La crise de la critique sociale vue de Paris et de Francfort

La théorie critique a connu, ces quinze dernières années, en France comme en Allemagne, de profonds remaniements. Ces développements, plus ou moins concomitants dans les deux univers, sont partiellement similaires. Cette similitude doit être rapportée aux bouleversements des conditions objectives dont la critique doit prendre acte pour garder une prise sur le monde. Elle a été affectée, dans les deux pays, par une crise aiguë qui appelait un intense travail théorique, aujourd’hui encore en cours. Néanmoins, cette crise a été affrontée de manière sensiblement différente de part et d’autre. En Allemagne, les travaux d’Axel Honneth constituent probablement une des tentatives les plus cohérentes de reconstruire une théorie critique ajustée à l’époque. Elle fait l’objet, en France, depuis quelques années, d’une large réception. Mais cette réception ne se fait pas sans malentendu, comme en attestent les échanges et les expériences de travail commun. Symétriquement, le renouveau de la critique en France, qui suscite un vif intérêt en Allemagne, n’est pas exempt de mésinterprétation.

Afin d’en rendre compte, nous partirons d’une mise en parallèle entre, d’une part, la théorie critique d’Axel Honneth ainsi que le programme de recherche de l’Institut für Sozialforschung de Francfort (IFS) qu’il dirige, d’autre part, la sociologie du jugement critique élaborée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot au sein du Groupe de sociologie politique et morale (GSPM), dans le sillage et en rupture avec la sociologie critique de Pierre Bourdieu. Notons d’emblée qu’entre ces deux entreprises des affinités furent immédiatement perçues et stimulèrent des lectures et des échanges nombreux, alors que dans un second temps, se révélèrent aussi, non pas tant des points d’oppositions clairement identifiables, mais des appréhensions différentes de la critique1. Ce sont alors ces manières qui méritent d’être repérées et brièvement caractérisées, cela non pas pour les infléchir, mais pour en clarifier les ressorts. À la simple juxtaposition des deux entreprises critiques pourra alors peut-être succéder un rapport plus dynamique.

Il n’est pas aisé de cerner, dans leur généralité, ces manières distinctes de saisir la critique. Par commodité, on pourra les appeler des ” traditions “, si l’on veut bien donner à ce terme le sens extensif d’un arrière-plan qui, la plupart du temps, ne mérite pas ou plus d’être explicité et qui pourtant irrigue nos manières les plus communes de raisonner ; ce sont des habitudes de la pensée qui déterminent, sans que nous les exhumions en chaque occasion, nos constructions théoriques. On nommera ces manières des tropismes de la pensée.

Nous partirons donc de cette focale très large, car ces tropismes se situent en amont des conceptions dominantes qui prévalent dans les deux univers théoriques, en amont alors aussi de la compréhension de ce qu’est ou doit être une science sociale (une science du social) et du statut particulier qui s’y trouve conféré à la critique et qui lui est coextensif. Soulignons que c’est la politique qui lie directement la science sociale à la critique, de sorte qu’il nous faudra être attentifs, dans chacun des deux univers théoriques, à l’ancrage de ces tropismes dans un rapport général à la politique. Il conviendra ensuite de sérier différentes acceptations de la notion de critique afin de montrer comment elles se trouvent valorisées et investies, conformément aux deux tropismes. La crise de la critique, dont on proposera une définition schématique, apparaîtra alors comme le diagnostic partagé sur lequel toutefois deux opérations distinctes vont être effectuées. C’est précisément dans ces deux gestes, presque antinomiques, que résident les raisons de divers malentendus qui affectent les lectures croisées.

Deux tropismes

Ce qui frappe le lecteur français des travaux de A. Honneth est d’abord un style de théorisation particulier. Ce style doit être rapporté au fait qu’ils s’inscrivent (toujours) dans la tradition de l’idéalisme allemand. Mais le terme ” idéalisme allemand ” est ici encore trop imprécis. Il s’agit avant tout d’un ” idéalisme pratique ” qui soutient que la raison agissante transforme le monde, qui engage un certain rapport à l’histoire, qui invite à un genre particulier de mise en rapport de la raison et de la temporalité historique. Ce style est redevable d’une philosophie de l’histoire. La figure tutélaire ici n’est pas Kant mais Hegel. Ceci vaut bien entendu pour l’École de Francfort et ses héritiers, mais au-delà, pour une part importante de la sociologie allemande à l’époque de sa naissance. Cela ne signifie pas que cette tradition soit méconnue en France, mais que l’entreprise sociologique française est autre. Il s’ensuit, lorsque vient l’occasion de procéder à des rapprochements, un sentiment d’étrangeté.

Le contraste entre Weber et Durkheim illustre de façon paradigmatique cette différence. L’oeuvre de Weber s’inscrit dans l’historicisme allemand ; il se soucie de la liberté de l’action dans le processus de rationalisation ; il est préoccupé par les valeurs susceptibles de l’orienter dans une situation désormais contingente (le polythéisme des valeurs). Ce qui rattache encore si profondément Weber à la philosophie de l’histoire, c’est qu’il pense toujours à partir de sa dissolution historiciste2. Durkheim, de son côté, demeure arc-bouté sur le projet républicain et sa sociologie s’inscrit dans une démarche thérapeutique ou réparatrice, destinée à rectifier les tendances qui le menacent. Certes, il y a chez Durkheim une forme d’évolutionnisme mais son ambition est de fonder une science sociale qui repose sur une démarche comparatiste destinée à dégager un objet propre à la sociologie, le fait social, et de lui assigner une tâche, découvrir des lois sociales. On pourra ici objecter avec raison que Weber veut aussi fonder une connaissance objective du social : mais c’est pour mettre l’action au centre de sa construction, en évitant que la science ne vienne, comme le dénonçait Nietzsche, s’opposer à la vie.

