Comment sauver l'Europe
L’Europe ne réchauffe plus les coeurs, c’est le moins que l’on puisse dire. L’idée de l’Europe comme future institution politique (les “États-Unis d’Europe”) ne dit plus grand-chose à ses citoyens potentiels, là où l’Europe telle qu’elle existe réellement provoque un sentiment d’hostilité. Elle est vécue comme l’Europe des puissances financières et des gouvernements soumis, certainement pas de la souveraineté populaire. Si l’Europe politique en reste à cette Europe, alors la désaffection ne fera que grandir, les tentations nationalistes se multiplieront (jusqu’au chauvinisme puis à l’étape suivante, le racisme), les suggestions autoritaires et le populisme réactionnaire auront toujours plus d’influence.
Des réformes illusoires
Dans ce contexte, prêcher “plus d’Europe”, comme le fait Jürgen Habermas pour exorciser le spectre du repli local et identitaire qui contamine à présent aussi la gauche, risque de n’être qu’un voeu pieux. À moins que l’on ne fasse de la “question européenne” l’occasion de créer un véritable projet de souveraineté populaire européenne, qui transforme de manière radicale le paradigme des démocraties existantes. Un projet qui remette en question la démocratie libérale, la conception procédurale et non substantielle de la démocratie. Précisément ce que personne, même à gauche, ne veut considérer comme un problème.
Dans une récente réflexion sur le thème de l’Europe, Habermas écrit:
Sans l’élan vital qui fait naître la volonté, venue d’une société de citoyens mobilisable au-delà des frontières nationales, il manque actuellement au pouvoir de Bruxelles, devenu autoréférentiel (verselbständigt), la force et l’intérêt pour parvenir à réguler de manière socialement soutenable des marchés aujourd’hui abandonnés à leurs esprits animaux.1
Tout à fait d’accord. Mais comment susciter cet “élan vital” de citoyenneté républicaine active ? Et comment peut-on dire que l’exécutif bruxellois est “autoréférentiel”, alors qu’il est soutenu par presque tous les gouvernements nationaux ?
Habermas propose “deux innovations” :
Tout d’abord, un projet politique commun, de fond, impliquant des transferts économiques et une responsabilité partagée entre les États membres […]. Deuxièmement, la participation paritaire du Parlement et du Conseil à l’élaboration des lois, et une Commission qui soit responsable devant ces deux institutions.
Désolé, mais c’est plutôt décevant. Ce qui est présenté comme la panacée n’est qu’un rapprochement modeste et progressif entre les institutions européennes et les institutions libérales-démocrates qui régissent les États. Mais même si le prochain parlement avait les pouvoirs dont disposent aujourd’hui le Bundestag, l’Assemblée nationale ou la Chambre des communes, et même si le gouvernement de Bruxelles devait obtenir sa confiance, la question de l'”élan vital” d’une citoyenneté active afin de “réguler de manière socialement soutenable des marchés aujourd’hui abandonnés à leurs esprits animaux” n’aurait pas progressé. Le pouvoir démesuré des marchés financiers et de leurs patrons sur les citoyens “souverains” risque même de s’en trouver accru.
Si Bruxelles se soumet aujourd’hui aux diktats des pouvoirs financiers, en effet, les gouvernements nationaux, c’est-à-dire les majorités parlementaires élues par les citoyens “souverains”, obéissent tout autant à la finance canaille qui a transformé le système des bourses en un gigantesque casino de Las Vegas. Il est même probable que le Parlement de Strasbourg que nous élirons au printemps voie se réduire encore davantage les résistances “de gauche” (falotes et inefficaces, car ne pratiquant le keynésianisme qu’à doses homéopathiques) au profit des adeptes triomphants du libéralisme sauvage et de la fable de l'”austérité expansionniste”, emballage idéologique chatoyant qui recouvre l’omertà politique, affairiste, corruptive (qui profite toujours plus de “générosités” mafieuses) et ses croupiers financiers. Il est même facile de prévoir que la seule opposition cool aux pasdaran de l’inégalité libérale sera incarnée par les avatars chauvinistes et racistes du lepénisme mis au goût local. Tellement cool qu’ils apparaissent, dans les sondages d’un nombre croissant de pays, comme la première ou la deuxième force politique.
