Au coeur de la crise, le pillage

La Russie au bord de l'abîme

La corruption financière sans limites, la dégradation nationale et le cataclysme économique dans lesquels se débat la Russie depuis l’arrivée au pouvoir de M. Boris Eltsine en 1991 n’ont pas de précédent dans l’histoire du capitalisme au XXe siècle. En huit ans, les apparatchiks du président, la nouvelle oligarchie et leurs mentors américains ont ruiné le pays. Les faits sont là, accablants.

Selon le Centre pour l’étude du niveau de vie (Moscou), 79 millions de Russes – soit 53% de la – vivent au-dessous du seuil de pauvreté, et ce nombre augmente inexorablement. A eux seuls, 2 % de la population accaparent 57 % de la richesse nationale. La dette extérieure a atteint le niveau record de 180 milliards de dollars, la dette interne se chiffrant, pour sa part, à 161 milliards de dollars. Les “super-riches” et les compagnies transnationales ont illégalement fait fuir de Russie quelque 200 à 250 milliards de dollars, auxquels s’ajoutent les gigantesques transferts financiers intra-firmes. L’infrastructure scientifique et technologique du pays est devenue un champ de ruines. Le travail non payé, que le Fonds monétaire international (FMI) encourage par ses directives anti- inflationnistes, est le lot de millions de personnes: les arriérés de salaires s’élevaient à 11 % du produit intérieur brut (PIB) en janvier 1997, et à 27 % en septembre dernier. La récolte de 1998 a été la plus mauvaise depuis 1945, ce qui a entraîné des importations massives de produits agricoles représentant 75 % de la consommation. Le rouble a cessé d’être un attribut de la souveraineté nationale pour devenir une sorte de vestige: la monnaie d’un pays colonisé. C’est le dollar, utilisé pour les transactions les plus élémentaires de la vie quotidienne, qui règne en maître sur l’économie. D’où le recours généralisé au troc, d’une ampleur comparable à celle de la période de la guerre civile (1918-1921). L’espérance de vie masculine – 55 ans – est tombée au niveau de celle des pays du Sahel, à comparer avec les 74 ans de Cuba et les 72 ans de la Chine. Cet inventaire effrayant, pourtant loin d’être exhaustif, témoigne des ravages provoqués par les politiques mises en oeuvre par M. Eltsine au nom de la “démocratie”, de l'”ouverture” de la société et de l’Etat de droit.1

Depuis 1991, les mesures de libéralisation, les privatisations, la liberté sans entraves laissée au marché ont conduit à une criminalisation de l’économie et profité à une infime minorité de prédateurs et d’escrocs. Les imprésarios de cette contre-révolution qualifièrent la Russie de pays “émergent”, sans d’ailleurs préciser de quoi elle “émergeait” exactement. Ces propagandistes du néolibéralisme – auxquels l’ambassade des Etats-Unis à Moscou apporta son concours en faisant distribuer gratuitement des milliers d’exemplaires d’une nouvelle traduction de l’ouvrage de Friedrich von Hayek La Route de la servitude, paru en 1944 – se recrutaient principalement dans les rangs du nouveau capital (MM. Viktor Kirienko et Anatoli Tchoubaïs) et de l’ancienne nomenklatura soviétique (M. Viktor Tchernomyrdine). Baptisés “réformateurs”, ils reçurent l’onction des milieux dirigeants des Etats-Unis, de la Banque mondiale et du FMI. En bref, du “consensus de Washington”.

Si M. Eltsine est encore là, “réformes” et “réformateurs” ont aujourd’hui sombré dans le discrédit le plus total.2 Il est trop tôt pour savoir si le premier ministre Evgueni Primakov, nommé en août dernier, dispose du rapport de forces interne et externe qui lui permettrait d’empêcher l’effondrement total du pays. Rien, en tout cas, ne permet de penser que la situation économique et sociale puisse s’améliorer rapidement. D’après les prévisions de Economist Intelligence Unit, le PIB de la Russie reculerait de 6 % en 1999.3

Le diktat de la “porte ouverte”

