La pornographie, outil d'oppression?
Depuis son apparition sous forme littéraire ou iconographique
dans l’Antiquité, la pornographie a été souvent contestée ou interdite.
Longtemps, elle n’a concerné principalement que certaines
marges de la société. Au XXe siècle, le relâchement du contrôle
exercé sur les moeurs et le développement du cinéma puis de la télévision ont considérablement élargi son espace social de diffusion.
L’interdiction religieuse et le recours très flou à l’atteinte aux bonnes
moeurs1 ne suffisant plus, la demande d’encadrement strict ou
d’interdiction de la pornographie cherche alors à s’appuyer sur une
argumentation philosophique. Dans cette nouvelle manière de
formuler les normes, le statut de la femme est progressivement pris
en compte, et la question de la pornographie devient un objet de
débat au sein même des mouvements féministes.
Libération sexuelle contre morale conservatrice
Jusqu’au début des années 1980, le discours prohibitionniste2 en matière de pornographie continue néanmoins de mobiliser des arguments principalement liés à une morale sexuelle traditionnelle.
Il ne s’appuie pas sur l’idée que la diffusion de pornographie
pourrait constituer une forme d’injustice pour les femmes. La
demande d’encadrement strict ou d’interdiction s’appuie sur les
dangers que la pornographie ferait courir à des institutions sociales
comme la famille. La pornographie est supposée encourager une
sexualité débridée, détournée de la vie conjugale et de sa finalité
procréatrice. Elle menace l’hégémonie d’un mode de vie reconnu
comme socialement utile.
Le discours prohibitionniste insiste aussi sur les effets addictifs
auxquels est exposé le consommateur de pornographie. Celle-ci peut
troubler son jugement, déterminer ses comportements et appauvrir
la qualité de ses relations avec autrui. Comme aucune étude médicale
n’a permis de l’établir de manière spécifique, la demande d’un
encadrement strict ou d’une interdiction centre son argumentation
sur la protection de l’enfance. En effet, s’il n’est pas facile d’établir
objectivement les effets de la pornographie sur les adultes, on peut
au moins penser que la consommation de pornographie est nuisible
pour des êtres en formation portés au mimétisme sans discernement.
En ce sens, il existe, dans les sociétés où la pornographie est
pourtant légale, un relatif consensus sur la nécessité d’en restreindre
autant que possible l’accès pour les mineurs. 3
Le matériel pornographique étant de plus en plus facilement accessible aux jeunes, la position prohibitionniste en tire argument pour une interdiction complète de la pornographie.
Cette position appelle contre elle l’affirmation selon laquelle l’action de l’État ne doit pas avoir de dimension morale, même pour diffuser une conception partagée de ce qui est bien pour la communauté. Les opposants à l’interdiction de la pornographie sont attachés à la reconnaissance égale de la liberté de chacun, et donc à celle de produire, consommer, ou ne pas consommer, de la pornographie.
Dans cette dernière perspective, la défense d’une certaine
morale sexuelle, même supposée socialement utile, ne peut à elle
seule justifier l’intervention contraignante de l’État. Seul le tort
objectif fait à un autre individu, c’est-à-dire l’empiétement sur son
propre espace d’autonomie, peut légitimer cette intervention. Les effets négatifs de la suppression totale d’une liberté sont toujours
supérieurs à ceux que la reconnaissance de cette liberté peut
induire dans le comportement de certains individus. Au lieu
d’interdire la pornographie, l’État doit faire en sorte qu’elle ne
nuise pas réellement à ceux qui ne souhaitent pas en consommer
sans empêcher ceux qui le souhaitent d’en consommer. On peut
préférer vivre dans une société où les enfants apprennent que les
rapports sexuels gagnent à s’inscrire dans des projets durables et des
relations intersubjectives, mais il s’agit d’une préférence morale qui
ne peut déterminer l’État à sortir de sa neutralité pour contraindre
les individus dans leur sphère d’autonomie. Ainsi, la pornographie
est globalement autorisée dans les sociétés où la distinction de la
morale et du droit est consommée et où domine la pluralité des
conceptions morales, notamment en matière de sexualité.