Le rapport des sciences sociales à la temporalité dans les deux traditions peut se résumer abruptement de la manière suivante : la raison est objet de réalisation dans l’histoire, dans la tradition allemande, elle coïncide avec la science en France. De sorte que les sciences sociales demeurent redevables en Allemagne d’un tropisme historique, d’un tropisme épistémologique en France. Cette polarité prend probablement sa source dans le rapport à la politique tel qu’il s’est noué dans les deux univers. Le projet sociologique français est postrévolutionnaire. L’événement qu’est la Révolution française, la réalisation du projet moderne, est en France derrière le dos, comme le suggère V. Descombes : ” Pour le dire en termes trop généraux, nous ne raisonnons pas en France dans la perspective ouverte par un projet moderne. Nous raisonnons en nous déterminant d’après une oeuvre moderne. Nous raisonnons après la Révolution, dont l’héritage nous réunit profondément avant de nous rendre à nos divisions. Or cela ne peut vouloir dire qu’une chose : nous raisonnons après l’échec de la Révolution (française) à libérer l’humanité3. ” L’événement a eu lieu, avec ses aléas et ses vicissitudes, sa réalisation imparfaite et son retournement en terreur, ses mouvements réactifs, de renaissance ou de revitalisation. Mais c’est toujours autour de ce référent, autour de l’événement déjà advenu, que la France pivote car la Révolution est une oeuvre qui marque un point d’arrêt, une réalisation, un moment non dialectique4, une césure dans le cours du temps. De sorte que l’entreprise sociologique, en France, regarde toujours en arrière. Non pas dans le sens d’une nostalgie, mais dans ce sens que la raison est une potentialité déjà actualisée et toujours actualisable : l’événement révolutionnaire a eu lieu et pourtant il n’est pas achevé, il doit être rectifié, repris, amélioré, amendé. Il s’ensuit que les sciences sociales françaises sont dominées par le motif thérapeutique (voir l’anomie chez Durkheim) ; elles raisonnent en termes de normal et de pathologique. La question de la réalisation de l’égalité est ancrée dans une théorie des dispositions, une physique sociale, bref une épistémologie5. En somme, si la tradition allemande est irriguée par une philosophie de l’histoire, la tradition française peut être grossièrement qualifiée d’épistémologique ; elle pivote autour des conditions de possibilité du savoir scientifique.

Rien de tel dans les sciences sociales allemandes, puisque l’événement n’a pas eu lieu. Certes, en tant qu’il a eu lieu en France, il fascina (Kant, Fichte, Hegel), fut compris comme un événement européen (et mondial), comme un événement qui concerna l’Allemagne ou dans lequel l’Allemagne devait être impliquée, puis dans lequel l’Allemagne fut impliquée de facto au travers du débordement napoléonien. Mais finalement, l’événement fut français (et décevant). De sorte que l’Allemagne continua de regarder de l’avant et en avant. La philosophie de l’histoire demeura alors le motif autour duquel s’ordonne l’espérance allemande6. La structure temporelle demeurait ouverte. L’histoire demeurait une promesse. Une science sociale s’y organise alors toujours autour de la question de la réalisation ” processuelle “, historique, d’un projet. Lorsque Habermas parle de la modernité comme ” projet inachevé “, il s’inscrit encore très précisément, quoique dans une forme limite, dans cette tradition – car si la raison est à présent référée aux structures transcendantales du langage, la communication rationnelle demeure une promesse de l’histoire. Raison et histoire ne coïncident que comme promesse et réalisation à venir.

De ce rapport contrasté à la temporalité historique découle aussi un trait politique qui vient à dominer les deux scènes. En France domine la passion de l’égalité déjà réalisée mais non actualisée. Comme le note François Furet, la Révolution française inaugure une idéologie de la rupture radicale avec le passé et engendre un formidable dynamisme culturel de l’égalité ; la politique démocratique (égalitaire) devient idéologie nationale7 ; la passion égalitaire étant inépuisable, par définition insatisfaite, la dynamique demeure ouverte. Notons qu’elle est ouverte dans un sens très précis : elle doit rejoindre le plan de la raison dont l’actualité est toujours postulée. En Allemagne domine la passion de la liberté dans l’histoire (l’idéalisme pratique8). La raison se réalise dans la temporalité historique à venir et c’est alors l’agir historique (et l’horizon normatif guidant la liberté) qui est objet d’attention. En France, la raison est scrutée à travers son actualité vivante, ses conditions de possibilité actuelles, tandis qu’en Allemagne elle est un pari, une promesse d’avenir.

Certes, ces quelques remarques ne suffisent pas à étayer et à documenter suffisamment cette polarité. On remarquera, à titre d’indice supplémentaire de ces deux tropismes, la façon dont la philosophie de l’histoire a été acclimatée en France (quand elle le fut). Hegel fut reçu en France, dans les années 1930, donc très tardivement, via Kojève. Le motif hégélien prit aussitôt la forme d’une réflexion sur la fin de l’histoire. Et il prit immédiatement une tonalité mélancolique : la fin de l’histoire signe aussi bien la fin de l’homme ; non pas le règne du bonheur, mais celui de l’absence de désir, celui du vide, du désoeuvrement ; ou la forme de la terreur (stalinienne). Et lorsque Althusser, qui fut le seul philosophe français à avoir apporté une contribution significative à la pensée marxiste, s’empara du matérialisme historique, il eut pour projet de l’expurger de la dialectique, de couper Marx de ses racines hégéliennes, de neutraliser l’histoire comme réalisation subjective. Sa ” coupure épistémologique ” visait à faire la théorie d’une science contenue dans le Capital.

Cette polarité des deux tropismes repose donc sur un faisceau de présomptions que l’on espère suffisant pour procéder à un examen de sa prégnance dans nos deux univers relativement à une théorie ou à une sociologie critique.

Trois critiques

La distinction des deux tropismes permet de mieux saisir ce qu’il est habituellement entendu par ” critique ” dans les deux univers. On le sait, le mot critique est polysémique. Il a une dimension théorique et une dimension pratique. La première est liée au savoir savant, il a trait à un savoir spéculatif. Le second concerne la manière dont nous menons nos vies, la manière dont se trouve exprimé ce qui fait problème pour nous et ce qui rend une lutte engageante. La force du marxisme a été de les articuler, de les enchevêtrer, d’offrir des voies de passage de l’une vers l’autre, voire de les dissoudre l’une dans l’autre, de les confondre. Il est alors utile de partir de l’idée de critique chez Marx, car c’est dans son oeuvre que s’exprime au mieux cette polysémie et que se trouvent travaillées les articulations des divers motifs de la critique. Remarquons que les innombrables commentateurs de Marx ont consacré une part importante de leurs écrits à les démêler, tandis qu’une bonne part du néomarxisme s’est évertuée de les désarticuler pour les réarticuler.

