Budapest en flammes (1956)
Jean Magnard est né le 15 décembre 1932 à Annonay de souche ardéchoise. Après des études secondaires au Maroc du fait de la guerre, il rêve d’une carrière au Quai d’Orsay, fait l’apprentissage des langues (anglais, allemand, espagnol), puis suit le cursus de l’École des langues orientales, dont il sort diplômé en russe, polonais et hongrois, justement en 1956. Disposant, à ce titre, de visas pour séjourner dans les pays de l’Europe de l’Est, il participe en 1956 au Festival de la jeunesse en Pologne. À son retour de Pologne, il apprend les événements survenus à Budapest et décide de rallier la capitale hongroise, où il a déjà séjourné, pour y porter deux valises de médicaments destinés aux blessés de l’insurrection. Laissons ensuite parler le document. Ce texte fut écrit, au sortir de la tourmente, pour la revue Esprit à la demande de Jean-Marie Domenach. Celui-ci l’accueillit avec enthousiasme, mais il voulait l’assortir d’un commentaire qui l’aurait situé dans un débat journalistique particulièrement sensible, compte tenu de la mauvaise conscience de l’Occident, resté sourd aux appels des insurgés. Très endolori par ce qu’il avait vécu, éc¦uré des fausses prudences d’une société frileuse, mon frère, en dépit de la sollicitude de Jean-Marie Domenach, retira son texte et n’en voulut plus parler.
Ayant dû, après son équipée hongroise, renoncer à faire carrière dans les Affaires étrangères, mon frère s’occupa quelques années de la gestion de la firme familiale, puis se mit au service de diverses multinationales, dont il devint directeur commercial pour les pays de l’Est d’abord, qui ne lui refusèrent jamais les visas nécessaires, puis pour l’Algérie et surtout l’Éthiopie et Cuba, signant d’importants contrats pour le compte de l’Espagne avec le négus rouge et le leader maximo. C’est au retour d’un voyage à Cuba qu’il devait mourir subitement en 1990 à Barcelone. Toute sa vie avait été animée d’une unique passion, l’amitié entre les peuples : il jouait les passe murailles entre les familles spirituelles, les pontonniers entre les mondes, convaincu des vertus du dialogue plus fort que les barrières idéologiques, de l’amour plus puissant que la peur. C’est de cet idéal que témoignait déjà son engagement à Budapest.
Découvert dix ans après sa mort dans la maison de famille, ce manuscrit m’a semblé mériter d’être publié. J’ai choisi, pour le faire, le cinquantième anniversaire de ces événements, le réservant à la revue à laquelle il avait été initialement destiné. Merci à l’équipe d’Esprit de l’avoir compris.
Pierre Magnard
De retour de Varsovie où j’avais effectué un stage d’étude en qualité d’élève de la classe de polonais à l’École des langues orientales de Paris, j’ai quitté Prague le 28 octobre 1956 par le train de 8 heures qui devait m’amener à Paris via Nuremberg, Stuttgart, Kehl et Strasbourg. Je savais qu’il se passait en Hongrie des événements extraordinaires, mais la presse tchécoslovaque ne mentionnait pas toute l’ampleur des troubles qui avaient éclaté dans tout le pays et particulièrement à Budapest. Le train qui me ramenait à Paris était à peu près vide. À 14 heures, nous arrivions à la frontière du rideau de fer.
À la frontière allemande, il y avait du monde. C’était pour la plupart des voyageurs qui voulaient se rendre en Tchécoslovaquie, mais qui, la frontière étant fermée, avaient dû être refoulés. Il fallait changer de train. Je pris place dans un wagon où l’on parlait allemand. Dans la conversation, il s’agissait de Budapest et des émeutes de Hongrie. J’appris que la capitale hongroise était en flammes, et que la révolte gagnait tout le pays. Je me permis alors d’adresser la parole à mon voisin et de poser quelques questions sur les événements. J’étais d’autant plus inquiet, que j’avais moi-même, à Budapest, des amis qui m’avaient invité à venir chez eux. Ils m’avaient même obtenu un visa officiel, qui était encore valable mais à cause des événements et de l’époque tardive, j’avais décidé de rentrer à Paris. J’en fis part à mes interlocuteurs, je leur racontais les raisons pour lesquelles la situation en Hongrie m’inquiétait, je leur parlais de mes amis, ainsi que de la possibilité que j’avais eue de me rendre à Budapest. Je vis alors leur visage s’éclairer : ” Vous pouvez dire que le hasard fait bien les choses dit l’un d’entre eux. Savez-vous que vous avez l’occasion de rendre à vos amis hongrois un très grand service ? ” J’éprouvais alors une gêne, quelque chose me disait de me méfier, que je me lançais dans une affaire, d’où j’aurais du mal à me dégager et qui, en outre, ne me regardait pas. ” Nous sommes des médecins, me dit mon interlocuteur. Nous voulions nous rendre à Budapest afin de donner nos soins aux blessés, et de leur fournir des médicaments antibiotiques. Nous comptions passer par la Tchécoslovaquie et, de là, prendre l’avion Prague-Budapest, mais la frontière tchécoslovaque nous est fermée. En outre, n’ayant pas de visa hongrois, nous n’avons guère de chances de pouvoir atteindre Budapest par la frontière austro-hongroise. Puisque vous êtes muni d’un visa, nous pourrions vous confier les médicaments. Vous les porteriez à Budapest au docteur Istvan, de l’institut Intezed de Budapest. ” J’étais hésitant, j’ajoutais que l’on m’attendait chez moi, et que mes études reprenaient le lendemain à Paris, ce qui d’ailleurs était exact. Le médecin me répondit : ” Vous serez très vite rentré, et vous ne risquez rien puisque vous avez un visa. Et puis dans deux jours vous pourrez être de retour. Songez qu’il y a des milliers de vies humaines à sauver, et que ces pauvres gens ont très peu de médecins et encore moins de médicaments. Mais faites comme vous voulez. Réfléchissez. ” Ce moment de lâcheté passé, je me ressaisis. Il était temps que je prenne une décision, on voyait déjà les lumières de Nuremberg dans le lointain. ” D’accord, répondis-je au médecin, j’accepte, j’y vais. ”
Je remplis alors ma serviette de médicaments, je mis un second paquet dans ma valise. Les médecins me demandèrent mon passeport. Ils l’examinèrent longuement avant de me le rendre. Le train s’arrêta. Nous descendîmes tous les quatre. Je déposai mes valises à la consigne. Les médecins m’emmenèrent souper dans un restaurant en sous-sol situé en face de la gare, à l’intérieur des remparts. Nous demandâmes un indicateur de chemin de fer et nous lûmes : Nuremberg-Vienne 22 h 10 par le rapide venant d’Amsterdam. Les médecins me firent alors mon itinéraire : ” Arrivé à Vienne à 7 heures du matin, dirigez-vous sur la route de Nikelsdorff et faites de l’auto-stop pour Budapest. Il n’y a pas plus de 350 kilomètres entre Vienne et Budapest, et si vous avez la chance de trouver une voiture, vous y serez en 6 heures. ” Je retournai à la gare, je retirai mes bagages de la consigne, et je montai dans le train. Je ne pouvais m’endormir malgré le silence et la demi-obscurité du wagon. Je pensais à ma famille qui m’attendait. Ma mère, mon père, mes frères et s¦urs étaient impatients de me revoir. Ils comptaient les heures qui me séparaient d’eux, comme j’avais moi-même compté les heures dans le train de Prague avant de rencontrer ces médecins. Dans deux jours, pensais-je, je serai de retour. Ma mère m’aura-t-elle attendu ? Mon père se faisait déjà suffisamment de souci, je n’aurais pas dû lui ajouter celui-là. Dans un accès de faiblesse, je me mis à pleurer. Il était trop tard pour reculer. Je n’écrirai pas de Vienne me dis-je, on pensera que je me suis attardé. Ce silence m’était insupportable. J’éprouvais le besoin d’écrire un mot à ma famille mais je savais bien que, si j’écrivais, mes parents mourraient d’inquiétude. Avais-je le droit de leur faire partager mon angoisse ? Non, je n’écrirai pas, j’irai directement à Budapest, à pied s’il le fallait.
