La solution européenne à la ‘Question macédonienne’
Tout au long de son histoire, l’État, le peuple, l’histoire et la culture de la Macédoine du Nord ont fait l’objet de litiges et de revendications concurrentes de la part des pays de la région. Ces attitudes sont toujours présentes, comme en témoignent les positions anachroniques adoptées par les voisins de la Macédoine du Nord ou encore le veto opposé par la Bulgarie aux négociations d’adhésion à l’UE en novembre dernier. Pourtant, l’intégration européenne constitue le seul chemin durable vers la stabilité pour les Balkans.
En mars 2020, la République de Macédoine du Nord devient le 30e membre de l’OTAN, changeant son nom de l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM) en 2018 pour surmonter le veto de la Grèce. Longtemps retardée, une invitation à entamer des négociations d’adhésion à l’UE est attendue. Cependant, le 17 novembre 2020, la Bulgarie bloque le déroulement des négociations en raison de différends sur l’histoire, la langue et les politiques « d’identité nationale ».
Le Département d’État américain a exprimé sa déception, tout comme les représentants de l’UE et les dirigeants des États membres. Tous ont appelé les deux pays à résoudre leurs problèmes bilatéraux, mais aucune solution rapide et facile ne se profile à l’horizon.
La décision du gouvernement bulgare n’était pas surprenante, étant donné la présence d’une mouvance populiste et des exemples d’histoires similaires impliquant la Macédoine du Nord. Toutefois au regard de l’objectif de stabilité recherché sur le long terme en Europe du Sud-Est, elle n’en demeure pas loin étonnante. Cet objectif ne pourra pas être atteint tant qu’une solution durable n’aura pas été trouvée à la question de la Macédoine du Nord.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas le Kosovo qui encourt le plus grand risque pour la région, mais bien la Macédoine du Nord. Le Kosovo était une “province autonome” de l’ancienne république fédérée de Serbie et, bien que le problème soit aigu, il ne concerne que deux pays. En revanche, le cas de la Macédoine du Nord revêt de multiples implications régionales.
La ‘Question macédonienne’
Dans un manuel publié en 1977, la Macédoine était décrite au tournant du XXe siècle ainsi :
La population était divisée en neuf groupes distincts : Les Turcs, les Bulgares, les Grecs, les Serbes, les Macédoniens, les Albanais, les Valaques ou Kutzo-Vlaques, les Juifs et les Tsiganes […] Les Bulgares utilisaient des arguments linguistiques pour démontrer que les Slaves macédoniens étaient bien leurs frères. Les anthropologues serbes soutenaient que leur fête de la slava, également présente chez les Macédoniens, faisait d’eux des Serbes. Les Grecs ont cherché à démontrer que toute personne se trouvant en Macédoine sous l’autorité du patriarche œcuménique était grecque. Chaque nation a donc utilisé tous les arguments imaginables pour étayer ses revendications, et chacune d’entre elles pouvait effectivement être contestée […]. La Bulgarie, la Grèce et la Serbie souhaitaient toutes acquérir la Macédoine ou une partie importante de celle-ci pour trois raisons principales. Premièrement, cela permettrait d’élargir l’État et d’y incorporer davantage de ressortissants. Deuxièmement, l’acquisition des vallées fluviales du Vardar, de la Struma et des voies ferrées qui les traversent présenterait de grands avantages économiques. Troisièmement, et peut-être le plus important, celui qui contrôlerait la Macédoine serait la nation la plus forte de la péninsule. Pour les grandes puissances, cette dernière préoccupation était certainement la plus importante.
Cette description constitue un compte rendu complet de la manière dont la Macédoine était perçue et appréhendée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Au cours de cette période, le discours sur la Macédoine a accouché de ce que l’on appelle depuis lors la « Question macédonienne ». Au tournant du 20e siècle, la Macédoine apparaît non pas comme un ensemble autonome doté d’un projet politique propre, mais comme un espace défini par le croisement de points de vue extérieurs, au premier rang desquels les attitudes politiques de ses voisins.
