Entretien avec Alain Touraine
Ulas Candas: Je vais commencer par une question générale: Qu’est-ce que l’Europe pour vous? Dans le passé? De nos jours? Quelle est la place de l’UE dans cette définition?
Alain Touraine: Une question générale et donc un peu embarrassante. Je vous dirais que l’Europe a constamment été construite comme une notion, probablement comme un désir et que jusqu’à présent l’Europe n’a jamais été vraiment une réalité. A l’heure actuelle, je pense que nous sommes dans une période plutôt de recul que d’avancée et que la réalité de l’Europe – je ne dis pas que l’Europe n’existe pas, elle existe bien évidemment – ne correspond pas à ce qu’il faudrait qu’elle soit pour être vraiment vivante. Autrement dit, l’Europe existe mais pas comme elle devrait exister, si bien qu’elle n’est pas vraiment existante. Elle est partiellement existante. Vous pouvez imaginer un plan de ville, mais sans ville. Un plan de ville, un plan d’urbanisme ça existe. Mais, même s’il n’est pas négligeable, un plan d’urbanisme ce n’est pas une ville. Ou bien, un menu ce n’est pas un déjeuner. C’est pour ça que je vous dirais: C’est une forme, l’Europe, c’est une idée, c’est une logique, mais ce n’est pas une réalité vécue.
U.C.: Peut-on dire alors qu’elle manque de contenu concret?
A.T.: Non, je ne dirais pas cela, parce qu’elle a beaucoup de contenu concret. C’est toute une série d’organisations, une série d’interventions. Je sais très bien qu’un Parlement, comme le Parlement français, passe la moitié de sont temps à mettre les lois françaises en accord avec les directives de Bruxelles. Ou encore, l’Euro, ça existe; la suppression des frontières, etc. enfin, il y a beaucoup de choses qui sont très concrètes. Dans ce sens, je ne dirai pas que l’Europe n’existe pas. Elle existe indiscutablement. C’est un cadre de beaucoup d’activités économiques et quelques autres.
Puisque vous m’engagez à aller plus loin, je vais vous donner une réponse plus précise. Je crois que l’Europe est à l’heure actuelle déjà un Etat. Mais, je ne crois pas que l’Europe soit une nation, qu’elle soit un Etat-nation. L’Europe est encore moins une patrie, ou un Heimat – pour parler comme les allemands.
U.C.: C’est un propos que vous abordez aussi dans plusieurs de vos textes. Partant de l’idée que l’Europe est un Etat, sans être une nation, vous citez tout de même un contenu (le cas des directives européennes) qui est censé être destiné à, si on peut oser le prononcer, un peuple. Pensez-vous que l’Union européenne sera capable de créer un peuple ou une société européenne?
A.T.: Le mot “peuple” est surprenant parce que c’est une expression qu’on n’aime plus beaucoup. Les historiens nous l’ont bien montré que le peuple c’est l’image de lui même que donne l’Etat. La notion de peuple est une notion que nous rejetons en sciences sociales parce qu’en fait sous prétexte de parler de peuple, c’est l’Etat qu’on désigne. C’est les gens, la nation vus par l’Etat. Je préfère le mot “nation”, “société” ou encore “culture”. J’opterai pour le culturel. Sur ce point, je répondrai tout d’abord: pourquoi voudriez-vous qu’il y ait une culture européenne, alors qu’il y en a vingt ou trente? Il n’y a aucune raison de sacrifier toutes les cultures européennes et comme vous le savez la richesse de l’Europe vient de ce qu’elle n’a jamais été unifiée. Il y a eu le monde byzantin, le monde romain; il y a eu le monde protestant, le monde catholique; il y a eu le monde laïc, le monde semi-religieux. L’Europe est la diversité.