Afin de démêler ces acceptions, on distinguera trois sens du mot critique, que l’on retrouve tour à tour et souvent intriquées chez Marx. Même s’ils se chevauchent plus qu’ils ne se succèdent, on les différenciera en fonction du levier qui les autorise. Par levier, on entend ici le point d’appui à partir duquel une critique peut se déployer. Pour simplifier, trois figures de la critique sont repérables chez Marx (il existe un quatrième motif, puisé dans la tradition kantienne, mais Marx, semble-t-il, n’y fait pas directement référence ; il conviendra pourtant d’y revenir).

Il y a d’abord la critique qui repose sur un sens historique. Elle permet de dénoncer un présent à partir d’une anticipation de l’avenir. Ici, la situation présente est condamnée en tant qu’elle manifeste un négatif que l’anticipation d’une situation future (qui le dépassera) autorise. On en trouve des expressions variées chez les hégéliens de gauche : la critique supposait toujours de rouvrir le système hégélien, clôt sur lui-même. Hegel avait intégré le passé et le présent mais n’offrait plus de quoi orienter l’action vers le futur ; il s’agissait donc de réactiver le négatif afin de briser la clôture hégélienne, de remettre donc le moteur dialectique en marche. C’est aussi cette figure de la critique qui domine dans la théorie critique de Francfort : si la coïncidence marxiste entre prolétariat et classe universelle n’est plus assurée, il convient de lui trouver un substitut. De sorte que le motif de la critique doit toujours être en quête d’une instance de la praxis historique. Si le prolétariat ne peut plus l’incarner, la critique se ressource dans Hegel, pour explorer à nouveaux frais, à la fois ce qu’il en est du procès historique et de l’instance qui lui est ajustée. La critique se fait ici donc prophétique, elle est tournée vers l’avenir. Il y a ensuite critique qui s’ancre dans une science du social. Ici, ne se trouve pas dénoncé ce qui est périmé ou déficient au regard d’un état à venir, mais se trouve nié ce qui est erroné au nom d’une science. Évaluée à partir d’une science, la situation présente est illusoire ou mensongère. Cette figure de la critique domine chez le Marx de la critique de l’économie politique. Il y a d’un côté le savoir, de l’autre des forces irrationnelles, l’idéologie, une pensée aliénée, une cécité. Cet aveuglement est celui de la théorie elle-même. Certes, le savoir progresse, mais il n’est pas encore constitué en une science. La critique se conçoit ici comme un révélateur de la vérité. Elle se fait donc science, elle est tournée vers l’universalité d’un savoir.

Il y a enfin une figure de la critique qui puise sa source dans une indignation. La critique dénonce ce qui est subjectivement ressenti ou expérimenté comme étant injuste. La situation présente n’est alors ni condamnée à partir d’un avenir, ni erronée à partir d’une science, elle est injuste en vertu de la manière dont elle nous implique. La critique est ici phénoménologique. Elle trouve son levier dans ce que Luc Boltanski, à la suite de Hannah Arendt (qui, elle-même, le reprend à Adam Smith) a appelé une politique de la pitié9. On retrouve abondamment ce motif dans l’oeuvre de jeunesse de Marx. Elle suppose un ” je “, la manifestation d’une volonté ou d’une expressivité individuelle, quoique Marx parle généralement de la critique comme une instance extérieure qui appelle quelque chose, réclame une indignation. Paul-Laurent Assoun affirme que la critique se revendique comme l’instance par qui le scandale arrive, parce qu’elle est la raison éveillée pour qui le scandale existe, pour qui l’état de chose est perçu comme un scandale10. Que ” quelque chose soit perçu comme un scandale ” suppose toutefois de poser un sujet qui ressent et qu’une situation, dans laquelle ego et alter sont impliqués, soit perçue. La critique a alors pour tâche de dire ce scandale. Le premier acte de transformation est donc l’alerte, l’expression de l’urgence de l’action. Elle est aussi une tâche pédagogique : faire savoir et éveiller. La critique se fait ici indignation, elle est tournée vers le présent.

Trois figures de la critique ont donc été distinguées. Dans le premier cas, la critique se fait prophétique, elle est tournée vers l’avenir ; la vérité, ici, se donne de manière rétrospective. Dans le deuxième, la critique se fait science, elle est tournée vers l’universalité atemporelle d’un savoir ; la vérité se donne ici à travers une méthode réglée. Dans le troisième, elle est expression d’une indignation, elle est tournée vers l’actualité ; elle dénonce un scandale qui se donne dans l’expérience subjective.

Notons que les deux premières figures de la critique supposent l’impersonnel de la troisième personne singulière, le ” il se passe ” de l’histoire ou ” il y a ” de la science ; la troisième implique la première personne singulière, le ” je “. Si la force de Marx a été de les avoir, sinon articulés, du moins associés, le délitement du marxisme eut pour effet de nous livrer les trois motifs de la critique, mais désormais séparés, sans lien entre eux. Nous héritons de ces trois motifs, mais sans possibilité, ni de les articuler, ni même de les juxtaposer.

Il apparaît donc clairement, au regard des deux tropismes posés plus haut, que l’on peut associer le premier motif de la critique au tropisme ” allemand ” et le second motif au tropisme ” français “. Quant au troisième motif, appelé phénoménologique, il est tout simplement le tropisme des sociétés d’individus, réflexives, égalitaires, dans lesquelles les injustices de faits sont dénoncées au nom de l’égalité de principe, en tant que hiérarchies toujours illégitimes. Ce dernier motif fut longtemps qualifié, de part et d’autre, non sans un certain mépris, d'” humaniste “.

Une crise

La crise de la critique ne désigne pas seulement la désarticulation de ces trois motifs, mais aussi le délitement de chacun des motifs dominants, de part et d’autre. Si donc le premier motif de la critique s’effondre en Allemagne et que le second motif de la critique s’effondre en France, nous nous retrouvons de part et d’autre avec le troisième motif, qui est en quelque sorte notre fonds commun. Telle est manifestement la situation aujourd’hui : ne demeure que la critique phénoménologique, qui est alors appelée à occuper tout l’espace. Telle est aussi la raison principale des convergences dans les tentatives théoriques divergentes de relancer la critique, de lui donner un nouveau fondement. Sur le diagnostic de la crise de la critique, il y a donc accord entre l’Institut für Sozialforschung et le Groupe de sociologie politique et morale. Cependant cet effondrement est vécu, pour une sociologie critique ou une théorie sociale critique, comme hautement problématique : car elle ne permet plus de distinguer le savoir de sens commun d’un savoir savant, si l’on convient que la critique ” phénoménologique ” est une compétence des plus ordinaires. De sorte que les entreprises de la relance de la critique sont poussées, chacune conformément à son tropisme, à rechercher les voies d’une connexion entre critique de sens commun et science sociale. Cela, même si prévaut le pressentiment de part et d’autre que cette connexion est devenue, sinon impossible, du moins très incertaine et dans tous les cas, impossible sous la forme qu’elle revêtait jadis.