Une souveraineté confisquée
On rétorquera : si la majorité des citoyens vote pour la droite libérale, et choisit comme opposition trendy une droite explicitement antidémocratique, les jérémiades ne servent à rien, ce sont les risques de la souveraineté populaire. Mais c’est justement là la Gorgone que l’on ne veut pas affronter : la souveraineté confisquée. Quel rapport les formes traditionnelles de la légitimation démocratique à travers l’élection au suffrage universel ont-elles avec la souveraineté des citoyens ?
Étrange réticence ; ou plus exactement, étonnante hubris du refoulement, celle qui identifie l’exercice de la souveraineté populaire au pouvoir des majorités sorties des urnes. Est-il possible que, quatre-vingts ans à peine après la tragédie de l’Europe par excellence, on ait déjà oublié que Hitler arriva au pouvoir par voie électorale, dans le respect des formes constitutionnelles ? Et que par conséquent le vote, même celui qui est formellement correct, ne constitue pas l’essence de la démocratie, le saint des saints de la souveraineté, mais qu’il n’en est qu’un instrument ? Un instrument central, certes, mais un instrument malgré tout, et même un parmi d’autres.
Se peut-il que l’on mette en sourdine même ce que la supposée “science” politique, trop souvent au service de l’existant, a mis en lumière à maintes reprises, à savoir que les conditions de la démocratie, ses présupposés juridiques, socio-économiques, culturels, sont premiers, logiquement et historiquement, par rapport au fonctionnement de la démocratie, et la déterminent ? Et que sans l’enracinement de ces conditions, d’une éthique républicaine commune, le vote majoritaire peut être l’instrument d’une citoyenneté confisquée, du despotisme, de la tyrannie, plutôt que de la souveraineté populaire, c’est-à-dire la souveraineté de-tous-et-dechacun?
Partons donc du vote, comme source ultime de légitimité dans l’exercice du pouvoir. Ce vote doit être libre et égalitaire. Or le premier principe de la démocratie libérale, “une tête, un vote”, n’est rempli que lorsque l’on vote avec sa tête, en toute conviction. Lorsqu’il s’agit d’un vote autonome et non pas déjà asservi et soumis. Les conservateurs anglais, qui un siècle après la prise de la Bastille théorisaient encore le vote censitaire, avançaient l’argument selon lequel il n’y a de choix autonome que si l’on dispose des aises et de la culture qui libèrent effectivement des sujétions matérielles et psychologiques. Ils avaient tout à fait raison. Mais ils dérivaient de cet argument le vote censitaire, qui en est la conséquence de classe, alors que la conséquence logique serait plutôt une transformation sociale si profonde qu’elle assure à tous (hommes et femmes !) le bien-être individuel et les outils critiques qui permettent de voter en toute liberté.
Un vote libre et égalitaire implique ainsi une société qui ne cesse de lutter contre les inégalités matérielles et spirituelles anciennes et nouvelles, enkystées par la tradition ou libérées par les esprits animaux du marché, en les réduisant asymptotiquement. En bref, la condition préalable à une démocratie libérale est un État-providence radical et en expansion. La condition préalable à la démocratie, et le vaccin contre la crise qu’elle traverse, est donc la redistribution constante des revenus et de la richesse. Un pays qui se trouve au coeur de l’Europe mais est étranger aux institutions européennes, la Confédération helvétique, a soumis au référendum un rapport maximal dans l’échelle des revenus, de un à douze. Bien que cette proposition ait été rejetée (grâce aussi à une campagne d’intimi – dation saturée de désinformation et de manipulation), c’est bien cet horizon d’égalité qui est aujourd’hui déjà possible, car il a mûri dans de larges pans de l’opinion publique, et qui devrait constituer le bouillon de culture d’une démocratie européenne qui fonctionne. Et, cela va de soi, un vote autonome ne peut être un vote terrorisé, acheté, manipulé. Il exige donc comme conditions préalables : une constante politique gouvernementale de légalité qui mette en oeuvre le respect intransigeant d’une loi égale pour tous, par les maîtres des institutions et de l’argent avant tout. Le contrôle de cette légalité doit être confié à des magistrats qui, en tant que pouvoir autonome, limitent celui des hommes politiques et des patrons et combattent toute forme de crime organisé (qui remplace “une tête, un vote”, par “une balle, un vote”) et de corruption (qui remplace par “un pot-de-vin, un vote”). Mais il faut également, pour que voter avec sa tête soit possible, mettre en place des politiques qui combattent, jusqu’à les annuler, les influences religieuses dans la sphère publique (qui transforme “une tête, un vote” en “une prière, un vote”), les monopoles médiatiques (“une pub, un vote”), et enfin – but not least – toute trahison des vérités de fait (“un mensonge, un vote”), ces modestes vérités de fait dont le mépris était déjà pour Arendt l’inévitable prélude et le symptôme du totalitarisme. Autre condition préalable, encore mieux connue mais férocement refoulée : la neutralisation du pouvoir de l’argent dans la sphère publique. L’égalité juridico-politique du citoyen, pour être véritablement formelle et abstraite, implique que soient annulées et réduites à néant, dans la sphère publique, les différences de propriété, de revenu, de statut, de sexe, de religion, de race… qui caractérisent l’individu concret dans la société. Aucune de ces particularités ne devrait donc jouer un rôle dans la compétition électorale. Ce qui signifie qu’il faut mettre en place des politiques aux antipodes de ce qui se passe par exemple aux États-Unis, où la capacité à lever des fonds (fund raising) est à présent la qualité principale d’un candidat à la présidence. Toutes les forces politiques doivent bénéficier du même soutien public (en matière de communication : temps de parole à la radio et à la télévision, théâtres et places publiques…) et d’aucun financement privé (à l’exception de petites sommes versées par les militants).