A contrario, les sociétés qui assignent à l’État une fonction morale
ou idéologique sanctionnent la diffusion et la détention de matériel
pornographique. 4
Sous la forme de cette opposition classique, 5 le débat autour de la réglementation de la pornographie ne constitue pas spécifiquement un enjeu pour le féminisme. 6 Certes, le combat pour l’émancipation des femmes est souvent passé par l’affirmation de l’égalité des droits et de la liberté individuelle. A contrario, la préservation d’une morale traditionnelle et le principe d’utilité sociale, qui peuvent par exemple justifier l’interdiction de la pornographie au nom de la protection de la famille, ont historiquement accompagné le confinement des femmes dans la sphère privée et leur mise sous tutelle. Tant que la pornographie est l’objet d’un débat entre défense de la liberté individuelle et défense d’une morale supposée socialement utile, le féminisme n’est pas directement partie prenante de ce débat. Il n’en va plus ainsi lorsqu’une certaine forme de féminisme s’empare de l’objectif d’interdiction à partir d’une argumentation spécifiquement liée à la condition féminine.
Interdire la pornographie au nom du féminisme
Depuis la fin du XXe siècle apparaît en effet une nouvelle7 argumentation en faveur de l’interdiction qui délaisse l’analyse des
effets de la pornographie sur la morale et sur certaines institutions
sociales. Cette argumentation interprète les effets spécifiques de la
pornographie sur les femmes à partir de l’exigence d’égalité, du
principe de non-discrimination, ou encore de la garantie de droits
individuels comme l’autonomie, la dignité ou le respect de soi.
Pour des raisons historiques et politiques, cette position s’est
d’abord développée aux États-Unis. 8 Sa version la plus significative
se trouve chez Andrea Dworkin et Catharine MacKinnon qui ont
mené des batailles juridiques9 et défendu leur position sur un plan
théorique. 10
Cette argumentation féministe contre la pornographie travaille
plusieurs arguments en même temps. Le premier dénonce les conditions de production et les violences que les actrices subissent lors
des tournages de films pornographiques. Il s’agit d’établir le tort
direct que la pornographie fait à certaines femmes. Pour en justifier
l’interdiction, A. Dworkin et C. MacKinnon cherchent à montrer que
les mauvais traitements et les violences y sont systématiques. Elles
citent pour cela de nombreux témoignages d’actrices et certaines
enquêtes. En outre, les actrices n’ont aucune prise sur l’exploitation
qui est faite de leur corps et de leur sexualité une fois le film
réalisé. Au préjudice physique s’ajoute ainsi l’atteinte à la dignité
et au respect de soi. Les actrices finissent toujours par intérioriser
le statut d’objet au service du désir masculin que la pornographie
met en scène. Cette analyse des conditions de travail des actrices
est renforcée par la prise en compte de leurs origines sociales et géographiques. Au regard de celles-ci, il est souvent difficile
d’affirmer que les actrices choisissent librement de participer à des
tournages, d’autant que les filières de trafic humain qui alimentent
la prostitution alimentent aussi la pornographie. C’est toujours relativement à des situations subies qu’une femme peut être amenée à “choisir” de participer à un tournage. Et si elle se représente cette participation comme un choix libre, c’est qu’en réalité elle a intériorisé son statut d’objet exploité et dominé. 11
Le féminisme abolitionniste en matière de pornographie développe
un autre argument à travers le lien qu’il établit entre consommation
pornographique et violence sexuelle sur les femmes en
général. Selon A. Dworkin et C. MacKinnon, la pornographie diffuse
des représentations qui banalisent et encouragent aux yeux des
consommateurs l’appropriation contrainte du corps féminin. Pour en
apporter la preuve, plusieurs formes d’études sont mobilisées.
Certaines témoignent a posteriori du rôle joué par la consommation
de pornographie chez les violeurs ou les hommes condamnés pour
des violences conjugales en recueillant leurs témoignages sur les
motivations de leurs actes. 12 D’autres études cherchent à établir ce
même lien a priori en procédant à des expériences qui mettent à jour
une hausse du degré d’agressivité et de désensibilisation chez des
individus exposés à du matériel pornographique. On pense alors
avoir montré que la pornographie prédispose ou renforce la pré –
disposition au viol. Elle détruit les barrières qui empêchent le
passage à l’acte, elle fait du viol une composante normale de la
sexualité, et surtout, elle érotise le refus féminin en lui faisant
subir un renversement antiphrastique. Dans les films pornographiques
en effet, les personnages féminins “disent non et pensent
oui”, présupposé doublement machiste puisqu’il justifie par avance
la mise en oeuvre violente du désir masculin tout en déniant aux
femmes la maîtrise de leurs propres désirs et leur traduction verbale.