La crise de la critique consiste ainsi dans l’effondrement des deux instances, histoire et science, qui laisse en quelque sorte la troisième critique orpheline. Ce double effondrement mérite d’être brièvement documenté car il est le fond sur lequel s’élèvent les tentatives récentes, étroitement liées aux sciences sociales, de surmonter la crise de la critique.

Que la deuxième figure soit centrale en France, en accord avec le tropisme épistémologique, s’atteste à la manière dont les commentaires de Marx continuent souvent de parcourir le chemin d’Althusser, et le paradoxe insoluble qui s’y pose11 : la connaissance suppose la possibilité de rompre les obstacles de la conscience historique, tandis que cette rupture suppose précisément une théorie. Althusser a voulu montrer que cette science est à l’oeuvre dans la critique de l’économie politique, mais aujourd’hui, la circularité apparaît toujours plus nette. On voit alors aussi pourquoi la sociologie de Bourdieu en est venue à occuper une place centrale, sinon hégémonique, au sein de la sociologie critique en France. Elle offrait à la fois une théorie de la domination et une théorie de la reproduction. À travers le champ et l’habitus se trouvaient décrites à la fois la segmentation sociale (l’inégalité) et l’inertie, c’est-à-dire une théorie de la fausse conscience, de l’aliénation. Notons que la violence symbolique, inscrite dans les corps, renforce le déterminisme des auteurs néomarxistes puisqu’elle trouve son ancrage jusque dans une couche somatique peu accessible à la conscience. Ce qu’il importe ici cependant de noter avant tout est que le perspectivisme de Bourdieu ne pouvait expliquer comment la sociologie critique elle-même parvient à fonder un point de vue dans une construction entièrement perspectiviste du social. La méthode sociologique y revêt alors logiquement un sens presque mystique12. Elle suppose en effet une espèce d’oubli de soi dont la garantie n’est jamais assurée. Cette méthode, qui est un exercice sur soi, une ascèse (appelée aussi ” socio-analyse “), se dit alors conversion au regard scientifique – exercice qui cependant ne peut jamais assurer celui qui s’y adonne de se soustraire effectivement aux déterminismes et donc à l’illusion. La circularité évoquée plus haut est donc toujours reconduite et la contradiction insurmontable : elle résulte du fait que l’objet social que l’on veut tenir à distance pour l’objectiver est toujours déjà celui dans lequel on est aussi immergés ; aucune science du social ne permet de sortir de cette contradiction. Ceci plonge la sociologie critique française dans la crise. Il y a, en France, ceux qui ne s’en soucient pas (la majorité) et ceux qui tournent leurs yeux vers Francfort dans l’espoir de refonder une théorie critique d’un autre genre. Il conviendra d’y revenir.

Que la première figure de la critique ait dominé la théorie critique de Francfort jusqu’à l’impasse est illustré par le parcours de Max Horkheimer dont le geste, caractéristique, est de rejoindre le plan d’un agir historique. Horkheimer, dans ses écrits sur la philosophie de l’histoire du début des années 1930, conteste vivement la réification de l’histoire elle-même en un actant (il appelle cela ” l’autonomisation panthéiste de l’histoire “), pour rejoindre et impulser à nouveau le mouvement subjectif de l’agir historique13. Ici, la question est toujours celle des forces subjectives capables d’acheminer la raison vers son accomplissement. Toute la question de Horkheimer est de savoir comment le lien va s’établir entre théorie et pratique (ou praxis, comme on disait alors aussi en français). Les figures de la conscience historique qui se succèdent dans son oeuvre sont étroitement liées aux déceptions successives qui jalonnent la période de l’entre-deux-guerres : le prolétariat est d’abord marqué par un conservatisme, puis va être séduit par le fascisme ; l’instance qui devait prendre en charge la raison dans l’histoire s’avère inopérante, ineffective, elle demeure prisonnière d’une fausse conscience. L’explication suivait dans ses grandes lignes celle de Marx dans l’Idéologie allemande : les pensées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes de l’époque. Et progressivement l’instance de la praxis se retire de l’histoire, elle ne trouve plus à s’incarner, elle se réfugie dans la figure de l’intellectuel ; le fascisme, la guerre et les crimes nazis viennent achever tout espoir. Cela débouche sur la Dialectique des Lumières (traduit en français par Dialectique de la raison) et sur Éclipse de la raison publié à sa suite. Horkheimer nous y propose une philosophie de l’histoire renversée14: non plus une promesse de réconciliation ou d’émancipation mais une histoire de la catastrophe et du déclin inéluctable. Il n’est pas étonnant que dans ses textes les plus tardifs, Horkheimer exprime une sorte de pessimisme schopenhauerien. Vu de France, on a du mal à comprendre les raisons de la place centrale qu’occupe la Dialectique de la raison dans la pensée de l’Allemagne d’après-guerre. Elle peut se résumer en une phrase : la Dialectique de la raison est la dernière figure de la philosophie de l’histoire qui dit en même temps son impossibilité ; elle est alors un point d’aboutissement et un point de départ pour quiconque se veut l’héritier de la Théorie critique. Et elle revêt un statut particulier, à la fois celui de repoussoir et d’objet de séduction dans l’entreprise de la relance d’une théorie critique renouvelée.

La situation à laquelle on aboutit est donc la suivante : le premier motif de la critique s’épuise en Allemagne, tandis que le second motif de la critique s’épuise en France. Désormais, on ne peut tabler ni sur une histoire, ni sur une science, comme levier de la critique. Mais remarquons que, dans les deux cas, la critique suppose un savoir sur le social (à tout le moins une économie politique) : car une philosophie de l’histoire requiert aussi toujours d’identifier un moteur et ses potentialités, de situer le plan de la lutte, de reconstituer des séries, d’établir des rapports de causalité, de mesurer des effets. À présent, ne demeure, de part et d’autre, que la critique phénoménologique. Cette critique phénoménologique, qui est la critique de sens commun, telle qu’elle a cours, est coupée de ses fondements théoriques traditionnels que ce soit un sujet de l’histoire plus ou moins identifiable, un récit plus ou moins crédible et vectorisé ou une science plus ou moins assurée. Cette crise de la critique est à la fois théorique et pratique. Car la lutte, privée de l’assurance de s’inscrire dans un mouvement historique capable de désigner les limitations de l’époque et de l’assurance de reposer sur une vérité, capable donc d’identifier l’illusion de l’époque, est peu engageante. Ceci est vécu comme une faiblesse, un manque. La sociologie critique ou la théorie critique se retrouvent alors dans la position de répéter ce qui se dit sans elles ; elles sont impuissantes à apporter une contribution au déploiement de la critique, car les appuis extérieurs de la critique se sont dérobés. Cette crise de la critique, les deux projets de relance de la critique l’affrontent, avec le tropisme propre à chacune des deux traditions.