La route
Le train avait trois heures de retard, et bientôt ce fut Vienne. Je déposai mes bagages à la consigne de la gare de l’Ouest. Dans le superbe hall ultramoderne, il y avait un tableau noir sur lequel on lisait : ” Le train Orient-Express direction Budapest et Bucarest est supprimé jusqu’à nouvel ordre. ” Je quittai la gare afin de m’orienter. J’achetai un sac de toile dans lequel je pus mettre tous les médicaments. Je rentrai ensuite à la gare, je remplis le sac avec tous les colis qui m’avaient été remis par les médecins, j’y ajoutai mon nécessaire de toilette ainsi qu’une chemise. Je laissai tous mes bagages à la consigne de la gare de l’Ouest, et je me mis en marche.
J’eus l’idée de me rendre à l’aéroport car j’avais entendu dire que des avions partaient pour Budapest. Je pris un tramway qui me conduisit jusqu’au cimetière central. Je fis alors de l’auto-stop sans succès. Je demandai à un agent de police la direction de l’aéroport et il m’indiqua une route, que j’empruntai. Aucune voiture ne voulait s’arrêter. Il faisait très froid et le vent soufflait, balayant les flocons de neige. Je marchais vite, déjà mes chaussures prenaient l’eau, il était trop tard pour rentrer à Vienne et en acheter d’autres. Je sentais mon sac qui pesait au bout de mon bras. J’étais épuisé, et n’avais rien mangé depuis la veille, je m’arrêtai dans une gasthaus, petit café autrichien, et demandai un café. J’avais écrit sur une grande feuille le nom de l’aéroport Schwerat afin que les voitures se dirigeant dans cette direction puissent s’arrêter et me prendre. Je croyais qu’ainsi les chauffeurs seraient plus complaisants puisque Schwerat, cela signifiait l’aérodrome, et que l’aérodrome, cela signifiait Budapest. Un client du café voyant que j’étais étranger et que je voulais aller à l’aéroport, s’offrit de m’accompagner jusqu’à Schwerat avec une camionnette. Enfin, j’avais repris confiance et j’étais plein d’espoir.
À Schwerat, je me rendis au service de l’aéroport. On me dit : ” Pas d’avion pour l’instant et puis, en principe, on ne prend pas de civils, on ne prend que des médecins et des journalistes, autrement les avions sont réservés au transport des vivres et des médicaments. Allez voir le chef sur le terrain peut-être vous permettra-t-il de partir. ” Je me dirigeai en toute hâte vers les hangars. Autour de moi, une demi-douzaine de journalistes, leur leica en bandoulière, cherchaient aussi un moyen de joindre Budapest. Un responsable de la Croix-Rouge nous expliqua qu’il fallait charger du plasma et des médicaments. On ne pouvait pas dépasser le poids réglementaire de fret. Je fis alors le calcul suivant : je pèse 60 kg, si je renonce à prendre cet avion, 60 litres de plasma supplémentaires pourront être transportés et cela représente peut-être 30 personnes sauvées. J’expliquai mon calcul aux journalistes, mais ceux-ci ne voulaient rien entendre. Il leur fallait prendre l’avion pour Budapest et que le plasma soit expédié ou que le plasma reste à Vienne, cela leur était bien égal. Je m’adressai alors au chef de la section de l’aéroport. Je lui dis ceci : ” Monsieur, je renonce à prendre l’avion pour permettre d’emporter le plasma, mais vous devez interdire aux journalistes l’accès de ces avions, pensez au nombre de vies humaines que cela coûtera, le nombre de gens qui attendent ces avions pour être sauvés. ” Ce fonctionnaire me répondit : ” Si vous ne voulez pas partir, ne partez pas, mais ce n’est pas à vous de commander ici, occupez-vous de ce qui vous regarde. ” J’étais découragé, j’éprouvais un sentiment d’humiliation, d’orgueil vaincu et de dégoût, mais je pensais à ceux qui bâtissaient les plans les plus fous pour essayer de sauver les Hongrois, à ceux qui donnaient tout ce qu’ils avaient pour soulager les souffrances. J’avais songé un instant à confier ces médicaments à l’aéroport, mais voyant la manière dont on s’occupait à les faire parvenir, je me félicitais de les avoir conservés avec moi. Ayant pris une responsabilité, je l’assumerai.
Je décidai de faire de l’auto-stop ; à peine m’étais-je arrêté depuis 5 minutes devant la pancarte sur laquelle était écrit Nikelsdorff 50 km, que j’aperçus deux phares à l’horizon. Je levai le bras, le camion s’arrêta, il allait en Hongrie. C’était un camion de la Croix-Rouge. Par la vitre de la cabine, dépassaient un drapeau de la Croix-Rouge et un drapeau hongrois. Je montai à l’arrière et, en une heure, nous atteignîmes Nikelsdorff, un petit village endormi. Au bout de la rue principale, il y avait un attroupement et l’on entendait des éclats de voix. C’était la frontière. Les douaniers et les policiers, voyant l’emblème de la Croix-Rouge, nous laissèrent passer sans rien nous demander. Nous roulâmes quelque 800 mètres, puis ce fut les douaniers et les policiers hongrois. La plupart étaient de jeunes ouvriers et étudiants, armés de fusils mitrailleurs. Eux encore ne nous demandèrent rien, mais ils nous accueillirent avec des cris de joie. Le camion allait à Magyarovar. Les territoires que nous traversions étaient aux mains des révolutionnaires. Nous avancions lentement car il faisait nuit, et les routes n’étaient pas éclairées. Bientôt nous arrivâmes à Magyarovar. Il y avait des voitures américaines de journalistes et de gens de la radio. Le camion fut entouré de jeunes qui se hâtèrent de débarquer les médicaments et les vivres. Je fus accueilli par un groupe d’étudiants qui m’emmenèrent. J’étais épuisé, ils m’installèrent sur un sofa. Je dormis jusqu’au lendemain. Tout près, on faisait le coup de feu, je partis avec mes camarades hongrois pour aider à soigner les blessés. Je devais à tout prix gagner Budapest, mais Magyarovar n’était pas précisément sur la route de la capitale hongroise. Les étudiants me conseillèrent donc de rentrer à Nikelsdorff où j’aurais certainement l’occasion de trouver un journaliste qui irait à Budapest dès que la route serait libre. En ce 1 novembre, il faisait un temps magnifique, j’avais cru que la journée allait se passer sans que j’aie la possibilité de trouver un moyen de locomotion pour Budapest, et ce n’est que le soir que je trouvai une voiture. De Hongrie venaient de nombreux cars remplis de Hongrois qui cherchaient asile en Autriche. Ceux qui n’avaient pas pu prendre ces cars arrivaient en moto, ou même en bicyclette, mais on ne les laissait pas toujours entrer en Autriche, car nombre d’entre eux n’avaient pas de passeports ni de papiers d’identité. Voici que deux phares surgissent de la nuit, une voiture s’arrête, elle est immatriculée à Vienne. Celui qui la pilote s’appelle Étienne. Je lui demande si je peux monter avec lui. Il me dit qu’il veut à tout prix atteindre Budapest le soir même, bien que la route soit coupée. Je monte avec lui. Cette fois-ci, les policiers tamponnent nos passeports. Nous nous arrêtâmes à Komarom pour souper. Nous descendîmes dans le plus grand restaurant de la ville, où près de 100 personnes nous saluèrent avec chaleur quand ils surent que nous étions de l’Ouest. Chacun nous expliquait la situation à sa façon mais tous éprouvaient le même sentiment de liberté recouvrée et la même incertitude du lendemain. Ils ne pouvaient croire que les Russes leur donneraient la liberté. Ils étaient craintifs et nous déconseillèrent de prendre la route. ” La route est coupée, nous dirent-ils, c’est une folie de vouloir passer. On se bat tout autour de Budapest, et les Russes occupent la route en un point que nous ne connaissons pas. ” Mais nous voulions arriver à Budapest, et nous y arriverions. Nous montâmes dans la voiture, et nous partîmes à la vitesse maximum.