Culturellement parlant, si je vais de Buenos Aires à Monterrey ou à Mexico, où il y a je ne sais combien de kilomètres, je suis dans un monde hispanique. Si je vais de Boston à Los Angeles, je suis quand même dans un monde anglophone, etc. Le charme de l’Europe c’est que vous changez de langue, de culture, de vêtements, de cuisine tous les cinquante ou tous les deux cents kilomètres. Par conséquent, de ce point de vue là, il n’y a pas d’Europe. L’Europe c’est une série de petites îles porteuses de culture, c’est un archipel où il y a beaucoup d’échanges entre les cultures et les civilisations et personne n’a le pouvoir absolu, ce qui est quelque chose de très positif. J’ajoute aussi que l’Europe est une région où le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ont été assez vite séparés. S’il y a un élément un peu commun à beaucoup de pays, en tout cas du côté occidental, c’est la lutte du Pape et de l’Empereur.
Je vais malgré tout donner un sens à l’Europe. Si je prends le modèle européen central, je crois qu’il y a eu un modèle – qui d’ailleurs a débordé l’Europe et devenu occidental. Je pense qu’il y a une civilisation ou un type de société européens et que je désignerais de la manière suivante:
L’Europe a créé le premier grand modèle de modernisation qui lui a permis de prendre l’avance et de dominer le monde pendant quatre ou cinq cents ans. Je vais prendre l’image qui est employé souvent, en particulier par Lévi Strauss: le modèle européen, c’est la machine à vapeur. C’est à dire, l’Europe a polarisé; elle a mis toutes les richesses, toutes les connaissances, toutes les images morales (celles de la société, pas celles d’un roi et d’un dieu au-dessus de la société) d’un côté et les autres ont été définis par leur infériorité. Pour reprendre l’image de la machine à vapeur, on a poussé la différence de potentiel le plus longtemps possible, ce qui a créé beaucoup d’énergie et en même temps des tensions extrêmes. Le modèle européen est une énorme concentration de force, une locomotive, mais en même temps des tensions à la limite de l’éclatement.
Donc, concentration mais aussi révolution, c’est à dire rejet. Toute l’histoire de l’Europe c’est ça. Elle a d’abord créé la monarchie absolue moderne (je vous renvoie à Norbert Elias), et puis ensuite un capitalisme très concentré, ou encore par la suite, des interventions de l’Etat mais peu importe. L’histoire de l’Europe, car il y a une histoire, c’est d’abord le formidable développement: première, deuxième révolutions industrielles, avec toujours des pays en tête (la Hollande, l’Angleterre, la France). L’histoire à travers cela, c’est l’histoire de ces grands ressorts qui vont se casser l’un après l’autre par la révolte des inférieurs. C’est d’abord évidemment le peuple contre le roi, la nation contre le roi, la république contre le roi. Deuxièmement c’est le soulèvement du monde du travail, de la classe ouvrière contre l’élite dirigeante capitaliste. Troisièmement c’est la libération des peuples colonisés. Quatrièmement c’est la libération des femmes. Puis, peut-être, il reste en ce moment la libération des enfants. Ça c’est l’histoire. Et puis quand tout ça est fini, il reste plus rien. Il reste le monde de la marchandise, qui est le monde de l’Europe aujourd’hui, c’est-à-dire un monde complètement à plat et qui n’a aucune capacité dynamique.
Ce qui m’intéresse moi c’est de savoir s’il y a une possibilité de créer un modèle européen ; je crois que oui. Mais en tout cas, l’histoire c’est un modèle dynamique, pas du tout un modèle de reproduction, pas du tout un modèle holiste, le contraire d’un modèle communautaire. Je casse la communauté, je casse la totalité. Je ne crois pas aux images de globalité, d’équilibre ou d’univers. Je crois à l’historicité. Et l’historicité c’est la concentration des forces qui vont faire bouger le monde. En ce sens là, il y a eu un modèle qui s’est transmis dans les Etats-Unis, les pays du Commonwealth, peut-être au Japon. Pour utiliser mes termes, il y a eu un type de modernisation – à côté d’autres types – , c’est autre chose que la modernité qui n’appartient à personne mais à tout le monde. Mais, l’Europe ça été le lieu d’historicité, de l’action de la société sur elle-même, la plus forte. C’est le lieu du volontarisme et – je répète – le lieu des conflits structurels les plus forts. C’est une région, une zone qui a été construite sur le travail et la lutte: la transformation du monde et la lutte sociale. C’est un monde dur, violent, terriblement efficace, brillant aussi: ça a été le maître du monde pendant cinq siècles, depuis le quatorze quinzième siècle, jusqu’à 1914, avant que n’arrivent les systèmes totalitaires qui sont tout à fait autre chose.