Deux gestes

Le projet sociologique du Groupe de sociologie politique et morale a pris son envol à partir des apories de la sociologie critique de Bourdieu. Cet arrachement se fit néanmoins de l’intérieur même du cadre de la tradition française des sciences sociales. Pour saisir ce geste théorique, il convient de préciser encore une fois ce en quoi consiste le tropisme français. Il trouve peut-être son expression la plus caractéristique chez Lévi-Strauss. Ce dernier rejette ” l’équivalence entre la notion d’histoire et celle d’humanité qu’on prétend nous imposer dans le but inavoué de faire de l’historicité l’ultime refuge d’un humanisme transcendantal : comme si, à la seule condition de renoncer à des moi par trop dépourvus de consistance, les hommes pouvaient retrouver, sur le plan du nous, l’illusion de la liberté15 “. La tâche d’une science sociale n’est pas de rejoindre un avenir mais d’explorer la nécessité – ” L’analyse structurale ne récuse pas l’histoire. Bien au contraire, elle lui concède une place de premier plan : celle qui revient de droit à la contingence irréductible sans laquelle on ne pourrait même pas concevoir la nécessité “, précise Lévi- Strauss16. Dit autrement, la science sociale en France se donne pour objet les structures mentales ; elle est une science des structures de l’esprit humain. Lévi-Strauss l’appelle ” activité symbolique “, Pierre Bourdieu l’appelle ” sens pratique “. Foucault, dans son introduction aux Mots et les choses, indique de manière lumineuse le lieu du tropisme français lorsqu’il commente la taxinomie des animaux de Borgès : le lieu de son interrogation est ce qu’il appelle les codes fondamentaux, les a priori de la culture, les catégories les plus élémentaires de la pensée au travers desquels un monde s’ordonne. La critique prend ici d’abord et avant tout le sens d’une critique dans un sens kantien, celle qui vise à exhumer les conditions de possibilité de l’entendement. Elle n’est pas ramenée à l’histoire, à un devenir, mais à une structure, à une matrice. Elle suppose non pas une narration mais une modélisation. Bourdieu pose dans le Sens pratique : ” Le progrès de la connaissance, dans le cas de la science sociale, suppose le progrès dans la connaissance des conditions de la connaissance17. ” On ne pourrait mieux résumer le tropisme français, tout en remarquant que le motif kantien de la critique est patent chez Durkheim, Lévi-Strauss, Bourdieu, tandis qu’il a été recouvert en Allemagne par Hegel, par la philosophie de l’histoire.

Le geste inauguré par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, face aux apories de la sociologie critique de Bourdieu, s’inscrit très exactement dans cette tradition. Il suffit d’indiquer ici qu’il fait en quelque sorte, devant l’obstacle, un pas en arrière : si la sociologie critique s’avère impuissante à fonder son point de vue de manière satisfaisante, si les appuis d’une critique scientifique viennent à se dérober, il convient de la prendre à nouveau pour objet sociologique, en explorant ses conditions de possibilité. Le passage d’une sociologie critique à une sociologie de la critique résume ce geste épistémologique. L’article de Boltanski, ” La dénonciation “, en est peut-être l’exemple le plus parlant18. Le geste consiste à explorer les conditions de possibilité de la critique phénoménologique et des dynamiques qu’elle impulse. Il n’y a pas de nouvelle synthèse possible entre critique scientifique et critique phénoménologique mais bien plutôt une critique épistémologique de la critique phénoménologique. Certes, cette posture ne permet pas aisément de formuler des énoncés normatifs clairs, mais elle dégage une puissance descriptive qui fait voir la richesse des tensions et affine le diagnostic de notre actualité. Elle se soutient d’une mise entre parenthèses du projet critique et invite à une certaine sobriété ; elle ne nourrit pas une indignation, mais explore les conditions de toute indignation. Qu’une contribution à la relance de la critique puisse se dégager à l’horizon d’une critique de la critique n’est cependant ni assuré, ni exclu : dans De la justification cette possibilité se dégage de la modélisation du jeu entre une pluralité de genres de critiques phénoménologiques ; dans le Nouvel esprit du capitalisme, cela se dégage peut-être de la modélisation de la dynamique des épreuves19; dans les travaux de Thévenot cela se dégage de l’intérieur de la modélisation d’un jeu de tensions à l’intérieur d’une architecture de biens multiples20.

Axel Honneth, quant à lui, veut hériter de la seconde théorie critique telle que développée par Habermas et, dans un même mouvement, rétablir une continuité avec la première théorie critique21. Devant le diagnostic partagé, il ne fait pas un pas en arrière mais un pas en avant, aiguillonné par le tropisme de l’idéalisme pratique. À première vue ce double héritage est impossible et l’on voit bien combien Honneth demeure dans la filiation de Habermas, combien est ténu ce qu’il dit mériter d’être conservé de la première théorie critique de Francfort. Examinons ce geste de plus près : Habermas voulut d’abord dégager un ” intérêt pour l’émancipation ” (à une époque où il était encore dans la quête d’une instance de l’émancipation à la manière de la première théorie), avant de remanier son projet autour d’une communication sans contrainte ou sans domination22. Notons que pour la première fois, avec Habermas, la théorie critique n’effectue plus un mouvement de rétroaction qui va de Marx à Hegel, mais de Marx à Kant. La raison qui s’était réfugiée dans le bastion ultime de la pensée du théoricien critique retrouve alors une universalité pratique à travers une pragmatique universelle du langage. Mais, immanquablement, la critique s’en trouva considérablement émoussée et rejoignait, peu ou prou, le projet libéral. L’horizon de l’émancipation se trouva déplacé dans les structures transcendantales du langage, ce qui rendait l’identification d’une ligne de front difficile.