L’étau
Un peu partout sortaient de l’ombre des groupes de miliciens armés. Ils visitaient la voiture, examinaient nos papiers, et s’assuraient que nous n’avions pas d’armes. Nous roulions à vive allure sur la route nationale. Bientôt nous arrivâmes devant le poteau indicateur portant inscrit ” Budapest “. Par miracle, nous n’avions pas rencontré de Russes. Tout au plus avions-nous entendu la canonnade et les fusillades, mais nous étions passés au travers des balles, et nous étions sains et saufs. Nous prîmes la grande avenue qui mène au centre de Buda, nous gravîmes une colline que nous redescendîmes ensuite, non sans être arrêtés une bonne douzaine de fois par les monticules de pavés, ou des escouades de la milice populaire. Voyant que nous venions de l’Ouest, les miliciens nous demandaient alors : ” Qu’avez-vous vu sur la route ? Où sont les Russes ? Où avez-vous entendu des coups de feu ? ” Nous dûmes cent fois rebrousser chemin, et enfin nous arrivâmes sur cette place qui portait le nom de Moricz-Zigmond Körter, toute proche du collège d’étudiants où habitaient mes amis hongrois. C’est dans ce collège que je comptais passer la nuit et loger le jeune homme qui m’avait amené jusqu’ici. Je frappai à la porte, on nous ouvrit. Des étudiants, mitraillette en bandoulière, nous demandèrent qui nous étions, et ce que nous cherchions. Quand ils surent que j’étais le Français dont leurs amis leur avaient parlé, ils m’accueillirent à bras ouverts comme frère. Ils étaient heureux de voir qu’un Français était venu jusqu’à eux au moment le plus dangereux, au moment où la situation prenait des proportions considérables, au moment où les heures étaient comptées pour chacun. Le lendemain, le jeune homme qui m’avait accompagné à Budapest devait ramener un étudiant à Vienne. Pendant qu’il allait chercher cet étudiant, je quittai mes amis et j’allai essayer de porter les médicaments. Je donnai rendez-vous à Étienne devant le collège à 18 heures, me proposant de rentrer à Vienne avec lui dès que j’aurais remis mes médicaments. Je montrai à un Hongrois la feuille de papier où était inscrite l’adresse à laquelle je devais me rendre. Ce Hongrois m’accompagna jusqu’à l’entrée de la maison, je le remerciai, et je frappai à la porte du médecin. On me dit qu’il n’était pas là. Je pensai qu’il devait être en train de soigner les blessés, car les hôpitaux étaient pleins. J’attendis jusqu’à 6 heures moins le quart et je repartis, me proposant de revenir plus tard. Je retournai au collège où j’avais rendez-vous avec les étudiants.
Je trouvai Étienne et l’autre étudiant dans un état de surexcitation : cet étudiant nous disait que des centaines de divisions russes franchissaient la frontière soviéto-roumaine pour se rendre en Hongrie où il y allait avoir une répression sanglante. Pour se venger, les soviétiques détruiraient certainement Budapest. ” Déjà, disait-il, les blindés qui, il y a quelques jours, se sont retirés à une vingtaine de kilomètres de la capitale, s’apprêtent à l’encercler. Il faut partir immédiatement. ” Étienne, qui m’avait conduit à Budapest, voulait à tout prix me ramener à Vienne. ” Je t’ai emmené, dit-il, je n’ai pas le droit de te laisser. ” Je leur dis que j’avais une course urgente, et les priai de bien vouloir m’attendre. ” On ne peut pas, répondit le Grec, car c’est une question de minutes et si nous voulons avoir une chance de rentrer à Vienne, il faut partir immédiatement. ” Une sorte de peur s’était emparée de moi. Inconsciemment j’étais monté dans la voiture. Le moteur se mit à ronfler, la voiture démarra et j’hésitais encore. Nous avions commencé à rouler quand je me mis à crier à Étienne : ” Arrête, je descends, je ne peux absolument pas partir. ” Je descendis de la voiture, je lui donnai mon nom et mon adresse ainsi que l’adresse de mes parents afin qu’il leur envoie un télégramme à son arrivée à Vienne. Enfin la voiture partit ; je la vis disparaître à l’horizon et la suivis des yeux jusqu’à ce qu’elle tourne derrière la colline. J’avais laissé partir ma dernière chance de rentrer à Vienne. J’étais absolument seul dans une rue inconnue, dans une ville inconnue et la nuit tombait. Je retournai chez le médecin, il était encore absent. J’attendis, mais sachant qu’il y avait couvre-feu, je rentrai au collège où je rejoignis une partie de mes camarades. Ce n’est que le lendemain, dans l’après-midi, que je trouvai le médecin. Il était enfin chez lui. Il s’excusa d’avoir été absent la veille, sa femme ayant eu un enfant. Je lui expliquai comment j’avais obtenu les médicaments, et dans quelles conditions les médecins allemands m’avaient donné son adresse. Il me reçut très gentiment, me remercia chaleureusement. Lorsque je lui dis que je comptais rentrer immédiatement en France, il me répondit que c’était trop tard. ” Vous êtes fou de ne pas être parti hier, me dit-il, maintenant vous n’avez certainement plus beaucoup de chances de rejoindre Vienne. ” Je n’avais, selon lui, aucune possibilité de m’en tirer en prenant la route, car les Russes barraient toutes les issues et fusillaient ceux qui essayaient de passer. ” Vous ferez mieux, me dit-il, de rester ici, et de trouver un abri car l’attaque peut survenir d’un moment à l’autre. C’est une question d’heures. Je vous dirais bien de rester chez moi, mais moi-même, je serai certainement dans les hôpitaux, et vous ne seriez pas en sécurité ici. ” Je sentis l’angoisse et l’incertitude naître en moi. Le médecin parla encore pendant une heure de la situation. Je l’écoutai sans mot dire, pensant à ma famille. Enfin j’avais accompli ma mission, qui était de porter des médicaments, et maintenant j’étais libre, il ne fallait pas en demander davantage. Mes camarades étudiants tentèrent de me rassurer en me disant que les Russes n’attaqueraient certainement pas car la Chine avait pris parti pour la révolution hongroise. Ils me conduisirent chez leur ami, professeur de français, qui était très optimiste. Celui-ci me reçut les bras ouverts, il était persuadé que les Russes ne reviendraient plus. Ce professeur me dit : ” Puisque les Russes ont accepté de s’en aller, cela signifie qu’ils ont accepté de nous donner l’indépendance. D’ailleurs, les soldats refuseraient de tirer sur les ouvriers. Vous allez pouvoir rentrer en France lundi, et demain dimanche, je vais organiser une grande fête en votre honneur. ” Il nous donna rendez-vous pour le lendemain à 5 heures du soir.
