Plusieurs pays européens envisagent d’interdire certaines formes du voile islamique. En général, les interdictions proposées visent le voile intégral ou complet qui cache l’ensemble du visage sauf les yeux, ou qui, comme la burqa, recouvre tout le corps y compris les mains, avec seulement une petite ouverture qui permet à la femme de voir, mais d’autres formes du voile pourraient faire l’objet d’interdictions plus limitées, comme c’est déjà le cas en France. Ces propositions sont généralement très populaires et il est significatif que cette popularité est indépendante des allégeances politiques traditionnelles.
D’ailleurs, là où il y a eu un début de législation, comme en Belgique et en France, ces lois ont été adoptées à l’unanimité, indiquant un fort consensus. Nonobstant cette popularité, la question se pose : interdire la burqa constituerait-il une bonne loi ? Ce texte porte essentiellement sur la discussion française au sujet du projet d’interdiction de la burqa, car c’est elle que je connais le mieux. Je crois cependant que mes arguments s’appliquent aussi mutatis mutandis aux propositions de lois qui ont été faites ailleurs en Europe. Il faut dire dès le début qu’en France et en Belgique, la loi ne propose pas explicitement d’interdire le port de la burqa, ce qui constituerait une forme de discrimination. Il s’agit d’interdire la dissimulation du visage dans l’espace public. Le libellé est différent mais l’objectif est bien celui-là comme le montrent les discussions qui ont entouré le projet de loi.
Pourquoi légiférer
Qu’est-ce qu’une bonne loi ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, mais on peut mentionner au moins trois dimensions au regard desquelles il est possible de juger de la valeur d’une loi, ou d’une proposition de loi. Premièrement, la justice. Une bonne loi est une loi juste, au minimum c’est une loi qui ne commet pas d’injustice. Elle ne pénalise pas inutilement un groupe particulier. Deuxièmement, l’efficacité sociale. Une bonne loi poursuit un objectif qui est à l’avantage de tous, ou du moins du plus grand nombre, et elle est ainsi faite qu’elle va permettre de l’atteindre. Troisièmement, enfin, l’ordre public. Une bonne loi favorise l’ordre public ou, au moins, elle ne constitue pas elle-même une cause de désordre. Ces trois dimensions sont étroitement liées et dans le meilleur des cas, une bonne loi se révélera avantageuse sur les trois. Une bonne loi est une loi juste, socialement efficace et qui défend l’ordre public. Ainsi la loi qui réduit la vitesse maximale de la circulation automobile dans les agglomérations ne pénalise aucun groupe particulier. Elle est à l’avantage de tous. Elle réduit les accidents, rend plus facile et plus sûr le déplacement non seulement des automobilistes, mais aussi des piétons et des cyclistes. Parce qu’elle réduit le nombre d’accidents, donc les occasions de conflits et de litiges, elle favorise l’ordre public et, parce que ses avantages sont reconnus de tous, sa mise en application ne risque pas d’être une cause de désordre.
Cependant, ces trois dimensions n’interagissent pas toujours de façon harmonieuse. Parfois, il devient nécessaire d’arbitrer entre la justice et l’efficacité sociale. Par exemple, on peut penser qu’une loi qui détermine un taux d’imposition progressif est injuste dans la mesure où elle pénalise de façon disproportionnée ceux qui ont un revenu plus élevé. Simultanément, on peut aussi juger que l’avantage qui en découle au niveau de la redistribution des richesses est suffisamment important pour justifier cette entorse à la stricte justice. On évaluera alors généralement la loi en fonction de la manière dont elle arbitre le conflit entre ces deux critères : la justice et l’utilité sociale. Le souci de l’ordre public peut lui aussi entrer en conflit avec les exigences de justice et d’efficacité sociale. Par exemple, la réforme d’institutions importantes comme l’éducation peut se heurter à une opposition tellement virulente de la part des intérêts particuliers qu’elle met en cause qu’il est parfois préférable de ne pas procéder plus avant. Il arrive alors souvent que le législateur sacrifie ses objectifs de justice et d’efficacité au profit de l’ordre. Ces trois dimensions à partir desquelles il est possible de juger de la valeur d’une loi ne permettent donc pas toujours d’arriver à un jugement simple, catégorique. On peut cependant penser sans risque de se tromper qu’une loi qui irait à l’encontre de ces trois critères n’est probablement pas bonne.
