De l'abus à l'usufruit

C’est entendu : la récente crise financière et ses conséquences au plan économique, faillites bancaires, ralentissement de la croissance, vagues de licenciement, relèvent d’une autre causalité que la crise écologique, le réchauffement climatique, la destruction de la biodiversité, dont il semble que la prise de conscience s’impose de plus en plus nettement non seulement aux opinions publiques, mais aussi aux gouvernants des grandes puissances. Plusieurs fils relient pourtant l’un et l’autre processus, et d’abord un lien fragile, qui ne peut s’exprimer que dans le registre lui-même fragile du sentiment : dans l’un et l’autre cas, on s’est trouvé face aux effets dévastateurs d’une certaine forme d’abus.

Au plan de l’économie spéculative, dérégulée, découplée du travail, de l’investissement, de la création de valeur, l’abus s’est cristallisé symboliquement dans les figures jumelles des traders et de leurs “bonus”, dans celles des dirigeants d’entreprises ruinées ou menacées (et licenciant en masse) mais remerciant ces mêmes dirigeants à coups de “parachutes dorés” et de primes exorbitantes, dans celles des banques enfin, sauvées de la faillite par les États mais reconduisant aussitôt les pratiques reconnues comme étant à l’origine de la crise financière.

Toutes ces figures et ces pratiques décrochent radicalement l’enrichissement personnel des liens que les pensées fondatrices du libéralisme avaient prétendu nouer entre l’enrichissement personnel et l’intérêt social, entre le travail et la création de valeur économique profitable à la société entière. Le jeu avec et sur les marchés ruine ce cercle supposé vertueux d’un certain libéralisme économique, de même que les rémunérations décrochent de toute considération de mérite.

Au plan écologique, l’abus a trouvé des symboles variés dans des images qui figurent soit un compte à rebours, soit un gâchis sans retour, soit un contraste vertigineux : la fonte des glaces arctiques (dont Yann Arthus-Bertrand a fait l’image même de la destruction en cours des conditions de l’existence de notre “foyer” terrestre dans son film écologique à grand spectacle, vu par des millions de spectateurs, Home), la déforestation accélérée de l’Indonésie pour de la culture d’huile de palme ou de riz, qui a débouché sur les incendies massifs de 2007, les milliers de “4-4” invendus et stockés, comme à l’abandon, aux États-Unis, l’hyperconsommation énergétique des citoyens du Nord, dont on sait que sa généralisation à l’ensemble des habitants de la planète nécessiterait de démultiplier la planète elle même, le gigantisme urbain à coût écologique maximum de villes bulles bâties dans le désert, comme Dubaï… Symboles plus ou moins faciles, fausses cibles parfois, mais qui cristallisent les indignations et les inquiétudes. Et on notera que c’est également en termes d’abus que les plus importants penseurs de la nécessité d’un changement de paradigme face au risque de destruction de la planète ont aussi formulé leur avertissement. Je ne citerai ici qu’une phrase de Hans Jonas désignant le point de retournement du projet moderne de “maîtrise et possession” de la nature qui, d’entreprise d’amélioration de la vie humaine qu’il a été et continue partiellement d’être, risque de se renverser en destruction des conditions mêmes de cette vie :

L’abus de notre domination sur la nature conduit à la destruction de ce que nous avons appris à dominer1.

Au croisement des deux séries, le sentiment d’abus vise ce qu’Aristote déjà désignait comme deux formes perverties de la “chrématistique”, c’est-à-dire de “l’art d’acquérir des richesses” : le premier abus concerne la pure visée d’accroissement de la richesse pour elle-même, sans considération du “bien vivre” commun, et recourant à toutes sortes de “trafics” – “incapables de se procurer [les excès dans la jouissance] par le jeu ordinaire de la chrématistique, ils tentent d’y parvenir par d’autres moyens” (Politique, I, 9, 1258 a 7-8), moyens qu’Aristote réfère plus loin à “l’injustice” (II, 7, 1267 a 5). Le second abus réside dans le creusement de l’écart des richesses : “Une règle commune à la fois à une démocratie, à une oligarchie et à toute constitution, c’est de ne permettre à aucun citoyen un accroissement de puissance par trop disproportionné”, notamment “par l’étendue des richesses” (Politique, V, 8, 1308 b 10-12 et 19). Certes, le prudent Aristote ne prône pas pour autant de partager la propriété des riches, mais plutôt et surtout d’éviter que les “deniers publics” ne soient mis à contribution pour le profit des riches ou de ceux qui exercent des charges publiques.