Le lendemain, dimanche 4 novembre 1956, à 5 heures du matin, les haut-parleurs du collège se mirent à crier l’appel suivant : ” Les Russes attaquent Budapest, levez-vous et prenez vos armes. ” Cet appel était répété toutes les deux minutes sur le même ton, mais personne ne pouvait encore croire à une telle catastrophe. Je croyais rêver, quand un de mes camarades me secoua et me tapa sur l’épaule, en me disant : ” Lève-toi, les Russes attaquent Budapest ! – Mais non, lui répondis-je, tu plaisantes, puisqu’on a dit que les Chinois étaient avec vous. Si les Russes attaquaient ils auraient contre eux toute la Chine, toute l’Amérique et toute l’Europe. – Tu n’entends pas les coups de canon ? ” En effet, on entendait des coups de canon et des rafales qui brisaient les vitres. Le haut-parleur continuait à appeler les étudiants. Le dernier appel fut suivi de ces quelques mots : ” Rassemblement dans le hall d’entrée. ” Je ne voulais pas encore y croire, mais bientôt une rafale suivie d’une dizaine d’explosions se firent entendre toutes proches et je commençai à réaliser ce qui se passait. Pendant les cinq premières minutes, je n’avais pas compris, mais maintenant, une angoisse indescriptible me serrait le c¦ur. J’avais peur, vraiment peur, je n’avais jamais ressenti aussi pleinement ce que pouvait être l’angoisse. Je ne pouvais plus ni parler, ni bouger, je restais accroupi sur mon lit, j’écoutais les bombes qui tombaient, j’entendais mes camarades qui se disaient entre eux : ” Maintenant ils ne vont pas nous épargner. Ils vont nous exterminer, et raser notre capitale pour se venger. ” Je pensais à la maison, à la douceur du foyer, au sourire de ma mère. Je pensais aussi à mon père qui avait travaillé toute sa vie pour moi et qui, sans doute, ne me reverrait plus. Mes camarades me dirent que c’était une folie de rester avec eux car, étant français, je courais davantage de risques : ” Tu n’as pas de raisons de te faire tuer, toi, pour nous, c’est différent, nous préférons mourir plutôt que de recommencer à vivre comme on a vécu. ” Tous me conseillèrent de me réfugier à la légation, moi j’hésitais. Je pensais à ma famille et à mes parents. Avais-je le droit de risquer ainsi ma vie ? Je voyais l’horreur qu’allait être le combat, je pensais à tous ceux qui allaient tomber. De tous ces étudiants qui m’entouraient, combien en resterait-il après la bataille ? Je vis alors une petite fille de 12 ans qui portait une mitraillette, son regard dur et résolu se fixa sur moi. Je ressentis un malaise, cette enfant m’avait donné honte de moi-même. Comment aurais-je la lâcheté de me réfugier à la légation de France alors que des enfants allaient mourir ?
Istvan m’appela, il avait demandé au téléphone la légation de France. Je pris l’appareil : c’était un secrétaire de l’ambassade qui me répondit, je lui donnai mon nom, mon adresse et l’adresse de mes parents afin qu’on les prévînt au cas où je ne reviendrais pas. Elle me donna l’ordre de rejoindre la légation immédiatement. Je lui répondis que je ne pouvais pas quitter mes amis. La secrétaire d’ambassade me mit en communication avec la résidence particulière de Monsieur le Ministre. Le secrétaire du ministre qui était à l’appareil m’invita à venir me réfugier dans la cave du ministre. Celui-ci habitait à Buda, c’est-à-dire dans le quartier du collège où je résidais moi-même à Budapest. Je lui répondis encore que j’avais pris la décision de rester avec mes amis, et que j’en avais informé la légation de France. Un problème extrêmement grave se posait pour moi : ma qualité de français m’interdisait de prendre les armes. Or, si la perspective de rester dans une cave m’avait fait horreur, celle d’être le simple spectateur d’une tragédie où des milliers d’hommes allaient périr, était pour moi inadmissible. J’avais refusé de porter les armes, je fus récompensé car, dans l’après-midi, j’appris qu’un groupe cherchait des volontaires pour le service de secours. Je me joignis à eux. Je rentrai au collège et posai mon appareil photographique. Ceux qui portaient le brassard de la Croix-Rouge ne devaient pas pouvoir être suspectés. Nous étions douze jeunes de 18 à 26 ans parmi lesquels il y avait trois jeunes filles.
L’affrontement
Nous n’étions pas des héros, mais la perspective de sauver nous exaltait. Le sort nous donnait une chance de pouvoir nous accomplir, de devenir des hommes, personne n’aurait refusé. Et puis nous allions nous sauver deux fois, d’abord pour nous-mêmes, ensuite aux yeux du monde. Qui pourrait rester insensible à un tel sacrifice ? Enfin, nous allions sauver des hommes russes et hongrois et les unir dans notre sang. Jamais nous n’aurions connu de meilleures raisons pour donner notre vie. Le camion sur lequel on nous emmena était bâché, et nous étions couchés à plat ventre sur le sol afin d’éviter les balles qui sifflaient sur nos têtes. On ne voyait pas ce qui se passait aux alentours, ni le trajet que l’on suivait. Il m’a semblé que c’était assez long, nous sommes arrivés dans un quartier où il y avait pas mal de démolitions. Les explosions étaient de plus en plus rapprochées. Notre camion se dirigea vers une barricade. Les rues étaient complètement vides et on ne voyait que trois chars russes qui envoyaient des obus un peu partout, on ne voyait même pas les objectifs contre lesquels tiraient les chars, on n’apercevait que l’éclair qui sortait des canons. Les résistants n’avaient pas de canons antitanks, comment allaient-ils faire ? Nous nous étions mis à l’écart sous la porte cochère d’un immeuble que nous avions transformé en hôpital de secours. Les Russes, dont nous ignorions le nombre, étaient environ à 500 mètres. Les Hongrois les attendaient à l’endroit où la rue faisait un angle de 220, c’est là qu’ils comptaient les prendre au piège. Entre les deux murettes de la barricade, les Hongrois avaient déposé les grenades liées les unes aux autres, avec un système qui devait exploser à distance au passage des tanks. Les combattants se pressaient contre les immeubles derrière les parapets afin de s’abriter. Les Russes n’avaient pas le temps de lancer leurs grenades, ils étaient abattus par les mitrailleuses hongroises. Enfin, ils se décidèrent à rebrousser chemin, se préparant sans doute à une attaque massive. On entendait le bruit des chenilles. Qu’allaient-ils faire ? Les éclats de voix des Russes parvenaient jusqu’à nos oreilles. Personne n’osait s’aventurer sur la place. C’eût été une folie car on tirait sur tout ce qui bougeait. Les Russes se mirent à remorquer par l’arrière leurs chars endommagés, sans doute pour laisser la place à une nouvelle vague de blindés. Les Hongrois eurent ainsi le temps de se regrouper, ils se glissèrent dans la tranchée, déposèrent de nouvelles charges de grenades et se retirèrent. Nous nous risquâmes jusqu’aux blessés que les Russes avaient laissés. Il y avait quatre corps couchés à terre, trois étaient morts, le quatrième était blessé. Nous l’installâmes sur un brancard toujours en rampant en nous dissimulant à la faveur de la nuit. Nous le transportâmes jusqu’à la porte cochère qui nous servait d’abri. C’était notre premier blessé.