Le geste de Honneth consiste dès lors à renouer avec Hegel (geste des hégéliens de gauche jusqu’à la première théorie critique), mais pour la première fois “Hegel ” n’est pas d’abord lu comme une philosophie de l’histoire, mais exclusivement comme une théorie de la constitution intersubjective de l’identité, à travers une lecture conjointe, superposée de Hegel et de G. H. Mead23. Le geste, libéral, dont Habermas avait déjà montré la voie (à travers sa lecture successive de Piaget, Kohlberg ou Mead), suppose donc d’abandonner le schème du devenir historique pour le rabattre sur une ontogenèse : désormais, la Sittlichkeit ne procède pas d’une aventure historique, elle est inscrite dans la constitution psycho-sociologique des identités. La promesse n’est pas celle de l’histoire mais celle de la socialité, dans sa constitution même ; elle n’est pas transcendantale mais sui generis ; et elle se documente empiriquement24. À présent, la ” troisième théorie critique ” s’organise autour d’attentes normatives, mais l'” attente ” n’est plus ici indexée sur une temporalité historique, ni dans une pragmatique langagière à la manière de J. Habermas, dans le sillage de K. O. Apel. L’espoir y émerge d’une attente normative appelée attente de reconnaissance et se donne d’abord dans l’expérience négative – le mépris en tant qu’il déçoit les attentes de reconnaissance.

Ainsi avons-nous deux manières très différentes d’investir la crise de la critique et d’y remédier. Alors que le Groupe de sociologie politique et morale veut d’abord modéliser les a priori de la critique phénoménologique, l’Institut für Sozialforschung de Francfort est d’abord en quête d’une instance (d’un ancrage normatif solide) de la critique phénoménologique. Afin de clarifier ces deux gestes, repartons des apories de la sociologie critique de Bourdieu. Du point de vue du tropisme français, cette aporie consiste avant tout dans son incapacité à fonder un point de vue sociologique à partir duquel peut se déployer une science sociale positive. Il convient alors de reprendre le projet sociologique lui-même, de lui assurer une nouvelle base épistémologique. Du point de vue du tropisme allemand, ce qui frappe est que l’habitus, l’histoire cumulée de l’agent, est le générateur de l’action historique (inconsciente), mais cette présence de l’histoire en nous se donne sous la forme de la reproduction, de la répétition du même. Ce que seraient un sujet historique et une transformation souhaitable y demeure implicite – ce qui est logique puisqu’une science ne formule pas ce genre de proposition. Notons que la Misère du monde de Bourdieu, paru au milieu des années 1990, allait exhiber de manière exemplaire cette double impasse : du point de vue du Groupe de sociologie politique et morale on y verra la juxtaposition d’un matériau empirique présentant des expressions de souffrances subjectives, générées par une méthode qui a renoncé à la plupart des exigences énoncées par Bourdieu lui-même et associée à une dénonciation pamphlétaire de la domination. Du côté de l’Institut für Sozialforschung de Francfort on y verra l’incapacité à théoriser l’envers de la domination, à savoir les attentes de reconnaissance. Notons incidemment que le ” corporatisme de l’universel ” de Bourdieu rappelle trop ostensiblement les impasses de la première théorie critique pour être crédible en Allemagne.

Ceux qui cherchent à identifier une instance de l’émancipation en France l’ont bien compris : la reconnaissance désigne l’envers de la domination ; un déni systématique de reconnaissance (une violence symbolique) est une pathologie sociale (Bourdieu appelle cela domination). De sorte que du point de vue de ceux qui cherchent à refonder une théorie critique en France, A. Honneth parvient à donner une version positive à la sociologie critique : convertir la méconnaissance structurelle (la souffrance subjective non explicitée) en lutte pour la reconnaissance. Le projet d’une troisième théorie critique se rattache alors encore indéniablement à la première théorie critique : elle est en quête d’une instance de la praxis émancipatrice (dont l’existence est postulée, c’est en quoi elle demeure fidèle à l’idéalisme pratique) ; cette instance ne se découvre pas spéculativement mais empiriquement : la sociologie a pour tâche de la traquer ; elle le fait à partir de l’identification du négatif, de l’expérience du mépris qui pointe potentiellement vers un horizon normatif.

De ce double mouvement, on conclura que, de part et d’autre, on prend acte de la crise de la critique, de sorte que le diagnostic de départ est similaire : ne demeure qu’une critique phénoménologique, détachée d’une science d’un côté, détachée d’une philosophie de l’histoire de l’autre. Mais à partir de cet accord sur le diagnostic, des conséquences sensiblement différentes sont tirées. Ces manières de tirer des conséquences demeurent hantées par les espoirs inhérents à chacune des deux traditions, de sorte que ce que nous entendons de part et d’autre par ” critique ” s’en trouve affecté. Le geste consistera, en France, à faire un pas en arrière, à explorer la grammaire (dans le sens d’une structure) de la critique. Le geste des francfortois consistera à faire un pas en avant : renouer, par-delà Habermas, avec un support de la praxis qu’il convient désormais de traquer empiriquement pour dégager une théorie de l’action qui demeure, en dernière instance, une théorie de l’agir historique.

Trois malentendus

De ces deux opérations distinctes effectuées à partir d’un diagnostic similaire relatif à la crise de la critique, découlent des lectures croisées qui ne sont pas, malgré un sentiment de proximité partagé et une conjoncture qui incite aux rapprochements, exemptes de malentendus. On pourra en mentionner brièvement deux et consacrer quelques développements à un troisième. Premièrement, le Nouvel esprit du capitalisme de Boltanski et Chiapello sera lu à Francfort comme une philosophie de l’histoire ou du moins comme son ébauche. Certes, s’y trouve décrit une dynamique de transformation, mais il n’est pas certain qu’elle dessine un mouvement qui s’ordonne au sens d’un déploiement historique vectorisé. Deuxièmement, la théorie de la reconnaissance de Honneth sera souvent lue en France comme l’envers de la domination bourdieusienne ; elle autorise alors le passage d’une tyrannie de l’inconscient (d’une structure de méconnaissance) à une lutte pour la reconnaissance. Elle s’offre donc comme un opérateur susceptible de convertir les souffrances subjectives en souffrances objectives et de leur donner un débouché politique. À une lutte de classement dont on ne sait si elle ne débouche sur un nihilisme, faute de ne jamais avoir eu à expliciter ses propres appuis normatifs, se substitue une lutte pour la reconnaissance susceptible de nourrir la dynamique française de l’égalité, mais dans un horizon qui n’est pas exactement celui du libéralisme de la théorie critique d’Habermas dont Honneth se veut pourtant l’héritier et dont l’attention conférée par la troisième théorie critique au droit est le témoignage le plus sûr.

