Le découplage entre religion et culture
Le renouveau religieux parmi les musulmans d’Europe ne se fait pas par l’importation de traditions religieuses venues du Moyen-Orient et du monde musulman en général mais par une reconstruction intellectuelle qui se fait selon des lignes ” transversales “, c’est-à-dire communes aux formes de revivalisme que l’on trouve également dans le Christianisme contemporain.
Le salafisme, qui se diffuse aujourd’hui à partir des réseaux d’enseignement souvent financés par l’Arabie saoudite est un phénomène de déculturation de l’islam traditionnel et donc d’adaptation à la modernité et à la globalisation. Mais, cette modernité n’est pas forcément celle de la tolérance, de l’égalité des sexes, du libéralisme et de l’exégèse théologique. Elle peut être aussi celle du dogmatisme, du communautarisme et du scripturalisme, comme on le voit dans les mouvements évangélistes américains contemporains. La transversalité se retrouve aussi dans d’autres formes de revivalisme religieux comme le spiritualisme, marqué par le retour des confréries soufies, ou bien la prédication sociale. Les imams prêchent donc auprès des jeunes des quartiers difficiles pour les faire sortir de la délinquance, sur le modèle des églises américaines qui prêchent parmi les jeunes noirs, contre la drogue et la délinquance.
C’est une erreur de considérer que les phénomènes de radicalisation religieuse (salafisme) ou politique (al Qaïda) sont des importations des cultures et des conflits du Moyen-Orient. Il s’agit avant tout d’une conséquence de la mondialisation et de l’occidentalisation de l’islam. Le revivalisme religieux d’aujourd’hui est avant tout marqué par le découplage entre la religion et la culture, quelle que soit la religion. C’est ce qui explique les affinités entre le fondamentalisme protestant américain et le salafisme islamique : tous les deux écartent la culture, la philosophie et même la théologie au profit d’une lecture scripturaliste des textes sacrés et d’une saisie immédiate de la vérité par la foi individuelle, au détriment des savants et des institutions religieuses.
La religion n’est plus qu’une foi et un système de normes qui marquent la séparation entre croyants (la communauté des saints, ou ceux qui seront sauvés) et les autres. Par contre, le catholicisme et l’orthodoxie considèrent que la religion est profondément ancrée dans une culture qui peut être partagée par les non-croyants, ce qui explique notamment l’appel du pape à la reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe, qui sont culturelles et non liées à une pratique religieuse effective. Le succès de toutes les formes de néo-fondamentalisme s’explique parce que ce dernier fait l’apologie paradoxale de la déculturation qui permet de penser une ” pure ” religion indépendamment de toutes ses variations et influences culturelles.
Cette globalisation de l’islam a lieu aussi dans les pays de tradition musulmane. Ce ne sont pas seulement les hommes, les femmes qui circulent, ce sont aussi les idées, les représentations culturelles, voire les modes de religiosité, et donc les relations que le croyant entretient avec sa religion.
Le premier point, qui est lié essentiellement à la question de l’islam en Europe, est la déconnexion entre d’un côté l’islam et, de l’autre côté, un territoire et une culture donnés. Dans les pays de tradition musulmane, celui qui est croyant, comme celui qui n’est pas croyant ou beaucoup moins croyant, vit la religion comme une sorte d’évidence culturelle. La société, dans le fond, organise et prévoit la place de la pratique religieuse. Il est facile le jeûner durant le ramadan en Afghanistan, au Pakistan ou en Égypte, ou de ne pas le faire. Celui qui veut jeûner peut le faire sans problème. La société s’adapte pendant la période du ramadan à cette pratique religieuse. Il y a même des exemples comme l’Iran, où, dans le fond, très peu de gens pratiquent le ramadan, mais où, officiellement, tout est fait pour que le croyant puisse le pratiquer.
D’autre part, dans leurs pays d’origine, les pays musulmans, la religion est toujours incarnée dans une culture, et il est, pour le croyant, difficile de faire la distinction entre ce qui relève d’une tradition culturelle, voire d’un conformisme social, et ce qui relève d’un dogme. La distinction entre la religion comme un corpus de croyances, comme une théologie, et la culture, n’est généralement pas faite par l’homme de la rue ou le croyant ordinaire. Or, l’immigration va d’un seul coup introduire une coupure entre la religion et la société, entre la religion et la culture. Dès lors, ceci signifie qu’il n’y a plus d’évidence du religieux. Subitement, le musulman qui vit en Europe doit en quelque sorte réinventer, retrouver ou, plus exactement, définir ce qui pour lui est le religieux. Le fait pour un musulman d’être en minorité, le fait même de l’immigration, oblige donc, dans le fond, à une réflexion sur ce qu’est l’islam. Il oblige à objectiver l’islam, c’est-à-dire à tenter de définir de manière objective ce qu’est l’islam. Quelques exemples illustrent cet état de fait.