Le téléphone, par miracle, marchait encore. Nous téléphonâmes à l’hôpital de l’avenue Bela Bartok pour demander une ambulance. Nous attendîmes assez longtemps. Pendant ce temps, les survivants se préparaient à tenir tête au deuxième assaut, sous le feu des mitrailleuses russes. Enfin arriva la petite voiture blanche qui stoppa à vingt mètres environ de la rue. Nous chargeâmes le blessé mais, pour un seul homme, la voiture ne voulait pas rentrer à l’hôpital. Comme le combat allait reprendre, on attendit. Il y avait aussi un enfant qui avait été blessé par une balle, nous n’avions pas pu le soigner n’ayant qu’une bonbonne de désinfectant. Nous l’avions porté dans l’ambulance où l’infirmier, qui avait aussi les fonctions de chauffeur, lui a donné les premiers soins.
Le commandement des troupes soviétiques ayant fait la trêve jusqu’au lundi 5 novembre à 13 heures, le combat ne reprit pas ce jour-là, du moins pas dans le quartier. Malheureusement, avant de se retirer, les Russes avaient mitraillé Endre, alors qu’il allait ramasser un blessé. Endre, c’était notre camarade, et maintenant il agonisait. Percé de toutes parts, le grand Endre aux cheveux luisants, et au rire plein d’entrain, ne survécut que quelques minutes. La mort du premier membre de notre groupe sanitaire nous plongea dans la tristesse. nous ne le connaissions que depuis quelques heures mais c’était comme s’il avait toujours vécu avec nous. On nous signala que les combats avaient été très violents dans le quartier de Varhegy. Le camion nous y conduisit, nous ramassâmes de très nombreux blessés et les transportâmes à l’hôpital avec notre camion. Le lendemain, lundi 5 novembre, on nous signala que l’hôpital d’enfants situé à Ulloeutca était atteint de deux obus. Il fallait évacuer les enfants. Nous montâmes dans le camion, nous nous couchâmes sur le sol et le camion partit. Malheureusement, on se battait près de la caserne Killian et l’accès de l’hôpital était très difficile. Nous laissâmes le camion et nous poursuivîmes à pied. Sur la façade principale, il y avait déjà deux trous béants. À l’hôpital il y avait des secouristes, nous nous joignîmes à eux pour secourir les victimes. Nous aidions à dégager les enfants ; c’était un spectacle épouvantable, certains étaient morts sur le coup, d’autres étaient blessés, d’autres enfin n’avaient rien, mais hurlaient de peur. Nous étions affolés et nous courions d’un lit à l’autre transportant les enfants dans les caves. Il fallait s’assurer qu’ils n’étaient pas blessés. Je me penchais par le trou d’obus pour voir ce qui se passait près de la caserne Killian, mes amis me crièrent : ” Ne te montre pas, tu vas attirer les bombes sur l’hôpital et les enfants vont être tués. ” Je me retirai immédiatement, me rendant compte de mon imprudence qui eût pu être fatale à tous ces enfants et à nous-mêmes. Il fallut éteindre le feu avec des seaux remplis de sable. Nous nous relayâmes et, en une demi-heure, le feu fut éteint. Nous quittâmes alors l’hôpital et nous nous dirigeâmes vers le Moricz Zigmond Korter. Je retrouvai la place sur laquelle j’avais abouti à mon arrivée à Budapest le 1 novembre.
Lorsque les gens apprenaient que j’étais français, c’était un délire d’enthousiasme. On criait : ” Où est le Français ? Est-ce qu’il est seul ? On nous a dit que les étudiants français viendraient nous aider, est-ce que c’est vrai ? ” Pour moi, c’était comme si je me trouvais devant un être aimé qui allait mourir, et qui réclamait son frère. Comment dire qu’il ne viendrait pas ? Je ne pouvais pas non plus les tromper, alors je leur ai expliqué que les Français n’avaient pas pu venir mais qu’ils m’avaient envoyé, moi, pour les aider à sauver les blessés. J’essayais de les réconforter, je leur disais qu’ils triompheraient du mensonge et qu’il leur fallait espérer. Mais eux, ils savaient bien qu’ils étaient perdus, que c’était la fin, que c’était l’écrasement total. ” Plutôt mourir que nous rendre, disaient-ils, plutôt mourir que de recommencer à vivre comme nous avons vécu. ” Moi, je leur disais : ” La vie est autre chose. Chez nous en France, ce n’est pas parce que les gens ont le confort et de l’argent qu’ils vivent vraiment. Vivre ce n’est pas cela, vivre c’est se donner. Ainsi voyez-vous moi, je suis capitaliste, j’ai de l’argent, des voitures, des villas et je ne manque de rien, et pourtant je n’ai jamais été si heureux qu’aujourd’hui, pourtant je n’ai rien mangé depuis deux jours, je tombe de fatigue et de sommeil, j’ai donné mon manteau à un blessé, et il fait bien froid. J’ignore si je reverrai un jour ma mère et ma patrie. Pour la première fois, je crois que ma vie a un sens, aussi jamais je n’ai connu une telle joie. ”
Je ne voulais pas qu’ils me prennent pour un héros, je voulais au contraire qu’ils me considèrent un peu comme leur semblable. Je voulais surtout qu’ils aient une belle image de la France, de la France qui restait silencieuse au moment où le peuple de Budapest était exterminé.
Le soir tombait, chacun se mit à l’abri, les doubles murailles qui faisaient la barricade étaient prêtes à affronter l’assaut des Russes. Les tireurs avaient le doigt sur leur gâchette, les enfants avaient leurs bouteilles d’essence et leurs paquets de grenades à la portée de la main. Tout ce peuple prêt à mourir, c’était un spectacle extraordinaire et émouvant, mais c’était encore plus passionnant, plus exaltant de partager leur sort, d’avoir à les réconforter, d’avoir à les sauver. Lorsque nous entendîmes les chenilles russes dans le lointain, les Hongrois se mirent à tirer sur toutes les ampoules pour faire l’obscurité. Bientôt nous fûmes arrosés par les balles traçantes dont on pouvait voir la trajectoire, on se baissait mais c’était trop tard, la balle était déjà passée. C’est à 9 heures du soir que les chars arrivèrent en vue de la place. Les Hongrois avaient un canon antichar et un tank. Un officier hongrois assisté de deux ouvriers man¦uvrait le canon. Trois soldats hongrois étaient dans le tank. Le canon était situé à l’extrémité de la place, le tank était posté dans une rue transversale.