Les trois arguments
Au cours des discussions entourant le projet de loi visant l’interdiction du voile intégral, on trouve principalement trois types d’arguments. Premièrement, des arguments relatifs aux valeurs françaises et républicaines. La burqa irait à l’encontre des valeurs de la France et de la république. Le port du voile intégral constituerait même une offense aux valeurs françaises, un affront qui ” choque certains profondément “. Deuxièmement, des arguments liés à la dignité de la femme, à la liberté individuelle et à l’autonomie. Le voile intégral serait contraire à l’affirmation de la dignité de la femme. Il constituerait une ” prison ambulante ” qui entrave la liberté de celles qui le portent et nierait leur autonomie. Ces deux premiers types d’arguments sont étroitement liés, la liberté individuelle, l’autonomie et la dignité étant des valeurs que la République et la société française veulent défendre. Enfin, le troisième type d’arguments tourne autour de la question de la sécurité. La burqa dissimule l’identité de la personne : n’importe qui peut se cacher sous un voile intégral, une femme, un homme, un terroriste, un malfaiteur.
La dignité, la liberté, l’autonomie
Commençons par les arguments qui portent sur la dignité de la personne et la liberté, car ils sont au coeur du débat. Affirmer que la burqa constitue une injure à la dignité de la femme, une entrave à sa liberté et qu’elle nie son autonomie, suppose que cette femme ne porte pas la burqa volontairement, que le choix de ce vêtement n’est pas le résultat d’une décision libre et autonome. Il faut penser que celles qui le portent sont soit contraintes par leur mari, leur frère, leur père, ou leur mère, soit qu’elles sont sous l’emprise de ” coutumes sociales absurdes “, de ” superstitions ancestrales “. Mais, dans un cas comme dans l’autre, on juge qu’elles ne sont pas libres et que l’oppression qu’elles subissent nie leur dignité de personnes autonomes. Dès lors, le but, très rousseauiste, de la proposition de loi est de les ” forcer à être libres “. Avant de se demander si cette représentation des raisons qui poussent certaines femmes musulmanes à porter le voile intégral est exacte, une remarque s’impose. Exacte ou inexacte, c’est elle qui détermine ce qui constitue pour plusieurs de ses avocats l’objectif de la loi, son but : rendre leur dignité et leur liberté à des femmes opprimées. C’est donc par rapport à cet objectif qu’il convient d’évaluer l’efficacité sociale de la loi.
À supposer qu’il soit vrai que ces femmes sont forcées, soit par leurs ” hommes “, soit par des traditions ancestrales qu’elles sont incapables de remettre en cause, en quoi interdire le port du voile dans l’espace public va-t-il leur rendre leur dignité et leur liberté ? Si elles sont effectivement soumises à ce point à leurs ” hommes “, ou à leur religion, qu’elles ne peuvent ou n’osent sortir de chez elles sans porter un voile intégral, ne faut-il pas penser que l’unique résultat possible de l’interdiction sera de les condamner à rester chez elles ? La conséquence de la loi sera alors de remplacer une ” prison ambulante ” par une prison fixe. Si elles sont effectivement victimes d’oppression par d’autres membres de leur famille, la loi ne devrait-elle pas plutôt chercher à les protéger et à punir ceux qui les oppriment ? En fait, c’est ce que propose partiellement le projet de loi français qui, en plus du délit de dissimulation du visage dans l’espace public, va créer un second délit d’instigation à la dissimulation du visage dans l’espace public, lequel sera puni beaucoup plus sévèrement.1 Le problème est que ce second délit est très difficile à démontrer, non seulement en comparaison avec celui que constituerait le port de la burqa, mais en lui-même.2 Mais, surtout, le projet de loi distingue deux offenses dont les bases juridiques sont complètement différentes. Le délit d’instigation constitue une violence entre personnes et ses bases juridiques sont la violence, la contrainte, la menace, l’abus de pouvoir et d’autorité. La dissimulation du visage dans l’espace public, elle, est une offense indépendante qui contrevient à ” l’ordre public immatériel ” (nous y reviendrons).