La littérature religieuse est, évidemment, aussi ancienne que la religion elle-même, mais, si l’on s’amuse à faire des relevés de titres de livres religieux depuis les origines jusqu’à nos jours, on voit, pendant des siècles, des livres qui ont des titres très semblables, comme L’Explication des secrets. Parfois, ce sont des métaphores : Les Perles de la mer, Les Perles du savoir, etc. Depuis quelque temps, cependant, on voit apparaître des titres qui n’ont aucun antécédent dans la littérature religieuse : Qu’est-ce que l’islam ?, Qu’est-ce qu’être musulman ?, Qu’est-ce que la foi ?, Que signifie être musulman ?, Comment vivre son islam ? Il y a en somme aujourd’hui toute une littérature qui tente de définir d’une manière objective ce qu’est l’islam, parce que, justement, il y a besoin de cette définition objective, parce qu’il n’y a plus d’évidence du religieux, parce qu’il n’y a plus, aujourd’hui, la médiation d’un savoir, qu’on pourrait qualifier de savant, d’un savoir des oulémas, des docteurs de la loi. Chacun se retrouve confronté à la nécessité d’inventer, de définir, d’objectiver ce que signifie pour lui la religion. Cela ne veut pas dire que les oulémas ou les savants ont disparu, ils sont toujours là. Mais le savoir qu’ils produisent n’est plus pratique pour le croyant, ce savoir savant traditionnel n’apporte pas les réponses que le nouveau croyant cherche. Beaucoup de ces livres qui s’intitulent Qu’est-ce que l’islam ?, Vivre sa foi, Être musulman en Occident… sont écrits par des auteurs qui ne sont pas des savants. Beaucoup d’entre eux sont des ingénieurs, des gens qui ont une formation tout à fait laïque, tout à fait moderne, et qui travaillent sur l’islam en autodidactes.
Donc, le premier point qui est important aujourd’hui dans ce phénomène de circulation des personnes, c’est le découplage entre religion et culture, qui fait apparaître la nécessité de définir une religion sur des critères purement religieux, sur des critères purement internes au domaine du religieux. Or, c’est très précisément ce que l’on entend ici par ” globalisation “. La globalisation, c’est justement s’arracher de cultures données pour tenter d’élaborer des systèmes de pensée qui ne soient plus liés à une culture donnée ; des systèmes de pensée, ou bien des pratiques, des comportements, des goûts, des modes de consommation.
Fondamentalisme et globalisation
On a beaucoup glosé en France sur la lutte contre la globalisation, c’est-à-dire l’américanisation et, en particulier, le refus du fast-food et du McDonald’s, considérés comme une importation de la culture américaine. En fait, au contraire, il s’agit justement de la définition d’un mode de consommation qui n’est lié à aucune culture, qui est adaptable absolument partout, et c’est pour cette raison que cela fonctionne si bien. Quand on s’interroge donc sur la question de savoir à quelles conditions l’islam est compatible avec les valeurs de l’Occident, on pose une fausse question.
Le problème n’est pas de savoir ce que l’islam dit sur ceci ou cela. L’histoire de l’islam a connu de nombreux théologiens libéraux qui ont écrit des livres proposant des solutions, par exemple des solutions qui insistent sur la lecture métaphorique du Coran, qui insistent sur le message, beaucoup plus que sur la lettre, qui insistent sur l’esprit et les valeurs, beaucoup plus que sur les normes et les règles juridiques, etc. Ce n’est pas nouveau. L’occidentalisation de l’islam ne se fait pas nécessairement par ” l’aggiornamento “, par la libéralisation théologique. Elle peut aussi prendre des formes de fondamentalisme. Le fondamentalisme moderne est aussi une forme de globalisation de l’islam, une forme d’occidentalisation de l’islam. Il s’agit ici d’insister sur ce point, évidemment, parce que c’est peut-être celui qui est le plus préoccupant.
Il y a bien sûr en islam des penseurs libéraux, modernes. Ces gens-là existent, ils ont toujours existé ; c’est le cas, en France, par exemple, du professeur Mohamed Arkoun, qui est à la fois un grand philosophe de culture française et un grand savant islamique. Le problème est alors de savoir qui lit le professeur Arkoun, qui achète ses livres, quelle influence il a sur la jeunesse musulmane d’aujourd’hui.
