‘La Belgique est le laboratoire de la démocratie 2.0’
En janvier le The New Yorker publiait un long reportage de Ian Buruma sur la Belgique, au titre éloquent : “Le Divorce”. L’écrivain flamand David Van Reybrouck partage ses impressions sur cet article et réfléchit sur le sort de son pays. Mais aussi sur l’évolution de la démocratie représentative et sur les limites de la “gauche cosmopolite”.
Francesca Spinelli: Qu’avez-vous pensé de l’article de Ian Buruma sur la Belgique? Est-ce que à votre avis l’alarmisme qui s’en dégage est justifié?
David Van Reybrouck: J’ai beaucoup aimé l’article, j’ai trouvé que c’était une analyse très pointue des enjeux actuels. J’ai aussi dit à Buruma – nous avons déjeuné ensemble dernièrement – que la conclusion, avec l’évocation de la défaite de Waterloo, était assez noire. Mais bon, ça rentre dans l’éventail des trucs littéraires et journalistiques.
FS: N’est-il pas un peu déséquilibré au profit du point de vue des flamands?
DVR: Il faut souligner que pour la première fois il y a quelqu’un, dans la presse internationale, qui est capable de parler aux néerlandophones. A Bruxelles il y a beaucoup de journalistes étrangers qui parlent seulement anglais et français, et leur documentation finit par être assez unilatérale. L’article de Buruma est une sorte de correctif d’une tendance répandue dans la presse internationale, qui dépeint souvent les flamands comme une communauté trop orgueilleuse, trop centrée sur elle-même. Et quoique je ne partage pas du tout certains aspects du mouvement flamand, j’éprouve aussi une certaine frustration quand je vois que la Belgique est présentée comme un petit pays surréaliste, avec des pralines, des bières et des gaufres, et puis, comme comble de ce surréalisme-là, des flamands qui sont tous des extrémistes et des séparatistes. Comme dans toute description de conflit, on finit par caricaturer les positions. Je trouve ça pénible. Le pourcentage de belges qui veulent vraiment la scission est très faible, cela fait quinze ans qu’il est stable, entre 10 et 15%, et il n’augmente pas malgré toutes les crises.
FS: Ian Buruma brosse un portait assez exhaustif de Bart De Wever, que vous connaissez personnellement.
DVR: Oui, nous avons été collègues à l’université pendant des années.
FS: En lisant vos chroniques sur le quotidien Le Soir, on a l’impression que le leader de la Nieuw-Vlaamse Alliantie suscite en vous des sentiments complexes. D’un côté vous critiquez ceux qui le définissent un fasciste, parce que cela empêche de le comprendre et de comprendre ses électeurs; de l’autre vous dites qu’il ne pense pas au bien-être général des flamands.
DVR: Je n’aime pas le portrait caricatural qu’on fait de Bart De Wever – fasciste, figure d’extrême droite… C’est un démocrate, mais un démocrate qui veut la fin d’une démocratie qu’il considère trop faible. Ma position est différente: ce n’est pas parce qu’il y a un problème avec une démocratie qu’il faut scinder un pays en deux. Il y a d’autres solutions. De Wever veut provoquer démocratiquement la fin d’une démocratie. Et si le débat stagne, c’est à cause de ça. Mais ses thèses sont légitimes. Si on reconnaît l’indépendance du Kosovo et du Sud-Soudan, c’est qu’il y a un consensus international sur la possibilité d’une scission: ce n’est pas un crime qui viole la Déclaration universelle des droits de l’homme. On ne va pas résoudre le problème belge, qui est un problème grave, en diabolisant une figure qui a un programme légitime. C’est pour ça que j’ai aimé l’article de Buruma, parce ce qu’il va au-delà de la caricature.
FS: Buruma affirme que De Wever se distingue des autres politiciens populistes européens.
DVR: En effet, ce n’est pas un Jörg Haider, un Geert Wilders, un Silvio Berlusconi. Il ne rentre pas dans les clichés du leader populiste européen actuel. C’est un nationaliste qui n’est ni contre l’Union européenne ni contre l’islam. Il représente un nouveau phénomène. Et comme j’ai écrit dans Le Soir, c’est grâce à lui que la popularité de l’extrême droite, et de ses thèmes xénophobes, a diminué. C’est un cas unique en Europe.
FS: Vous dites aussi qu’il suit une stratégie précise, parce qu’il sait qu’il doit profiter de cette occasion pour “entrer dans l’histoire”.
