La mondialisation politique n'existe pas

Analyser le contexte stratégique mondial, c’est plonger aujourd’hui dans un champ sémantique florissant, celui de l’ambiguïté et de la confusion. La littérature spécialisée dans le décryptage de ce désordre mondial accumule en effet des litanies d’expressions plus ou moins heureuses sur le brouillage stratégique, la surprise et l’incertitude, l’opacité multipolaire, l’illisibilité du monde, et une série de réflexions non moins fondées sur l’a-polarité, la nouvelle bipolarité ou au contraire la multipolarité, désorganisée ou pas, qui sont censées former le paysage stratégique issu de la mondialisation.

Unification économique et diffractions politiques

Le contraste est frappant avec l’analyse qui prévaut dans le domaine de la mondialisation économique. Bien que non exempts de ruptures et d’incertitudes, les fondements de cette nouvelle donne économique sont connus, lisibles, relativement consensuels : la disparition de l’économie communiste planifiée, couplée à la révolution des transports et des technologies de la communication, a produit un marché mondial unique, une scène économique globalisée marquée par l’essor fulgurant de nouvelles puissances émergentes, notamment en Asie, la diminution spectaculaire de la pauvreté dans le monde, l’accroissement simultané des disparités de revenus et de richesses, entre les États et à l’intérieur des États, le tout porté par une concurrence désormais mondiale et un capitalisme financier largement découplé de l’économie réelle. Pascal Lamy1 a parfaitement décrit cette nouvelle économie monde, où le modèle occidental se révèle victorieux mais la puissance de l’Occident menacée, où une nouvelle classe moyenne mondiale de plusieurs centaines de millions d’individus renforce l’unification des marchés et des besoins, où le découplage entre la nationalité politique et la libre circulation du capital et des acteurs économiques est devenu la règle.

UN Headquarters viewed from Roosevelt Island in New York. Photo: Sean Pavone. Source:Shutterstock

Rien de tel dans le monde politique : la mondialisation stratégique
n’existe pas. Si l’économie rend “la terre plate”2 et donc facilement déchiffrable, les relations internationales entretiennent une scène fragmentée, disparate, discontinue, dont le désordre serait peut-être le seul élément commun. Ce que l’on appelle aujourd’hui le système international ressemble plutôt à un mille-feuilles stratégique, où se juxtaposent plusieurs équations régionales, toutes différentes voire étanches les unes par rapport aux autres, le tout marqué par des rationalités issues de temps historiques également différents. Si la mondialisation économique a bien remplacé le duel entre économie de marché et économie planifiée, par la victoire absolue de l’une par rapport à l’autre, sur le plan politique, en revanche, la mondialisation ne supprime pas l’ordre ancien de la guerre froide, elle s’y superpose plus ou moins brutalement. Ainsi, même réduite à sa dimension la plus théorique, la dissuasion nucléaire, autrefois pivot du système des blocs, demeure encore valide : entre les cinq permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, et surtout entre les États-Unis, la Russie et la Chine, elle joue le rôle d’un dernier recours possible, une sorte de garantie ultime que le pire – autrement dit l’agression directe – ne peut pas être atteint. De même, la mondialisation ne supprime aucun des conflits régionaux classiques qui menacent la sécurité régionale ou internationale : le conflit israélo-palestinien, la question de Taïwan, le conflit indo-pakistanais, le Liban traversent le temps. Mais l’étanchéité entre ces différentes strates est frappante : le contexte stratégique asiatique est profondément différent de la scène moyen-orientale, les logiques de déstabilisation africaines restent inassimilables aux logiques de crise sur le continent est-européen, et la dissuasion américano-russe est désormais inopérante pour maintenir l’Ukraine hors de portée d’une série de manipulations-intimidations de la Russie.