Tout ce que j’ai sommairement énoncé jusqu’ici sont des conditions préalables à la démocratie : nécessaires, péremptoires, dont la violation, même singulière, même partielle (et bien plus si multiple et synergique), démantèle le fondement minimal de la démocratie – une tête, un vote – et rend vaine la volonté populaire, quelle que soit la régularité des conditions dans lesquelles se tiennent les élections. Le paradoxe est d’une évidence aveuglante : les conditions préalables aux institutions (procédures !) de la démocratie libérale dépendent de politiques substantielles qui, dans les “démocraties” existantes, ne sont proposées que par des forces politiques considérées comme extrémistes, venant d’une gauche aujourd’hui presque partout introuvable, alors que toutes les forces politiques, de droite comme de “gauche”, les rejettent unanimement, niant par là même les conditions sine qua non d’une démocratie qui réalise véritablement la promesse fondatrice “une tête, un vote”.
Démocratiser la politique, démocratiser l’Europe
Pour le dire sans détour, il me semble qu’il n’y a aujourd’hui dans toute l’Europe qu’une force électorale qui s’approche, dans son programme, de cette nécessaire cohérence démocratique : l’alliance grecque Syriza, dirigée par Alexis Tsipras. S’en “approche”, car il y a encore beaucoup, trop, de vieux “communisme” dans ce cartel électoral, au lieu d’une politique égalitaire de “justice et liberté” radicalement critique de tous les totalitarismes de l’Est. Sans les conditions préalables que j’ai brièvement résumées,2 la souveraineté de-tous-et-de-chacun est déjà lobotomisée et confisquée, le parlement ne représentant guère les citoyens, mais au mieux leur marginalité désespérée et résignée. Ce n’est pas un hasard si les “déserteurs des urnes”, qui restent chez eux ou votent blanc ou nul (véritable “exil intérieur”), augmentent à vue d’oeil, ni s’ils votent pour des partis explicitement antidémocratiques. La désaffection envers la classe politique dans son ensemble, envers ceux qui font de la politique une profession et une carrière, à droite ou à “gauche”, croît de manière constante. Et si en Allemagne et au Royaume-Uni elle n’a pas encore atteint le niveau de mépris et de dégoût qu’éprouvent envers les “politiques” les citoyens italiens, espagnols ou grecs, ce serait de l’aveuglement que de ne pas comprendre que l’insatisfaction envers les instances représentatives est à présent le problème auquel l’Occident tout entier, et en premier lieu l’Europe, doit faire face, si elle ne veut pas précipiter dans un Weimar continental, voire global. Ainsi donc, pour que naissent des institutions européennes effectivement démocratiques, il est d’abord nécessaire que s’affirment et s’imposent des politiques européennes qui “implémentent” dans la vie quotidienne les vieux idéaux de “liberté, égalité, fraternité”, devise dans laquelle chaque valeur précise le sens de la précédente. Tout le contraire d’une Europe libérale. Dans certains pays, on débat de l’introduction d’un salaire horaire minimum. La condition préalable aux réformes institutionnelles proposées par Habermas est une législation sociale européenne qui fixe pour tous les pays le même salaire horaire minimum, les mêmes droits syndicaux, les mêmes contraintes environnementales, de manière à rendre impossible le chantage des entrepreneurs, qui transfèrent la production là où le coût du travail est moindre, c’est-à-dire où l’exploitation des travailleurs est plus forte. Il ne peut y avoir d’Europe tant que les différences de droits, de protection sociale, de salaires entre travailleurs font de certains pays et/ou régions une source intarissable de la célèbre “armée de réserve de travailleurs” qui permet d’abaisser les revenus vers le seuil minimum de subsistance.
