Le monde est clos et le désir infini s’inscrit dans la continuité de mon précédent ouvrage, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux. Le point de départ en était le paradoxe d’Easterlin, selon lequel l’enrichissement des sociétés ne se traduit pas mécaniquement par une augmentation du bien-tre. Par exemple, en France, le revenu a doublé en quarante ans sans pour autant provoquer une hausse visible du bien-tre. Les économistes l’expliquent à partir d’un phénomène psychologique : la richesse donne lieu à un phénomène d'”habituation”. Certains psychologues disent que c’est la trace de l’évolution. Les humains auraient une capacité d’adaptation forte grce au fait que tout état ambiant tend à devenir normal de manière que seules les nouveautés nous tiennent en éveil.
Photo: Ed Schipul. Source:Flickr
L’autre facteur qui explique ce paradoxe est social. Toute richesse est relative et se calcule en fonction de la place de l’individu dans la société. Elle ne se définit que par comparaison entre la position dans laquelle on se trouve et notre vision des autres niveaux sociaux présents dans la société. On trouve ici un trait que les sociétés démocratiques encouragent : aucune comparaison n’est indue, aucune d’entre elles n’est illégitime : la rivalité mimétique est portée à son comble… La richesse, dès qu’elle devient comparative, tend à devenir un jeu à somme nulle. Elle se résume à la question : suis-je plus riche ou plus pauvre que mon voisin ?
C’est la raison pour laquelle le carburant des sociétés démocratiques est la promesse d’une richesse à venir, mme si, une fois qu’elle est réalisée, cette promesse doit tre constamment renouvelée. En économie, cela s’appelle un “biais de projection”. On juge le monde à venir à partir de l’tre que l’on est aujourd’hui. Je veux tre plus riche, parce qu’aujourd’hui, cela améliorerait ma situation. L’individu ne parvient pas à comprendre que sa manière de penser, de sentir le monde va évoluer sous l’influence de l’environnement dans lequel il sera immergé demain et après-demain. À partir de là, on voit que ce qui compte réellement, ce n’est pas la richesse, qui est un état, mais la croissance, qui est une promesse. Mieux vaut vivre dans une société pauvre mais en croissance que dans une société riche où la croissance est en stagnation. Durant les Trente Glorieuses, la société franaise était beaucoup plus pauvre mais tout le monde nourrissait l’espoir de progresser socialement. D’où la question centrale : la croissance est-elle à nos portes, ou en train de disparaître ? Telle est la question de mon nouveau livre.
La croissance : les prophètes contre les sceptiques
Si la croissance est l’espérance laque du monde moderne, on assiste à une quasi-guerre de religion entre deux camps, les hérétiques qui pensent qu’elle est morte, et les croyants qui parient sur son retour. Est-ce que la croissance va repartir : sommes-nous à la veille d’un nouvel Eldorado économique porté par la révolution numérique ? Ou, au contraire, est-il vain de s’accrocher à cette sacro-sainte idée de croissance ? Comment s’y retrouver entre ces deux positions ?
Reprenons tout d’abord les arguments des croyants, ceux qui pensent que la croissance va repartir, et qui représentent la grande majorité des économistes. Nous serions, selon eux, à la veille d’une nouvelle révolution industrielle dont le potentiel serait bien supérieur à celui des précédentes. Elle est portée par la “loi” de Moore, selon laquelle la puissance des microprocesseurs double tous les dixhuit mois. Pour donner un exemple issu des travaux de Nordhaus, le coût d’une opération mathématique standard a été divisé par un milliard en cinquante ans grce à la croissance exponentielle de la puissance de calcul des ordinateurs. Le grand prophète de ce courant, Ray Kurzweil, explique qu’à ce rythme, on pourra reproduire le cerveau humain dans une clef USB à l’horizon 2050. Plusimpressionnant encore, toujours en suivant la loi de Moore, il annonce que la totalité de l’intelligence humaine pourrait tre condensée dans cette mme clef USB en 2070. Ce serait le début d’une nouvelle ère : celle qu’il nomme la “singularité” techno – logique. L’intelligence humaine saturera l’univers. Sans aller jusquelà, on peut déjà percevoir les signes d’une révolution numérique extrmement puissante. Déjà, au Japon, des robots “émotifs” s’occupent de personnes gées. Google fait conduire des voitures sans chauffeurs. Nous sommes en train de nous embarquer dans un monde aux potentialités infinies. Parler de la fin de la croissance serait tout à fait ridicule.