DES privatisations et les mesures de déréglementation ont fait passer des pans entiers de l’économie de l’ex-Union soviétique sous la coupe des multinationales étrangères. C’est largement le cas, en particulier, des ressources pétrolières des républiques d’Asie centrale, notamment du Kazakhstan et de l’Azerbaïdjan. La Russie elle-même est ravalée par le capital international au statut de simple productrice de matières premières, et elle est censée accepter un accès illimité des firmes étrangères à son industrie pétrolière et gazière. Le diktat américain de la “porte ouverte” – préfiguration, au XIXe siècle, de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) – a été remis au goût du jour et négocié avec la nouvelle caste dirigeante, qui y a vu l’occasion de s’enrichir et d’assurer son pouvoir. Cette liquidation des actifs du patrimoine national à des prix dérisoires est allée de pair avec une forte pénétration de l’ensemble du système financier par des banques, des compagnies d’assurances, des fonds spéculatifs et autres fonds de pension et d’investissement occidentaux.

Enlisée dans un endettement et des déficits chroniques, la Russie, faute de contrôles et de réglementations appropriés, est incapable d’enrayer la fuite des capitaux et une évasion fiscale d’une envergure phénoménale.4 M. Igor Afanassiev, diplômé d’une grande business school américaine, montre bien où se situe le fond de l’affaire: “Il faut comprendre que nos difficultés ne proviennent pas de l’absence ou de l’existence d’experts comptables ou autres spécialistes financiers hautement qualifiés. Nous en avons un bon nombre qui sont d’un niveau technique honorable. Ce n’est pas non plus dans le manque d’intégrité et de rectitude morale des individus que réside l’essentiel du problème. Notre expérience démontre que c’est le système lui- même qui, de haut en bas, est gangrené par tous les pillages et vols imaginables, eux- mêmes soigneusement étouffés. Les procédures administratives et politiques sans lesquelles il n’est pas de contrôle financier et budgétaire digne de ce nom sont inexistantes, et ce pour des raisons évidentes. “La Russie de M. Eltsine est à mettre dans le même sac que le Zaïre du maréchal Mobutu.

Le commissaire aux comptes en chef de la ville de Moscou, M. Benjamin Sukalov, ne disait pas autre chose en révélant, à l’occasion d’un entretien avec la BBC, que pas un centime des 168 millions de dollars destinés au financement d’un programme d’exportation en Inde d’avions de combat Mig 29, et ayant transité par le ministère des finances, n’était parvenu à son destinataire, le Combinat moscovite de production aéronautique. De même, sur les 3 milliards de dollars alloués à la reconstruction de la Tchétchénie, moins de 150 millions sont effectivement arrivés à bon port. Personne ne sait ou n’admet savoir ce qu’il est advenu des sommes ainsi volatilisées. Les registres comptables ne révèlent ni le nom des responsables qui ont attribué ces fonds ni les critères utilisés. Mais, pour beaucoup de Russes qui tentent de survivre, cela n’a plus aucune importance.

L’arrestation pour détournement de fonds du chef du Goskomstat (l’équivalent russe de l’Institut national de la statistique et des études économiques français), M. Youri Yourkov, vise seulement à amuser la galerie. A entendre les inspecteurs du ministère des finances, M. Yourkov fait seulement partie du “menu fretin”. Ces actes de pillage de l’économie, aussi graves qu’ils soient, sont pourtant insignifiants comparés à la fuite de dizaines de milliards de dollars organisée par le capital étranger.

Au coeur de cette mise en coupe réglée se trouve un petit groupe de capitalistes racketteurs qui ont collectivement eu le culot de s’autodésigner comme “oligarques”, et que d’autres appellent les “invulnérables”. Il serait erroné de les comparer aux légendaires “barons voleurs” américains du tournant de ce siècle, les Vanderbilt, Harriman, Carnegie, Morgan et autres Rockefeller. Ces derniers furent certes des exploiteurs sans scrupules et des ennemis acharnés des syndicats, mais ils contribuèrent au moins à édifier l’infrastructure productive de l’âge d’or du capitalisme américain entre 1865 et 1914.5 En revanche, les oligarques russes sont une pure excroissance parasitaire qui a cependant ses entrées dans toutes les ambassades occidentales à Moscou.