Pourquoi rappeler ces textes antiques et ces prescriptions économiques “d’un autre âge”, préindustriel, précapitaliste ? Non pas, certes, pour prétendre trouver chez Aristote les principes d’une éthique économique contemporaine, mais pour suggérer que certaines perceptions “élémentaires” – ou fondamentales, quelque chose comme des principes minimaux de justice – sous-tendent les perceptions sociales de l’abus dans l’acquisition des richesses de façon relativement constante. Or la théorie libérale selon laquelle la poursuite illimitée de l’intérêt privé “doit” se combiner mécaniquement et harmonieusement avec l’intérêt de tous par l’action providentielle de “lois du marché” a tendu à effacer de la théorie économique toute notion élémentaire de “l’abus”. Et la fondation de l’économie comme science, dit-on, est liée à cette exclusion des considérations éthiques extrinsèques de son champ.

Le libéralisme économique se voit ainsi rendu inattaquable par un double jeu : une théorie morale déterminée de l’intérêt et une quasithéologie de son autorégulation, d’un côté et, de l’autre, une prétention à la scientificité fondée sur l’exclusion des morales qui ne partent pas du postulat que seul l’intérêt privé est rationnel. Or la perception sociale de l’abus résiste à sa négation idéologique par la théorie pure du marché, comme à la morale de l’intérêt qui la sous-tend subrepticement. Marcel Mauss le notait en conclusion de ce qui reste l’un des ouvrages fondamentaux de l’anthropologie économique, l’Essai sur le don :

Nous n’avons pas qu’une morale de marchands. […] De nos jours, les vieux principes réagissent contre les rigueurs, les abstractions et les inhumanités de nos codes […] et cette réaction contre l’insensibilité romaine et saxonne de notre régime est parfaitement saine et forte2.

“L’insensibilité romaine et saxonne” renvoie ici à une formalisation des rapports sociaux sur la seule base de l’intérêt privé, de l’échange marchand érigé en norme de tout rapport contractuel, réduction et formalisation dont le droit romain3 représente une réalisation qui a servi de modèle aux plus récents codes civils, notamment lorsqu’il s’est agi de penser le droit de propriété en le dégageant des schèmes traditionnels, coutumiers, et des éthiques économiques chrétiennes4.

Mauss précise aussitôt que “toute une partie de notre droit en gestation et certains usages les plus récents” reviennent puiser dans ces sentiments plus anciens, en vue d’ “ajouter d’autres droits au droit brutal de la vente et du paiement des services5“. Mauss cite alors à la fois des formes de reconnaissance de droits de propriété qui excèdent le “droit réel”, c’est-à-dire le droit sur une chose matérielle, comme le droit de propriété intellectuelle et artistique, et d’autre part “toute notre législation d’assurance sociale, ce socialisme d’État déjà réalisé6” (Mauss était lui-même, on le sait, partisan d’un socialisme démocratique et associationniste).

