France. Des politiques publiques face à des situations extraordinaires

La nuit du 13 au 14 novembre 2015, l’une des premières mesures de François Hollande en réaction aux attentats qui venaient de frapper Paris a été de décréter l’état d’urgence pour une période initiale de douze jours, rapidement prolongée de trois mois par une loi adoptée par l’Assemblée nationale et le Sénat. Selon la loi, l’état d’urgence instaure sur tout ou partie du territoire français un cadre exceptionnel de fonctionnement de la vie publique, soit pour répondre à un “péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public” soit pour faire face des “calamités publiques”.1 Il dote les autorités politiques et administratives de pouvoirs spéciaux restreignant certaines libertés individuelles (dans des domaines aussi variés que la liberté de presse, le droit de manifester, la liberté de mouvement, en instaurant la possibilité d’assigner sur une base administrative des individus à résidence ou de réaliser des perquisitions sans mandat judiciaire à toute heure), plaçant la justice et le droit ordinaire sur la touche au profit de l’autorité administrative (les préfets) et des institutions de police.

Place de la République – Climate of Peace. 22,000 shoes were placed to represent the hundreds of thousands of people denied freedom of speech and freedom of assembly in the March for Climate, 29 November 2015. Photo: Takver. Source: Flickr

L’instauration de l’état d’urgence par l’exécutif français représente la cinquième occurrence du phénomène depuis son inscription dans la législation. En 1955, 1958, 1961, il a été décrété dans le cadre des “évènements” d’Algérie,2 dans les départements algériens/ ou en France métropolitaine, pour lutter contre le FLN (1955), dans le cadre de la répression du coup d’État de 1958, ou des suites du putsch de généraux et de la progressive montée en puissance de l’OAS (1961). De décembre 1984 à juin 1985, il s’applique en Nouvelle-Calédonie, dans le cadre de revendications indépendantistes kanakes. Enfin, plus récemment, l’état d’urgence est décrété en novembre 2005 à travers vingt-cinq départements, principalement en région parisienne, dans le cadre des émeutes faisant suite au décès de deux jeunes poursuivis par la police.

Tel qu’il est actuellement en vigueur, l’état d’urgence n’est donc pas inédit dans l’histoire de la société française contemporaine. Pourtant, il serait réducteur d’ancrer la situation actuelle dans la parfaite continuité des expériences passées. Sans aucun doute, il convient de porter un regard à la fois critique et historique sur le contexte de 2015 pour en comprendre les spécificités et les points saillants. Surtout, il faut aller au-delà de l’effet d’annonce que sous-tend l’état d’urgence comme mode de fonctionnement extraordinaire de la vie en société : d’une part, l’ensemble des mesures actuellement prises en France ne prennent pas leur fondement dans cette loi, d’autre part, depuis ses origines, la République française s’est bâtie autour de crises
et de logiques d’exception en réaction à ces dernières. Il faut avoir à l’esprit que de nombreuses règlementations instaurent ou ont instauré des mesures exceptionnelles, extraordinaires ou dérogatoires au droit commun. L’histoire peut apporter des éléments de compréhension de cette logique qui interpelle.

État d’urgence, état de siège et situation de “guerre” ?

La promulgation initiale de la loi sur l’état d’urgence, en novembre 1955, s’inscrit dans le cadre des revendications indépendantistes en Algérie : elle répond, dans le chef du législateur, à une posture idéologique claire. Pouvant s’appliquer sur l’ensemble du territoire national, elle consiste d’abord à refuser de traiter à part ce qui constituait alors les départements algériens pour affirmer leur caractère français. Elle revient ensuite à réfuter la réalité d’une “guerre”. L’enjeu est de taille : il s’agit notamment d’éviter l’application de la législation existant à ce sujet, notamment la loi d’aout 1849 sur l’état de siège, modifiée à plusieurs reprises, prévoyant les mesures à prendre en cas de “péril imminent pour la sécurité intérieure ou extérieure” du pays. Cette décision s’explique par une volonté de ne pas effectuer un transfert total de compétences au profit de l’autorité militaire, mais également par rapport à l’opinion publique. Enfin et surtout, le refus de reconnaitre une guerre “en cours” permet de traiter les indépendantistes sous le régime du droit commun français, les assimilant à de simples criminels, et non de les traiter selon les conventions internationales relatives au droit des conflits.