DVR: De Wever est très jeune, mais en même temps il est déjà vieux sur la scène politique. Aujourd’hui la vitesse des débats, l’implication des citoyens grâce au web 2.0, tout cela a réduit la durée d’une carrière politique. On n’a que cinq ans, je pense, à moins d’établir une espèce de crypto-dictature comme Berlusconi et ne plus jouer le jeu selon les règles démocratiques. Mais si on joue selon ces règles, l’échéance est assez courte. Et Bart De Wever se rend très bien compte que dans dix ans il ne sera pas sur la scène politique comme aujourd’hui. Il a cette occasion-ci et c’est le moment de réaliser quelque chose. Par ailleurs, il y en a qui disent qu’il en a marre de la situation actuelle, qu’il pense déjà à devenir bourgmestre d’Anvers, parce que le niveau fédéral, ça commence à l’épuiser. Il n’est pas le seul: tout le monde en a marre, les politiciens, les citoyens.
FS: Vous évoquiez les graves problèmes que la Belgique doit résoudre. Quelle est leur cause? Presque personne ne veut la scission, les politiciens en ont marre de cette situation, les citoyens aussi… Alors pourquoi les choses ne bougent-elles pas?
DVR: Il y a deux causes: un problème institutionnel et constitutionnel propre à la Belgique, et un plus vaste problème lié à la démocratie. Partons du premier: dans les quarante dernières années la Belgique a connu une série de réformes d’état qui ont transformé un état unitaire en un état fédéral, avec un transfert croissant des compétences vers les régions et les communautés. En cours de route, une grave limite institutionnelle et constitutionnelle a pris forme: un flamand ne peut pas voter pour un francophone et vice-versa (sauf si on habite a Bruxelles-Hal-Vilvorde, la seule circonscription où l’on peut voter pour des politiciens des deux communautés). Cela veut dire qu’un politicien peut gagner des élections fédérales en jouant la carte régionaliste. Mais après, il est toujours obligé de trouver un accord fédéral avec des gens qui ne sont absolument pas d’accord avec ce qu’il a promis à ses électeurs. Et cela engendre une paralysie. C’est une limite grave de la loi électorale belge. De Wever l’a toujours dit: la Belgique, ce n’est pas une démocratie, c’est deux moitiés de démocratie. Et sa solution, c’est: faisons-en deux démocraties à part entière. L’analyse est correcte, mais il y a d’autres thérapies. Ce n’est pas parce que le robinet coule qu’il faut détruire la maison!
FS: Et quelle est la deuxième cause de cette crise politique belge?
DVR: C’est l’énorme changement survenu dans la profession du politicien avec l’arrivée des nouveaux médias: l’implication des citoyens est devenue nettement plus importante. A chaque pas des politiciens, à chaque négociation, tout est tout de suite dans la presse. Auparavant, la discrétion durait parfois pendant des mois, les politiciens se réunissaient et cherchaient un compromis buvable pour chacun d’eux. Après ils allaient défendre le compromis devant leur parti et leurs électeurs. Maintenant, toute démarche est immédiatement un fait politique. Et les politiciens ne parlent plus entre eux – cela fait des mois qu’en Belgique ils ne se parlent pas – mais ils parlent tout le temps avec leurs électeurs. Ils sont en quelque sorte paralysés par le public, qui se manifeste de plus en plus.
FS: La démocratie est donc en pleine évolution?
DVR: Oui, très certainement. Le public actuel peut suivre de seconde en seconde le processus politique, mais il n’est autorisé à donner son avis qu’une fois tous les quatre ans. C’est du jamais vu. Je pense que nous touchons à la fin de la démocratie représentative. L’idée que les élections sont des moments cardinaux ne tient plus, et on le voit partout. Je suis en train de lire The life and death of democracy de John Keane, et je partage complètement ses conclusions. La Belgique, à mon avis, ne représente pas l’arrière-garde surréaliste des états européens. Je pense qu’on voit ici, un peu avant qu’ailleurs, les défis qui se poseront partout. Le problème belge – lié à la constitution du pays – est encastré dans un problème beaucoup plus vaste, que l’on pourrait résumer par la question suivante: comment penser la démocratie 2.0?
FS: Revenons à la Flandre. Vous avez souvent abordé la question du rôle des intellectuels et des artistes flamands. D’une part, vous dénoncez le fait que dès qu’un intellectuel ose porter un point de vue différent sur le nationalisme, on l’accuse de trahison; de l’autre, vous soulignez qu’une fracture s’est creusée entre les artistes et le peuple, ou en tout cas ce qu’on appelait “le peuple”.