C’est donc bien les femmes elles-mêmes qui sont visées par la loi et dont les pratiques vestimentaires sont déclarées criminelles. Or, on voit mal comment une loi qui, à toute fin pratique, interdit à ces femmes l’accès à l’espace public peut leur venir en aide. À supposer qu’elles ne soient forcées par personne mais sous l’emprise de traditions culturelles ou religieuses, la même conclusion s’impose. De quelle manière une loi qui les condamne pour toujours au cercle étroit de leur milieu familial, le gardien de ces traditions, pourrait-elle leur venir en aide ? Ne serait-il pas, au contraire, souhaitable de faciliter leur accès à l’espace social commun afin qu’elles soient exposées à des idées et à des pratiques différentes ? En fait, non seulement l’interdiction ne peut leur venir en aide, mais elle semble faite sur mesure pour s’assurer qu’elles n’auront jamais accès à la liberté et à la dignité qu’on invoque pour la justifier. Bref, si les ” forcer à être libres ” est bien l’objectif de la loi, celle-ci semble tout à fait incapable de l’atteindre. Si le but de la loi est de rendre à ces femmes leur dignité et leur autonomie, l’interdiction de la burqa est non seulement socialement inefficace mais de plus injuste : elle pénalise sans raison celles que la loi elle-même déclare victimes d’oppression.
Ce scénario oppressif cependant n’est certainement pas universellement exact et on doit penser que certaines d’entre elles – au moins une – ont décidé d’adopter cette façon de se vêtir après mûre réflexion, que c’est pour elles le fruit d’une décision autonome et réfléchie. Si le but poursuivi par la loi est d’assurer la dignité des femmes et de défendre leur liberté, il faut se demander pourquoi, pour quelle raison il serait justifié dans ce cas-ci de limiter leur liberté de choix et de conscience. En fait, il existe d’excellentes raisons de contraindre parfois la liberté de conscience des personnes, par exemple lorsque leurs croyances religieuses mettent en danger leur propre vie ou leur santé, ou celles des autres. Ou, si l’avantage social est suffisamment important, il peut être justifié de limiter la liberté d’action des agents. C’est pourquoi vous n’êtes pas libre de ne pas porter un casque de moto, ou de ne pas boucler votre ceinture de sécurité. Ici, cependant, il est assez difficile de voir quel avantage social pourrait découler d’une interdiction ou quel danger provient de la liberté de se vêtir comme bon vous semble. En fait, selon ces deux critères, le danger pour les individus et l’avantage social, il y a de bien meilleures raisons d’interdire le port des talons hauts, dont les conséquences dangereuses pour la santé sont connues et qui coûtent cher à l’assurance santé, que d’interdire le voile intégral.
Tout comme celles qui portent le voile intégral par contrainte, celles pour qui c’est l’expression d’une décision autonome ne seront pas libérées par la loi, mais au contraire brimées dans leur liberté. Elles seront pénalisées pour une action qui ne fait de mal à personne et dont l’interdiction ne procurera, semble-t-il, aucun avantage à qui que ce soit. En fait, la meilleure raison que l’on pourrait invoquer, je crois, pour justifier de réduire la liberté de celles qui portent le voile par choix autonome, ce serait que l’interdiction pourrait effectivement libérer toutes celles qui sont victimes de contrainte. Une telle justification cependant ne pourrait être acceptable que si la loi était efficace, c’est-à-dire si elle atteignait bien l’objectif qu’elle affirme poursuivre. Mais, nous l’avons vu, cela n’est pas le cas : la loi va au contraire réduire la liberté de ces femmes, les contraindre encore plus qu’elles ne le sont déjà.