Les deux applications suivantes de l’état d’urgence, si elles s’intègrent dans le contexte algérien, marquent au moins trois ruptures substantielles avec la fin de l’année 1955. Elles s’appliquent cette fois dans le but de contrôler les partisans de l’Algérie française et se caractérisent par une inversion de la confiance du pouvoir politique envers l’armée : accusée de passivité lors du coup d’État de 1958 et actrice principale du putsch des généraux de 1961. Ces évènements marquent le retrait progressif de l’institution militaire comme acteur politique dans la société française. De plus, l’état d’urgence s’applique cette fois en France métropolitaine et non plus dans les seuls départements algériens. Enfin, les modalités de sa déclaration ont évolué depuis 1955. En 1960, alors que l’état d’urgence n’est pas d’application, le général De Gaulle, alors président du conseil, aligne le processus de sa proclamation sur celui de l’état de siège. Alors qu’initialement, l’état d’urgence était décrété par le vote d’une loi, c’est dorénavant le conseil des ministres qui le décrète pour une durée de douze jours, devant ultérieurement être prolongée, sous son contrôle, par le Parlement. L’analyse témoigne à suffisance d’une volonté de l’exécutif français, en position de faiblesse, d’avoir l’initiative et de contrôler autant que faire se peut les évènements,3 face à une classe politique divisée et à une armée envers laquelle la méfiance est de mise.

La confrontation de cette première temporalité de l’état d’urgence à la situation actuelle invite à la réflexion. D’une part, il faut relever l’usage assumé du terme de “guerre” par François Hollande, dès les premières heures suivant les attentats. Le cadre d’un conflit, certes asymétrique, est ici revendiqué par le gouvernement, comme justification de l’état d’urgence, s’éloignant de l’argumentation initiale développée en 1955. Le rapport à l’appareil militaire
a également profondément changé : largement mobilisé en 1955, progressivement mis sur la touche entre 1958 et 1961, il est, en tant qu’acteur non politique, au cur des politiques de sécurité mises en uvre en 2015. Ce sont près de dix-mille hommes qui sont quotidiennement mobilisés, non sans débats internes à l’institution militaire face à ce qui représente à la fois une opportunité et une contrainte, dans le cadre de l’opération “Sentinelle”. Mise en uvre après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher en janvier 2015, elle amplifie l’historique Vigipirate, en chargeant les militaires de la protection de lieux jugés sensibles, de l’espace public, ou de grands rassemblements.

État d’urgence, contre qui ?

Introduite pour le cas algérien, mais prévue dès l’origine comme pouvant s’appliquer à l’ensemble du territoire français, la question des populations ciblées par l’état d’urgence est centrale. Elle interroge en fait la définition de la citoyenneté et de ses marges, puisque les mesures qu’il prévoit ont pour but de protéger l’ensemble des Français, en ciblant certains groupes considérés comme “à risque” ou “dangereux”. À travers le temps, les “catégories” de la population française auxquelles il s’applique en priorité évoluent, selon différents critères sociologiques qu’il convient de garder à l’esprit : origine géographique et domicile, âge, convictions politiques.

À l’origine vu par certains de ses détracteurs ou certains analystes comme une mesure coloniale dans un contexte de décolonisation, l’état d’urgence cible progressivement d’autres publics que les populations “indigènes” : à la fin du conflit algérien, il est utilisé contre les Français et les Pieds-Noirs, partisans du maintien de la colonisation. C’est une arme caractéristique d’un pouvoir affaibli, car menacé de l’intérieur. Dans le même temps, les opposants à l’état d’urgence – notamment par la voix des parlementaires communistes – ont à cur de mettre en avant une lecture de classe de la loi. Puisqu’elle peut s’appliquer en France, elle porte en elle la possibilité de réprimer le mouvement ouvrier et syndical, et doit donc être combattue. En 1984, en Nouvelle-Calédonie, c’est une lecture à nouveau “coloniale” qui a pu être appliquée tout comme, pour partie, lors des émeutes de 2005. Durant ces quelques semaines, ce sont à la fois des zones géographiques précises (les banlieues et les “quartiers”) et des groupes spécifiques de la population (les jeunes d’origine étrangère) qui sont principalement ciblés.