La vraie question n’est pas une question intellectuelle ou théorique sur l’islam, la vraie question concerne les pratiques concrètes des musulmans. Quelles sont les formes et croyances religieuses qui circulent parmi les jeunes musulmans aujourd’hui ? Les formes de religiosité que l’on voit dans l’islam d’aujourd’hui sont transversales, ce sont à peu près les mêmes que l’on retrouve dans les grandes religions occidentales : le catholicisme, le protestantisme, voire le judaïsme. On a aujourd’hui, dans notre monde contemporain, un découplage entre religion et culture. Les croyants d’aujourd’hui insistent beaucoup plus sur la foi, sur l’expérience spirituelle, sur la redécouverte individuelle et personnelle de la religion plutôt que sur l’héritage, la culture, la transmission, l’autorité et la théologie. Aujourd’hui, nous assistons à des formes de retour du religieux caractérisées par le phénomène du ” born again “, qui qualifie celui qui renaît à la religion. C’est peut-être le phénomène le plus marquant de la religiosité contemporaine dans toutes les religions. Ce sont aujourd’hui les ” born again ” qui font le religieux, très largement, et non ceux que l’on appelle les croyants, d’un point de vue sociologique. Un ” born again “, c’est quelqu’un qui redécouvre la foi et décide qu’à partir de ce moment-là, sa vie entière sera placée sous le signe de cette redécouverte de la foi. Il va se reconstruire dans sa relation à la foi. C’est ce que l’on pourrait appeler la ” religiosité “.
Il est facile de définir la religion : le corpus, les textes révélés, les interprétations, les débats théologiques, les dogmes, etc. Quant à la religiosité, c’est la manière dont le croyant vit son rapport à la religion. Et, aujourd’hui, la religiosité est, partout, beaucoup plus importante que la religion. Les jeunes qui vont voir le pape aux Journées mondiales de la jeunesse ne cherchent pas une explication théologique. Ils cherchent une expérience spirituelle, personnelle. Ils cherchent une expérience immédiate, une jouissance du religieux. Ils ne cherchent pas à savoir, ils ne cherchent pas une autorité. On les retrouve très peu à la messe du dimanche ou dans les séminaires. On dit aujourd’hui qu’il y a un retour du religieux dans le christianisme ; et il y a des millions de jeunes qui vont voir le pape tous les ans, mais, en même temps, dans les séminaires, les vocations diminuent, de moins en moins de jeunes veulent devenir prêtres.
On a donc, non pas une contradiction, mais deux tendances complètement différentes : une qui est la crise des religions comme institutions et cultures, et l’autre qui est le retour de la religiosité. Le retour de la religiosité se fait contre la religion. C’est très net, par exemple, dans les mouvements fondamentalistes charismatiques protestants, où la foi est d’abord vécue comme une expérience individuelle et comme une rupture. C’est-à-dire qu’aujourd’hui le renouveau religieux se fait partout davantage sous forme de rupture que sous forme de continuation d’un héritage. C’est ce qui explique, par exemple, que le débat sur la place du religieux dans la Constitution européenne a été complètement décalé, complètement déconnecté de ce qui se passe aujourd’hui. On pourrait d’ailleurs ainsi expliquer pourquoi ce débat n’intéresse personne, sauf, bien entendu, les autorités religieuses – et catholiques en particulier.
Le néo-fondamentalisme
Ce que l’on appelle aujourd’hui le fondamentalisme islamique, la réislamisation, se fait non seulement en Occident, mais aussi dans beaucoup de pays musulmans sur les mêmes modalités que le retour du religieux dans le christianisme, sous la forme protestante ou catholique. De ce fait, loin d’assister à une expansion d’un islam moyen-oriental, traditionnel, qui s’affirmerait contre une chrétienté également traditionnelle, on voit, au contraire, une globalisation, une occidentalisation de l’islam de l’intérieur, y compris dans les formes les plus fondamentalistes.
Le fondamentalisme est ce qui intéresse le plus car c’est ce qui pose problème. Les musulmans libéraux n’inquiètent personne, ne posent aucun problème. Ils constituent d’ailleurs la majorité, parmi les musulmans qui vivent en Occident. Il sera donc ici question d’une minorité, non seulement parce que cette minorité fait la une des journaux, mais aussi parce que, souvent, les mouvements radicaux sont des symptômes de tendances lourdes, de tendances de fond. Les mouvements radicaux sont peut-être pathologiques, mais, comme souvent, c’est la pathologie qui définit ce qu’est la bonne santé, même a contrario.