Dans ce sens là, l’Europe a une réalité historique. Mais, si je me place aujourd’hui, tout ça est quand même loin du vécu.
U.C.: Je voudrais faire un pas vers la construction européenne, en passant par la notion de culture politique avancée et soutenue par Habermas dans beaucoup de ses écrits sur le thème. Je mets de côté le débat sur la culture commune ainsi que sur la société. Pouvons-nous parler d’une culture politique commune qui serait cristallisée autour d’une Constitution européenne? Ou bien, pensez-vous que la Constitution européenne pourrait permettre une telle cristallisation?
A.T.: Pour le moment, il n’y a pas de culture politique commune en Europe. Toutes les études faites par les philosophes politiques, les sociologues politiques montrent la profondeur des différences qui sont vraiment énormes. Prenons par exemple le débat actuel sur la laïcité, ce mot n’existe pas en anglais. Pour nous, les Français, le mélange de laïcité, de sécularisation et de moral religieuse qu’on trouve aux Etats-Unis, en Angleterre ou dans les pays luthériens, est une chose très difficile à concevoir. Et pour eux, l’idée d’une séparation du politique et du religieux est une chose très difficile à concevoir. Si bien que, si vous me demandez si les Etats-Unis sont un pays laïque ou pas, je vous répondrai que les Etats-Unis sont un pays laïque et sont un pays non laïque à la fois. Il est évident que le rôle du Parlement, les méthodes de décision, les rapports entre le politique et le social, tout est différent d’un pays à l’autre.
Puis il y a une chose très élémentaire que je vais rappeler avec une anecdote. Nous avons l’habitude de dire que l’Europe s’est faite avec des Etats-nations. Je me rappelle une réunion d’intellectuels organisés à l’époque par Jacques Delors, à Laeden (Pays-Bas). Delors a employé une expression comme” l’Europe qui dépasse l’Etat-nation”. L’hôte, qui devait être un universitaire ou bien le maire, a intervenu:” Oui, très bien pour l’Etat-nation, mais il n’y a pas que ça en Europe”. Une petite moitié de l’Europe a été construite par des Etats-nations, et essentiellement deux, qui sont la Grande-Bretagne et la France, et ensuite, il y a eu la Suède. Mais il y a eu aussi d’autres éléments, c’est-à-dire le couple ville-université. L’Italie c’est des villes ; la Baltique c’est des villes ; les Pays-Bas, c’est d’abord Amsterdam, puis des universités, etc. Je peux multiplier les exemples, il n’y a pas un modèle.
Alors, qu’est-ce que la Constitution?
Tout d’abord c’est le résultat du passage de 6, à 9, à 15 puis à 25: ça devient invivable. Il faut s’efforcer de trouver des mesures qui ne s’enferment pas dans la solution” un pays – un commissaire”, les règles d’unanimité, etc. Il y a si on peut dire, une flexibilité, une autonomie de la Commission (je ne dis pas fédéralisme), une capacité d’action autonome des institutions européennes par rapport aux pays membres, qui forcément augmentent. Il y a toute une architecture avec le Conseil, le Parlement et la Commission. Je dirai presque que c’est un peu technique. Et c’est en grande partie vrai, parce que si ça a échoué pour le moment ce n’est pas pour des raisons métaphysiques ; c’est tout simplement parce que l’Espagne et la Pologne trouvaient qu’ils n’étaient pas traités comme des grands. L’Espagne, maintenant ça va s’arranger, ils deviennent des gens civilisés1 . Pour la Pologne, il faut attendre que le gouvernement actuel disparaisse et qu’ils deviennent raisonnables à leur tour.
La deuxième chose qu’il y a dans la Constitution européenne et à laquelle je donne la plus grande importance – ça concerne la Turquie aussi – c’est que l’un des trois centres de pouvoirs serait un ministère des affaires étrangères. Là, nous sommes dans du réel. L’Europe n’a pas de politique mondiale ; l’Europe ne joue aucun rôle dans le monde. Ils n’ont pas été capables de jouer un rôle dans l’ex-Yougoslavie, ou encore dans l’exemple de Moyen-Orient, les palestiniens sont financés par les européens qui n’ont rien à dire.