Quoi de commun entre ces formes novatrices de droits qui réagissent à une vision restreinte de l’activité, de l’oeuvre et de la protection juridique ? Précisément une certaine perception des “liens temporels” et humains qui dépassent le simple paiement de la chose produite (de l’oeuvre artistique ou littéraire, par exemple, ce que Mauss désigne comme “l’acte brutal de la vente du manuscrit, de la première machine ou de l’oeuvre d’art originale”) ou du travail effectué. Et il est frappant que les deux exemples évoqués par Mauss soient des innovations juridiques produites sous l’effet de la conscience d’un abus. Dans le premier cas, “le scandale de la plus-value des peintures, sculptures et objets d’art, du vivant des artistes et de leurs héritiers immédiats, a inspiré une loi française de septembre 1923 qui donne à l’artiste et à ses ayants droit un droit de suite sur ces plus-values successives dans les ventes successives de ses ventes7“. Un certain décrochage de la spéculation par rapport à cette création de valeur singulière qu’est l’oeuvre d’art est ici en cause : comme le notait Arendt, l’oeuvre s’écarte des objets d’usage consumables, et reflète ainsi une dimension anthropologique de durabilité, une “stabilité” au sein de la production humaine technique “sans laquelle les hommes n’y trouveraient pas de patrie8“.

C’est aussi la coupure entre plus-value purement financière et travail personnel d’origine qui était ici déjà en cause dans ce sentiment d’abus. Dans le second cas, celui du droit social, Mauss souligne que le principe à l’oeuvre dans l’assurance sociale est le suivant :

Le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part, et […] ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire9.

Le sentiment d’abus serait ici celui de l’abandon du travailleur “après usage”, si l’on peut dire, comme si la participation à la création de valeur économique était un pur punctum.

L’abus dans la propriété

Inversement, la volonté de nier tout “droit de regard” du sentiment social d’abus sur le mode d’acquisition des richesses et sur les usages de la propriété, y compris de la propriété de la terre, se retrouve au coeur de la pensée de la propriété qui a tenté de s’imposer au début du XIXe siècle et qui a laissé une empreinte décisive jusque dans notre Code civil. Le Code civil napoléonien définit en effet le droit de propriété comme “le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue” (article 544). À l’arrière-plan de cette définition, dont l’hyperbole (“la plus absolue”) étonne, on trouve une série de concepts issus du droit romain : l’usus, le fructus, et l’abusus. Le propriétaire se distingue de l’usufruitier, dont le droit est limité par l’obligation de conserver la substance de la chose afin de la rendre à terme au nu-propriétaire qui a gardé l’abusus, c’est-à-dire la capacité de vendre, de donner ou de détruire le bien. Cet ensemble de concepts issu du droit romain recèle des enjeux spéculatifs remarquables dans leur reprise moderne. La propriété y est étroitement liée, comme telle, à “l’abus10“, à la possibilité tenue pour légitime de l’abus, au droit de détruire le bien détenu. La destruction est comprise ici dans le concept de propriété, comme sa manifestation limite. Je possède ce que je peux détruire.

Certes, l’article du Code civil ajoutait aussitôt cette clause à l’énonciation du droit de propriété : “Pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par la loi ou par les règlements.” Certains juristes de l’époque, comme l’utilitariste Charles Comte, déploraient dans cette clause une contradiction : pourquoi proclamer une “absoluité” dans la liberté d’usage pour aussitôt la restreindre par la mention de prohibitions légales et réglementaires ? Cette restriction était cependant défendue par la plupart de ses contemporains : cette limitation énonce “l’obligation passive universelle” qui pèse sur chacun, surtout sur les propriétaires, et inscrit la propriété privée dans la trame d’une histoire plus vaste.

La définition avait donc bien quelque chose de paradoxal, surtout si l’on pense que les rédacteurs du Code civil avaient en vue, principalement, la propriété foncière. Or, comme l’observe un historien du droit de propriété, tant qu’il est question de biens consomptibles à l’usage, a fortiori au premier usage, comme des gorgées d’eau, des poissons et des lapins, le pouvoir de détruire est inclus dans la puissance actuelle du possesseur, mais dès que l’on passe à la terre, si l’on comprend assez bien la nécessité d’ajouter certains caractères au droit de propriété (droit de suite, perpétuité), il devient de plus en plus difficile de conserver tous ceux qui accompagnent le droit primitif de préférence11