Depuis novembre 2015, les discours relatifs à l’état d’urgence précisent que ce dernier cible les djihadistes, terroristes islamistes, qu’ils soient français ou d’origine étrangère. Il cible également leurs sympathisants et leurs réseaux de “soutien”. Dans les faits, des télescopages s’opèrent avec l’actualité, dans une application politicienne des mesures prévues. Dans le cadre de la COP21, des militants écologistes ou altermondialistes notamment ont fait l’objet de mesures d’assignation à domicile et de perquisitions administratives – non sans critiques et oppositions devant les tribunaux administratifs -, rejoignant pour partie les craintes exprimées dès 1955 par les opposants à cet état d’exception. Cet élargissement du
“public” ciblé témoigne également des logiques traditionnelles de fonctionnement des autorités policières et administratives. Mobilisant ce cadre juridique exceptionnel, celles-ci visent l’ensemble des groupes qu’elles considèrent comme de potentiels troubles à l’ordre public, se refusant à en limiter l’application à un seul groupe cible. Dans une perspective technicienne et professionnelle de l’exercice de la sécurité, ces institutions mobilisent des outils exceptionnels pour assurer des surveillances “normales” ou déjà en cours avant les évènements de la fin de l’année.

Les grilles de lectures des groupes cibles de l’état d’urgence sont multiples : elles se rejoignent toutes en clivant la société française, opposant facteurs de risques (une minorité) et parties saines de celle-ci (la majorité). Pour autant, il faut constater qu’au-delà de ces clivages, l’état d’urgence a été mobilisé tant par des majorités de gauche que de droite. Cet état de fait témoigne de l’adhésion gouvernementale à son égard. Il est ancré dans les options possibles dont dispose l’exécutif dans les politiques publiques de gestion des risques, pour mener à son terme la mission de protection des biens et des personnes attribuées à l’État contemporain.

Des mesures multiples et une situation transitoire ?

Par définition, la promulgation de l’état d’urgence est prévue pour une durée limitée, celle du temps que dure la situation exceptionnelle. Dès son entrée en vigueur, les autorités responsables ont à l’esprit la mise en uvre d’un processus pour normaliser la vie publique. L’équation est difficile alors que sa promulgation, à haute portée symbolique, est souvent un message envers la population. De 1955 à 2005, la durée de l’état d’urgence a été variable, de quelques semaines à un peu moins de deux ans (de 1961 à 1963). La sortie effective de l’état d’urgence n’est pas toujours imputable à la résolution définitive (notion d’ailleurs toute relative) du problème. En 1955, sa fin découle de la dissolution de l’Assemblée nationale et en 1958
de la chute du gouvernement. De 1961 à 1963, l’état d’urgence est plusieurs fois prorogé, alors même que le conflit algérien est terminé depuis l’année précédente. En Nouvelle-Calédonie, il est appliqué six mois, avant qu’une loi ne le prolonge partiellement, mais sous une autre forme, en transférant à un haut-commissaire de la République une série de compétences du préfet. Enfin, lors des émeutes de novembre 2005, sous une pression croissante, l’état d’urgence est aboli le 4 janvier 2006, une fois passé le risque des fêtes de fin d’année.

En 2015, la situation n’est pas claire. Le débat se pose à deux niveaux. D’abord, les autorités françaises ont fait savoir leur volonté de constitutionnaliser l’état d’urgence, au même titre, par exemple, que l’état de siège, pour en fortifier les fondements juridiques et garantir de telle façon la légalité des mesures qu’il permet. Ensuite, ce n’est que progressivement que l’exécutif a fait connaitre son point de vue sur la stratégie à suivre après le 26 février 2016 à l’issue de la période votée en novembre 2015.4 Il désire sa prolongation pour trois nouveaux mois mettant en avant la permanence du risque. Ce délai offre également le temps nécessaire pour inscrire dans le droit ordinaire des mesures policières ou juridiques issues de l’état d’urgence. Dans les médias, la société civile, mais également parmi des hommes politiques, des voix s’élèvent pourtant pour dénoncer un état d’urgence “au bout du rouleau” et demander que l’on en sorte au plus vite. Les enjeux de la fin de l’état d’urgence sont à la fois sécuritaires (la menace est-elle jugulée ?), pratiques (assurer la vie quotidienne et économique), symboliques et politiques (oser prendre le risque d’en sortir, maintenir l’État de droit). L’avenir nous dira si les choix posés par l’exécutif français (prolongation temporaire et constitutionnalisation), débouchant sur une inscription de politiques dérogatoires dans la durée, et sur leur fortification juridique, bénéficieront d’un soutien politique suffisant.5