Selon ce discours, les nations limitrophes estimaient que la Macédoine était un ajout naturel à leur propre achèvement ; les questions relatives à l’histoire, à la langue, à l’ethnicité, etc. soutenaient les ambitions territoriales. Dans le même temps, les « grandes puissances » telles que l’Allemagne, la Russie, l’Autriche-Hongrie et la Grande-Bretagne considéraient que la Macédoine revêtait une importance particulière. Quiconque contrôlait la Macédoine, pensaient-ils, pouvait exercer un contrôle sur l’ensemble de la région.
Aujourd’hui, l’idée de revoir les frontières des États est anachronique. Il n’y a pas non plus de raison de penser que la Macédoine du Nord a conservé l’importance stratégique qu’on lui attribuait autrefois. Et pourtant, l’attitude de ses voisins rappelle encore l’ancien discours. Aujourd’hui, les États voisins contestent la langue de la Macédoine du Nord, son histoire et toutes sortes de symboles nationaux.
Il est difficile de dire à quoi ressemblerait une satisfaction totale de ces revendications. Si ces demandes étaient satisfaites, la Macédoine du Nord conserverait son territoire et ses institutions étatiques – mais pas sa langue, sa culture et son histoire. Il s’agirait d’une construction très exotique, et véritablement absurde. Pourtant, cette image fantastique a des implications politiques et sécuritaires directes pour la région.
Un corps politique divisé
Une deuxième série de risques résulte des tensions entre les communautés slave et albanaise. Les Albanais ont contesté leur statut dans le cadre de la Constitution ethno-nationaliste de 1991 et ont exigé des changements pendant de nombreuses années. La Constitution leur avait attribué un rang politique de seconde classe en tant que communauté non “constitutive” de la nation macédonienne, comme c’était le cas pour la communauté slave. Cet arrangement ethno-constitutionnel a conduit à une série d’autres lois, décisions politiques et pratiques discriminatoires. En 2001, le conflit a dégénéré en une courte guerre civile. Les communautés albanaises n’ont toutefois pas soutenu une séparation territoriale et ont limité leurs demandes à un statut constitutionnel égal.
Il est juste de dire que l’ancienne République yougoslave de Macédoine a évité la désintégration territoriale grâce à la modération des communautés albanaises. L’État lui-même était faible et incapable d’imposer une volonté politique centrale. Le conflit a été résolu grâce à une médiation internationale menée par James Pardew, dépêché par le secrétaire d’État américain Colin Powell, et le représentant de l’UE François Léotard. Le résultat s’est matérialisé avec l’accord d’Ohrid en 2001, une réforme à grande échelle de la constitution existante.
Depuis lors, l’ARYM/Macédoine du Nord a connu une succession de crises politiques. Parfois, celles-ci se sont développées selon des lignes ethniques, comme ce fut le cas en 2017, lorsqu’un Albanais de souche a été élu président du parlement. Cependant, d’autres facteurs ont également joué un rôle, comme la corruption, la discrimination, la haine traditionnelle, la radicalisation politique et le manque de contrôle sur l’immigration en provenance du Kosovo. Cette combinaison a été responsable des affrontements de Kumanovo en 2015, impliquant un groupe albanais armé se faisant appeler l’Armée de libération nationale. Ces affrontements ont fait des dizaines de morts de part et d’autre, de nombreux blessés parmi les forces de l’ordre, et ont donné lieu à des pistes de terrorisme.
Le plus souvent, les crises politiques ont impliqué une corruption politique et institutionnelle de haut niveau. En 2015, une enquête de l’UE a souligné « la fraude électorale, la corruption, l’abus de pouvoir et d’autorité […] le chantage, l’extorsion […] les dommages criminels ». Depuis 2001, l’ARYM/Macédoine du Nord a toujours été au bord de la faillite ou de l’effondrement de l’État, mais a survécu contre vents et marées. La Macédoine du Nord se trouve également dans une situation économique difficile, avec un taux de chômage allant jusqu’à 20 % et une économie informelle importante. La pandémie n’a fait qu’aggraver cette crise économique.