Dans ce domaine, en effet, la puissance publique a vite admis que le droit sur la terre ne pouvait être absolu : jeter un livre de sa bibliothèque dans sa cheminée, soit, mais mettre le feu à ses terres, indépendamment même du danger que cela représente pour les voisins… L’affirmation d’absoluité, du “droit à l’abus”, en quelque sorte, comme consubstantiel à la propriété, s’inscrit en fait historiquement dans la rupture (qu’on peut dire “bourgeoise”) avec une conception non exclusiviste de la propriété, définie plutôt par un faisceau de “maîtrises”: la saisine médiévale, note A.-M. Patault, ne donnait qu’une “propriété partiaire, ne portant que sur une ou plusieurs utilités, elle solidarise, bon gré mal gré, tous ses titulaires sur un même fonds. À l’opposé de la propriété romaine, elle ne confère pas l’abusus, pouvoir de disposition sur la matière”. Cette superposition d’utilités pouvait faire que sur un même terrain, le “fruit” des arbres revînt à l’un, le foin à l’autre, le regain à un autre encore, ou même encore l’ombre d’un chêne pour le repos.

L’inscription de l’abusus dans la définition permettait, bien sûr, de rompre avec toute logique “féodale” qui faisait de l’exploitant de la terre l’homme-lige, le vassal d’un seigneur. Le droit romain est utilisé ici au service d’une affirmation de la liberté individuelle pensée comme souveraineté d’un sujet, et d’un rejet des diverses formes de patronage et de paternalisme, qui implique de séparer, au moins en partie, le droit de la morale. Mais la rupture avec la conception non exclusiviste de la propriété impliquait – ou permettait – aussi une destruction des usages communaux, de diverses formes d’usufruit de biens ecclésiaux autorisé sous des statuts traditionnels plus ou moins éloignés de la réalité de l’usage. Cette vaste transformation dans l’histoire de la propriété rurale, concomitante à une “romanisation du droit”, est donc, assurément, un processus ambivalent, mixte de libération (la libération du sol et le droit d’en disposer sont vus comme partie prenante de la libération de l’individu des “liens” traditionnels, ancestraux, féodaux, etc.) et d’expropriation déguisée derrière l’affirmation même d’une nouvelle conception de la propriété privée. Adam Smith a souligné la part de progrès de ce processus (la diminution de la dépendance et de la violence féodale12), dont Marx, de son côté, a pointé la face obscure.

Le chapitre 27 du Capital détaille en effet le processus d’expropriation de la population campagnarde qui a reçu, en Angleterre, une forme particulièrement brutale. Or ce processus est coextensif à une destruction des formes traditionnelles d’usufruit : vers la fin du XIVe siècle et plus encore au XVe siècle, note Marx, l’immense majorité de la population se composait… de paysans libres cultivant leurs propres terres, quels que fussent les titres féodaux dont on affubla leur droit de possession. […].

Quant aux journaliers, en sus de leur salaire, on leur faisait concession de champs d’au moins quatre acres […] ; de plus, ils participaient, concurremment avec les paysans proprement dits, à l’usufruit des biens communaux, où ils faisaient paître leur bétail, et se pourvoyaient de bois, de tourbe, etc., pour le chauffage13.

Toutes ces concessions, ces droits d’usage et de passage ont été progressivement éradiqués, concomitamment à une pratique généralisée de “l’enclosure”, de la clôture des champs, qui arrivera en France ultérieurement, au XVIIIe siècle. L’Angleterre a été le laboratoire du processus de privatisation des biens communaux, privatisation-spoliation, peu à peu légalisée. Gagnant la France avec retard, ce processus d’abolition des communes et de l’usufruit est l’arrière-plan contemporain des analyses de Rousseau sur l’origine et l’extension de l’inégalité.

Pourquoi revenir, aussi sommairement, sur ces rapports complexes entre la propriété et l’usufruit ? Là encore, seulement pour rappeler que l’effacement du sentiment d’abus de l’horizon du droit de propriété, à travers son inclusion paradoxale comme caractère même de la propriété, est un processus récent, et pour partie un coup de force. Mais aussi parce que le couple même de notions juridiques romaines, de “l’abus” et de “l’usufruit”, pourrait recéler certaines ressources pour approcher une conception moins déséquilibrée, moins “dérégulée”, de notre rapport aux choses, aux richesses et au “commun”.