Paradoxalement, il n’y a que le terrorisme international, aussi morcelé soit-il entre des groupes islamistes de plus en plus autonomes, qui parvienne à faire le lien entre différents théâtres de crise : il existe désormais un fil rouge, fait d’atrocités et de sauvageries, qui parcourt les différentes scènes africaines, moyen-orientales, voire asiatiques (Mali, Mauritanie, Centrafrique, Somalie, Libye, Syrie, Irak, Pakistan, Afghanistan) et désormais européennes par les vocations que le djihad y suscite. Quant aux temps historiques dans lesquels évoluent les différentes régions du monde, l’hétéro généité est également frappante. Vladimir Poutine se situe entre le XXIe siècle mondialisé et les rapports de force des années 1930, tandis que l’Union européenne, postnationale, post stratégique et irénique a tout simplement banni la force de sa réflexion et de sa politique mondiale. C’est même cette cacophonie stratégique qui rend très difficile l’anticipation nécessaire à la prévention des crises et introuvable le langage commun qui permettrait aux négociations diplomatiques, entre Poutine et Obama, entre Israël et l’Iran, entre la Chine et l’Europe, de porter leurs fruits.

Différente, la scène politique mondiale est également très souvent étanche. La mondialisation économique glisse sur les logiques stratégiques comme l’eau sur le dos des canards. Autrement dit, le commerce n’adoucit pas forcément les moeurs et l’inter – dépendance économique ne crée pas de complicité politique porteuse de paix universelle. Le décollage économique de l’Afrique, futur grand acteur de la mondialisation si l’on en croit les statistiques mondiales, n’empêche aucunement les guerres les plus barbares : la dynamique marcherait plutôt en sens inverse, la déstabilisation d’une grande partie du Sahel et de l’Ouest africain rendant très irréelles les analyses optimistes des institutions économiques internationales. De même, l’interdépendance financière sino-américaine s’arrête aux questions stratégiques majeures que sont l’indépendance de Taïwan, la réunification de la Corée, la légitimité des États- Unis comme puissance asiatique. Les casus belli se moquent partout des dynamiques économico-financières de la mondialisation : la Russie de Poutine ne laissera jamais des forces de l’OTAN s’installer sur les territoires ex-soviétiques, comme elle le signala déjà très clairement en 2008 à l’occasion de la guerre avec la Géorgie, et les perspectives d’un commerce florissant avec l’Union européenne n’entrent guère dans les ressorts déterminants de la politique russe à l’égard de l’Ukraine.

De la même façon, les intuitions premières de Francis Fukuyama, selon lequel “la fin de l’histoire ” serait la rançon radieuse de la disparition du communisme, se sont révélées fausses : la démocratie n’est pas le bout du chemin de la mondialisation économique. Ni la Chine, ni la Russie, ni les pays du Printemps arabe (à l’exception sans doute de la Tunisie) ne s’orientent vers la démocratie politique, les valeurs occidentales des droits de l’homme et les libertés fondamentales sont contestées un peu partout dans leur principe même et leur postulat d’universalité. Quant à nos propres démocraties occidentales, elles font face à des remises en cause profondes, peut-être dangereuses, sous les coups conjugués de la crise économique, de l’ouverture des frontières, du vieillissement de l’Occident et de la libéralisation multiforme des flux de toutes sortes qui font exploser les repères traditionnels d’identification citoyenne et nationale. Les récentes élections au Parlement européen, en mai 2014, ont permis de prendre la mesure du désarroi de franges entières de populations européennes, tentées par le spectre du populisme, du nationalisme, quand ce n’est pas de la xénophobie la plus triviale.

Au final, la complexité du monde et l’incapacité structurelle à en prévenir les crises découlent d’une sorte de course de vitesse entre l’unification des marchés et la fragmentation de la scène politique, entre l’interdépendance économique et la consécration des rapports de force. Dans un monde plus interdépendant mais moins occidental, plus instable mais moins régulé, le vrai défi stratégique est de pouvoir penser ensemble la tension et l’interdépendance, le conflit et l’intérêt commun, entre des puissances à la fois anta – gonistes et solidaires. Or rien n’est moins simple. L’impuissance collective des Occidentaux sur la Crimée et l’avenir de l’Ukraine en est une parfaite illustration.