Pour partie, la question de la temporalité de l’état d’urgence n’est pourtant qu’artificielle. Car en réalité, l’état d’urgence n’est que la partie émergée d’un ensemble de mesures exceptionnelles destinées à doter les institutions publiques des moyens qu’elles jugent nécessaires aux fins d’exercer leurs missions de sécurité. Aussi, la fin officielle de l’état d’urgence ne signifie pas automatiquement le retour à la normale, ou à tout le moins le retour à une situation ante crise. De même, toutes les mesures prises lors des crises ne le sont pas automatiquement sur la base légale de l’état d’urgence : que l’on songe au rétablissement temporaire des contrôles aux frontières françaises, depuis le 13 novembre, décidé dans le cadre d’une possibilité offerte par le traité de Schengen, et non comme une mesure issue de l’état d’urgence.6 De même, après le putsch des généraux, de nombreuses mesures sont en réalité prises par le biais des pouvoirs spéciaux du général De Gaulle, inscrits dans la Constitution, sans lien direct avec la promulgation de l’état d’urgence.

Après l’urgence, des règlementations nouvelles, mesures tant administratives que judiciaires, persistent dans les moyens constitutifs de l’arsenal répressif des autorités. Elles le renforcent et le complexifient. Autour des crises, on assiste donc à une redéfinition et à une mise sous tension du droit, entre un exceptionnel temporaire, cadré par le statut particulier de l’état d’urgence ; son inscription dans la durée ; des mesures extraordinaires antérieures à la promulgation de l’état d’urgence ; et enfin des solutions ordinaires, parfois surmobilisées. Le recours au droit non ordinaire constitue une façon classique d’exercer des politiques publiques dans la République française, habituée à se construire et se renforcer, dès la Révolution, lors de conflits et de moments de crises.7 S’ancrant dans le quotidien, l’exceptionnel devient ainsi une nouvelle norme, parfois initialement contestée, mais finalement acceptée. Largement idéologique, ce recours à l’exceptionnel, au cur du débat contemporain, mérite d’être replacé dans une perspective historique.

Les exemples de ce processus d’hybridation du droit sont multiples. Dès la fin du XIXe siècle, en pleine crise sécuritaire à la suite de la hausse des attentats anarchistes en Europe, la France vote rapidement un ensemble de lois, que leurs opposants affubleront du qualificatif de “scélérates”. Les textes adoptés en 1893 punissent notamment l’apologie du crime ou des mouvements terroristes (pénalisation de la “provocation indirecte” et non plus seulement de la “provocation directe”), restreignant de facto la liberté de la presse. Ils instaurent également l’incrimination d'”association de malfaiteurs” – toujours largement utilisée dans le droit pénal français pour réprimer le grand banditisme et le terrorisme -, permettant de poursuivre tant les auteurs de crime, que leurs complices ou leurs proches. Une dernière loi vise nommément le mouvement anarchiste, lui interdisant toute forme de propagande, criminalisant la seule opinion politique, en deçà de la commission d’une action répréhensible. Destinées à légitimer le régime et à rassembler la population autour du gouvernement, en jouant notamment sur la peur des violences politiques, ces lois s’inscrivent dans une logique d’exception, dérogatoire au droit commun et aux libertés individuelles. Depuis les années 1980, la multiplication des lois dites “antiterroristes” en France est un autre champ où des mesures dérogatoires au droit commun sont progressivement entrées dans le fonctionnement quotidien des institutions de l’État.

Mieux connues, les guerres mondiales constituent d’autres moments clés où l’exceptionnel devient la norme, avec la mise en place d’un appareil législatif inédit – tant sous la Troisième République finissante, que sous Vichy ou sous le régime du gouvernement provisoire de la République française -, sans cesse renforcé, largement politique, n’hésitant pas à utiliser le principe de la rétroactivité des lois. Il touche à des domaines multiples, comme la définition de la citoyenneté, les limites de la nationalité, la légitimité des opinions politiques, les cadres de la liberté d’association, ou à divers aspects de la vie sociale et économique.