L’usufruit : vers une autre économie politique? (solidarité, externalité, fonctionnalité)

Au XIXe siècle même, de multiples résistances sont apparues face à ce qu’A.-M. Patault désigne comme le “triomphe de l’abusus” et de l’exclusivisme, l’affirmation d’un droit absolu d’user et d’abuser des biens acquis, au mépris de tout souci du commun. Et la catégorie d’usufruit a pu être opposée, au moyen d’un élargissement de son horizon sémantique et pratique, à l’absolutisation du seul intérêt privé. Un élargissement philosophique de la catégorie juridique avait ainsi été opéré par le penseur du solidarisme, Léon Bourgeois, à l’orée du XXe siècle, dans son ouvrage Solidarité :

C’est pour tous ceux qui sont appelés à la vie que tous ceux qui seront morts ont créé ce capital d’idées, de forces et d’utilités. C’est donc envers tous ceux qui viendront après nous que nous avons reçu des ancêtres charge d’acquitter la dette… Chaque génération qui passe peut vraiment se considérer comme en étant l’usufruitière, elle n’en est investie qu’à charge de le conserver et de le restituer fidèlement14.

Cette restitution ne doit pas être entendue comme une simple conservation à l’identique, selon Bourgeois, mais doit plutôt viser à faire fructifier le “legs” des générations précédentes.

Bien entendu, cette solidarité diachronique ou intergénérationnelle devait s’accompagner, pour Bourgeois, de l’institutionnalisation d’une solidarité synchronique dont il élabora théoriquement et pratiquement les mécanismes publics, étatiques, secondant les mécanismes sociaux – mutuelles, associations, organisations de prévoyance, développant une sphère de ce que d’autres représentants du solidarisme, comme Bouglé, théorisèrent en termes de “propriété sociale”, ou, bien sûr, comme Duguit, de “service public” – , toutes choses (il faut le rappeler contre une rhétorique “modernisatrice” qui est souvent le simple paravent d’une destruction de ces entités publiques) que les solidaristes ont dû légitimer en s’opposant explicitement à ce que Bourgeois désignait comme “la liberté absolue de la concurrence” qui permet aux puissances d’argent d’abuser de leur puissance. Comme l’observe Robert Castel, qui se réclame aujourd’hui en partie de cet héritage solidariste, la réflexion (et l’action) de Bourgeois, de Fouillée et de Duguit visaient bien à “assurer aux non-propriétaires les conditions de leur protection”, notamment en leur offrant l’usage de services non pris en charge par des intérêts privés, de “services non marchandisés accessibles à tous15“.

On le voit dans le passage de Solidarité que nous avons cité, la question des générations futures prend valeur politique à travers cette thématisation de l’usufruit. Mais l’objet de l’usufruit est sous la plume de Léon Bourgeois essentiellement la civilisation matérielle et la culture, les inventions techniques et les oeuvres, ce qu’il appelle “l’outillage collectif”. On trouve cependant chez Bourgeois également la conscience, aussitôt après la guerre de 1914-1918, des menaces sans précédent d’une “barbarie scientifique” et d’une “destruction nouvelle” par son échelle, qui devrait faire germer la conscience d’un “intérêt” nouveau : l’intérêt pour la planète elle même envisagée comme “patrie commune16“.

Or on pourrait précisément élargir encore la notion d’usufruit pour prendre en vue et combattre les abus dans l’utilisation des ressources naturelles. C’est bien, en un sens, ce que tente de faire une certaine application de la notion économique d’externalités. Que vise cette notion ? Là encore, à prendre en compte des dimensions de la vie économique que le calcul “orthodoxe” des coûts et des profits laisse dans l’ombre. Ainsi, l’utilisation par une entreprise de ressources qui ne sont pas reconnues ou sont devenues rares, comme l’eau pure des rivières, sans comptabilisation de la pollution occasionnée par son exploitation, et du coût de renouvellement de ces ressources, permet à ladite entreprise de bénéficier d’externalités, comme l’abeille et l’apiculteur bénéficient des fleurs des champs voisins17.