A ce point je dirai que l’Europe peut exister ; elle n’existe pas, mais elle peut exister si elle se donne une géopolitique, si elle se donne une politique mondiale. Pour parler en termes très concrets, si l’Europe est capable d’élaborer un politique face au monde islamique, qui ne soit pas la même que les Etats-Unis. Pour les Etats-Unis c’est la confrontation, chez nous ça doit être la recherche de combinaisons entre aller dans la même direction de modernité et venir d’endroits différents. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis fondamentalement favorable à l’entrée de la Turquie.
U.C.: Avant de passer à la place de la Turquie dans l’Europe, j’aimerais aborder le sujet du communautarisme en Europe. Vous avez à plusieurs reprises affirmé par exemple que la France est devenu un pays communautariste avec le début de l’Intifada. Je vais commencer par la question suivante: jusqu’à quel degré de différences la démocratie est-elle capable de concilier?
A.T.: Premièrement, si vous définissez une société comme une communauté, ne nous fatiguons pas, une communauté et une démocratie, c’est exactement le contraire. Si vous dites, je vais avoir une société, une démocratie avec plusieurs communautés, c’est encore plus difficile. Il peut y avoir une minorité que la loi de la majorité respecte ; ce n’est pas la même chose qu’une communauté. Si vous voulez employer l’expression d’une société multiculturelle – je prends les mots concrètement – je vous répondrai: elle ne sera en tout cas pas démocratique, il n’y aura pas de système politique.
Si vous voulez que des cultures différentes communiquent, il y a deux manières et pas trois. La première c’est l’argent – on se vend des produits -, la deuxième c’est la guerre. Il n’y a pas de société politique qui soit faite de la pure différence. C’est quand même paradoxal de dire, on va vivre ensemble à travers nos différences. Je n’oublie pas la formule des beurs que j’aime bien: Vivons ensemble avec nos différences. Il y a le vivre-ensemble et les différences, il s’agit de les combiner. Là, on est dans le raisonnable, dans le sérieux. La question est: comment peut-on combiner les éléments du vivre-ensemble?
En France, on emploie plus volontiers le mot de citoyenneté, que je trouve un bon mot parce que c’est le statut politique, institutionnel, avec des différences culturelles, etc. Dans mon vocabulaire à moi je dirais, qu’il convient de distinguer les voies de modernisation et la modernité. Nous pouvons vivre avec des chemins de modernisation différents, si nous avons en commun la référence à la modernité. Mon problème c’était de réduire ce noyau central le plus possible. Je l’ai réduit à deux éléments et je dis que nous pouvons vivre ensemble avec des gens qui acceptent la modernité dans ces deux éléments fondamentaux (j’ai déjà développé une partie de cette idée dans mon livre Critique de la modernité).
La modernité c’est la combinaison entre croire à la pensée rationnelle et croire aux droits de l’individu, droits individuels. Tout ça entraîne des tas de choses, par exemple la laïcité. Mais, si vous avez ces deux éléments, c’est assez pour vivre ensemble. Vous pouvez avoir des religions différentes, des habitudes alimentaires différentes, voire même des langues différentes, mais si vous ne croyez pas à la rationalité, c’est-à-dire la technique, la science, etc., et aux droits de l’individu, autrement dit l’individu comme universel (ce n’est pas forcément du Kant, mais ça vient des Lumières), vous ne pouvez pas vivre ensemble. Je m’empresse de dire que dans des cas extrêmement nombreux, je considère que c’est tout a fait possible et nous avons vu dans bien des pays, ne manière intégrée ou non intégrée, par exemple le monde américain est un monde qui respecte ces deux principes, il en est de même pour le monde français, ou d’autres de par le monde. Il y avait une époque où l’on discutait du modèle démocratique asiatique, c’était se foutre du monde. C’était d’ailleurs la dictature de Singapour qui aimait ça, mais on y a vite renoncé. Il est bien évident que cela ne veut rien dire. Si vous n’admettez pas les droits de individus comme tels, si vous dites” moi je ne considère l’individu que comme membre d’une communauté”, nous ne vivrons pas ensemble. Vous pouvez vivre ailleurs, peut-être que vous vivrez mieux que moi, mais nous ne pouvons pas vivre ensemble.