Au-delà du seul état d’urgence, les autorités publiques mobilisent donc sans cesse des mesures ordinaires et extraordinaires, dans l’exercice de leurs prérogatives. Par l’addition des mesures exceptionnelles temporaires, s’ancrant dans la durée, ou de mesures plus traditionnelles, elles se construisent une boite à outils, composée de strates successives, de moyens juridiques qu’elles jugent nécessaires et mobilisent au besoin dans l’exercice de leurs missions.8 L’application effective de ce cadre règlementaire pluriel débouche sur le même panachage de méthodes et de pratiques par les forces de l’ordre ou la justice.

Dans un contexte d’exception, les institutions policières combinent méthodes traditionnelles (contrôle d’identité, patrouille, présence sur le terrain, travail d’enquêtes, exploitations d’images de surveillance) et méthodes que l’on peut définir comme particulières (écoutes, collecte de renseignements, infiltrations…) pour mener leurs tâches à bien.

La multiplication des mesures législatives montre à la fois le caractère évolutif de la régulation dans le temps, face à sa difficile adéquation aux situations auxquelles les autorités sont confrontées. Les outils disponibles sont en effet souvent considérés comme peu efficients, rapidement dépassés, ce qui justifie une inflation règlementaire. Ces outils témoignent également d’une vision à la fois tactique et stratégique de gestion de crise par l’exécutif. Car leur conjonction permet de répondre à la situation en contournant les critiques. Elle permet également de légitimer l’efficacité des politiques mises en uvre, tout en restreignant le contrôle sur celles-ci (justice ordinaire, élus de la Nation…). Tant le citoyen que l’analyste ont à comprendre la complexité de cette situation, marquée par une superposition des registres et des fondements du droit. Le fondement légal des décisions prises doit donc toujours être éclairci.9

Conclusions

À la suite des attentats de novembre 2015, l’état d’urgence a été décrété en France, pour une durée initiale de trois mois. Couplé au rétablissement temporaire des contrôles aux frontières initialement décidé dans le cadre de la COP21, il a essentiellement permis d’effectuer des perquisitions administratives, de prononcer des assignations à domicile, de limiter la liberté de mouvement, d’interdire l’entrée sur le territoire français ou la sortie de celui-ci. Si la mesure a été initialement bien accueillie par la majorité de la classe politique, ancrée dans une (apparente) union nationale face au danger, elle a rapidement fait l’objet de critiques. Médias, citoyens, mais aussi élus ou magistrats en dénoncent les dérives, le caractère disproportionné, l’efficacité relative, ou les risques pour les libertés individuelles et l’État de droit.10 Marqueur révélateur, les recours en justice se multiplient pour faire annuler des mesures administratives prises dans ce cadre. La Ligue française des droits de l’homme a été un pas plus loin, en déposant devant le Conseil d’État, un recours en suspension de l’état d’urgence. Ce dernier a été rejeté, confortant – temporairement – le point de vue du gouvernement.

Depuis le début 2016, d’autres voix plus modérées, en constatent l'”essoufflement”,11 soulignant la nécessité d’en sortir progressivement. Le débat prend une tournure internationale, puisque des experts de l’ONU sur les questions des droits de l’homme ont demandé à la mi-janvier 2016 qu’il ne soit pas prorogé, car largement disproportionné. Les chiffres disponibles semblent aller dans le sens de ces constats : largement utilisées les premiers jours, les nouvelles assignations à résidence et les perquisitions administratives sont, en 2016, presque anecdotiques. Surtout, si le ministère de l’Intérieur se plait à communiquer sur le bilan des mesures (armes saisies, découverte de drogues, récolte de renseignements…), force est de constater que, en matière de terrorisme – l’objet premier de la mesure -, seules quatre procédures judiciaires ont été ouvertes.12

Avec les attentats survenus en 2015, la France est confrontée à une situation exceptionnelle, sans doute inédite dans son histoire. Pour y faire face, l’exécutif a mobilisé avec la promulgation de l’état d’urgence, un outil juridique ancien. Celui-ci fait actuellement débat dans la société française, tout comme les évolutions que les autorités entendent lui faire subir. Les enjeux de ce débat (abrogation, prolongation temporaire, constitutionnalisation ou prolongation plus durable par la “normalisation” de certaines mesures dans le droit ordinaire) ne sont pas inédits dans l’histoire. La politique du gouvernement français doit se lire, d’une part, à l’aune d’une histoire longue du recours à l’état d’urgence et de ses transformations, depuis sa codification en 1955 et, d’autre part, à celle d’une histoire longue du recours à l’exceptionnel dans le fonctionnement de la société française.