Lorsque le char russe arriva, il fut arrosé de grenades, mais les grenades étaient impuissantes. Les résistants liaient entre elles cinq ou six grenades, puis les déposaient sous le char. En même temps le canon se mit à tirer, on vit une immense flamme rouge et le char explosa. Toutes les maisons se teintèrent de rose et cela dura bien cinq minutes. Cela me rappelait les images du film Autant en emporte le vent où l’on voyait des scènes comme celle-ci, et je pensais que c’était bien imité, mais là il y avait des gens qui criaient pour de vrai. Je courus avec mon coéquipier car on entendait les gémissements des blessés ; cela venait de l’autre côté de la barricade, c’était les Russes, les fantassins qui étaient derrière le char, ils appelaient leur mère, on entendait leurs voix étouffées par les explosions du char. Je partis alors avec mon coéquipier. Près de nous un soldat hongrois tomba comme une masse, une balle l’avait touché. Les Russes lancèrent une grenade sur nous. Le soldat qui était tombé à terre, blessé, la reçut en pleine tête. Du soldat il ne restait plus rien, qu’un peu de boue teintée par le brasier, mais nous, nous avons été épargnés par miracle. Miraculeusement, nous parvînmes jusqu’au soldat russe, nous le chargeâmes sur notre civière, nous le mîmes devant nous, nous ne regardions pas si les Russes nous tiraient dessus, depuis le début nous savions bien que nous serions touchés d’un moment à l’autre, nous disions : ” Si on n’est pas tué maintenant ce sera pour un peu plus tard. ” Nous traînâmes le blessé le long de la place et le transportâmes dans la cour d’immeuble dont nous avions fait une infirmerie. Derrière le char, venaient des automitrailleuses, les grenades les eurent vite transformées en brasiers ; pendant deux heures encore les maisons furent illuminées. Il n’y avait rien à faire, c’est alors que les Russes firent mine de s’en aller.
On entendit grincer les chenilles, un Hongrois eut alors l’imprudence de sortir de son abri pour voir ce qui se passait. Il se mit à crier, à hurler, il était blessé, il demandait que l’on vienne le chercher, mais il était au milieu de la place et c’était trop dangereux de s’approcher de lui car on pouvait être vus par les Russes. Deux de mes camarades allèrent le chercher. Ils tombèrent touchés par les rafales. C’était mon tour. Je partis avec Marika, j’arrivai jusqu’à lui, il était blessé au ventre, et on n’avait que peu de chance de le sauver. Nous le transportâmes dans la cour avec les autres blessés. Il fallait rester vigilants car si les Russes se retiraient c’était pour revenir. En effet, ils s’en allèrent et remorquèrent le char détruit, mais ils revinrent une heure après avec d’autres chars. Cette fois-ci les blindés commencèrent à pilonner les immeu¬bles et à mitrailler les toits. Mes camarades qui étaient sur les toits descendirent en hâte et se réfugièrent à gauche dans l’angle de la place et de la rue qui descend vers le Danube. Bientôt, les Russes envoyèrent des obus traçants. Sur la place, on voyait des lignes de feu. Je ne comprenais pas pourquoi ils utilisaient ces obus traçants, mais un de mes camarades m’expliqua que c’était pour délimiter l’objectif aux canons du Gaellert. 1 En effet, vingt minutes après, les batteries du Gaellert se mirent à pilonner la place. Ensuite, les chars eux-mêmes envoyèrent des obus au soufre sur toutes les maisons qui se mirent à flamber. La place était rouge de feu ; les gens qui sortaient des maisons étaient immédiatement abattus par les Russes. En effet, leurs silhouettes noires se détachaient sur les flammes rouges, les mitrailleuses les prenaient dans leur tir, et ils étaient abattus comme des lapins. Bientôt, notre canon fut démoli et il n’y eut plus moyen de lutter. La résistance diminuait d’heure en heure. Toutes les maisons brûlaient, celle dans laquelle nous avions déposé nos blessés reçut des obus au phosphore. Il nous fallut courir dans ce brasier chercher les blessés et les déposer ailleurs. Nous avons dû faire très vite car en quelques minutes la maison brûla et il ne restait plus rien. Presque toutes les maisons de la place subirent le même sort, mais elles ne brûlaient pas toutes de la même façon ; certaines avaient des incendies partiels, d’autres, de grandes maisons de cinq étages, qu’il avait fallu des années pour construire, furent anéanties en quelques minutes. Il était encore plus difficile de se dissimuler. Nous devions courir sous les balles vers les barricades et ramener les blessés. Un de mes camarades fut tué, Marika était avec lui au brancard. ” À ton tour d’y aller ” me dit un copain. Je courus en me baissant, les grenades éclataient de partout. On y voyait comme en plein jour. Nous pûmes ramasser le camarade, il était perdu. Marika était effrayée, subitement, ses nerfs lâchèrent, elle criait, elle était devenue folle, et nous étions là, au milieu de la place. Je partis avec Imre, nous chargeâmes le blessé sur le brancard, et nous rentrâmes sous le feu des balles. J’essayai de calmer Marika, de la faire taire, je lui disais : ” Marika, tais-toi, il n’a rien. ” Je ne savais pas comment la faire taire, cependant il le fallait car les Russes arrivaient. Je ne voulais pas qu’elle se manifeste car on aurait ainsi été repérés et qui sait ?
Trois Russes furent abattus, les autres nous envoyèrent des grenades. Une fille de 14 ans fut tuée, il ne restait d’elle qu’un corps baignant dans son sang, deux autres camarades étaient morts. Que faire ? Le feu gagnait de plus en plus, aussi fallait-il absolument partir et dégager les blessés. Nous attendions encore que les Russes aient complètement évacué la place, mais que faisaient-ils ? De nouveau, on entendit une explosion en face de nous. Les Russes étaient déjà partis, il était temps car il fallait sortir de notre abri. Je trouvai notre camarade mort. Le prochain sera peut-être moi, me disais-je. J’avais perdu mon groupe. Mes camarades étaient-ils prisonniers ou tués ? Je l’ignorais.