Ayant posé les principes de base de la modernité, le problème c’est d’éviter de confondre la modernité avec un modèle de modernisation, en particulier ce fameux modèle européen qui a été si puissant. Je dirais, il faut pousser le plus loin possible la diversité et culturelle et de processus historique. Et là, il y a des tas de différences entre les pays. Par exemple, si je prends un pays comme la France, ce pays a souffert et souffre encore d’une reconnaissance insuffisante de la diversité. Les français sont des gens qui ont tendance à dire,” voilà la modernité, il n’y a qu’un modèle de modernisation”. Autrement dit, ce sont des gens qui disent,” on fait du neuf avec du neuf”. Or, si voulez qu’on vive ensemble, il faut admettre qu’on fait du neuf avec du vieux. Il faut du neuf – la modernité – mais avec une série de vieux. La France est comme tous les pays, elle est pleine de trucs vieux. Grâce au ciel! Sans cela, ce serait invivable.
Pour retourner au sujet qui nous intéresse plus ici, c’est-à-dire la place de l’Islam, je dirais ma position, qui en fait n’est pas seulement ma position mais le problème objectif même et qui a été affirmé par tout le monde (problème qui a poussé le Président de la République à créer cette fameuse commission Stasi), c’est que nous devons d’un côté affirmer que la citoyenneté est au-dessus des communautés et nous devons de l’autre côté encourager la diversité culturelle. Ces deux choses ne sont peut-être pas contradictoires, mais elles contraires. En tout cas, elles vont dans des sens opposés. Et, c’est pour cela que je ne me fâche devant aucun argument pour ou contre cette loi. Je suis le premier à savoir que la loi répond à un aspect des choses et pas à l’autre. L’important c’est d’arriver à vouloir faire les deux choses. Pour l’instant, nous avons donné un coup d’arrêt au communautarisme, pour affirmer l’existence de la République, de la citoyenneté. Il y a des gens qui pensent que c’est fait, que c’est fini. Mais, je pense que c’était la moitié des choses à faire. Maintenant il reste l’autre moitié: donner une reconnaissance plus grande à la diversité culturelle, c’est-à-dire concrètement à ces filles voilées. J’ajoute tout de suite, dans la mesure où elles acceptent les droits individuels, dans la mesure où elles ne sont pas manipulées par des non-laïques, ou des gens autoritaires. Et, c’est une grande difficulté. Il y a des filles qu’on peut appeler modernes, qui acceptent tout a fait ce que je viens de dire. Il y en a d’autres – qui sont de plus en plus nombreuses – qui sont manipulées par ceux que je viens de dire.
U.C.: On arrive au problème de la montée des mouvements sociaux à orientation religieuse. Pensez-vous qu’ils sont en montée? Partant de ce point, une autre question serait: que pensez-vous de l’analyse faite en Europe sur l’Islam? Est-elle suffisamment élaborée? Ne pensez-vous pas qu’elle se limite à la question de la place dans et de la traite de la femme par cette religion?
A.T.: Premièrement, je vais répondre que dans le monde français, il y a une non connaissance et une non compréhension du phénomène religieux, à cause sûrement des luttes séculaires entre les laïques et les religieux. Quelqu’un peut-être agrégé de philosophie en France et n’avoir aucune connaissance de théologie chrétienne, juive ou islamique. Pratiquement rien, même s’il aura lu, peut-être, un peu de Saint Augustin, des textes de Pascal. Mais qu’est-ce que c’est que le religieux, il ne le saura pas. Actuellement, on essaye d’introduire” le religieux” dans l’enseignement et on est bien embêté parce qu’on ne sait pas ce que c’est.