Mais tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. Le chef de file des sceptiques est l’économiste Robert J. Gordon, qui récuse cette vision des choses à l’aide d’arguments tout aussi solides. Le premier, et peut-tre le plus important, est que cette révolution numérique a commencé il y a trente ans sans pour autant provoquer une hausse de la croissance. En France, tout au long de cette période, le taux de croissance par habitant ne cesse de décliner. Aux États-Unis, 90% des ménages n’ont connu aucune progression de leur pouvoir d’achat sur la mme période. La croissance économique suit une tendance baissière. Tout a pourtant changé en trente ans : on ne reste plus planté devant son téléphone quand on attend un appel important ; on n’a pas à attendre plusieurs jours avant de recevoir la réponse à une lettre. Mais la croissance ne décolle pas pour autant. Pour Gordon, cela tient à un facteur clé : cette révolution n’engendre pas une société de consommation aussi novatrice que la précédente. Le tout numérique n’a pas la mme force de traction que le tout électrique. La seule innovation radicale, du point de vue du consommateur, c’est le smartphone. C’est un élément important, mais dont la radicalité ne se compare pas aux grandes innovations du siècle passé : l’électricité, l’automobile, le téléphone, le cinéma, le tout-à-l’égout, la télévision, l’ascenseur et la machine à laver… En fait la révolution industrielle du XXe siècle a combiné une révolution agricole, qui a démultiplié la productivité du secteur, et une révolution industrielle, qui a créé une société de consommation urbaine sans équivalent dans l’histoire… Tout cela pour une croissance du revenu par habitant, aux États-Unis, de 2% par an de 1870 à 1970. Le seul smartphone ne pourra répéter l’exploit. Gordon conclut ainsi que la stagnation va devenir la règle aux États-Unis durant les cinquante prochaines années. C’est un diagnostic qui s’oppose totalement à celui des théoriciens de la croissance explosive, faon Kurzweil.
Une révolution industrielle sans croissance
Face à un clivage aussi profond, il faut quand mme choisir. Si les débats sont aussi intenses, si les argumentaires semblent aussi forts, c’est, au bout du compte, me semble-t-il, parce qu’ils sont tous les deux vrais ! On pourrait résumer ce paradoxe en une formule : nous vivons une révolution industrielle sans croissance. Pour comprendre cette situation, il faut saisir l’immense différence entre la révolution numérique et la révolution précédente. Au siècle passé, les paysans ont quitté les campagnes pour aller dans des villes où des emplois ouvriers à forte croissance leur ont été proposés. Ils ont quitté un secteur en croissance pour un autre. En usine, la révolution électrique a été complémentaire du travail : elle lui a donné les moyens d’augmenter son potentiel.
Le rapport actuel est bien différent. Le numérique tend à remplacer le travail, il n’est pas dans un rapport de complémentarité mais de substitution. Aujourd’hui, le numérique menace de remplacer tous les emplois qui tendent à se répéter. Pour reprendre un mantra des informaticiens : “Si tu fais deux jours de suite le mme travail, réfléchis au logiciel qui pourra le faire à ta place le troisième jour.”
Nous sommes dans un monde qui est l’exact opposé du travail industriel. Au temps du taylorisme, les emplois devaient tre répétitifs pour bénéficier de la force de frappe du travail à la chaîne. Aujourd’hui, à l’heure du cost cutting généralisé, la répétition est bannie. La pression qui en résulte est considérable. Pour reprendre une formule de Pierre Legendre, on peut dire que l’humanité est en train de vivre au-dessus de ses moyens psychiques, sans aucune protection contre les agressions du monde extérieur.