Les arguments de ce premier type sont donc peu convaincants. Tant sur le plan de la justice que sur celui de l’efficacité sociale, le bilan est négatif. L’interdiction pénaliserait inutilement un groupe de personnes qu’on déclare déjà victimes ; inutilement, car la loi est incapable d’atteindre l’objectif qu’elle prétend poursuivre. Sous prétexte de donner la liberté aux femmes voilées, l’interdiction recherchée leur défend l’accès à l’espace public et les remet aux mains des gardiens de la tradition qu’elle prétend rejeter. Et, sous prétexte de défendre la dignité de la femme, ces arguments méprisent l’autonomie de celles qui ont choisi librement de porter le voile.
Les valeurs françaises et républicaines
La deuxième ligne d’argumentations porte sur les valeurs françaises et républicaines. Le port du voile intégral contredirait les valeurs de la France et de la République. Cela peut se comprendre de plusieurs façons différentes. Premièrement, on peut penser que le voile intégral symbolise la soumission de la femme et que cela contrevient aux valeurs fondamentales de l’égalité et de la liberté. Une telle interprétation renvoie au point précédent. L’interdiction de la burqa viserait alors à réaffirmer les valeurs de l’égalité et de la liberté. Nous avons déjà vu ce qu’il en est de l’efficacité d’une interdiction par rapport à cet objectif, il n’est pas nécessaire d’y revenir.
Deuxièmement, on peut penser que le port du voile intégral contrevient aux valeurs françaises et européennes en général, d’une manière que l’on pourrait qualifier ” d’esthétique ” au sens large. De même que les minarets jurent dans le paysage suisse traditionnel, la burqa est dissonante dans le paysage social et vestimentaire français. Le port de ce vêtement choque les valeurs de la majorité. Il met les gens mal à l’aise, cela n’est pas français ! Pareilles affirmations sont assez obscures et peu articulées. Elles ressemblent à une réaction viscérale qu’on est incapable d’expliquer plutôt qu’à des arguments en bonne et due forme.
Cependant, à supposer que cela soit vrai pour de très nombreuses personnes, ne faut-il pas accorder une certaine importance au malêtre de ceux qui sont opprimés par la vue de la burqa ? La loi ne devrait-elle pas leur venir en aide ? Ne serait-ce pas là le but de l’interdiction ? Si tel est le cas, quelques questions se posent. S’il s’agit en effet de comparer le mal-être passager de certains, par rapport à ce qui équivaut pour d’autres à un véritable enfermement à perpétuité, l’évaluation est vite faite. La loi ne peut être juste, ni être justifiée, par l’avantage social qu’elle apporte étant donné l’importance du dommage qu’elle impose par ailleurs. Une autre objection est qu’une fois accepté le principe selon lequel il est légitime de restreindre des comportements en soi inoffensifs, parce qu’ils déplaisent à la majorité, c’est tout l’édifice de la liberté qui est menacé. Puisque cela équivaut à affirmer qu’il est légitime d’interdire tout comportement que la majorité des citoyens juge déplaisant. Cela variera selon les circonstances, aujourd’hui la burqa, demain l’homosexualité, après-demain le port des jeans troués ou le fait de porter un barbe, ou de se raser, peu importe.
La dernière difficulté à laquelle fait face l’idée que le but de la loi est de défendre les valeurs françaises, européennes ou républicaines, me semble cependant la plus révélatrice. Selon les évaluations, il y aurait entre quelques centaines et deux mille femmes qui portent le voile intégral en France. Or, il suffit de circuler dans certains quartiers de Paris pour se rendre compte qu’il y a beaucoup plus d’hommes africains, nord-africains et arabes qui s’habillent de façon traditionnelle : robe, djellaba, kufi, taqiyah. Nombreux sont ceux qui préfèrent opter pour un vêtement traditionnel, le soir venu ou lorsqu’il s’agit de se socialiser entre amis. On voit mal pourquoi ces vêtements ne choquent pas tout autant les valeurs françaises. Manifestement, tout comme la burqa, ils indiquent d’autres moeurs, d’autres coutumes, une façon différente de se présenter aux autres et de se représenter son identité. Si ce qui est en jeu, c’est la charge symbolique du voile intégral, sa dimension esthétique qui détonne dans le paysage social, culturel et vestimentaire français, il est difficile de comprendre pourquoi tous ces autres vêtements alternatifs ne choquent pas autant et n’ont jamais fait l’objet d’un projet d’interdiction.