Dans les années 1970, toutes ces catégories marxiennes semblaient définitivement obsolètes, grâce à l’enracinement de conquêtes social-démocrates que même les gouvernements de droite ne remettaient pas en question (le gaullisme les avait même partagées à sa façon) et qui permettait de voir dans le modèle scandinave d’égalité et d’efficacité l’avenir proche du continent tout entier. La glaciation de l’ère Thatcher et Reagan et la globalisation du libéralisme sauvage ont violemment réactualisé les analyses de Marx sur le marché du travail. Sans statut européen des travailleurs, la condition salariale tendra inévitablement à converger vers celle des Chinois (et à se différencier de plus en plus au sein du continent, entre l’Allemagne et le reste).
Ajoutons des politiques européennes qui prennent de front, avec une énergie et une intransigeance inoues (et avec pour objectif de l’annihiler), l’intrication cancéreuse entre évasion fiscale, corruption, recyclage, spéculation financière, qui célèbre au contraire son triomphe sur les marchés londoniens (ce qui s’accompagne d’une mutation anthropologique de quartiers entiers, sur le modèle des émirs et des oligarques, qui représente une gifle pour l’idéal démocratique). Le crime organisé n’est plus un problème italien, les mafias, vieilles et nouvelles, qu’elles viennent de Sicile, de Calabre et de Campanie ou de Chine, de Russie, d’Albanie et d’ex- Yougoslavie, colonisent par des alliances kaléidoscopiques le continent tout entier, et étendent de plus en plus la dimension “légale” de leurs activités. Désormais entrepreneurs comme les autres dans l’Europe des financiers. Mettre fin à la liberté de la finance, du reste, la contraindre par des liens encore plus étroits que ceux qui ont été malheureusement défaits par un président américain “de gauche”, obliger les banques à devenir la seule chose qui soit démocratiquement et civiquement acceptable, un instrument au service de l’économie productive réelle, donc interdire toute activité qui s’apparente au jeu de hasard (telle est la spéculation, dans toutes ses variantes) : voilà d’autres conditions préalables à la naissance d’institutions européennes démocratiques.
Enfin, aujourd’hui, le plus grand obstacle, apparemment insurmontable, à une représentation démocratique, ce sont les partis politiques, dont l’évolution a viré à la dégénérescence structurelle. Ces partis, de droite comme de “gauche”, sont des machines de soustraction et d’abrogation de la souveraineté des citoyens, des machines de parfaite distorsion, d’aliénation même de la volonté populaire. Je ne suis pas du tout un défenseur de la démocratie directe ; je pense que la décision démocratique s’approche de son idéal lorsqu’elle se nourrit de discussion, d'”agir communicationnel” (rendons à Habermas ce qui appartient à Habermas).
Mais c’est justement parce que je défends la démocratie représentative, par délégation, que je trouve nécessaire de souligner à quel point aujourd’hui cette “représentativité” est une fiction et les partis des machines autoréférentielles, à quel point la politique vue comme une carrière oblige les électeurs à considérer “leurs” représentants, dès le lendemain du vote, comme un “eux” opposé à un “nous”, une caste ou une guilde, étrangère et souvent “ennemie”, retranchée dans ses privilèges.
C’est pour cela que l’on ne peut plus aujourd’hui différer une sorte de “révolution institutionnelle” pour donner un second souffle à la démocratie représentative, fondée sur des parlementaires qui ne puissent pas faire de la politique un métier et une carrière, mais soient obligés de remplir leur rôle de délégués pour un nombre d’années très limité, et de retourner ensuite dans la société civile. Comme des bricoleurs de la politique. Un seul mandat parlementaire (deux au maximum), interdiction du cumul (ministre, élu national, élu européen, maire…), obligation de laisser passer un long laps de temps entre une candidature locale (maire) et une candidature nationale, interdiction de se porter candidat si l’on a exercé des responsabilités suite à une nomination politique (et interdiction d’exercer de telles responsabilités si l’on a été parlementaire)… En bref, la politique comme service civique temporaire.