Pour mieux saisir la logique économique de ce nouveau régime de croissance, nous pouvons la modéliser de la manière suivante : imaginons une société composée de 200 personnes, réparties en deux secteurs, A et B, chacun de 100 personnes. Chaque personne produit une unité de PIB, donc le groupe A produit un PIB de 100, le groupe B pareil, ce qui nous amène au total à un PIB de 200. Au fil des années, disons sur une durée de cinquante ans, supposons que tous les emplois du secteur A soient remplacés par des logiciels. Que font les travailleurs licenciés ? Ils migrent vers le secteur B : il y aura, disons, deux fois plus de restaurateurs et de psychanalystes si l’on suppose que ce sont les professions protégées. Au total, le PIB du secteur B passe de 100 à 200, auquel il faut ajouter la production du secteur A, 100, qui se fait sans travailleurs. Le PIB passe donc de 200 à 300. Cela représente une croissance de 0,8% par an en cinquante ans. C’est peu pour une économie dont la moitié connaît une croissance infinie de sa productivité ! Pourquoi ? Parce que dans notre exemple, le secteur B ne profite absolument pas du progrès technique, lequel consiste à détruire purement et simplement l’emploi du secteur A… Pour les 200 personnes qui travaillent dans le secteur B, les seuls gains de pouvoir d’achat tiennent à la libre disposition des biens produits par le secteur A… S’ils sont gratuits, alors la croissance de leur pouvoir d’achat est bien de 0,8% l’an. Si toutefois les propriétaires des logiciels conservent disons la moitié des profits générés par le secteur A, soit cinquante dans notre exemple, on voit que les superprofits représentent alors 17% du PIB (= 50/300). De l’autre cté, la croissance du revenu des travailleurs équivaut alors à 0,4% l’an. Ce sont exactement les chiffres de la société américaine des trente dernières années. En effet, comme le montrent les données de Thomas Piketty, la part des 1% les plus riches a augmenté de 15%. Parallèlement, la croissance de la classe moyenne n’a que très légèrement augmenté. Voilà le monde dans lequel nous évoluons et comment émerge une révolution industrielle sans croissance.
La crise de la classe moyenne
Quels sont les emplois qui vont tre numérisés ? Une étude célèbre de Benedict et Osborne affirme que 47 % des emplois pourraient tre concernés par cette numérisation et que ce sont ceux qui se situent au milieu de la distribution des revenus qui seront les plus touchés. Elle parle de polarisation du marché de l’emploi. Les travailleurs menacés ne seront évidemment pas ceux du haut, puisque ce sont les bénéficiaires de ce système, ni les emplois du bas dans la mesure où un robot ne parviendra pas avant longtemps à monter une échelle. Le coup d’oeil du maon fait partie des savoirfaire difficiles à modéliser… Ce sont les emplois du milieu qui sont menacés. Toutes les tches nées de la bureaucratisation qui a accompagné la montée de la société industrielle sont concernées : dans les grandes administrations industrielles ou publiques, c’est la classe moyenne qui est frappée ! Un tel système conduit inéluctablement à un accroissement des inégalités.
Ainsi s’explique la grande peur de l’Occident aujourd’hui : l’insécurité économique… Nous ne sommes pas principalement confrontés à un déficit d’innovation, comme le pensent nombre d’économistes et de responsables politiques, mais à un déficit de sécurité. Telle est à mon sens l’urgence du moment. Il faut immuniser les individus contre les vicissitudes de la numérisation. Il faut tre capable de construire une société où perdre un emploi devienne un non-événement dans la mesure où ce serait par exemple l’occasion de se former à nouveau professionnellement, en prenant le temps qu’il faut. C’est déjà le modèle danois qui offre jusqu’à quatre années d’indemnisation, dont la moitié en formation. Le coeur du problème est de donner à chacun les m
La pression créative
Au-delà de l’épée de Damoclès numérique, il faut reprendre le débat sur la société postindustrielle. Pour le résumer brièvement, on peut dire que le numérique est à la société postindustrielle ce que l’électrique était à la société industrielle. Dans ce livre, j’explore les travaux de Ronald Inglehart, un sociologue très connu mais parfois mal compris. Il propose une réflexion profonde sur la transition vers une société postindustrielle. La thèse d’Inglehart prend à rebours l’idée de Louis Dumont selon laquelle le passage de la société agraire à la société industrielle peut s’interpréter comme une transition entre une société holiste et une société individualiste. La société industrielle n’a nullement été une société d’émancipation. Elle était tout aussi hiérarchisée que la société agraire. On est certes passé via la société industrielle d’une espérance religieuse à une espérance laque, mais les structures d’autorité sont restées les mmes. Inglehart argue ainsi que la tradition humaniste, décrite philosophiquement par les Lumières, a été en réalité brisée par la société industrielle. Une bifurcation se fait ainsi au XVIIIe siècle entre l’attente des Lumières et la réalité du monde que fait advenir la société industrielle, hiatus que Marx commentera constamment. À partir surtout de la seconde moitié du XIXe siècle, la croissance industrielle parviendra à faire miroiter la possibilité de s’élever matériellement, mais en maintenant chacun à sa place.