Pourquoi, parmi tous ceux et celles qui s’habillent de façon autre, s’en prendre uniquement à cette toute petite minorité ? Étonnamment, les seules qui vont faire l’objet d’une interdiction, à qui on va retirer la liberté de s’habiller comme bon leur semble et de circuler librement, sont celles dont on dit par ailleurs qu’elles sont victimes de leur communauté ! En fait, c’est précisément parce qu’on pense, à tort ou à raison, qu’elles sont victimes de leur communauté qu’on s’apprête à légiférer contre elles. Comme l’interdiction est purement répressive et qu’elle aura comme effet non pas d’améliorer leur sort mais de l’empirer, la conclusion s’impose : elles sont prises pour cibles de la répression parce qu’elles sont déjà perçues comme victimes. C’est exactement ce qu’affirme René Girard : on choisit comme victimes les victimes des autres et cette convergence du ressentiment apaise la communauté.3 Cette convergence contre les mêmes victimes est un phénomène qui n’est pas toujours visible facilement et qui peut prendre des formes complexes et étonnantes. Cependant une analyse, même sommaire, des objectifs et des motifs du projet de loi, suggère que le législateur, afin de répondre à un vague sentiment de malaise social, prend pour cible de sa répression les membres les plus faibles d’une minorité et qu’il considère lui-même comme victimes au sein de cette minorité.
Cette série d’arguments en faveur de l’interdiction ne semble donc guère plus convaincante que la précédente. L’invocation des valeurs françaises et républicaines renvoie soit à la liberté, la dignité et l’égalité, soit à un vague sentiment de malaise face à ce qui est autre, étranger, différent. Dans le premier cas, l’échec de l’interdiction à rendre libres celles qu’on dit opprimées (que nous avons vu à la première section), témoigne de la vacuité de cette prétention à défendre les valeurs françaises et républicaines. Dans le second cas, le fait que l’interdiction ne vise aucun bien particulier, qu’elle ne réprime aucune action qui soit dangereuse ou néfaste pour les autres ou pour l’environnement mais qu’elle vise simplement à apaiser un malaise indistinct, souvent ressenti avec beaucoup de virulence, suggère que nous avons affaire à une opération de déplacement du ressentiment vers des victimes acceptables. C’est ce que vient confirmer le fait que les seules cibles de cette répression vestimentaire soient celles qu’on affirme déjà victimes au sein de leur communauté.
La sécurité publique
Restent les arguments ayant trait à la sécurité. Il est vrai qu’un voile intégral ne permet pas à chacun de déterminer d’un simple coup d’oeil l’identité de la personne qui le porte. La question est de savoir quelle est l’étendue du danger que cela représente. Dans les grandes villes anonymes, il y a de très nombreuses personnes dont nous ne pouvons pas déterminer l’identité d’un simple coup d’oeil, car nous ne les connaissons pas. Cela ne pose pas de problème de sécurité particulier et, lorsque cela est nécessaire, comme c’est aujourd’hui le cas pour les vérifications d’identité, il suffit d’exiger que la femme montre un instant son visage au représentant de la loi.4 De plus, les méthodes sophistiquées qui sont mises en place dans les lieux de haute sécurité déterminent l’identité des personnes indépendamment de leur apparence faciale, qu’ils peuvent trop facilement manipuler. Il est vrai que la burqa est un vêtement ample sous lequel il est facile de dissimuler des armes ou des explosifs, mais cela est vrai de nombreux autres vêtements et, s’il fallait tous les interdire, plusieurs d’entre nous auraient à sérieusement revoir leur garde-robe !