Qu’appelle-t-on le fondamentalisme islamique aujourd’hui ? On utilise d’autres noms ; certains vont l’appeler ” wahhabisme “, du nom de la doctrine officielle en Arabie saoudite. Eux-mêmes s’appellent ” salafis “, c’est le terme qu’ils préfèrent. ” Salafi ” veut dire ” le retour à la voie des pieux ancêtres “, c’est-à-dire au prophète et aux successeurs du prophète. C’est le terme de ” néo-fondamentalisme ” qui est ici utilisé, mais tout cela n’est qu’une question de terminologie. De quoi parle-t-on ? Les mouvements salafis ou néo-fondamentalistes sont avant tout des mouvements qui critiquent les cultures musulmanes traditionnelles. Ils sont anti-culture avant d’être anti-occidentaux. Prenons un exemple dont tout le monde a entendu parler, celui des talibans afghans.
Quand les talibans afghans ont pris le pouvoir, en 1996, leur ennemi n’était pas l’Occident ; ils avaient d’excellents rapports avec les Américains, et les étrangers, les Occidentaux, pouvaient voyager sans aucun problème en Afghanistan de 1996 à 1998. Ce que les talibans combattaient, ce n’était pas le christianisme, ce n’était pas l’Occident, c’était la culture afghane traditionnelle. Ils ont mené une guerre culturelle ; ils ont interdit la musique, interdit la poésie, la danse, toutes les formes de jeu, tout ce qui est spectacle et loisirs. Les films, les cassettes, les romans étaient interdits. Ils ont interdit des formes d’activités culturelles très traditionnelles chez les Afghans ; par exemple, d’avoir des oiseaux chanteurs en cage, chez soi, ou l’usage du cerf-volant. Pourquoi interdire d’avoir des oiseaux ? Pourquoi interdire l’usage du cerf-volant ? Le raisonnement des talibans est très simple : cette terre est simplement à la disposition du croyant pour préparer son salut ; c’est un thème que l’on retrouve dans tous les fondamentalismes. Le rôle de l’État n’est pas d’instaurer une société juste, etc., mais de faire en sorte que le croyant puisse trouver les voies du salut, quitte à l’obliger.
On trouvait autrefois ce genre d’imposition dans l’Inquisition. L’Inquisition ne punissait pas les gens parce qu’ils étaient contre l’ordre social. Le problème de l’Inquisition était, au contraire, de permettre aux croyants de faire leur salut. Ils étaient ensuite, éventuellement, confiés à l’ordre séculier. L’obsession de l’Inquisition était le salut et non la punition.
Donc, pour les talibans, être croyant, être musulman, c’est respecter strictement les obligations de la religion, celle par exemple de faire ses cinq prières. Or, pendant que l’on fait sa prière, si l’on est interrompu, on doit recommencer la prière. Donc, l’argument des talibans est celui-ci : si vous faites votre prière et que l’oiseau se met à chanter dans votre chambre, cela va vous distraire, va rendre votre prière caduque ; si vous êtes un bon musulman, vous allez aussitôt arrêter et recommencer entièrement votre prière ; mais nous ne sommes pas sûrs que vous soyez de bons musulmans et que vous ayez le courage de recommencer toute votre prière, alors il vaut mieux supprimer les oiseaux, afin que vous ne risquiez pas d’être gênés, d’être détournés de votre devoir. Pour le cerf-volant, il en va de même : un cerf-volant peut se prendre dans les arbres ; si votre cerf-volant est pris dans un arbre, vous allez monter dans l’arbre pour le dégager parce que vous avez payé pour acheter votre cerf-volant, mais, du haut de l’arbre, vous voyez par-dessus le mur du voisin et vous risquez de voir une femme non voilée et là vous seriez en état de péché ; alors, plutôt que de courir le risque de l’enfer pour un cerf-volant, supprimons les cerfs-volants.
Le raisonnement va jusqu’au bout, c’est-à-dire que cette forme de religiosité annule le culturel sur le thème : ou bien le culturel est du religieux, et, dans ce cas-là, on n’a pas besoin du culturel, ou bien le culturel est autre chose que du religieux et, dans ce cas-là, il faut l’éliminer parce qu’il vous détourne de la religion. Certes, ce refus de toute distraction, de tout ce qui n’est pas lié à la pratique, à la recherche du salut, est un courant de pensée que l’on retrouve dans beaucoup de religions, c’est classique. On le trouve par exemple dans certaines formes de protestantisme américain.
