ainsi plusieurs mondes globaux qui coexistent. On n’est plus dans l’éclatement relativiste de multiples petits récits (la post-modernité), car tout est mondialisé, mais dans la juxtaposition de grands récits qui s’ignorent. Cela conduit à une certaine schizophrénie : chacun est persuadé de faire partie du monde global important et ne s’occupe pas des autres.
Cela peut même conduire à des propositions curieuses. Dans un texte de préparation de son prochain livre, Clive Hamilton, adepte de l’anthropocène, convaincu que le changement climatique prépare l’une des pires catastrophes ayant jamais existé, se demande qui en est responsable, c’est-à-dire coupable (car la perturbation du climat de la Terre est l’un des plus grands “crimes” de l’humanité), et fait la liste des groupes que l’on peut accuser. Il y a les climato-sceptiques (qu’il appelle négationnistes), les hommes politiques qui ont ralenti ou empêché la prise de mesures efficaces. Et puis, il y a les intellectuels, qu’il faut aussi blâmer (un peu). Ils savent la vérité, mais ils n’en tiennent pas compte : elle reste abstraite pour eux. Parmi ceux-ci, il cite Tariq Ali à qui on a récemment demandé : où en serons-nous à la fin du siècle ? Il a répondu sans faire aucunement mention du changement climatique.10
Considérer comme un “crime” de ne pas tenir compte de la vérité me paraît absurde. Et inefficace. Je ne vais pas blâmer Danièle Sallenave, ni l’accuser de trahir son devoir vis-à-vis de la vérité. Mais cela pose la question de savoir comment le plus grand nombre de gens possible peuvent intégrer la réalité du changement climatique dans leur vision des choses et la mettre en relation avec d’autres éléments de la conscience actuelle. Cela ne s’obtiendra pas par la peur, mais c’est nécessaire à l’action collective.
Ce que cette situation illustre aussi, c’est que l’anthropocène ne fournit pas un récit unique : aux deux extrémités on trouve, d’une part, l’ambition de géo-ingénierie (manipulation du système-Terre visant à en modifier le climat, à notre avantage) qui voit dans l’anthropocène la poursuite d’une maîtrise de la nature qui a enfin atteint le niveau global, et, d’autre part, la vision catastrophiste, pour laquelle l’anthropocène signifie que la Terre, devenue imprévisible, échappe à notre contrôle, que des ruptures brusques peuvent se produire sans que nous puissions rien faire. Suivant que l’on adoptera l’un ou l’autre récit, on n’agira pas de la même façon.
JP-F: Encore une fois, ces problèmes sont très réels et très complexes. J’ai déjà parlé des innovations, la question de l’équité internationale est tout aussi difficile. On ne peut pas écarter d’un revers de main l’argument de ceux qui disent qu’adopter, pour évaluer les projets, un taux d’actualisation voisin de zéro, c’est-à-dire faire peser d’un même poids le bien-être des générations futures et celui des générations actuelles, c’est oublier qu’un milliard d’habitants de cette planète vivent encore avec moins de deux dollars par jour et souffrent de maladies qu’un investissement modeste permettrait de faire reculer. Il faut trouver un équilibre qui favorise le développement au sein d’un monde à bas carbone.
YJ: Une bonne partie de la classe politique, des dirigeants économiques et des intellectuels s’accroche à une conception du progrès construite il y a deux siècles : le positivisme. Ce dernier, en misant sur la science, le progrès technique et l’éducation, poursuivait l’uvre utile de la Renaissance et de la Révolution : nous sortir des croyances théologiques et améliorer formidablement les conditions de vie des populations. Mais soutenir aujourd’hui de la même façon un progrès fondé sur le scientisme, le productivisme et le consumérisme, c’est défendre une autre croyance théologique.
Car le progrès économique se confond désormais avec la croissance du PIB, le progrès technologique avec le déploiement de l’innovation, et la recherche permanente de gains de productivité sur le travail s’accompagne d’une explosion des inégalités, du chômage, de la précarité et des maladies psychosociales. Malgré les dégâts liés à notre modèle de développement, nous sommes encore trop peu à interroger nos modes de production et de consommation, notre soif de pouvoir sur toutes les autres formes de vie, ou encore notre foi dans les technologies salvatrices. Trop peu, malgré la perte de sens de nos sociétés, à réfléchir sur le sens du progrès et de l’émancipation individuelle et collective.
Cela ne signifie en rien le rejet de l’innovation. Au contraire. Mais c’est assumer que l’innovation technologique n’est jamais seulement technologique ; elle est aussi sociale, culturelle et démocratique. Pour revenir sur la guerre de l’ombre que je mentionnais plus haut, il faut mesurer combien les innovations technologiques en matière d’énergies renouvelables par exemple (on aurait pu prendre l’agriculture) ouvrent d’immenses espaces de réappropriation citoyenne de l’énergie lorsqu’elles s’accompagnent d’innovations sociales et démocratiques.
Il faut même réaliser la dimension absolument révolutionnaire d’une transition énergétique où chacun, individuellement ou collectivement, peut produire l’énergie dont il a besoin à partir du soleil, du vent, de la biomasse, du sol ou de l’eau. Le choix citoyen en lieu et place des intérêts des grands groupes énergétiques ; la démocratie plutôt que les dictatures du pétrole ; l’intérêt collectif plutôt que le profit ; le partage plutôt que la rente ; la convivialité plutôt que la menace nucléaire. Comme pour le peer-to-peer en informatique, personne n’arrête les individus lorsqu’ils s’emparent d’une technologie décentralisée désormais disponible, surtout lorsqu’elle répond à une envie d’autonomie, de collectif et de responsabilité.
Voir Mancur Olson, Logique de l'action collective, trad. Mario Levi, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2011 et Garrett Hardin, "The Tragedy of the Commons", Science, 162, décembre 1968, p. 1243-1248.
Stefan C. Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 581.
Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, New York, Cambridge University Press, 1990.
Michel Aglietta, Étienne Espagne et Fabrice Perrissin-Fabert, Une proposition pour financer l'investissement bas carbone en Europe. Note et analyse, 2015, disponible sur www.strategie.gouv.fr
Colin Crouch, Post-démocratie, trad. Yves Coleman, Zurich, Diaphanes, 2013.
Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012.
Jean-Marie Pelt et Pierre Rabhi, Le monde a-t-il un sens ?, Paris, Fayard, 2014.
Guillaume Sainteny, Le Climat qui cache la forêt. Comment la question climatique occulte les problèmes d'environnement, Paris, Rue de l'Échiquier, 2015.
Le Monde du 15 octobre 2015.
Tariq Ali, "The New World Disorder", London Review of Books du 9 avril 2015.
Published 16 December 2015
Original in French
First published by Esprit 12/2015
Contributed by Esprit © Yannick Jadot, Chantal Jouanno, Catherine Larrère, Marie-Hélène Parizeau, Jean Pisani-Ferry / Esprit / Eurozine
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