Les externalités procurées à l’activité économique par la nature en tant que celle-ci demeure dans la sphère du hors marché, ont longtemps été la “case vide” de l’économie capitaliste, ou plutôt de l’économie industrielle comme telle (l’URSS n’était pas en reste en termes d’exploitation extrême des ressources naturelles…). L’écologie politique oblige à prendre en compte cette case vide, et c’est par là qu’elle est porteuse d’un renouvellement profond de notre pensée de l’économie en général : la croissance économique “aveugle” non seulement a un coût, mais détruit les conditions de son déploiement et de la vie même. L’abus rend, à terme, l’usage impossible. Mais la limite d’une pensée en termes d’économie des externalités est de se contenter d’élargir le champ d’une logique comptable à des valeurs non comptabilisées, et de traiter comme des “ressources” des éléments qui sont bien davantage, des conditions nécessaires d’existence.

Une autre voie prometteuse, mais également limitée, de la réflexion économique contemporaine, en rupture avec la fuite en avant dans l’abus généralisé, est assurément celle de l’économie de fonctionnalité. L’idée directrice est ici de déplacer l’ensemble de la relation marchande en vendant, non pas un produit, mais son usage, ou en substituant la vente de l’usage d’un bien à la vente du bien lui-même18. Certes, on peut dire que le fait d’acheter l’usage d’une chose et non la chose même se fait depuis longtemps (dans le champ des transports, par exemple : on achète un voyage en train, et non le train lui-même !). Mais précisément, la question est de savoir dans quelle mesure ce modèle ne pourrait pas être étendu à ce qu’on pourrait appeler, pour pointer la désubstantialisation de l’objet commercialisé au profit de sa fonction, des “biens-services”.

On sait que des entreprises ont d’ores et déjà procédé à ce déplacement en ne vendant plus des photocopieurs, mais en louant les “services” de leurs photocopieurs, installés chez l’usager, et en faisant payer leur usage. On voit ici se combiner intérêt économique et intérêt écologique : l’usager du photocopieur (généralement une collectivité, un laboratoire de recherche, une entreprise…) payant son usage, il est incité à mesurer au mieux cet usage, là où l’achat de la photocopieuse elle-même pouvait pousser à un usage illimité ; inversement, il n’est plus dans l’intérêt du constructeur de concevoir des produits rapidement hors d’usage, en espérant un renouvellement de l’achat par le consommateur. Bien plutôt le constructeur a-t-il intérêt à la durabilité de son matériel. Les promoteurs d’une généralisation de l’économie de fonctionnalité mettent en avant sa capacité à diminuer, à terme, l’utilisation de matières premières et l’émission de polluants.

L’idée principale, notent Dominique Bourg et Nicolas Buclet, est qu’une entreprise qui met un bien à disposition de ses clients, bien dont elle reste propriétaire tout le long de son cycle de vie, se comporte très différemment d’une entreprise qui, suite à la vente du produit, ne s’intéresse plus au devenir de ce produit, risques d’usage et sanitaires encourus par les clients mis à part. Elle sait en effet que le produit lui reviendra, au terme de son utilisation, ce qui l’incitera à intégrer dès sa conception les contraintes liées à la gestion du déchet qu’il représentera tôt ou tard19.

Une certaine logique d’usufruit est bien ici à l’oeuvre : le producteur ne peut se désintéresser de ce que devient son produit une fois vendu, et le consommateur est incité à en faire un usage réglé, l’horizon de l’usage n’est pas “le droit de disposer de la façon la plus absolue” de la chose en question, mais inclut un souci de minimiser les effets nuisibles, à terme, de cet usage.