Ce type de fondamentalisme est un profond agent de déculturation, ou, plus exactement, il fait l’apologie de la déculturation. Il considère que ne pas avoir de culture est positif. Et même si ce type de fondamentalisme est apparu dans des zones géographiques qui sont, comme par hasard, des milieux plutôt tribaux – l’Arabie saoudite, l’Afghanistan des talibans –, il est parfaitement adapté à la déculturation moderne. Il propose au jeune une apologie de sa crise d’identité culturelle. Le mollah, l’imam wahhabi, salafi, qui vient en Europe et qui parle à des jeunes issus de l’immigration, leur dit des choses très simples et très claires. Il leur dit : ” Tu n’as pas hérité de l’islam de ton grand-père ; ton grand-père ne t’a pas communiqué son islam, ton grand-père est venu du bled, du Maroc, d’Algérie, ton grand-père dit qu’il est musulman, se définit comme un musulman, il n’a pas su te transmettre l’islam. Mais c’est bien, parce que l’islam de ton grand-père n’est pas le bon islam. L’islam de ton grand-père est l’islam maraboutique, l’islam marocain, l’islam des soufis, un islam folklorique qui est plein de traditions qui n’ont rien à voir avec les enseignements du Prophète. Donc, c’est très bien que tu aies perdu la culture d’origine de ta famille. Tu ne te sens pas français ou espagnol ou italien, tu ne te sens pas européen. C’est très bien puisque l’Europe, ce n’est pas l’islam. Tu ne te sens rien ; c’est parfait, tu es dans la meilleure situation possible pour devenir un vrai musulman, c’est-à-dire vivre ton islam comme une pure religion, comme un ensemble de normes et de valeurs sans aucun contenu social ni culturel. ”
Il s’agit d’un discours structuré, cohérent. C’est le discours, par exemple, d’une association qui s’appelle le Tabligh, qui va prêcher de porte en porte. Ce ne sont pas des radicaux, ce ne sont pas des terroristes, ce sont même des gens qui respectent parfaitement la loi des pays concernés. Mais ce sont des gens qui considèrent que nous sommes dans un monde où l’islam n’est plus incarné par une société ou par un territoire, et que c’est une chance et non pas une perte, parce que l’islam s’est enfin détaché des cultures données. Ceci explique pourquoi les idéologies fondamentalistes ont beaucoup de succès chez les jeunes musulmans qui ont un parcours occidentalisé. Ici, le fondamentalisme n’est pas du tout la protestation d’une culture d’origine. Il fait au contraire l’apologie de la disparition des cultures d’origine. Ce serait une erreur profonde de lier les formes modernes du fondamentalisme à une idée de choc des cultures, de choc des civilisations, parce qu’il n’y a plus de culture, il n’y a plus de civilisation.
Nous exprimons aujourd’hui les problèmes de conflits religieux en termes culturels. C’est faux et inutile, parce que nous sommes au-delà des différences culturelles. Ce qui fait que les réponses que l’on essaie d’apporter en Europe à ces problèmes de fondamentalisme religieux sont toujours à côté des événements qui se déroulent réellement. Ce n’est pas un problème du Moyen-Orient ; les jeunes ne rejoignent pas le fondamentalisme parce que le conflit israélo-palestinien n’est pas réglé ; cela n’a même rien à voir. Les jeunes ne deviennent pas fondamentalistes parce que la culture de leurs parents est ignorée de la civilisation occidentale ; cela n’a rien à voir non plus.
Lorsque ces jeunes rejoignent des idéologies néo-fondamentalistes, ils sont dans un univers où ils reconstruisent la religion sur la base de leur être individuel. Pour eux, c’est une expérience de toute puissance, une expérience de démiurgie, pourrait-on dire, que l’on retrouve chez les fondamentalistes protestants. Toutes ces formes de fondamentalisme sont basées sur les mêmes aspects : la déculturation explicite, l’individualisation, la rupture des liens familiaux et sociaux, la ” positivation ” – le fait que l’on considère comme positive cette rupture.
Religion et religiosité aujourd’hui
Ce retour au religieux se fait aussi sur une base générationnelle. C’est vrai dans le catholicisme, c’est vrai chez les musulmans, c’est largement vrai chez les jeunes protestants. On retourne à la religion contre la religion de ses parents, ou à côté de la religion de ses parents, et non pas dans le prolongement. Les protestants insistent beaucoup sur ces paroles de Jésus qui disent : ” Quitte ta famille, quitte tes amis, quitte ta maison et rejoins-moi. ” Cette idée que le retour au religieux doit se faire par la rupture a toujours existé, bien entendu. Les paroles de l’Évangile sont là depuis le début, mais comme toujours, à tel ou tel moment de l’histoire, on va puiser tel ou tel paradigme qui est dans le texte sacré. Les musulmans en font de même. Dans le Coran, on peut trouver de tout, mais on va prendre aujourd’hui les versets qui correspondent à cette expérience du religieux.
La reconstruction du religieux se fait sur une base individuelle, générationnelle, et sur une religion conçue, non pas comme un corpus théologique, mais comme un ensemble de codes, de normes et de valeurs. Nous vivons dans une période qui méprise la théologie. Il n’y a plus de théologiens ; dans les années 1950, 1960, chez les catholiques et les protestants, les grands théologiens avaient un public. On discutait des questions de théologie. C’est fini, même dans le catholicisme. Bien sûr, il y a des chaires de théologie dans les grands séminaires, mais les théologiens en tant que corps, comme corporation, n’existent plus. C’est directement la Curie, au Vatican, qui gère la norme religieuse, ce ne sont plus les théologiens. Mais ceci est vrai dans toutes les religions.