Un dernier malentendu mérite quelques développements plus amples et concerne la persistance du tropisme allemand, toujours à l’oeuvre dans le travail de A. Honneth, et la répercussion de cette persistance dans sa réception française. La lecture que propose Honneth de Dialectique de la raison de Max Horkheimer (Dialektik der Aufklärung, 1944), même si elle n’est pas centrale dans son travail, vaudra ici pour indice, étant donné le statut particulier de cet ouvrage évoqué plus haut25. Cette lecture a ceci de nouveau que Dialectique de la raison n’est pas lu d’abord comme une philosophie de l’histoire (bien qu’elle le soit et à ce titre, Honneth dit qu’elle est obsolète), mais comme une critique qu’il appelle ” évocatrice “. Cette dernière procède par des moyens stylistiques pour dire ce qui est correct, adéquat, juste ou injuste ; une attention particulière y est accordée à ce procédé appelé ” exagération ” (de ce qu’il en est des relations sociales). Néanmoins, Dialectique de la raison n’est pas un texte fictionnel avertit Honneth, il nous invite plutôt à faire un lien avec notre situation la plus actuelle, il fait signe vers notre autocompréhension. Il ne dit pas une vérité, mais dégage un effet de crédibilité capable de nous ouvrir les yeux sur des dimensions invisibles ou peu visibles de la vie sociale. La critique est ici ” une mise au jour “. De ce dévoilement se trouve alors escompté un désir d’émancipation.

Il convient ici de s’interroger sur les raisons qui fondent le recours de la troisième théorique critique à un ouvrage qui marque l’apogée de la première théorie critique (et l’achemine dans un même mouvement dans une impasse), même sous une forme aussi inattendue, dès lors que Honneth sait que Dialectique de la raison est généralement interprétée, à juste titre, comme une version de gauche de la critique heideggerienne de l’arraisonnement du monde. Écartons d’emblée l’hypothèse d’une simple recherche de continuité institutionnelle. Une réponse possible est que la critique phénoménologique demeure insuffisante pour rendre la lutte engageante. S’il n’y a ni science, ni histoire, susceptibles de conférer un appui solide à la critique, le seul moteur qui demeure est celui de l’indignation (et, en France, le succès de la Misère du monde de Bourdieu atteste de ce que la force de la critique en est venue à reposer entièrement sur le témoignage, non dénué de pathos, des petites et grandes misères). On a donc ici un sujet plaignant (une plainte qui dit le déni) et non une instance de la praxis ; on a une expérience négative et aucune voie historique pour l’acheminer vers un quelconque telos.

Certes, la théorie de l’aliénation sans issue de la raison elle-même est obsolète, nous dit Honneth, mais la puissance des procédés rhétoriques contenue dans Dialectique de la raison constitue encore aujourd’hui un levier efficace. L’outil rhétorique consiste par exemple à rapprocher deux termes dont le contraste dégage une puissance suggestive (par exemple ” industrie culturelle ” ou ” histoire naturelle “). Notons que la recherche d’un tel opérateur est toujours la conséquence d’un schéma qui présuppose l’aliénation – toute la pensée néomarxiste a tourné autour des raisons de l’inaction : séduction de l’irrationnel, apathie, domination symbolique, hégémonie – et doit donc rendre raison de l’aveuglement qui empêche l’action émancipatrice de se déployer. Cependant, Dialectique de la raison revient ici sous la forme, non pas d’une philosophie de l’histoire (qui dit la vérité du cheminement de la raison et de ses obstacles), mais d’une rhétorique engageante. On peut s’interroger sur la solidité de cette stratégie, mais cela nécessiterait un développement trop long. En revanche, l’usage qui est fait en France par la sociologie critique post- bourdieusienne de la critique dite ” évocatrice ” mérite d’être relevé, tant elle est devenue un lieu commun, un topos de la critique. Non pas qu’un usage de la lecture que propose Honneth de Dialectique de la raison y soit directement repérable, mais la stratégie est homologue et pourrait dès lors y puiser une légitimité théorique. S’y trouvent par exemple rapprochés (confondus) les termes ” entreprises ” et ” camps nazis “. Que Dialectique de la raison soit un ouvrage politiquement ambigu, en ce qu’il se situe sur la crête d’un Kulturpessimismus réactionnaire qui pense la convergence du fascisme et du stalinisme et de toute démocratie administrée, Honneth le souligne lui-même.

Neutralisé comme philosophie de l’histoire, son venin est en quelque sorte désactivé, pense-t-il. Mais en France, où l’on n’a que faire de la prudence libérale de Honneth, il se dit volontiers que l’entreprise est un camp, l’exploitation capitaliste une extermination. Face au ” scandale ” que constituent les souffrances phénoménales incommensurables, scandale dénoncé à la première personne singulière, la relance de la critique passe par la comparaison ; et le nazisme lui fournit ici son paradigme. Elle s’appuie sur une étiologie de la souffrance et une psycho-sociologie rudimentaire pour dire l’impuissance de la critique à exprimer la souffrance et la dépasser dans la lutte. De sorte qu’en France, un épisode historique se trouve, de manière récurrente, convoqué par la critique. Sous la forme d’une philosophie de l’histoire, ce genre d’énoncé intègre le nazisme dans une espèce de théodicée (c’est ce qui lie la phrase très commentée de Heidegger sur les camps et certaines formulations de Dialectique de la raison ou de Éclipses de la raison). Et, on le sait, ceci est théoriquement et politiquement erroné, pour Habermas assurément, pour Honneth probablement aussi : l’épisode nazi a précisément ruiné toute possibilité d’une philosophie de l’histoire du moins dans sa forme traditionnelle ; surtout, l’indistinction de toutes les violences est absolument incompatible avec l’ethos libéral.

Honneth dit tourner autour de ce “mystère anthropologique ” sans jamais véritablement parvenir à en rendre raison26. Mais en France, le nazisme ne revient précisément pas comme cette impossibilité, mais comme l’éternelle persistance de l’autre de la raison (du mal). Elle revient comme un épisode exemplaire qui dit la vérité de notre époque. De sorte que s’y dessine une pente où la lutte pour la reconnaissance prend souvent la forme d’une concurrence pour la plus grande souffrance, avec toutes les conséquences attendues. Ici, la réception francfortoise de cette réception française de Honneth se fait encore attendre.