Deuxièmement, l’Islam est particulièrement mal connu, pour deux raisons. La première n’est pas proprement culturelle, mais plutôt politique et historique. Le monde musulman a été le monde de l’occupation, de l’invasion. Prenez par exemple l’Espagne, à part quelques grands monuments d’Andalousie, on a généralement tout supprimé. Il y a beaucoup de régions en Espagne qui ont pourtant été occupées pendant six cents ans. Même un pays comme la France, c’est beaucoup moins important, il y a eu la guerre de Poitiers, autour de 730, donc il y a quand même des endroits où eu des sarrasins ont vécu plus des cent ans. Du côté des turcs, qui sont arrivés deux fois sous les murs de Vienne, et qui ont occupé une partie importante de l’Europe du sud-est, il y a bien sûr des restes importants mais qui sont généralement rejetés. Et, par exemple quand on parle du Champs des Merles, l’européen est du côté des serbes. Donc, c’est une première chose qui fait que l’Islam c’est d’abord l’envahisseur. La deuxième chose, étant donné la prédominance du christianisme sous toutes ses formes, l’islam, je dirais, c’est simplement l’étranger. Je dirais même plus exactement et brutalement, en tout cas pour le monde qui a été colonisé, sauf la Turquie et l’Iran, que le monde de l’Islam est le monde qui a raté la modernisation. Si vous évoquez la vie culturelle et intellectuelle de l’Islam, vous évoquez toujours le 9e, 10e, 11e et 12e siècle, jusqu’au 14e siècle. Depuis cinq cents ans, il n’y a pas de grande vie intellectuelle. Aujourd’hui, je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il y a des grands philosophes dans le monde musulman, ou des grands théologiens, sauf ceux qui sont dans le monde occidental.
J’ajoute à titre personnel que ce que je suis en train de dire ne correspond pas à l’Islam, mais correspond, me semble-t-il, essentiellement au monde arabe. Chacun le sait, la modernité en Occident a commencé avec la construction de l’Etat absolu. Le monde arabe est un monde sans Etat. Là où il y a l’Etat, c’est en Turquie, en Iran, dans une certaine mesure au Maroc. Même si vous prenez un pays aussi central et aussi important que l’Egypte, les tentatives de construire un Etat à partir de la fin du 19e siècles ont à chaque fois échoué. L’Algérie n’a jamais existé, ça n’a jamais été un Etat.
Donc, ça veut dire que la connaissance rationnelle, l’Etat bureaucratique au sens weberien du terme, et la création d’un capitalisme, tout ça qui est à la base de ce modèle européen, je ne le trouve pas dans le monde arabe. Du point de vue du devenir et de la politique de l’Union européenne, je fais une distinction entre pays à Etat et pays sans Etat. Je suis convaincu que nous, les européens, devons nous entendre d’abord avec les Turcs, les Iraniens et dans une certaine mesure les Marocains. On verra après ce qu’on peut faire avec les arabes. Pour l’instant, je dirais que tous nos problèmes vont venir pendant longtemps encore des arabes. Pas pour des raisons de race ou de sexe, mais pour des raisons de non structuration. Il est pratiquement impossible pour le monde arabe de devenir moderne dans l’état actuel des choses. Dans 30 ans, 50 ans, 100 ans, oui sûrement, mais pas pour le moment. Je suis sûr qu’il y a des transformations à Dubaï ou au Koweït qui sont très intéressantes, mais en tout cas pour l’essentiel c’est non.
Quant au thème, l’Islam en tant que religion, je dirais que les choses, en principe, sont plutôt faciles parce que l’Islam est une religion peu structurée. Il y a des principes de pratiques religieuses, mais à voir la façon dont c’est entré dans plusieurs pays, c’est beaucoup moins dur que le christianisme. C’est peu structurant et par conséquent il est plutôt facile pour les gens de se convertir à l’Islam. Je suis très indifférent à ce sujet.