En corolaire, les argumentaires s’opposant à ce mode de gestion de la chose publique ont également à être historicisés : les recours contre l’état d’urgence et la discussion sur sa légalité ne sont pas des débats neufs et sont au contraire inhérents à la mise en uvre de telles mesures. La situation actuelle n’est donc pas une réalité figée, venant ex-nihilo. Elle est issue de l’addition des expériences passées, utilisées soit comme répulsif ou au contraire comme modèle à suivre. Il en ressort un portrait nuancé de l’état d’urgence actuellement en vigueur. Dans sa version “2015”, il se démarque par le rôle qui est attribué à l’armée dans une “guerre” revendiquée par les autorités ; par une volonté de pérenniser de manière large de nouvelles mesures sécuritaires ; d’inscrire cet état d’exception dans le marbre constitutionnel ; sans doute aussi par des réalités médiatiques dont l’ampleur est inédite dans l’histoire de la République. Enfin, la globalisation et la transnationalisation de la société dans laquelle il s’ancre constituent certainement une dernière particularité des évènements actuels.

Catastrophes naturelles ou climatiques notamment. Historiquement, c'est une réaction à l'expérience de scènes de pillages ayant suivi deux tremblements de terre, en Algérie, en septembre 1954.

Nous utilisons le terme à dessein. Il a toute son importance, comme la suite de notre propos le montrera.

Contrôle encore amplifié par le fait qu'en réalité, c'est le général De Gaulle qui, en 1961, proclame seul l'état d'urgence. Il le fait sur la base des pouvoirs spéciaux dont il disposait alors en application de l'article 16 de la Constitution de 1958, mobilisé dans le cadre d'un danger extraordinaire pour les institutions nationales.

Stratégie rendue progressivement publique. Notons d'abord certaines déclarations de Manuel Valls, notamment dans l'émission télé On n'est pas couché, le 16 janvier 2016, où il s'est dit favorable à la prolongation de l'état d'urgence ou de certaines des mesures qu'il induit face à une menace "appelée à durer". Le président Hollande a ensuite fait savoir, le 20 janvier, sa volonté de faire prolonger la situation. Lors d'une interview à la BBC, Valls a déclaré le 22 janvier vouloir prolonger l'état d'urgence "tant que la menace existe". L'Élysée a finalement officialisé la nouvelle le 23 janvier, confirmant qu'un projet de loi serait présenté au Parlement dans ce but. C'est chose faite début février.

D'autant plus que ce débat est lié à celui de la possible déchéance de nationalité pour les binationaux coupables de terrorisme.

Mesure initialement prise dans le cadre de la COP21, et qui a connu une nouvelle justification avec les attentats.

Que l'on pense aux tribunaux spéciaux, juridictions d'exceptions, comités de salut public et autres institutions nouvelles qui, comme la Cour de sûreté de l'État, ont émaillé l'histoire de la France contemporaine.

Voir à ce propos, l'adoption en mars 2012 d'un Code de la sécurité intérieure, comme ultime avatar de la multiplication et de l'hybridation des outils et stratégies sécuritaires à la disposition des autorités françaises Pour lire le code http://bit.ly/1nfRwnS.

Ainsi en est-il de la dissolution de trois associations gravitant autour d'une mosquée de Lagny-sur-Marne, le 14 janvier 2016 : si la dissolution a bien été prononcée sous le statut de l'état d'urgence, la base légale de la mesure est l'article 212 du Code de la sécurité intérieure.

Comme en témoignent notamment les initiatives en ligne de dénonciation des abus issus de l'état d'urgence : observatoire de l'état d'urgence par Laurent Borredon, journaliste au Monde (http://bit.ly/1KHElHs), mise en place d'un wiki de ceux-ci par la Quadrature du net (http://bit.ly/1OiRDdn)...

Terme repris au socialiste Jean-Jacques Urvoas alors député, dans le cadre du contrôle parlementaire de l'état d'urgence, http://bit.ly/1QtKzHi.

Published 4 May 2016
Original in French
First published by La Revue nouvelle 2/2016

Contributed by La Revue nouvelle © Jonas Campion / La Revue nouvelle / Eurozine

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