Tout change avec l’avènement de la société postindustrielle. La valeur cardinale n’est plus l’autorité mais la créativité. Inglehart a été critiqué et caricaturé car il voit dans l’avènement du monde postindustriel l’avènement d’une société post-matérialiste, sans prendre en compte le paradoxe d’Easterlin dont nous sommes partis. Les besoins sont sans cesse renouvelés et la prospérité n’advient jamais. Ce qu’Inglehart décrit à coup d’enqutes très méticuleuses est en réalité une aspiration plus qu’une réalité. La révolution numérique qui est censée faire advenir une société d’émancipation aggrave le paradoxe : elle exige d’tre créatif, mais sur le mode d’une injonction insupportable : sois créatif ou meurs ! À son tour, la révolution numérique fait rater le rendez-vous avec les Lumières.
L’enjeu écologique
L’écologie est la question centrale du monde contemporain. Les pays émergents entrent à leur tour dans la société industrielle, et connaissent l’ivresse provisoire d’une croissance forte, promesse de progrès. Pourtant, chacun sait que l’élargissement à l’échelle de la planète du modèle occidental n’est pas possible. Pour éviter de dépasser de 2 C la température de l’ère préindustrielle, il faudrait réduire de moitié les émissions de gaz à effet de serre. Les scénarios les plus optimistes parlent de les stabiliser… Un individumonde pourrait-il naître de ce défi écologique et prendre la mesure de la fragilité de l’espèce ? Je ne crois pas. Un individu ne peut pas se sentir concerné par le respect de la planète s’il ne se sent pas préalablement partie prenante de la société où il vit. On ne peut pas demander à un individu dépressif d’arrter de fumer. Mme chose pour une société… Les objectifs environnementaux ne pourront pas tre atteints si nous ne parvenons pas à prendre en charge nos pathologies sociales. L’étape intermédiaire pour internaliser les risques qui pèsent sur l’espèce doit tre de réduire l’insécurité sociale qui règne aujourd’hui. Nous en avons les instruments mais il s’agit de les mettre en place. La question écologique doit passer par cette étape intermédiaire.
En conclusion, qu’est-ce que fabrique la société numérique, à part réduire les coûts de l’ancienne société industrielle ? On peut penser à des changements importants du cté de la santé. Nous vivrons plus longtemps mais sans pour autant voir notre niveau de vie augmenter. Mais la révolution numérique produit surtout de nouvelles manières de se socialiser. Nous communiquons, nous nous appelons sur nos portables… Le problème est que les individus connectés ne communiquent qu’avec leurs pairs. Sur les réseaux sociaux, je consomme des “amis”. Sur le Net, je cherche des informations qui tendent à confirmer mes convictions a priori… Ouverte en apparence, cette nouvelle société produit toujours plus d’endogamie. Dans Richesse du monde, pauvretés des nations, j’avais souligné ce trait de la société postindustrielle d’tre son propre objet de consommation, sur un registre qui est celui de l’appariement sélectif, endogame, des individus entre eux. Le logement, le réseau de connaissances, l’école que fréquentent nos enfants constituent le coeur de la consommation moderne. L’objectif de chacun consiste à se socialiser et à socialiser ses enfants dans ce qu’il juge tre le meilleur contexte possible. C’est un sujet de réflexion politique de premier plan, que nous laissons trop souvent en arrière-plan des discussions sur les évolutions technologiques.