Quelques grandes tendances

Pour autant, sur cette scène politique morcelée, chaotique, opaque et donc potentiellement conflictuelle, il n’est pas impossible de repérer quelques grandes tendances.

La première concerne la nouvelle relativité de la puissance occidentale. Certes, les Occidentaux, et notamment les États-Unis, restent les pays les plus puissants de la planète : ils cumulent à eux seuls la moitié des dépenses militaires mondiales. Mais ils ont perdu le monopole de la puissance stratégique, confrontés à ce que certains appellent désormais l'”impuissance de la puissance “, ou le “leadership relatif ” des affaires du monde. L’évolution récente des États-Unis vers une retenue stratégique, couplée à la démission de puissance qui caractérise les Européens depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est symptomatique de cet effacement stratégique de l’Occident. D’autant que le rétrécissement démographique de cet ensemble jadis dominant est devenu spectaculaire : un habitant sur deux de la planète est aujourd’hui asiatique. Pour autant, les pays émergents n’ont pas pris le relais de la puissance stratégique. Certes, la Chine, le Brésil, la Turquie sont des puissances souverainistes et prêtes à défendre leurs intérêts nationaux tous azimuts. Mais contrairement à ce que disait Samuel Huntington, la puissance ne passe pas de “l’Ouest vers le reste”3, nous ne sommes pas dans un système de vases communicants. Elle se dilue dans une sorte de trou noir qui est l’énigme politique moderne de
la mondialisation.

Corollaire de cette redistribution des cartes de la puissance, l’usage de la force n’est plus au coeur des relations stratégiques internationales. Depuis 2003 et la guerre en Irak, les Européens savent que la force n’est ni le seul ni le premier instrument de gestion des crises. Tous les conflits de l’après-guerre froide, qu’il s’agisse du Liban, de la crise nucléaire avec l’Iran, de l’Afghanistan, même de la Syrie et de l’Ukraine, montrent que l’on ne peut pas régler des crises politiques complexes à partir des seuls outils militaires. La force est certes un instrument parfois nécessaire et indispensable, rarement décisif et suffisant. Même Vladimir Poutine se sent contraint d’utiliser des relais indirects, plus ou moins masqués et cagoulés, pour exercer sa brutalité militaire à l’égard de la Crimée et de l’Ukraine. Même les États-Unis, devant la crise syrienne, ont manifesté une nouvelle réticence, surprenante d’ailleurs, quant au recours à la force militaire. Après la Chambre des communes à Londres, le Congrès américain se prononce en effet, le 9 septembre 2013, contre une intervention militaire pour répondre à l’usage pourtant avéré de l’arme chimique par le gouvernement syrien. Barack Obama décide plutôt de soutenir la solution diplomatique proposée par Moscou, soit l’élimination des arsenaux chimiques syriens par la communauté internationale. Tout se passe comme si les réticences grandissantes à l’égard de l’usage de la force n’étaient plus l’apanage des Européens, naguère si souvent moqués et décriés outre-Atlantique pour leur pacifisme viscéral.

Si elle devait se confirmer, cette sorte d’européanisation stratégique des États-Unis, autrement dit la réticence grandissante envers l’usage de la force, couplée à la démission de puissance, pourrait bien devenir l’une des révolutions majeures dans le paysage stratégique mondial. Révolution d’autant plus importante que cette relative retenue dans l’usage de la force armée, dans les relations entre États, coïncide avec une explosion inverse de la violence primaire, tribale, mafieuse, dictatoriale ou terroriste : du gouvernement syrien contre son peuple, de Boko Haram contre les populations civiles du Nigeria, des ex-Sélékas contre les milices chrétiennes en Centrafrique, des djihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) contre les groupes chiites, sans parler des exactions des talibans et des groupes djihadistes de toutes sortes qui prolifèrent sur la déliquescence politique et policière des États.