Au nom de la libération des moeurs et surtout du principe de libre
disposition de soi et de son corps, on laisse la pornographie diffuser
à l’ensemble de la société un message qui met en péril la sécurité
des femmes et entretient l’appropriation masculine du corps féminin.
Le troisième argument de type féministe associe les stéréotypes
diffusés par la pornographie à l’ensemble des discriminations
vécues par les femmes dans la société. Dans celle-ci circulent des
représentations sexistes qui justifient les comportements masculins
de domination et renforcent l’image dévalorisée que les femmes ont
d’elles-mêmes. L’argument précédent faisait l’hypothèse que cela
contribue directement aux violences physiques et sexuelles sur les
femmes. Mais dans la vie familiale, dans la sphère professionnelle,
dans la compétition pour les postes à responsabilités, le message
sexiste que comporte la pornographie se propage également. Il
alimente les obstacles objectifs et symboliques à l’émancipation et
à l’égale considération auxquelles les femmes ont droit en démocratie.
Dans l’univers pornographique, les femmes sont soumises,
dégradées, réduites à certaines parties de leur corps, esclaves du
désir masculin et ne se réalisant que dans la soumission à celui-ci. 13 Dans leur vie quotidienne, les femmes font cette même expérience
de la dénégation de leur subjectivité et de leur sphère d’autonomie.
La diffusion des représentations sexistes par la pornographie a des
conséquences sur les femmes très au-delà de la conscience qu’elles
en ont. Elle concerne aussi celles qui n’ont jamais été en contact
direct avec la pornographie, ou encore celles dont l’entourage,
même masculin, n’y a pas non plus été exposé. Évidemment, la
position abolitionniste n’affirme pas que la pornographie est responsable à elle seule de la diffusion ou de la persistance des représentations
sexistes et de la hiérarchie des genres dans la société.
Mais la pornographie en est un vecteur suffisamment puissant pour
que la lutte contre ces représentations exige son interdiction.
Le fait ne de pas être discriminé en raison de son sexe joue un
rôle plus important dans la vie d’un individu que le fait de pouvoir
consommer de la pornographie. L’argumentation féministe en faveur
de l’interdiction peut ainsi conserver le vocabulaire de l’égalité des
droits et de la libre disposition de soi, même si son analyse s’est
déplacée vers la déconstruction idéologique de la hiérarchie des
genres. Dans un premier temps, on analyse le tort objectif, les effets
directs de la production pornographique sur les actrices. Dans un
deuxième temps, on s’appuie sur un tort objectif supposé, le rôle de
la pornographie dans les violences sur les femmes. Dans un troisième
temps enfin, on soupçonne un tort diffusé dans l’ensemble de la société sur le plan des représentations. Mais ce tort reste difficile à
observer objectivement puisqu’on n’en constate les effets qu’à partir
du moment où on en suppose déjà le caractère agissant. La société
est structurée par une domination masculine visible et invisible que
la pornographie révèle et entretient. La pornographie est alors comprise comme un outil d’oppression, un instrument de domination d’un sexe sur l’autre, d’autant plus efficace qu’il parvient à se dissimuler en tant que tel. Cela rend en partie problématique le recours par le féminisme abolitionniste au langage de l’égalité et de l’autonomie individuelle puisque les femmes sont supposées victimes sans même qu’elles en aient conscience, et les hommes dominateurs effectifs, y compris malgré eux.
Pornographie et liberté
Comme pour la prostitution, le féminisme abolitionniste en matière de pornographie voit naître contre lui plusieurs objections y compris dans le camp féministe. On conteste l’hypothèse selon laquelle l’interdiction de la pornographie améliore la situation des femmes et on prétend même qu’il existe des raisons de penser le contraire.
L’argumentation des féministes défavorables à l’interdiction s’organise d’abord selon un axe libéral, 14 au sens politique, en faisant valoir que la protection des libertés individuelles est de loin le meilleur outil pour combattre les injustices subies par les femmes. A contrario, plus l’État intervient pour contraindre les comportements individuels au nom d’une morale commune, plus il entretient les conditions sociales et morales qui justifient depuis des siècles l’état de sujétion dans lequel les femmes sont tenues. Or il n’existe aucune preuve empirique d’un lien systématique entre la pornographie et les violences sexuelles ou l’augmentation de la misogynie. La demande d’interdiction de la pornographie de type féministe n’est donc pas moralement neutre, elle peut même s’apparenter à un paternalisme déguisé et ignorant de lui-même.