Dans l’islam, il en va de même ; les oulémas, les docteurs de la loi, ceux qui disent le vrai, sont délégitimés, mais, en même temps, les gens ont besoin de vrai, d’où cette insistance sur la norme et/ou la valeur. Toute la différence entre, d’une part, les formes fondamentalistes et radicales, et, d’autre part, les formes libérales, se fera selon le choix que l’on fait de privilégier la norme ou de privilégier la valeur. C’est la différence entre le libéralisme et le fondamentalisme aujourd’hui. Mais les formes de néo-fondamentalisme que l’on rencontre sont des formes de réinvention de la norme, ce qui peut être très variable : certains groupes de néo-fondamentalistes vont insister sur les normes physiques, par exemple les normes vestimentaires, s’habiller de telle ou telle manière, d’où l’importance que prend la question du voile aujourd’hui. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la question du voile est un problème contemporain. Il n’y avait pas de débat sur le voile il y a 30 ans, 40 ans, etc. Il y en a eu en Turquie cabaliste avec l’interdiction du voile, mais, même en Turquie, c’est depuis 15 ans que le voile est devenu un objet de polémique publique. Dans les années 50, ce n’était pas un objet de polémique publique.
D’un seul coup, cette question du marquage de l’identité religieuse devient extrêmement importante. Aujourd’hui, la question du signe extérieur religieux est extrêmement importante, parce que toutes les communautés religieuses se reconstruisent comme communautés plus ou moins fermées.
Considérons le cas du catholicisme : il y a 30 ans, 40 ans, 50 ans, en France, toute personne qui n’était ni protestante ni juive était supposée catholique, et l’Église catholique se vivait comme l’expression de la société, de la culture, même s’il y avait un conflit avec l’État. Cela se traduisait par un élément très simple : n’importe qui pouvait se marier à l’église, même si on n’allait pas à la messe, même si on ne communiait pas. Aujourd’hui, avec la nouvelle génération de curés, vous ne pouvez pas vous marier à l’église si vous n’êtes pas membre d’une paroisse, membre d’une communauté. Vous devez prouver votre appartenance à la communauté, vous devez suivre des cours de formation, etc.
Les communautés religieuses d’aujourd’hui ne sont plus l’expression de cultures, de sociétés, elles sont des reconstructions sur une base individuelle et volontaire. Aujourd’hui, toutes les religions se vivent comme minoritaires même quand elles sont majoritaires. Deux exemples l’attestent : aux États-Unis, 80 % des Américains se disent croyants et pratiquants. En même temps, tous les prédicateurs, qu’ils soient protestants, catholiques ou musulmans, disent la même chose : ” Nous vivons dans une société athée, matérialiste, pornographique, etc. “, une société pourtant où, à 80 %, les gens disent qu’ils sont croyants. Alors, soit il y a une contradiction, soit ils ont raison. Et il semblerait qu’ils aient raison. Effectivement, les sociétés ne sont plus religieuses, même si les croyants sont en majorité dans la société. Les sociétés sont construites sur d’autres formes de représentations culturelles, de modes de consommation, de normes, de valeurs, d’économie, de tout ce que l’on veut. Il n’y a plus d’évidence religieuse, même dans les sociétés à majorité religieuse.
Donc, aujourd’hui, la question de savoir ce qu’est une religion devient la question de la communauté des croyants. Mais cette communauté des croyants n’a plus de base culturelle, et elle a de moins en moins de base territoriale. Nous sommes donc dans un travail de reconstruction de communauté virtuelle. Il y en a pour qui c’est plus ou moins facile ; l’Église catholique a le grand avantage d’être une institution, d’avoir un pape, et d’avoir une dimension globale, mondiale, d’être une institution supranationale. Donc, l’Église catholique peut vivre sans crise la mondialisation, mais les autres religions, faute justement de ces institutions, se retrouvent brusquement confrontées au problème de savoir qui dit la norme, de qui dit la vérité en religion. Alors, on se retrouve devant le paradoxe que le débat est totalement ouvert mais se conclut en général toujours en faveur des fondamentalistes. Pourquoi ? Parce que ce sont eux qui ont l’idée la plus claire de ce qu’est la norme.