S’agissant des instruments de gouvernance et de gestion des crises, le constat n’est guère plus serein. La plupart des institutions héritées de la fin du second conflit mondial traversent une double crise de légitimité et/ou d’efficacité. C’est vrai de l’ONU pour la légitimité de l’usage de la force (quid si la Chine sur Taïwan ou la Russie sur l’Ukraine se retrouvent à la fois juge et partie ?), de l’OTAN pour l’efficacité dans la gestion des crises (peut-on se vanter d’un succès en Afghanistan dans l’éradication des talibans et des réseaux terroristes?), de la défense européenne pour l’affirmation d’un pôle stratégique européen (qu’a fait l’Union européenne pour stabiliser son voisinage ukrainien ou maghrébin ?). Quant aux valeurs qui inspirent l’action des démocraties, elles sont soumises à une sorte de brouillage stratégique caractéristique du monde de l’aprèsguerre froide. Le cas des révolutions arabes est exemplaire sur ce point. Dans de nombreux conflits régionaux, en Égypte, en Libye, en Syrie, il est de plus en plus difficile, pour les Occidentaux, de définir avec certitude leurs intérêts de sécurité et donc les objectifs politiques d’une éventuelle intervention. Les valeurs qui inspirent l’action des démocraties, à commencer par la défense et l’illustration de la démocratie elle-même, sont soumises en effet à une nouvelle confusion, à la fois éthique et politique, qui rend difficile la décision d’intervention : quelle sorte d’Égypte soutenons-nous et sur quelle conception de la démocratie ? Avons-nous eu raison d’intervenir en Libye ? Comment choisir et qui soutenir dans l’opposition syrienne ?

Comment être sûrs que nos alliés d’aujourd’hui, dans telle ou telle crise du monde arabo-musulman, ne seront pas nos ennemis de demain ? Dans une propension déjà structurelle des Occidentaux à l’abstentionnisme stratégique, ces interrogations redoublent l’impression de paralysie relative, voire de démission collective, face aux violences et aux perturbateurs de tous bords. Qui se mobilise aujourd’hui pour les centaines de milliers de victimes civiles potentielles en Afrique ? Cette réticence à l’intervention est portée d’ailleurs par une atonie magistrale des opinions occidentales : pour reprendre une formule que le pape François avait utilisée pour parler du drame des réfugiés de Lampedusa en 2013, une sorte de “globalisation de l’indifférence ” caractérise désormais la communauté internationale. Ni la force, ni le droit, ni les valeurs ne suffisent plus à guider de façon claire la politique de sécurité des démocraties.

De ce désordre mondial, est-il possible qu’émerge malgré tout, sous le coup de défis globaux pour l’humanité ou de catastrophes majeures, une nouvelle forme de rationalité, une tentative collective de réguler tant bien que mal les forces centrifuges qui éclatent dans différents points de la planète ? Rien ne permet aujourd’hui de faire le pari de cette nouvelle gouvernance mondiale, souhaitable mais introuvable. Le leadership américain est absent, l’exemplarité européenne est révolue, l’autorité de l’ONU est empêchée, et le dynamisme des puissantes émergentes, bien que réel, reste autocentré. D’où la litanie des paradoxes stratégiques, plus faciles à énoncer qu’à résoudre : un monde plus violent mais une communauté internationale plus impuissante. Un contexte plus instable mais une sécurité internationale moins régulée. Des extrémismes plus actifs, des démocraties plus incertaines. C’est devant ces défis que la volonté d’impuissance collective des Européens apparaît comme le plus formidable gâchis politique de ce début de XXIe siècle.4

Pascal Lamy, Quand la France s'éveillera, Paris, Odile Jacob, 2014.

Thomas Friedman, La terre est plate. Une brève histoire du XXIe siècle, Paris, Saint-Simon, 2006.

Samuel Huntington, "The West and the Rest", Prospect, 20 février 1997.

Voir Nicole Gnesotto, Faut-il enterrer la défense européenne?, Paris, La Documentation française, 2014.

Published 22 October 2014
Original in French
First published by Esprit 9/2014

Contributed by Esprit © Nicole Gnesotto / Esprit / Eurozine

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