Le féminisme abolitionniste n’envisage pas par exemple la piste qui consisterait à donner aux actrices pornographiques des moyens légaux pour faire leur métier dans de meilleures conditions. D’après le féminisme libéral, si le féminisme abolitionniste affirme que l’interdiction est la seule solution, c’est qu’il considère que les actrices sont des victimes incapables de se défendre par ellesmêmes. Ce scepticisme à l’égard de l’autonomie individuelle hypothèque son positionnement à partir de la liberté individuelle. L’hypothèse selon laquelle une actrice pornographique est par définition une victime suppose que les actrices qui affirment participer librement aux tournages ont intériorisé l’idéologie dominante. Mais en excluant la possibilité d’une participation consentie aux tournages, on refuse en même temps à certaines femmes le libre arbitre qu’on prétend défendre en interdisant la pornographie. Selon le féminisme libéral, la démarche féministe abolitionniste répète ainsi la représentation archaque des femmes comme victimes incapables de choix autonomes.
Devant la perspective de réglementer la pratique pornographique, le féminisme abolitionniste considère qu’il y aura toujours des femmes en position sociale suffisamment fragile pour accepter de participer à des tournages dans de mauvaises conditions, surtout dans un marché du travail mondialisé. Pour les féministes hostiles à l’interdiction, cela revient à reconnaître que l’exploitation éventuelle des femmes dans la production pornographique n’est que la conséquence d’autres injustices que les femmes subissent, notamment dans la sphère socio-économique. Ces injustices ne disparaîtront pas avec l’interdiction de la pornographie et il semble beaucoup plus urgent de les affronter directement. C’est en luttant pour l’égalité des droits dans l’accès à l’éducation, aux soins, aux opportunités socio-économiques ou aux responsabilités politiques qu’on fait diminuer les injustices subies par les femmes. 15 Ce faisant, on les place en situation de refuser, si elles le souhaitent, des activités où leur corps est traité comme une marchandise en échange d’une rémunération.
En adoptant une position qui n’est pas moralement neutre, le féminisme abolitionniste affaiblit l’idée que la loi est au service de l’égalité mais aussi de la protection des libertés individuelles. D’après la critique féministe d’inspiration libérale, on peut en constater les risques dans la manière dont l’argumentation abolitionniste envisage les consommateurs de pornographie. Si on affirme que la pornographie conduit auviol, 16 on doit aussi considérer que l’agresseur sexuel n’est pas véritablement responsable de ses actes et que l’exposition à la pornographie peut être tenue pour une circonstance atténuante. Pour résumer, on ne voit pas comment un processus qui déresponsabilise les individus – les actrices comme les consommateurs – pourrait être favorable à la sécurité des femmes et à la libre disposition de leur propre corps.
Dans les sociétés marquées par la neutralité de l’État devant les conceptions du bien, un individu peut mener sa vie comme il l’entend, y compris sur le plan sexuel. C’est au regard de ce principe que les femmes peuvent légitimement revendiquer la libre disposition de leur corps et de leur sexualité. Mais ce principe implique aussi une relative permissivité en matière de production et de diffusion de pornographie. Cela est impliqué par les droits fondamentaux dont bénéficient les individus en régime démo – cratique. Les femmes ont davantage besoin de la protection de ces droits que de l’interdiction de la pornographie. Le féminisme d’inspiration libérale au sens politique ne conteste pas que la pornographie diffuse souvent une image dévalorisante de l’identité féminine. À ce titre, il n’exclut pas que l’État fasse la promotion d’une morale sexuelle minimale à travers sa mission d’éducation, 17 mais cela ne peut aller en aucun cas jusqu’à interdire la porno graphie.