Si tout cela, ce sont des conditions préalables à la démocratisation des institutions européennes, il est évident que les réformes institutionnelles dont parle Habermas sont comme l’aspirine qui pense pouvoir soigner la tumeur. Mais il est également évident que le premier pas aujourd’hui ne saurait être institutionnel ; il doit venir des luttes (qui peuvent être électorales) et de la constitution d’une force politique adéquate. Car un gouvernement européen élu dans les conditions d’aliénation de la souveraineté toujours plus répandues sur le continent ressemblerait de façon tragique au “comité d’affaires de la bourgeoisie” que Lénine méprisait tant. Il semble presque que les establishments de toute l’Europe se battent pour redonner sens aux thèses du vieux chef bolchévique. Le problème à l’ordre du jour est donc celui d’une force politique qui propose au niveau européen un programme alternatif tel que celui que nous avons esquissé.
Cette force n’existe pas actuellement. Tous les partis sociodémocrates sont désormais imbriqués, définitivement et de façon irrémédiable, dans le kombinat des pouvoirs politiques et financiers. On ne peut les réformer de l’intérieur. Ils décevront toujours les espoirs qu’ils alimentent occasionnellement (ou en désespoir de cause). Lorsqu’ils gagnent, ce n’est que parce que leurs adversaires – apparemment encore moins présentables – échouent. Hollande n’a pas gagné ; une foule de Français ne supportait plus Sarkozy. La preuve, aujourd’hui c’est Marine Le Pen qui risque de l’emporter.
La réponse à ce suicide de la “gauche” (qui dure en réalité depuis plus d’un quart de siècle) ne peut être un revival communiste, toujours maquillé et quelles que soient les cabrioles dialectiques à la Zizek dont il se nourrit et se pare (un des lourds handicaps de Syriza est justement l’incapacité à se défaire des liens pathétiques avec les “groupuscules” néocommunistes européens, parodies des Internationales d’antan).
Il faut en revanche inventer une forme d’organisation encore inédite et qui soit à géométrie variable. Une force qui ne soit pas un parti, qui n’ait ni fonctionnaires ni appareil salarié, qui ne vive que grâce au volontariat, qui puisse présenter des listes électorales à diverses échéances, mais pas forcément de manière systématique, qui sache se renouveler en suivant les mouvements réels de lutte et d’opinion qui parcourent la société civile, des mouvements qu’elle tentera, par un cercle vertueux de synergies, de susciter à son tour. Pour l’instant, les seules nouveautés se produisent “à droite”, dans le creuset des populismes (souvent ploutocrates), racismes et nostalgies des fascismes et des théocraties. Pourtant, les mouvements radicaux enflamment de plus en plus souvent la scène européenne. Jusqu’ici, ils n’ont jamais trouvé de catalyseurs qui parviennent à leur donner une continuité organisationnelle et une projection représentative au niveau parlementaire. Cela est aussi dû au fait que les forces politiques d’aujourd’hui naissent autour d’un leader reconnaissable et doué d’autorité, ce qui peut être en contradiction avec le principe d’une force démocratique et égalitaire. Pourtant, seule une expérimentation de ce type peut “sauver l’Europe”. En multipliant les contaminations, les hybridations, les coordinations, les structures d’organisation à géométrie variable (mais pas “liquide”) entre toutes les expériences d’engagement de la société civile qui traversent l’Europe (mouvements de lutte et d’opinion, y compris sur l’internet) sous la bannière d’une “justice et liberté” radicales. Des expériences, des mouvements jusqu’ici fragmentés, dispersés, souvent rétifs à saisir que sans participation aux échéances électorales, la rue et l’internet ne sont qu’un défouloir existentiel et non une action politique qui change vraiment les choses. Si ce magma démocratique qui s’exprime aujourd’hui comme une indignation sporadique ne se transforme pas en force politique (sous forme non pas d’un parti mais d’un bricolage politique organisé), l’Europe ne pourra choisir qu’entre l’hiver de la dictature financière “démocratique” ou le sombre abîme des nouveaux fascismes enrobés de sucre.
http://www.reset.it, 3 septembre 2013. Voir également son texte dans ce numéro, p. 79.
J'ai développé cet aspect dans Il sovrano e il dissidente, Milan, Garzanti, 2004 ; Democrazia ! Libertà privata e libertà in rivolta, Turin, Add, 2012, et La democrazia ha bisogno di dio. Falso !, Bari, Laterza, 2013.
Published 27 May 2014
Original in Italian
Translated by
Alice Béja
First published by Micromega 3/2014 (Italian version); Esprit 5/2014 (French version)
Contributed by Esprit © Paolo Flores d'Arcais / Esprit / Eurozine
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