A un niveau très élémentaire, le problème que nous avons ici et qui est loin d’être traité, c’est que l’Islam a été marqué d’un sceau d’infériorité, voire même d’infamie ou de colonisation. Il y a des résistances que l’on a vues notamment en France lors de construction des lieux de cultes, et j’espère que les débats actuels vont faire avancer les choses. Il y a une inégalité absolument scandaleuse. Je n’accepte pas un traitement inégalitaire entre les religions. Il faut que l’Islam, comme religion, ait un statut comme les autres. Il ne faut pas qu’il y ait des problèmes avec l’Islam en tant qu’Islam. Il y a des problèmes avec ce non-processus de modernisation. J’ajouterais que ce que l’on appelle le monde musulman, ça n’existe pas. Tout le monde répète qu’il y a 5 millions de musulmans en France, moi je ne dis pas qu’il y a 60 millions en France. Je dis qu’il y a 60 millions d’habitants. Dans les 5 millions de musulmans, il y en a bien 4 qui ne sont pas musulmans. Ils viennent de pays qui ont été marqués par la civilisation islamique, comme les gens qui viennent en France de Bretagne ou de Haute-Savoie, sont marqués par la civilisation chrétienne. Mais, surtout ne faisons pas de l’Islam une communauté, parce qu’à ce moment là c’est la guerre.
U.C.: Peut-être qu’on a un préjugé tel que un musulman, c’est un intégriste.
A.T.: Moi je ne dirais pas qu’il est intégriste, mais qu’il le devient à mesure qu’il s’éloigne du processus de modernisation. C’est comme chez les catholiques et les protestants, nous avons une montée des sectes, une montée des groupes intégristes, nous avons du fondamentalisme. Dans l’Amérique d’aujourd’hui par exemple – en France on s’en est débarrassé – M. Bush est fondamentaliste.
Le problème, dans un pays comme la France, n’est pas quels sont les caractéristiques de l’Islam, le problème c’est: qu’est-ce qui s’est passé dans l’intégration ou la non-intégration d’une certaine population? Je vais le résumer: la population d’origine arabo-musulmane – je laisse de côté les turcs – ce sont des gens intégrés. La grande majorité d’entre eux sont de nationalité française, ils parlent français, ils ont des relations sexuelles avec des gens de différentes collectivités. Peut-être à cause du chômage, je n’en sais rien, cela est plus compliqué, cette population intégrée est en même temps rejetée. Ceci est en fait à mes yeux commandé par 2 phénomènes. A court terme, le phénomène Intifada qui a tout changé. Il n’y avait pas de bagarre arabes-juifs pendant 50 ans, maintenant il y en a. Et puis, un phénomène proprement sociologique et plus lent qui est la ghettoïsation. Il n’y avait pas de ghetto en France. Il y avait les grands bâtiments qu’on appelait des H.L.M. Progressivement, dans ces HLM, sont restés soit des gens qui sont en crise sociale, soit des minorités et en particulier musulmanes. Je suis frappé par cela. Il se constitue des ghettos en France avec en même temps la constitution d’un repli communautaire et parallèlement l’apparition d’un contrôle des filles et des femmes. Jusqu’aux années 90, dans ces quartiers, un garçon et une fille pouvaient se promener tranquillement ensemble, ce qui n’est plus possible. Il y a ghettoïsation et repli communautaire. Ce repli communautaire entraîne un rejet. Et ce rejet entraîne une réislamisation, mais pas dans le cadre de la communauté cette fois. Il apparaît des gens, comme les gens qu’on appelle terroristes, qui s’appuient sur une foi et non pas une communauté du genre la République islamique à l’iranienne. Tout ça élargit le fossé des deux côtés. Si je prends une population importante, les enseignants, ils rejettent ces minorités. Et, s’il n’y a pas de montée sociale c’est parce que l’école les casse. Il y a là un phénomène sociologique qui s’aggrave et qui donc impose qu’on prenne des mesures, et d’ailleurs en particulier à l’école, problème très difficile.
U.C.: Nous en arrivons à la question de la Turquie. Pensez-vous que la Turquie fait partie de l’Europe? Si oui, de quelle Europe fait-elle partie?