Regardons sur l’internet des sites de fatwa : ils sont en anglais, parce que c’est la langue de la globalisation. S’il y avait un site de fatwa en arabe, presque personne ne le consulterait. D’ailleurs, vous pouvez poser vos questions, et ce sont toujours des gens, des musulmans, des jeunes en général, isolés dans un monde qui n’est pas musulman et qui posent des questions comme: ” Comment dois-je faire ? ” Et la personne qui répond – en général c’est un fondamentaliste, bien entendu, ce sont eux qui s’intéressent à ces questions-là – , sait très bien que la norme juridique ne peut pas être activée, être mise en ¦uvre. Elle sait que l’on ne peut pas punir les gens s’ils ne respectent pas la loi religieuse. Donc, même les fondamentalistes sont amenés à tenir un discours de la morale, de la valeur et de la suprématie de la valeur sur la norme.
Cela ne veut pas dire que l’on va vers un islam plus libéral – car il est possible d’aller vers un islam plus libéral –, mais que les formes de religiosité, même dans leur dimension fondamentaliste, sont profondément modernes, profondément contemporaines et, en un sens, parfaitement compatibles avec les autres religions.
Lorsque Pim Fortuyn, aux Pays-Bas, a décidé de mener une campagne contre l’influence de l’islam, ce n’est pas au nom de la défense des valeurs traditionnelles du Christianisme et de l’Europe mais, au contraire, au nom des valeurs de la libération sexuelle (défense des homosexuels). L’imam marocain, dont le prêche à la télévision néerlandaise avait choqué Pim Fortuyn, reprenait une vision conservatrice qui pourrait être chrétienne (les homosexuels sont des malades qui doivent être soignés et non pas reconnus comme une minorité ayant des droits légitimes). Sur la famille, la permissivité sexuelle, l’homosexualité, l’avortement, les musulmans religieux en Europe sont du même côté que les Chrétiens conservateurs. Il y a bien un choc des valeurs, mais il n’oppose pas l’Ouest et l’Est, l’Occident à l’Orient ou l’islam au christianisme. Le débat est un débat interne à l’Europe, une interrogation de l’Europe sur ses valeurs et son identité.
Religiosité et radicalisme politique
Supposons que l’on soit bien dans une matrice de religiosité commune ; ceci n’expliquerait pas le radicalisme politique islamique. Ben Laden est beaucoup plus l’héritier d’une tradition de radicalisme occidental que l’expression d’une violence politique traditionnelle en islam. Les militants actuels, à part les Saoudiens et les Yéménites, qui constituent une exception importante, se sont tous réislamisés dans un contexte occidental : Mohamed Atta, Zacharias Moussaoui, Daoudi, tous ces gens sont devenus des ” born again muslim ” chez nous, en Occident. Jamais en Égypte ou au Maroc mais à Marseille, Londres ou Montréal. Ils ont tous fait des études modernes et occidentales. Aucun ne sort d’une école religieuse islamique, sauf, encore une fois, les Saoudiens. Tous ont rompu avec leurs familles. Aucun n’a repris la tradition religieuse de ses parents. On trouve un schéma absolument commun chez eux : quand ils ont été arrêtés, leurs familles a déclaré que depuis un an, deux ans, trois ans , ils ne les avaient pas vus. D’ailleurs, quand ils se radicalisent en Occident, où vont-ils faire le djihad ?
Prenons l’exemple, en France, d’un jeune musulman français d’origine algérienne, dont toute la famille est d’origine algérienne, qui redevient ” born again muslim ” dans la banlieue de Paris et qui décide qu’il faut faire le djihad. On peut penser qu’il n’a qu’à aller en Algérie pour faire le djihad, car ce n’est pas ce qui manque là-bas. Or, on n’a aucun exemple d’un jeune d’origine algérienne radicalisé en France qui soit allé faire le djihad en Algérie. Où vont-ils ? Ils vont en Bosnie, en Tchétchénie, en Afghanistan, au Cachemire, à New York ou ailleurs en Occident. Aucun ne retourne dans son pays d’origine. Cela veut dire qu’ils ne voient pas du tout le Moyen-Orient comme le c¦ur d’une culture musulmane et comme le c¦ur d’une civilisation musulmane territorialisée qui serait attaquée, assiégée par les croisés. Ils vivent dans un monde global, ils ne se vivent pas comme moyen-orientaux.
La plupart, tout au moins la moitié d’entre eux, ont épousé une femme d’origine européenne, qui parfois a accepté de les suivre et, lorsqu’ils sont en famille, ils sont sur une structure moderne de famille, une structure de couple. Les mémoires de la femme de celui qui a tué le commandant Massoud, en Afghanistan, viennent de sortir. Elle est belge mais d’origine tunisienne. Elle est en procès en ce moment à Bruxelles et elle raconte dans un livre comment elle s’est mariée et comment elle est partie avec son mari en Afghanistan, comment ils ont eu une vie de couple au milieu des moudjahidines et des talibans. Leur structure familiale est donc tout à fait moderne. Ce ne sont pas des structures patriarcales, où l’on obéit au père ou au grand-père. Au contraire, on rompt avec le père ou le grand-père.