Le mardi 6 novembre, je me rendis à l’hôpital où l’on me dit que le groupe était à Csepel où l’ambulance allait partir. Je montai à côté du médecin et bientôt nous filions sur Csepel. Quelle ne fut pas ma joie de retrouver mes camarades qui m’avaient cru mort. Sur la barricade où nous nous trouvions alors, il y avait des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants. C’était tous des ouvriers. Les Hongrois se faisaient tuer sur place. Dans ce monde de travailleurs, on n’avait pas peur de la mort, on se battait comme des lions. Les Russes avaient pilonné avec leurs canons et tué quelques centaines d’hommes toutes les heures, cela ne suffisait pas. Évidemment le spectacle était horrible et nous courions toujours d’un côté à l’autre sans nous arrêter. Une de mes coéquipières fut blessée à l’épaule, elle était hors de combat, ou plutôt hors service. Nous restions six Hongrois et moi-même de l’équipe de douze qui avait été formée l’avant-veille. Les Russes n’avaient pas de service sanitaire, il nous fallait ramasser leurs blessés. Pour cela, nous devions courir presque sous les chars car ils écrasaient leurs propres blessés qu’ils transformaient en véritable purée ; le char faisait l’effet d’un gigantesque moule à gaufres. C’est ainsi qu’en cette soirée du mardi 6 novembre nous avons sauvé environ quatre-vingts Russes et bon nombre de Hongrois. Il était environ 8 heures à ma montre lorsque les Russes revinrent. On dit alors aux gosses : ” Venez sur la barricade, il faut absolument tenir encore quelques heures, car les Américains vont venir nous aider. ” Les parents étaient morts les armes à la main, c’était au tour des enfants d’aller se battre. Lorsque les deux premiers chars apparurent, on vit des gosses courir dans leur direction les bras chargés de grenades ; ils couraient à toutes jambes et l’on s’attendait d’un moment à l’autre à ce que les Russes les voient et les abattent, mais non les tankistes ne les avaient pas vus, alors les gosses se jetèrent sous les chars pour sauter avec eux. Ils disparurent dans une explosion formidable mais les deux chars aussi sautèrent. Évidemment des enfants il ne restait plus rien, ils s’étaient volatilisés dans l’espace Mais les blindés et les autos qui suivaient derrière ne pouvaient plus passer. C’était un véritable rempart d’acier et de flammes. On entendit un ronflement dans le ciel, était-ce les Américains ? Les Russes étaient repartis, les ouvriers, les femmes, les enfants sortaient de leurs abris, levaient les yeux au ciel, et agitaient leurs mouchoirs en criant : ” Voilà les Américains, voilà les Américains. Nous avons gagné “, criaient-ils. Les avions passèrent et repassèrent, mais ce n’était pas les Américains car lorsqu’ils survolèrent la place pour la troisième fois, ils piquèrent sur nous, et lancèrent leurs bombes explosives. Sur la place, ce fut alors un spectacle effrayant. Les gens couraient de tous les côtés cherchant à regagner leurs abris, mais bientôt d’immenses explosions ébranlèrent toute la place.
La vague d’avions était passée, timidement les gens se relevaient, mais plus de 150 personnes restèrent couchées au sol comme des mouches écrasées dans leur sang. Il y avait des morceaux de chair répandus un peu partout. Nous nous mîmes à ramasser les blessés, les uns avaient eu les bras arrachés par la déflagration, d’autres avaient eu la tête coupée net. L’un avait le bras entièrement retourné et de la chair rouge sortait de son pantalon. Je le traînai, mais à peine l’avions-nous posé sur le sol qu’il rendait le dernier soupir. Nous ne pouvions nous attarder, il fallait en chercher d’autres. Il y en avait des centaines. Certains agonisaient, serrant leurs mains sur leur ventre, comme s’ils voulaient empêcher leurs entrailles d’en sortir. C’était un spectacle épouvantable ; d’autres n’étaient même pas blessés, mais une traînée de sang coulait de leur bouche, et leur c¦ur s’était arrêté de battre. Les Américains étaient trop loin pour venir aider les insurgés !
Nous rentrâmes au collège, on nous donna un morceau de lard et une pomme, et puis nous sommes allés nous reposer quelques heures. Moi, je ne pouvais pas dormir, hanté par les images atroces des événe¬ments vécus tout à l’heure. Tellement harassé, je finis tout de même par m’endormir. Le lendemain, mercredi, nous retournâmes à Csepel, on se battait encore, toujours les canons, toujours les obus traçants. Les fameuses fusées soviétiques (orgues de Staline) ont sillonné le ciel toute la nuit, désormais il y avait un peu partout des incendies. Nous entrâmes dans un quartier très endommagé, et où l’on se préparait à la résistance. Une petite fille, habillée pauvrement, comme une fille d’ouvrier, portait sa mitraillette comme les grands. Elle attirait tout de suite l’attention car elle avait un regard fier et décidé qui n’était pas celui d’un enfant de son âge. Je lui demandai, ” Comment t’appelles-tu ? – Szoka – Quel âge as-tu ? – 13 ans ” me répondit-elle. Elle avait installé sa mitraillette sur le mur de la barricade et elle-même était debout sur trois pavés afin de pouvoir passer sa tête et voir les Russes. ” Baisse-toi Szoka tu vas être tuée “, lui répétai-je, mais elle n’entendait rien, elle restait debout, j’étais obligé de partir au secours des blessés avec ma coéquipière. Nous ramenions les blessés dans la cour, on sélectionnait ceux qui pouvaient avoir des chances d’être sauvés et on les expédiait avec l’ambulance vers l’hôpital le plus proche. Il était 16 h 20 à ma montre, je cherchais Szoka, je ne la voyais plus. Où était-elle ? Je courais sans prendre garde aux balles ; soudain, je la vis, je vis son pantalon bleu et sa pelisse, elle semblait couchée, je m’approchais de plus près, elle était blessée. Je criais son nom, je lui demandai : ” qu’as-tu ? ” Elle ne répondit pas. Je pris son visage dans mes mains et le tournai vers moi. Je vis qu’une balle avait traversé sa poitrine et qu’elle était mourante. Je dus repartir encore une fois chercher des blessés. Quand je revins, Szoka était morte, un filet de sang coulait de sa bouche. Les yeux baignés de larmes, je courais vers les barricades vers les endroits les plus dangereux pour ramasser les blessés. Maintenant cela m’était bien égal de recevoir une balle, j’irai la rejoindre, pensais-je. Mais ce jour-là je ne fus pas touché. Les ouvriers étaient écrasés par les obus et par les flammes. On sentait que c’était la fin, et personne ne prenait garde aux chars russes qui arrivaient. Soudain nous vîmes les premiers chars stopper. La plupart des combattants étaient partis pour les cours intérieures. La tourelle du premier char s’ouvrit, et un officier russe sortit. On pensait qu’il serait immédiatement abattu, mais non, il eut le temps de parler : ” Camarades, nous dit-il, on nous a donné l’ordre de tirer sur les fascistes et les contre-révolutionnaires, mais nous avons tué des ouvriers et des étudiants. Camarades, on nous a trompés, je vous présente mes excuses. ” Puis il cria quelque chose aux Russes qui étaient dans un autre char. Il prit son revolver, on entendit une détonation, il s’était suicidé. Cela n’avait duré qu’un quart de seconde. Les soldats russes des deux autres chars sortirent de leurs tanks et donnèrent leurs armes aux Hongrois. Nous étions stupéfaits par la scène qui venait de se passer. Comme d’habitude, les femmes déposèrent des ¦illets sur les corps des héros. Lorsque je passai devant le corps de l’officier soviétique, je vis qu’il avait lui aussi un ¦illet rouge sur la poitrine.
Le 8, nous étions de nouveau à Csepel, et ce fut l’écrasement total des ouvriers qui s’étaient barricadés dans leurs usines. Les Russes nous ont pris, et bien que faisant partie de l’équipe des secouristes de la Croix-Rouge, ils voulaient nous fusiller et fusiller nos blessés. Je suis intervenu en russe, pour lui expliquer que nous étions de la Croix-¬Rouge, et que nous sauvions indifféremment les Hongrois et les Russes. Je reçus un coup de crosse qui me laissa dans le coma. Lorsque je revins à moi, je vis mes camarades. Nous étions avec des Russes qui nous relâchèrent et s’excusèrent pour le coup de crosse que j’avais reçu. Je retournai au collège.