Il n’est en outre ni possible ni souhaitable que l’État ne mène très loin cette mission de moralisation de la sexualité, parce qu’il risquerait d’entretenir une morale dominante défavorable aux femmes. Il faudrait donc que le message de dévalorisation de l’identité féminine que diffuse la pornographie soit concurrencé par autre chose que l’action de l’État. Cela nous conduit à un dernier type d’argument féministe hostile à l’encadrement strict ou à l’inter diction de la pornographie. On le retrouve notamment dans le féminisme libertaire, issu du mouvement queer, ou encore sous la dénomination de féminisme pro-sexe. 18 On pourrait aussi le comprendre comme une autre forme d’argumentation libérale mais dans un sens multiculturel. Dans l’analyse libérale multiculturelle19
en effet, certains individus profitent de leur appartenance à une catégorie historiquement en position dominante pour continuer d’exercer leur domination. La reconnaissance de l’égalité des droits entre les membres de l’ancienne communauté dominante et les individus en situation de domination n’est pas suffisante pour lever toutes les injustices. La reconnaissance de la diversité culturelle et le droit des individus à vivre et à exprimer leurs différences sont au contraire vus comme des facteurs objectifs d’égalité.
Or la pornographie existante – produite et réalisée par des hommes pour un public d’hommes – diffuse des représentations potentiellement oppressives au service d’une communauté historiquement dominante. Si l’on interdit la diffusion de la pornographie, on n’affaiblit pas la communauté en position de domination puisqu’elle peut diffuser ses modèles autrement. En revanche, on empêche les minorités ou les populations dominées de s’exprimer, de découvrir et d’affirmer leur différence, et finalement d’accéder à l’autonomie. L’interdiction de la pornographie et le quasi-monopole masculin sur la pornographie existante produisent le même effet : l’interdiction faite aux femmes de disposer de leur corps et d’affirmer leurs désirs. Si la pornographie existante donne le sentiment de véhiculer une représentation unique de la sexualité, c’est parce que sa forme dominante en étouffe la diversité possible. C’est pourquoi un certain féminisme oppose à l’interdiction de la pornographie la possibilité de l’investir comme un champ d’exploration pour la ou les sexualité(s) féminine(s). La pornographie peut permettre d’offrir des modèles alternatifs aux rapports de pouvoir et de domination présents dans la pornographie ordinaire. De ce point de vue, le basculement de la pornographie dans l’ère de l’internet modifie la réflexion et renforce cette promesse de diversification.
L’internet change-t-il quelque chose ?
La pornographie existe depuis l’Antiquité, elle a longtemps été
un phénomène réservé à une élite ou à une marge contestataire. Elle
a connu un premier élargissement de son espace de diffusion au
XXe siècle avec le développement du cinéma puis de la télévision.
C’est en tant que produit de consommation de masse que la pornographie
est devenue un enjeu féministe. Mais avec le développement
de l’internet, ses conditions de diffusion franchissent un nouveau
seuil : des centaines de milliers de sites, des millions de pages, une
première place largement assurée dans les échanges de fichiers et
les demandes sur les moteurs de recherche.
L’idée même d’encadrer ou d’interdire la pornographie paraît de
plus en plus strictement formelle, 20 sauf à imaginer un contrôle de
nature potentiellement totalitaire à l’échelle mondiale. Si la diffusion
de films à la télévision par des producteurs identifiés permettait un
certain contrôle, 21 il est impossible de vérifier tous les contenus mis en ligne – la répression des sites pédophiles est à elle seule une
tâche immense – et de s’entendre sur une législation internationale.
Dans le même temps, le fait qu’il soit désormais possible d’accéder
en un seul clic et presque sans aucun encadrement à des milliers
de contenus à caractère pornographique renforce l’influence que la
pornographie peut exercer sur les représentations que les individus
ont de leur corps et de leur sexualité. Le paradoxe est donc
que l’ampleur du phénomène pornographique sur la toile semble
rendre aussi vaine qu’urgente la mise en oeuvre de son encadrement
et de la lutte contre le message sexiste qu’elle peut divulguer.
Le féminisme libéral et multiculturel trouve là son meilleur argument: l’internet est cet espace de pluralité des contenus produits,
diffusés et consommés, où la pornographie ne peut être interdite
mais où le modèle de sexualité que sa forme dominante véhicule
peut être contesté. La production pornographique au cinéma et à la
télévision était principalement le fait de quelques sociétés de
production s’adressant à un public quasi exclusivement masculin
désireux de retrouver la confirmation de quelques stéréotypes. Sur
la toile, les contenus pornographiques peuvent provenir de ces mêmes sociétés de production, aux activités déclarées, ils peuvent
aussi donner lieu aux pires atrocités, comme des viols collectifs
filmés par exemple. Mais on observe également la mise en ligne de
milliers de vidéos d’amateurs, souvent à l’initiative des individus
filmés et sans intention financière. Dans celles-ci, des modèles
alternatifs de sexualité émergent, moins centrés sur les représentations
liées à la sexualité masculine dominante. Dans le libéralisme
multiculturel classique, l’État protège la diversité culturelle et
porte une attention particulière aux communautés opprimées. Dans
ce cas précis, on imagine difficilement l’État encourager directement
la diffusion de pornographies alternatives au modèle dominant.