Ce travail collectif a été effectué dans le cadre du programme de formation-recherche " Justice, reconnaissance, autonomie " qui a réuni, en 2006 et 2007, à Paris et à Francfort, les chercheurs du Groupe de sociologie politique et morale et de l'Institut für Sozialforschung de Francfort, financé par le CIERA, avec le soutien financier complémentaire du Centre Marc Bloch de Berlin, de l'IFS et du GSPM.

On se reportera ici à Otto Gerhard Oexle, Geschichtswissenschaft im Zeichen des Historismus, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1996.

Vincent Descombes, Philosophie par gros temps, Paris, Minuit, 1989, p. 71-72.

V. Descombes souligne, à propos de Lyotard, qui déplace son regard des Lumières vers la Révolution française, combien 1789 signe un moment non dialectique dans l'histoire de France : un peuple prend la parole au nom de l'humanité tout entière (ibid., p. 145).

Durkheim écrit : " [...] les principes de 1789 peuvent être considérés sous des aspects différents. Ils sont un événement historique, un fait politique, en même temps qu'une théorie scientifique de la société. Oubliez les conditions sociales dans lesquelles ils se sont produits pour les considérer en eux-mêmes, et vous n'y verrez qu'une suite de propositions abstraites, définitions, axiomes, théorèmes, qui se présentent comme le résumé d'une science définitive : c'est une sorte de bréviaire de sociologie, du moins d'une certaine sociologie. " Émile Durkheim, " Les principes de 1789 et la sociologie " [1889], dans la Science sociale et l'action, Paris, PUF, 1970, p. 213-225.

Ernst Cassirer résume : " C'était en effet le sentiment commun sur lequel on se repliait : le concept de germanité, en ce qui concerne son contenu, n'est déterminé ni par le présent étatique, ni par le passé historique : il renferme une tâche spirituelle universelle que seul l'avenir peut progressivement amener à sa détermination et à son épanouissement. " Ernst Cassirer, Liberté et forme [1922], Paris, Cerf, 2001, p. 304.

François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 25 et 43-44.

La raison y est alors référée à une " aventure ". Voir Karl Löwith, De Hegel à Nietzsche [1944], Paris, Gallimard, 1969.

Luc Boltanski, la Souffrance à distance, Paris, Métailié, 1999.

Paul-Laurent Assoun, " La généalogie du concept de critique chez Marx ", dans Marxisme et théorie critique, Paris, Payot, 1978, p. 47-48.

Par exemple : " Ici, connaissance et réflexion s'impliquent donc réciproquement. La connaissance implique la réflexion dans la mesure où elle produit le contenu de la théorie de l'idéologie, et la réflexion implique la connaissance dans la mesure où elle procède à la justification méthodologique de celle-ci. Cette circularité est le fondement d'une objection qui semble décisive. La théorie permet au propos de se justifier du point de vue de sa rupture avec les obstacles de la conscience historique. Mais cette justification présuppose l'acquisition de la connaissance de la réalité économique, et donc la rupture préalable avec les obstacles de la conscience historique. Il s'agit là d'un cercle. [...] Marx a montré que sa théorie peut prétendre se libérer des illusions de la conscience historique, mais pas pourquoi. Par quels ressorts sa théorie a-t-elle pu s'affranchir des illusions de la conscience historique dont les effets sont décrits chez les autres ? On attendrait qu'il l'explique à partir de sa propre théorie de l'idéologie. [...] On trouve dans le Capital la solution à cette difficulté ", Emmanuel Renault, Marx et l'idée de critique, Paris, PUF, 1995, p. 106-107.

Bruno Karsenti, " La sociologue dans l'espace des points de vue ", Critique, août-septembre 1995, no 579-580, p. 661-673.

"Personne n'est appelé à la vie ou tué par l'Histoire ; l'histoire ne pose aucune tâche ni n'en résout aucune. Il n'y a que des hommes réels qui agissent, qui surmontent des obstacles, qui peuvent arriver à diminuer le mal individuel ou général qu'eux-mêmes ou les forces de la nature ont créé. L'autonomisation panthéiste de l'histoire en un être substantiel unitaire n'est rien d'autre qu'une métaphysique dogmatique ", Anfänge der bürgerlichen Geschichtsphilosophie [1930] ; on se reportera également à la critique de l'hypostase de l'histoire à Hegel und das Problem des Metaphysik [1932], traduits dans Max Horkheimer, les Débuts de la philosophie bourgeoise de l'histoire, Paris, Payot, 1974.

Voir Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, la Dialectique de la raison [1944], Paris, Gallimard, 1974 ; M. Horkheimer, Éclipse de la raison [1946], Paris, Payot, 1974.

Claude Lévi-Strauss, la Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 347.

Id., Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1967, p. 408.

Pierre Bourdieu, le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 7.

L. Boltanski, " La dénonciation ", Actes de la recherche en sciences sociales, no 51, 1984, repris dans l'Amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990 ; Luc Boltanski et Laurent Thévenot, "Finding one's way out in the social space", Social Science Information, 22 (4-5), 1983, p. 631-680.

Luc Boltanski et Ève Chiapello, le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

L. Thévenot, l'Action au pluriel : sociologie des régimes d'engagement, Paris, La Découverte, 2006.

En posant qu'une théorie et l'expérience doivent être orientées vers la détermination de ce qu'est une " vie réussie ", Honneth se distancie du formalisme de Habermas et des théories libérales de la justice.

Ce parcours va de Raison et légitimité, publié en 1973, à Théorie de l'agir communicationnel qui paraît en 1981.

Axel Honneth, la Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.

A. Honneth prend acte, suivant en cela Habermas, que nous vivons à une époque postmétaphysique. La crédibilité de la scène hégélienne suppose alors son ancrage dans une matière empirique.

A. Honneth, "Über die Möglichkeit einer erschließende Kritik. Die Dialektik der Aufklärung im Horizont gegenwärtiger Debatten über Sozialkritik", dans Das Andere der Gerechtigkeit, Francfort/Main, Suhrkamp, 2000, p. 70-87. Traduit dans Emmanuel Renault et Yves Sintomer (sous la dir. de), Où en est la théorie critique ?, Paris, La Découverte, 2003.

Voir A. Honneth, "Rejoinder", dans Reification. A New Look at an Old Idea, The Berkeley Tanner Lectures, 2007.

Published 26 April 2010
Original in French
First published by Esprit 7/2008

Contributed by Esprit © Danny Trom / Esprit / Eurozine

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