Peut-on imaginer aussi qu’une certaine extension de la logique d’usufruit puisse répondre non plus au sentiment d’abus écologique, mais au premier sentiment d’abus que nous évoquions : face au décrochage de l’économie spéculative, à l’octroi de rémunérations de dirigeants sans commune mesure avec les réussites ou les échecs d’une entreprise, et parfois en raison inverse de leur souci de préserver l’emploi, face à la “nationalisation des pertes” bancaires, à travers une aide publique massive, aussitôt suivie d’une privatisation maximale des profits (par l’octroi de millions d’euros ou de dollars de primes aux dirigeants ou aux traders des banques concernées) ? Les remontrances émanant des gouvernants politiques apparaissent ici marginales, même lorsqu’elles produisent quelques diminutions des sommes astronomiques envisagées.

En quoi consisterait l’application d’une logique plus contraignante procédant de cette extension (métaphorique) d’une logique de l’usufruit ? Deux voies pourraient être explorées, nous semble-t-il : 1) affirmer juridiquement un principe de solidarité interne aux entreprises, qui empêcherait des écarts disproportionnés de rémunération entre dirigeants et salariés des entreprises aidées par l’État ; 2) souligner le fait que certains secteurs et acteurs de la vie économique ont des obligations sociales particulières du fait que leur activité est une condition de la vie économique et de la vie sociale en économie de marché moderne. Un exemple nous en fut peut-être donné lors du New Deal, avec le Glass-Steagall Act instituant l’incompatibilité des métiers de banque de dépôts et de banque d’investissements, créant un système fédéral d’assurance de dépôts bancaire et introduisant un plafonnement des taux d’intérêt sur ces mêmes dépôts. En quel sens peut-on parler ici d’une extension d’une certaine logique d’usufruit ? En ce sens que les banques de dépôts se voyaient refuser le droit à un usage abusif des fonds déposés par les particuliers et les entreprises, notamment le droit à leur mise en jeu dans les investissements risqués de l’économie spéculative (qui a produit récemment les faillites spectaculaires que l’on sait, et le déblocage de fonds publics considérables pour éviter un effondrement des économies nationales). Une certaine obligation de restitution “en l’état” des fonds déposés imposait ici juridiquement (et donc plus efficacement que les mises en garde “éthiques” des responsables politiques) aux banques de dépôts d’assumer leur responsabilité sociale.

Quoi de commun entre ces différentes orientations d’économie politique ? La reconstitution de liens entre le fournisseur de biens-services et les “usagers”, au sens de liens qui dépassent le rapport ponctuel de vente et engagent une relation réciproque ; l’exigence d’usages qui ne se traduiraient pas en une exploitation effrénée des ressources, mais qui marquent une conscience de la fragilité de ce dont on dispose, et des limites de ce à quoi la”possession”, toujours relative, autorise. Par là, ces politiques de l’usage visent toutes une certaine atténuation de la domination, au double sens de la domination sur la planète et de la domination sociale, des abus écologiques et des droits excessifs que s’arrogent les dominants lorsque s’effacent les mécanismes publics de régulation des écarts économiques.

Ces brèves notations et évocations de pistes possibles ne visaient qu’à une chose : éviter que l’on ne colmate prématurément les ouvertures politiques, éthiques, spirituelles même, auxquelles la crise contemporaine du capitalisme financier et la crise écologique pourraient nous faire accéder, en vue de réviser notre vision de la “croissance” à tout prix, de la production pour elle-même et de l’acquisition de richesses comme étalon de toutes choses.

Ce pourrait être, en deçà ou au-delà de tout programme politique, l’expression d’un souci (cosmopolitique, dans tous les sens du terme) de l’usage du monde : favoriser des pratiques sociales et économiques qui sachent user du monde sans en abuser, et répondre au sentiment d’abus qui s’enracine en nous, face au double spectacle des inégalités vertigineuses qui fissurent le monde contemporain et de la destruction de ce qui le rend encore vivable, respirable, habitable en commun.