DVR: Je ne me sens pas très à l’aise face au discours dominant dans les cercles artistiques flamands, face à cette critique des tendances autonomistes coupables de ne pas être “solidaires”. On essaye de répéter la même stratégie déployée dans les années ’90 pour contrecarrer le succès de l’extrême droite, quand on a voulu mettre le fameux cordon sanitaire autour du Vlaams Blok. Mais il s’agissait là d’un parti condamné pour son racisme, alors que maintenant on parle d’un parti démocratique. Traiter les adhérents et les sympathisants de la N-VA comme des gens peu solidaires me paraît discutable. C’est méconnaître la légitimité de la voix de ces 28 % de flamands qui ont voté pour De Wever. Le discours oppositionnel ne fait qu’éloigner des citoyens une classe intellectuelle qui se considère rationnelle, cosmopolite… Voilà, le problème est là: dans ce cosmopolitisme déraciné qui a un mépris profond pour le besoin d’ancrage social et régional de la communauté néerlandophone. Je trouve ce cosmopolitisme aussi provincialiste que le séparatisme flamand. C’est une autre tribu, avec ses propres valeurs, et qui ne semble pas voir qu’elle occupe une position privilégiée.
FS: C’est justement la thèse que vous exposez dans votre Pleidooi voor populisme (un pamphlet non traduit en français, mais dont on trouve un extrait en ligne).
DVR: Oui. J’y affirme que l’on ne gagnera pas la lutte contre le populisme en stigmatisant l’électorat des partis populistes. On sait que les partis populistes sont plus populaires parmi les classes les moins éduquées. Le cosmopolitisme, lui, est devenu la position de la gauche éduquée. Pensez au développement de la social-démocratie en Europe de l’Ouest: cela a commencé comme une lutte pour l’émancipation des pauvres, de ceux qui n’avaient pas d’éducation, des ouvriers, des démunis, et c’est devenu une position élitaire, de gens cultivés, qui boivent leur Chardonnay, peuvent voyager et en plus méprisent les classes inférieures. Je trouve cela d’une vulgarité inoue. A gauche, c’est plus facile de se sentir solidaires avec un pauvre ouvrier travaillant dans une mine qu’avec le petit-enfant de ce même mineur, qui grâce aux efforts socialistes a pu grimper l’échelle sociale, a trouvé les moyens de passer ses vacances en Turquie ou sur la Costa Brava, et qui n’est pas devenu le cosmopolite qu’on s’attendait. On les respecte tant qu’ils sont pauvres, mais dès qu’ils ont un peu de moyens et qu’ils essayent de les défendre, on les laisse tomber. Mais non, la lutte sociale n’est pas terminée! Augmenter le niveau socio-économique, c’est très bien, mais il y a encore le travail de formation intellectuelle à faire. Or la classe qui pourrait s’en occuper, au lieu de partager ses richesses, son savoir, tourne les dos à ceux qui passent leurs vacances à Ibiza. Elle est à la fois absolutiste, par rapport à ses idéaux, ses valeurs, et imbue de relativisme post-moderne, paralysée à l’idée de partager, de tendre la main.
FS: Et elle a cette attitude non seulement avec les petits-enfants des mineurs, mais aussi avec les immigrés.
DVR: Elle s’occupe des immigrés tant qu’ils sont indigents, mais derrière il y a ce même relativisme respectueux. Pourtant, ne pas se mêler n’est pas la seule forme de respect. Inviter à partager est aussi une forme de respect. Si tout le monde garde sa porte fermée, l’espace public se fragmente en compartiments étanches.
FS: Le succès de votre dernier livre, Congo (Congo. Une histoire, pas encore traduit en français) montre que le contact avec un public plus vaste est possible.
DVR: Oui… Deux-cent mille exemplaires vendus en neuf mois, et c’est un livre de 700 pages qui ne fait aucune concession au public. Cela me renforce dans mon idée qu’il est possible de parler à un public plus large de façon sérieuse. Congo est lu par des anciens coloniaux aussi bien que par des jeunes de la diaspora congolaise. Je n’aurais jamais imaginé un tel succès. Dans Plaidoyer pour le populisme j’affirmais qu’un autre genre de discours culturel est possible, puis j’ai écrit une pièce de théâtre, Mission, et un livre, Congo, qui ont effectivement attiré un public plus vaste. On pourrait croire que j’ai suivi une stratégie, mais ce n’est pas le cas. Si j’ai une stratégie, c’est celle de voir la légitimité des perspectives différentes. C’est le même défi de Camus: voir l’humanité des autres perspectives. C’est tout ce que je fais et c’est la seule chose qui me motive.
Published 10 March 2011
Original in French
First published by myeurop.info on 22 February 2011(French version); Eurozine (English version)
© David Van Reybrouck / myeurop.info / Eurozine
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