Enfin, au cours des 20 dernières années, le pays a glissé sur la pente raide du nationalisme. Cette guerre symbolique a détourné une énergie sociale précieuse pour transformer Skopje en un musée national. Ce type de propagande d’État ne se limite pas à l’espace architectural de la capitale, mais se poursuit à tous les niveaux de la politique, de l’éducation et des médias.
Ces facteurs signifient que l’État continue d’exister en tant qu’entité politique divisée et problématique. L’effondrement de l’État n’est pas un danger imminent, comme en 2001, mais un risque perpétuel. Les missions diplomatiques ad hoc ne permettent pas d’instaurer une stabilisation durable. Un nouvel accord d’Ohrid, des amendements à la Constitution, voire une nouvelle Constitution, ne suffiraient pas. Quelque chose de fondamentalement différent est nécessaire.
Au-delà de la balkanisation
Il est dans l’intérêt de tous les pays voisins de se détacher de la “Question macédonienne” et de commencer à penser en termes de stabilité globale des Balkans. L’ensemble de la région doit prendre très au sérieux le scénario de la désintégration de la Macédoine. Si cela devait se produire, il en résulterait deux demi-États non viables ou deux communautés apatrides. Une telle évolution aurait un effet domino immédiat. L’ensemble des pays voisins subirait de graves dommages en conséquence.
Le redécoupage des frontières dans cette partie des Balkans a été périodiquement suggéré par certains hommes politiques occidentaux, comme David Owen, ancien Ministre britannique des Affaires étrangères et négociateur pendant les guerres des Balkans dans les années 1990. Cependant, aucun pays de la région n’a la capacité d’absorber une grande partie de la population, de l’économie et de la société de la Macédoine du Nord, même s’il le voulait et même si les principaux acteurs internationaux étaient d’accord, ce qui semble actuellement improbable.
Les risques ne peuvent donc être minimisés que par l’adhésion de la Macédoine du Nord à une grande communauté réglementée. Par le passé, l’Empire ottoman et la Fédération yougoslave ont fourni des garanties de sécurité et empêché des forces extérieures de constituer des poches d’occupation autour de la Macédoine – même s’ils ont également impliqué des politiques de répression et d’assimilation. L’OTAN fournit des garanties de défense mais œuvre peu en termes de stabilisation et de développement de la société. La pleine adhésion à l’UE est le seul moyen d’ouvrir la voie à une Macédoine du Nord stable.
Les médiateurs internationaux, les principaux États membres de l’UE et les missions américaines doivent s’efforcer de convaincre la Bulgarie de soutenir le processus d’intégration de la Macédoine du Nord. Ce n’est pas une tâche facile, car la politique actuelle bénéficie d’un soutien massif de la part des Bulgares, un peu comme la demande de la Grèce de changer le nom de la Macédoine.
Il ne suffit toutefois pas de forcer le gouvernement bulgare à se soumettre aux pressions extérieures. Au contraire, la facilitation internationale devrait promouvoir un changement radical du langage avec lequel les voisins de la Macédoine du Nord parlent du pays. Les gouvernements bulgare et macédonien doivent être persuadés d’une vérité toute simple : l’intégration internationale vise à garantir la paix et la sécurité, et non l’histoire, les symboles, les souvenirs et les émotions populaires. Les deux gouvernements doivent mettre un point d’honneur à remplacer le langage du souvenir romantique par un langage pragmatique de sécurité internationale.
Donner à la Macédoine du Nord une véritable chance d’intégration européenne serait une réalisation cruciale pour démanteler la réalité de la balkanisation des Balkans, qui trouve un puissant écho dans la très contestable “Question macédonienne”.
Published 10 June 2021
Original in English
First published by Eurozine (English version); Green European Journal (French version)
© Srtefan Popov / Green European Journal / Eurozine
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