Le 9 novembre, les combats avaient bien diminué. J’allai à la légation de France avec deux étudiants, afin de faire envoyer un message à mes parents. J’appris que le Quai d’Orsay avait envoyé lui-même deux messages pour demander de nos nouvelles et que la légation de France n’avait rien transmis. La légation nous reçut d’ailleurs fort mal. Nous mourions de faim, nous n’avions presque pas dormi, presque pas mangé depuis plusieurs jours, nous étions exténués. Nous ne reçûmes qu’un paquet de cigarettes que le consul, monsieur Ramon, eut l’amabilité de nous offrir. Mais cela n’était pas fait pour calmer notre fatigue et notre faim, et surtout pour remonter notre moral, qui était très bas.
Le 9 au soir nous retournions dans un faubourg où il y avait encore de nombreux blessés.
Le 10 au matin, il n’y avait presque plus de combats. Dans l’après-midi, nous retournâmes dans ce faubourg car on nous signala la reprise de la fusillade. Nous ramassâmes quelques ouvriers et, malheureusement, deux de mes camarades furent pris en chasse alors qu’ils cherchaient à s’approcher, afin de ramasser un blessé qui hurlait. Le 11 novembre, ma coéquipière au brancard tomba, criblée de balles, alors que nous allions ramasser un blessé. Ce fut pour moi un choc terrible. Le soir, les Russes venaient à bout de toute résistance, et l’on pouvait dire que le combat était fini.
La dispersion
Sur douze, nous restions seulement quatre, les huit autres étaient morts, ou très grièvement blessés. Pendant ces huit jours, nous nous étions dépensés sans compter pour sauver le plus de blessés possible. Il fallait passer au milieu des rafales et courir sous le feu des balles. Le premier jour, ce fut effrayant, mais tout de suite nous avions compris qu’il fallait faire le sacrifice de notre vie, alors nous n’avions plus peur. C’était un flirt perpétuel avec la mort, la mort qui nous guettait, la mort que nous frôlions sans cesse pour l’empêcher d’enlever nos camarades. Ceux que nous avions connus, et qui avaient risqué leur vie avec nous. Ceux qui combattaient du côté hongrois avec l’uniforme bleu de l’armée, ou les vêtements râpés de l’ouvrier. Ceux qui combattaient de l’autre côté de la barricade avec l’uniforme vert et l’étoile rouge ornée du marteau et de la faucille. Jamais je n’avais fait de différence entre un blessé russe et un blessé hongrois ; à l’heure de la souffrance ils étaient tous égaux : les mêmes râles, les mêmes gestes suppliants, les mêmes regards, les mêmes sourires, les mêmes cris, qui vous font découvrir une essence commune.
Nous restions quatre, mais dans quel état de fatigue, de dépression morale et d’épuisement. Puisque tout était fini, nous pouvions nous disperser. Les uns cherchaient à retrouver leur famille, d’autres se préparaient à émigrer en Occident. Moi je retournai au collège pour y retrouver mes camarades. Ils me dirent alors : ” Rentre chez toi, mais ne reste pas ici, tu es français et tu peux nous causer des histoires car les AVH vont perquisitionner et le seul fait que tu sois étranger peut tous nous compromettre. ” J’étais désespéré, je me rendis alors à la légation de France avec des étudiants hongrois, et je demandai qu’on me rapatrie ” le plus rapidement possible ” expliquant que je ne pouvais rester plus longtemps avec les étudiants sans leur faire courir de grands risques. Monsieur le Consul Ramon me promit alors de faire l’impossible. Je rentrai au collège, un coup de téléphone de la légation m’informa qu’une voiture pourrait m’emmener le lendemain matin. Il me fallait accepter, malgré la peine que j’avais de quitter mes amis pour lesquels j’avais risqué ma vie. Après tout cela, pensais-je, il faut qu’ils soient vraiment en danger pour me demander de m’en aller. C’est alors que j’ai compris que l’on s’attache vraiment à ceux pour lesquels on fait le sacrifice de sa vie. Le bruit de mon départ se répandit dans tout le collège, et aux alentours. Chacun avait un message ou une lettre à me faire remettre ; chacun voulait que je lui donne mon adresse afin d’avoir un lien auquel il pourrait toujours se rattacher.
Le lendemain, des étudiants m’accompagnèrent à la légation. On porta mon passeport à la police militaire soviétique pour me faire obtenir un passe avant. 2 Cela fut fait sans difficultés, car étant entré en Hongrie muni de tous les visas et de tous les papiers nécessaires, j’étais en règle. À 12 heures je quittai Budapest dans la voiture de monsieur l’attaché commercial. Il y avait aussi monsieur Turbet-Delof3 qui, ayant parfaitement réalisé le drame qui se jouait en moi, fit son possible pour me remonter le moral. À Vienne, nous arrivâmes le soir. Monsieur l’Ambassadeur de France en Autriche et madame Seydoux de Clausonne m’accueillirent avec une grande sympathie. Ils m’ouvrirent les portes de l’ambassade afin que je puisse reprendre des forces et me remettre des journées terribles que je venais de vivre. Cela me permit d’aider encore mes camarades en accomplissant leurs dernières volontés. À l’ambassade de France à Vienne, la délicatesse de chacun ainsi que les sentiments de sympathie, d’humanité, et d’honneur de l’ambassadeur, me permirent de rentrer à Paris avec un excellent moral. Malheureusement à mon arrivée ici, je tombai malade des suites de Budapest. Je devais suivre divers traitements qui ne me produisaient que des améliorations passagères. J’allai alors dans ma famille afin de me reposer.
Je suis rentré à Paris il y a quelques semaines, mais mon état de santé m’interdit tous travaux, et je ne puis reprendre mes cours à l’université. Ces jours terribles de Budapest m’ont laissé des foyers de maladie beaucoup plus sérieux qu’on ne l’avait pensé tout d’abord, et cela nécessite des soins spéciaux, pendant de nombreux mois.
Pourtant ce n’est rien lorsque l’on songe aux 75 000 morts de Budapest. Si j’avais la certitude que les médicaments que j’avais apportés à Budapest ont permis de sauver quelques blessés, si j’avais l’assurance que les centaines de Hongrois et de Russes qu’avec mes camarades nous avons arrachés à une mort atroce, retrouvent une vie normale, alors je serais mille fois récompensé. Mais je sais bien, et je dois l’avouer, que nombre d’entre eux ont succombé à la suite de blessures que le manque de soins et de médicaments rendait mortelles. Pour les autres, je ne puis m’empêcher de penser à eux, car lorsque l’on a rendu des êtres à la vie, on devient en quelque sorte responsable. Et je ne connais rien de plus douloureux que l’incertitude de leur sort.
Tout ce que j’ai fait ne constitue que mon plus strict devoir d’homme. Je l’ai accompli sans me poser de questions, car je pensais servir à la fois la patrie et l’humanité. Je dois dire aussi que le climat de solidarité humaine qu’avaient réussi à créer les étudiants a été pour beaucoup. C’est cela qui m’a donné le courage et la force de résister, et d’accepter le sacrifice qui m’était demandé.
À revivre tous ces événements, je vois très bien qu’il y a une part de vanité et d’orgueil, j’ai essayé pourtant de m’en dépouiller le plus possible, afin de conserver à mon action la pureté originelle qui fait son authenticité.
Published 25 October 2006
Original in French
First published by Esprit 10/2006
Contributed by Esprit © Jean Magnard/Esprit Eurozine
PDF/PRINTNewsletter
Subscribe to know what’s worth thinking about.