Et puis, il y a un dernier phénomène, celui des convertis. Dans tous les réseaux radicaux découverts récemment, il y a un nombre croissant de convertis. Le réseau Begal, le dernier réseau arrêté en France, comptait à peu près un tiers de convertis. Certaines actions terroristes islamiques menées dans des pays musulmans sont télécommandées de l’Occident, apparemment par des convertis. L’attaque de la synagogue de Djerba, en Tunisie, a été faite par un jeune Tunisien – qui, lui, est Tunisien de Tunisie, mais dont toute la famille vit à Lyon, en France. La police française a cependant arrêté un Allemand avec un nom slave, polonais, converti à l’islam. La police pense qu’il pourrait être le commanditaire qui a fait le lien entre ce jeune Tunisien et Ben Laden. Richard Reid, celui qui a tenté de faire exploser un avion britannique, José Padilla, John Walker Lindh, l’Américain taliban : tous sont des convertis. C’est un phénomène croissant.
Il faut s’intéresser à ces convertis, parce que, même s’ils ne sont pas très nombreux, ce phénomène est très symptomatique et intellectuellement très intéressant. On assiste actuellement à un mouvement de conversion dans les quartiers difficiles en France. C’est ce que l’on peut qualifier de ” conversion de protestation “. Elle concerne les jeunes, Français d’origine, qui vivent, comme on dit en français, ” dans la galère “, dans la misère non seulement matérielle, ou même souvent pas tellement matérielle, mais surtout morale, psychologique, sans possibilité de travail, sans ascension sociale. Parfois, il peut s’agir de dealers de drogue, de voleurs de voitures, de gens qui vivent dans le petit monde de l’économie souterraine, de la délinquance, du parasitisme. Ils se convertissent alors pour rejoindre un groupe de militants islamiques locaux, formé par leurs amis, leurs voisins de palier dans l’immeuble, et ils le rejoignent parce qu’ils font quelque chose, ils luttent contre le système.
L’extrême-gauche, aujourd’hui, en Europe, a abandonné les zones d’exclusion sociale. C’est un fait. Si on peut avoir de bonnes raisons de se réjouir de la disparition de l’extrême-gauche violente, radicale, celle-ci avait toutefois une fonction qui était, justement, d’encadrer, de canaliser une certaine révolte, là aussi sur des bases souvent générationnelles. Or, c’est fini, un jeune qui, à 30 ans, en France, aurait rejoint la gauche prolétarienne, les maoïstes, ou qui aurait rejoint Action Directe, qui, en Italie, aurait rejoint les Brigades Rouges, en Allemagne la Rote Armee Fraktion, ce jeune-là n’a plus de mouvement d’extrême-gauche à rejoindre. Donc, s’il veut lutter contre le système, s’il veut passer à la violence, il a un modèle ; c’est Ben Laden, ce sont les réseaux islamiques locaux, ses amis. Et que font-ils ? Ils font la même chose que ce que faisaient les radicaux d’extrême-gauche dans les années soixante. Ils allaient chercher le mouvement de libération nationale à soutenir. Ainsi, ils se retrouvaient par exemple dans la Bekaa, à apprendre à manier la kalachnikov avec les Palestiniens de gauche, ou à détourner des avions avec eux. Aujourd’hui, le jeune part en Afghanistan apprendre à manier la kalachnikov avec des ” benladénistes ” et apprend à détourner des avions aussi, et la compétence s’est entre-temps nettement améliorée. Il y a donc cette espèce de quête de mouvements de libération mythiques, messianiques, transnationaux, visant tous le même ennemi, l’impérialisme américain perçu comme la forme moderne de la domination, du capitalisme.
Les combats de Ben Laden s’intègrent, finalement, dans une histoire et une matrice qui sont beaucoup plus occidentales que strictement moyen-orientales. Les gens de Ben Laden ne sont pas en Égypte, ils ne sont pas en Syrie, ni au Liban ou en Irak. Plus de 200 000 soldats ont été envoyés les chercher, personne ne les a trouvés. Ils ne sont même pas en Algérie, ils sont chez nous parce qu’ils sont un produit, non pas de notre histoire à nous, mais justement de la fusion de toutes les histoires, un produit de la globalisation.
Published 3 May 2007
Original in English
Translated by
Caroline Segal
First published by Krzysztof Michalski (ed.), Conditions of European Solidarity, vol. II: Religion in the New Europe, Central European University Press 2006.
Contributed by Transit © Olivier Roy / Institute for Human Sciences / Eurozine
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