Mais les caractéristiques de la toile donnent aux initiatives individuelles
et aux productions de contenu culturel une exposition
potentiellement infinie. Face à cette analyse optimiste, le féminisme
abolitionniste dispose néanmoins de plusieurs objections. D’une
part, il est parfois impossible sur l’internet de faire la distinction
entre une production pornographique encadrée et librement
consentie, des images volées, ou encore une relation sexuelle
contrainte filmée. D’autre part, il demeure manifestement un déséquilibre
significatif entre les contenus pornographiques mis en
ligne par des hommes (à destination d’autres hommes) et par des
femmes. Même sur l’internet, la diffusion et la consommation de
pornographie concernent très majoritairement des hommes.
Il n’y a donc pas de raison majeure que la pornographie à
l’heure de l’internet modifie considérablement les positions en
présence. L’internet ne fait que rendre plus urgente une réflexion sur
les limites apposées à la liberté individuelle en démocratie et sur
les moyens d’obtenir un usage responsable des nouvelles technologies.
En ce sens, si l’appropriation féministe du débat sur la
pornographie ne permet pas l’émergence d’une position rationnelle
unique, elle est l’occasion d’une précieuse réévaluation critique. Il
ne suffit pas de distinguer le droit et la morale et d’invoquer la
neutralité de l’État à l’égard de la manière dont les individus vivent
pour garantir la sphère d’autonomie de chacun. De même, l’affirmation
de la libre disposition de soi, de son corps et de sa sexualité
ne peut pas être totalement détachée de la prise en compte de
certaines logiques de domination et d’une réflexion sur les moyens
sociaux et éducatifs mis en oeuvre pour les combattre.
Dans les textes juridiques, "pornographique" est rarement défini de manière strictement
descriptive. Le terme désigne un type de représentations à caractère sexuel que l'on
condamne et que l'on souhaite encadrer ou interdire au nom de sa dimension obscène, dégradante
et dangereuse pour les moeurs.
Le degré de distinction ou de confusion des termes "prohibitionniste" et "abolitionniste" est variable selon les textes et les auteurs. Nous qualifierons ici de "prohibitionniste"
la demande d'interdiction pour des raisons morales, et d'"abolitionniste" la demande d'interdiction
présentée à partir des exigences d'égalité et de liberté.
En France, où la tradition laque rend suspecte toute revendication politique assise sur des convictions religieuses, c'est principalement sous l'emblème de la protection de l'enfance que la position prohibitionniste a longtemps pu se faire entendre, en réclamant par exemple du
Conseil supérieur de l'audiovisuel une politique de tolérance minimale à l'égard de la pornographie.
C'est le cas par exemple dans la plupart des pays arabes ou encore dans les États qui
se réclament du communisme.
Dans la philosophie politique anglo-saxonne, il s'agit de la priorité donnée au "bien" contre celle donnée au "juste".
Dans un article de 1985, Ronald Dworkin présente par exemple une analyse détaillée des arguments mobilisés par le débat autour de la pornographie sans jamais mentionner la perspective féministe. Voir Ronald Dworkin, Une question de principe, trad. d'Aurélie Guillain, Paris, PUF, coll. "Recherches politiques", 1996, p. 417-465.
La position prohibitionniste traditionnelle s'approprie cette nouvelle argumentation non par conversion au féminisme mais parce qu'elle a plus de chances d'aboutir dans les démocraties libérales.
En France, le féminisme est historiquement lié aux courants politiques progressistes, voire libertaires. Ceux-ci sont méfiants à l'égard de toute limitation de la liberté en matière de
sexualité.
Avec un succès mitigé : rejetés aux États-Unis, les projets de loi de A. Dworkin et C. MacKinnon ont en revanche inspiré la législation canadienne, partiellement abolitionniste.
D'autres pays comme la Pologne ont entamé des procédures de limitation de la pornographie
mais plutôt pour des motifs moraux.