Les arguments qui font appel à la sécurité ne semblent donc pas plus convaincants. S’ils peuvent justifier dans certaines circonstances des limitations ou des obligations particulières, on voit mal en quoi ils peuvent légitimer une interdiction totale dans tout l’espace public. Il est aussi intéressant que des policiers, des spécialistes sur le terrain chargés de la sécurité et de l’ordre public se soient pronon cés contre une interdiction. La raison principale qu’ils invoquent est que la loi est inapplicable et que les tentatives pour la faire respecter vont engendrer des désordres. Dans les quartiers sensibles, où on est le plus susceptible de rencontrer des femmes en burqa, tenter de faire respecter l’interdiction
dans 90% des cas, ça va conduire au clash. On va avoir énormément de refus, qui vont dégénérer en insultes, donc en outrages. Donc un délit, suivi d’une garde à vue, avec les familles devant le commissariat. Ça va prendre des proportions énormes. Or on a justement des consignes dans certaines zones où l’on nous dit de lever le pied pour éviter que ça pète.5
En d’autres mots, la loi elle-même va être une cause de désordre, une occasion de conflits et d’affrontements car elle est trop sensible, divise les communautés parce que les raisons qui la motivent ne sont ni évidentes ni partagées par tous. Elle sera aussi une cause de désordre indirectement car, si pour éviter les affrontements les gardiens de la paix font preuve de tolérance, ils enseigneront involontairement à chacun que le respect de la loi n’est pas important, et que son application est arbitraire, qu’elle dépend du bon vouloir du représentant de l’ordre.
Une fragilité juridique
Au vu des trois séries d’arguments que nous avons passées successivement en revue, le projet de loi d’interdiction de la burqa apparaît mauvais. Il est injuste ; il pénalise sans raison des individus fragiles au sein d’une minorité. Il est socialement inefficace et conduira à des résultats contraires à ceux qu’il prétend poursuivre et qui motivent son adoption. Enfin, la loi va être une cause de désordres publics, va fournir d’incessants prétextes à des conflits et l’opposition à son application ne peut qu’engendrer une répression accrue. Il est difficile de voir quelle bonne raison on peut invoquer en sa faveur. Malgré cela, le législateur a décidé de passer outre les avis négatifs de ses experts constitutionnels et de ceux qui sont chargés de mettre la loi en application, car l’interdiction est très populaire. Entre 60% et 70% des Français seraient en faveur d’une interdiction totale. Il y a là une évolution assez inquiétante. Les régimes qui exercent des violences contre leurs propres ressortissants font généralement peu de cas des protections constitutionnelles de leurs citoyens. Cependant, ce ne sont pas les seuls, et à peu près tous les gouvernements sont prêts à minimiser ces droits s’ils y trouvent un avantage suffisant. Plus significatif est le fait que tous ces régimes tiennent, d’une part, un discours de l’ordre, de l’importance du respect du droit et, d’autre part, adoptent des législations dont la conséquence évidente ne peut être que d’engendrer des conflits et des désordres publics, par exemple, l’interdiction des langues minoritaires ou le refus d’accès à certains services à ceux qui dévient des façons de faire de la majorité. C’est comme s’ils étaient aveugles à la dynamique qu’ils mettent en place en poursuivant ces deux objectifs contradictoires. C’est que la tentation de trouver une solution facile qui plaise à la majorité est presque irrésistible.
On dira qu’aucun de ces arguments ne touche ce qui constitue à proprement parler le fondement juridique de la loi, le fait que dissimuler son visage dans l’espace public contrevient à l’ordre public immatériel et sociétal. Le Conseil constitutionnel, dans son ” Étude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral “, définit cette dimension immatérielle de l’ordre public comme un socle minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société, qui […] sont à ce point fondamentales qu’elles conditionnent l’exercice des autres libertés, et qu’elles imposent d’écarter, si nécessaire, les effets de certains actes guidés par la volonté individuelle. Or, ces exigences fondamentales du contrat social implicites et permanentes pourraient impliquer, dans notre République, que, dès lors que l’individu est dans un lieu public au sens large, c’est-à-dire dans lequel il est susceptible de croiser autrui de manière fortuite, il ne peut ni renier son appartenance à la société, ni se la voir déniée, en dissimulant son visage au regard d’autrui au point d’empêcher toute reconnaissance.