A.T.: La réponse est extrêmement simple: la Turquie ne fait pas partie de l’Europe. Elle a un petit bout d’Europe. Elle a occupé une partie de l’Europe, elle en a été chassée. Elle est pour l’essentiel islamique, qui n’est pas une religion de cette Europe. De plus, la Turquie, pendant très longtemps, a eu un mode contrôle politique, un mode de contrôle culturel très éloignés de l’Europe. Et, au cours des périodes relativement récentes, l’image de la Turquie était dominée par le problème kurde (réinterprété d’ailleurs de manière très gentille parce que le parti communiste kurde c’était du stalinisme, du maoïsme très brutal) et puis les tortures politiques, etc.
Je vous dis tout cela, mais ma conclusion est exactement l’opposé. Pourquoi? Pas à cause de nous, à cause des turcs. Les turcs sont parmi des races (les iraniens aussi d’une certaine manière) qui ont eu une laïcisation de kémalisme pur et dur, qui ont aussi des mouvements de réislamisation (la montée du parti Refah par exemple), et donc c’est un des rares pays qui a, au total, élaboré une sorte de solution intermédiaire. La Turquie est un pays qui arrive à gérer des relations qui sont du genre de ce que je voudrais qu’on arrive à gérer au niveau de l’ensemble du monde islamique et de l’ensemble du monde européen. Les turcs ont le mérite d’avoir un peu trouvé, pas bien, mais un peu trouvé ce que personne d’autre n’a pu trouver. En tout cas, certainement pas les conneries iraniennes actuelles… on ne peut pas avoir à la fois une légitimité démocratique et une légitimité par la parole de Dieu.
Si vous ne voulez pas de Turquie dans l’Europe, ça veut dire que vous n’établirez pas de relation avec le monde islamique. Parce que la Turquie, c’est là où c’est le plus facile. Donc, Turquie dans l’Europe. La Turquie dans l’Union européenne, avec des difficultés quasiment ridicules, à savoir que ça sera l’un des pays les plus peuplés et que ça sera le pays qui aura le plus députés. C’est une chose un peu paradoxale à laquelle on peut trouver des accommodements, mais en tout cas ce sont des problèmes secondaires.
Nous avons un besoin vital, nous les européens, pour exister, d’inventer un type de relation avec le monde islamique. Le lieu où ça va se passer, c’est la Turquie. Donc, priorité à la Turquie. Mais, ce qui est gênant avec la Turquie, ce sont les Turcs en occident. Comme chacun le sait, ça tient beaucoup au droit de nationalité allemand. Les Turcs, ne devenant pas allemand au bout de 50 ans, il créé une énorme masse, qu’on ne peut même pas appeler de ghetto. Nous constatons en France que c’est la communauté la plus fermée. Les mariages sont des mariages qui sont quasiment toujours arrangés au pays, le contrôle des femmes est très grand, etc. La communauté turque en France dont les 2/3 sont kurdes j’imagine, ce n’est pas du tout un bon résultat. Il y a donc là un problème qu’il faudrait résoudre, dans la mesure où la Turquie est dans le processus d’adhésion. Il faudrait une action envers cette population turque, mais je crains que cela dépende beaucoup de l’Allemagne. En tout cas il y a un problème qui est certain.
Je considère que dans l’état actuel des choses, la Turquie est le pays qui a essayé et dans une certaine mesure qui a réussi la combinaison. Il y a une combinaison: il y a des coins très islamistes, des coins très républicains, l’armée avant tout. La perspective de l’Europe a eu des résultats positifs, peut-être pas très brillants mais en tout cas importants.
Je dirai pour conclure que l’avenir international de l’Europe dépend de ses rapports avec le monde islamique ; les rapports avec le monde islamique dépendront des rapports avec la Turquie. Si l’Europe rate les rapports avec la Turquie, elle rate les rapports avec le monde islamique, et elle n’aura pas de rôle mondial. Ce que je souhaite moi c’est que nous, européens, finissions par exister, ce qui n’est pas le cas. Je ne crois pas à l’Europe que dans la mesure où elle sera dotée d’une volonté et d’une capacité d’intervention politique qui soient totalement indépendantes de l’Amérique.
Renvoi à la victoire des socialistes lors des éléctions du 14 mars 2004.
Published 26 May 2004
Original in French
First published by Cogito (Turkey) (2004)
Contributed by Cogito (Turkey) © Ulas Candas / Alain Touraine / Cogito (Turkey) / Eurozine
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