Andrea Dworkin, Pornography: Men Possessing Women, Boston, E. P. Dutton, 1989.
A. Dworkin, Catharine MacKinnon, In Harm's Way: The Pornography Civil Rights Hearings,
Cambridge, Harvard University Press, 1997. C. MacKinnon, "Not a Moral Issue", dans Drucilla
Cornell (sous la dir. de), Feminism and Pornography, Oxford, Oxford University Press, 2000,
p. 169-197.
Dans cette première séquence, l'argumentation féministe contre la pornographie est totalement symétrique de celle qui concerne l'interdiction de la prostitution. Voir l'article de
Sarah-Marie Maffesoli dans ce numéro, p. 41.
C. MacKinnon a proposé qu'on puisse traduire en justice des producteurs sur la base de tels témoignages, mais cela impliquerait que des films précis soient cités par les agresseurs.
C. MacKinnon assimile en ce sens la pornographie à un discours de haine (a hate speech) comparable aux propos discriminatoires et devant être traité comme tel.
Cette analyse se retrouve dans le féminisme libéral anglo-saxon. Voir par exemple Nadine Strossen, Defending Pornography: Free Speech, Sex, and the Fight for Women's Rights,
Londres, Abacus, 1995. En France, on trouve chez Ruwen Ogien une critique méthodique de
l'argumentation de C. MacKinnon. La position défendue n'y est pas présentée comme féministe,
mais la stricte séparation du droit et de la morale à partir de laquelle l'interdiction de la pornographie
y est contestée peut servir de fondement à un féminisme libéral au sens politique. Voir
Ruwen Ogien, Penser la pornographie, Paris, PUF, coll. "Questions d'éthique", 2003.
L'idée qu'il faut assurer aux femmes les conditions sociales réelles leur permettant de
librement disposer de leur corps rejoint, dans la tradition française, un féminisme proche du
socialisme modéré. Dans la terminologie anglo-saxonne, il s'agit encore d'une forme de libéralisme
politique.
Selon une formule célèbre d'A. Dworkin, "la pornographie est la théorie, le viol la pratique".
Dans certaines positions libérales, la valorisation de l'autonomie individuelle n'est pas en contradiction avec une réflexion sur les conditions d'apprentissage et de mise en oeuvre de cette autonomie.
On citera, entre autres, de Judith Butler : Trouble dans le genre, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2006 ; "Paroles sous influence ou le discours versatile : une politique du performatif", trad. Charlotte Nordmann, dans Françoise Collin et Penelope Deutscher (sous la
dir. de), Repenser le politique. L'apport du féminisme, Paris, Campagne première, coll. "Les
cahiers du Grif", 2005 ; Défaire le genre, trad. Maxime Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam,
2006. Voir aussi Drucilla Cornell, The Imaginary Domain: Abortion, Pornography and Sexual
Harassment, New York, Routledge, 1995. En France, la meilleure représentante de ce type de
positionnement est sans aucun doute Virginie Despentes dans King Kong Théorie (Paris,
Grasset, 2006). Elle vient de réaliser un film documentaire sur la pornographie intitulé Mutantes
(2013). On peut aussi citer Wendy Delorme, Quatrième génération, Paris, Grasset, 2007, et
Insurrections ! En territoires sexuels, Paris, Au diable Vauvert, 2009.
Pour une définition du libéralisme multiculturel, voir Will Kymlicka, la Citoyenneté
multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, trad. Patrick Savidan, Paris, La
Découverte, 2001. Le renvoi au multiculturalisme au sens strict ne nous paraît pas pertinent
pour comprendre cet argument féministe puisque les femmes ne constituent pas une minorité.
Depuis l'été 2013, le gouvernement britannique cherche à mettre en place un système de contrôle des contenus pornographiques en ligne au nom de la protection de l'enfance. Mais
la plupart des spécialistes doutent de l'efficacité des procédures avant même leur mise en place
effective.
En France, par exemple, les diffuseurs à la télévision doivent respecter un cahier des
charges assez restrictif établi par le Conseil supérieur de l'audiovisuel.
Published 23 October 2013
Original in French
First published by Esprit 10/2013 (French version)
Contributed by Esprit © Matthieu Lahure / Esprit / Eurozine
PDF/PRINTNewsletter
Subscribe to know what’s worth thinking about.