Le projet de loi s’appuie sur cette définition pour ” estimer que le fait de dissimuler son visage en public de manière permanente est contraire au socle minimal d’exigences réciproques nécessaires à la vie en commun6 ” définissant du même coup un nouveau délit. Le port du voile intégral contreviendrait à ces règles sociétales minimales. En dissimulant son visage, la personne renierait son appartenance à la société. Il est vrai que le projet de loi définit ” dissimuler son visage ” comme le fait de cacher la bouche et le nez. Il existe cependant une pratique courante qui vise à se retirer (partiellement) de la conversation sociale en dissimulant son visage : le port des verres fumés. On porte des verres fumés pour de nombreuses raisons différentes, y compris, bien sûr, pour se protéger du soleil ou de l’éblouissement. Mais il est aussi très fréquent, au point que la convention est reconnue et respectée par tous, qu’on les porte pour s’isoler, pour rester anonyme, pour passer inaperçu, pour dire aux autres ” laissez-moi tranquille, ne me posez pas de question “. À ma connaissance, jusqu’à ce jour, personne n’a jamais proposé d’en faire un crime moral, un acte qui contrevient au ” socle minimale d’exigences réciproques nécessaire à la vie en commun ” !
Le 29 avril, alors que le pays était en pleine crise politique, sans gouvernement, les partis néerlandophones et francophones plus divisés que jamais, le parlement belge a adopté à l’unanimité7 une loi interdisant le port du voile intégral dans les lieux publics. Il est toujours possible de se réconcilier contre les autres ! En fait, il est très rare que les parlements démocratiques des pays occidentaux passent des motions à l’unanimité. Or le 11 mai, l’Assemblée nationale a elle aussi passé à l’unanimité une motion en faveur du ” principe ” de l’interdiction du voile intégral. En règle générale, les parlementaires élus sont divisés par des désaccords importants. C’est seulement lors de crises graves, comme la guerre ou une catastrophe naturelle importante, qu’ils sont prêts à mettre de côté leurs désaccords. Vu d’ici, il est assez amusant d’imaginer que des centaines de parlementaires de ” démocraties occidentales avancées ” mettent de côté toutes leurs disputes habituelles et se rassemblent en une union sacrée afin de parer un danger qui menace l’Europe entière : quelques femmes voilées ! Ou plutôt, cela serait amusant… si ce n’était pas aussi inquiétant.
Le projet de loi actuel propose une amende de 150 euros pour la " dissimulation du visage dans l'espace public " et une peine d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende pour le délit d'" instigation à la dissimulation du visage dans l'espace public ".
Voir à ce sujet P. K. Pattanaik et Y. Xu, "Conceptions of Individual Rights and Freedom in Welface Economics: a Reexamination", dans R. Gotoh et P. Dumouchel (eds), Against Injustice: The New Economics of Amartya Sen, Cambridge University Press, 2009, p. 187-218.
René Girard, le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.
Ce qui est la pratique dans plusieurs pays musulmans, par exemple l'Algérie.
Chloé Leprince, " burqa : les policiers non plus ne veulent pas d'une interdiction ", dans Rue89, 5 novembre 2010, http://www.rue89.com
Assemblée nationale, Rapport no 2648 sur le projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace publique, p. 18 (23 juin 2010).
Très exactement 136 voix pour et 2 abstentions pour 138 députés présents. La chambre en compte 150.
Published 18 October 2010
Original in French
First published by Esprit 10/2010
Contributed by Esprit © Paul Dumouchel / Esprit / Eurozine
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