Hans Jonas, "De la Gnose au Principe responsabilité", entretien paru dans Esprit, mai 1991, p. 10-11.

Marcel Mauss, Essai sur le don. Formes et raisons de l'échange dans les sociétés archaïques, paru dans l'Année sociologique en 1923-1924, repris dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, coll. "Quadrige", 1990, p. 259-260.

Notons cependant que dans un remarquable article sur "'L'usage' et les 'fruits' de l'esclave" (Enquête, n° 7, 1999, p. 106-132), l'historien du droit romain Yan Thomas montrait, sur l'exemple apparemment paradoxal et limite de "l'usage" des esclaves, que le droit romain s'est attaché à élaborer une protection de l'esclave précisément dans le cadre de son "usufruit" par une autre personne que le nu-propriétaire. Certes, nul souci humaniste ou de droit social ici, mais une logique de droit privé qui visait à assurer au propriétaire de l'esclave que son "bien" lui serait restitué en l'état, ou du moins sans avoir été endommagé. Cette logique incitait les juristes romains à détailler les conditions d'un usufruit non abusif, à exclure les travaux qui risquaient de mettre en péril la santé de l'esclave loué ou qui seraient contraires à sa constitution, tous les mauvais traitements qui "enlaidissent [son corps] par des cicatrices", etc.

Voir à ce sujet l'article "Propriété" rédigé par Anne-Marie Patault dans Denis Alland, Stéphane Rials (sous la dir. de), le Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, et également d'A.-M. Patault, Introduction historique au droit des biens, Paris, PUF, 1989.

M. Mauss, Essai sur le don..., op. cit., p. 260.

Ibid.

Ibid.

Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, trad. fr., rééd. Paris, Pocket, coll. "Agora", 1994, p. 222.

M. Mauss, Essai sur le don, op. cit., p. 260-261.

Le mot latin abusus n'avait pas de connotation péjorative : le dictionnaire latin-français (Gaffiot) le définit comme "l'utilisation d'une chose jusqu'à son épuisement, consommation complète". Néanmoins, l'histoire du verbe, d'usage plus courant, abutor, paraît marquée par une certaine ambivalence sémantique : le sens archaïque, transitif, désignait le fait d' "user jusqu'au bout, d'épuiser, de consumer", et était, semble-t-il, employé en mauvaise part (dissiper son patrimoine, perdre son temps...). Il semble ensuite s'être mué en un terme intransitif axiologiquement neutre, qui inspire l'usage juridique, signifiant "user librement", "employer complètement". Le sens péjoratif, similaire à notre "abus", a néanmoins survécu (dans De bello civili, César évoque -- et condamne, bien sûr... -- le fait d' "abuser du sang de ses soldats").

Mikhaïl Xifaras, La Propriété. Étude de philosophie du droit, Paris, PUF, coll. "Fondements de la politique", 2004, p. 176.

Adam Smith, Richesse des nations, livre III, chap. IV, "Comment le commerce des villes a contribué à l'amélioration des campagnes".

Karl Marx, Le Capital, livre I, chapitre XXVII, trad. fr., Paris, GF, p. 530.

Léon Bourgeois, Solidarité, Paris, Armand Colin, 1896, rééd. Paris, éd. du Bord de l'eau, 2008, p. 90.

Robert Castel, l'Insécurité sociale, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2003, p. 33 sq.

Voir à ce sujet Serge Audier, Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, Paris, Michalon, coll. "Le bien commun", 2007, p. 100 sq.

Yann Moulier Boutang, "La revanche des externalités", Futur antérieur, septembreoctobre 1997.

Voir Dominique Bourg et Nicolas Buclet, "L'économie de fonctionnalité. Changer notre consommation dans le sens du développement durable", Futuribles, no 313, novembre 2005.

Ibid., p. 38.

Published 12 March 2010
Original in French
First published by Esprit 1/2010

Contributed by Esprit © Jean-Claude Monod / Esprit / Eurozine

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Read in: FR / EN

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