S’adressant à un parterre de capitalistes russes, le dirigeant communiste Guennadi Ziouganov exprima ainsi la haine que leur vouent des millions de leurs concitoyens: “Vos prédécesseurs du début de ce siècle furent incapables de partager le pouvoir et la propriété, alors qu’en Occident ils en avaient compris la nécessité il y a deux cents ans. Faute de l’avoir fait, ils ont perdu leur couronne et leur tête. Vous vous trouvez exactement dans la même situation.6 “L’évocation d’un partage du pouvoir par la bourgeoisie” il y a deux cents ans “était seulement une fleur de rhétorique pour faire avaler une pilule amère à un public cousu d’or”.

Parmi ses représentants les plus éminents figure M. Boris Berezovski (surnommé Boris Oligarkovitch par ses amis et ennemis), bailleur de fonds et intime de M. Eltsine et de sa fille Tatiana Diatchenko, dont il a fait fructifier la fortune. Secrétaire exécutif de la Communauté des Etats indépendants (CEI), il a su étendre son pouvoir économique à tous les domaines: médias, immobilier, énergie, banques et services financiers, assurances, automobile, importations agroalimentaires, vente en gros et au détail, travaux publics, etc. Ses investissements en Europe et aux Etats-Unis se comptent en milliards de dollars. Mais il faut aussi citer d’autres personnages: MM. Vladimir Potanine du groupe Oneximbank, Mikhaïl Khodokovski (Rosprom- Yukos), Vladimir Gousinski (financier et propriétaire de conglomérats), Vagit Alekperov (Lukoil), Rem Viakhirev (Gasprom), Vladimir Bogdanov (Surgutneftgaz) et Alexander Smolenski (SBS Agro). La banque de ce dernier est devenue, du jour au lendemain, l’établissement financier le plus important du pays, avec 2 200 succursales dans 81 régions et une clientèle de 5,7 millions de déposants et 1 500 clients institutionnels.7

Lorsque la crise financière a éclaté, le 17 août 1998, ce beau monde, qui contrôle la majeure partie des secteurs de la banque, des assurances et des services financiers, c’est-à-dire les principaux circuits de la fuite illicite des capitaux, s’est trouvé dans une position idéale pour mettre la main sur les réserves de devises de la Russie. Reprenant la formule de Martin Luther King, M. Smolenski n’avait pas craint d’affirmer: “J’ai fait un rêve, celui de devenir le plus grand super-banquier russe, l’équivalent de la Bank of America.” C’est lui qui, avec six autres magnats, a financé M. Eltsine et assuré sa victoire aux dernières élections. C’était le bon temps… Aujourd’hui rien ne va plus et M. Smolenski a reconnu amèrement que “les gens ne croient plus ni aux mots, ni aux garanties de la Banque centrale, ni au gouvernement, ni à l’Etat”.

Le 7 octobre 1998, les manifestations réunissant des foules de victimes d’un ordre social inique ont amplement confirmé que de nouvelles forces sociales sont en train de prendre forme, qui pourraient bien balayer les oligarques et autres “réformateurs”. Les fiefs de ces derniers sont vulnérables, et ce qui fut autrefois privatisé pourrait éventuellement être renationalisé sans indemnisations. Ils ne disposent plus, en la personne de M. Eltsine, d’une couverture politique à toute épreuve, ni non plus du soutien des médias américains qui les adulaient tellement.8

“Rendez-nous notre argent”. SI les milliards de dollars des oligarques ont une façade juridique légale, ce n’est pas le cas des actifs de la mafia russe. Il est cependant difficile de tracer une ligne de partage entre l’économie criminalisée et le secteur dit légal, russe ou étranger, car la mafia et l’oligarchie ont des activités croisées dans tous les domaines. Selon un courtier anglais, “sans les apports de capitaux russes, les paradis fiscaux offshore seraient bien moins florissants”.

“Seules les petites gens paient des impôts”: cette formule célèbre de Mme Leona Helmsley, qui régnait sur un empire immobilier de taudis new-yorkais et fut inculpée pour fraude fiscale en 1987, convient parfaitement à la Russie – encore que, désormais, personne, ou presque, n’y acquitte plus d’impôts. Tous les actifs financiers susceptibles de faire l’objet d’une transaction ont été pillés par l’oligarchie locale et la finance internationale implantée à Moscou, et la facture de leurs malversations présentée au contribuable. Les services financiers sont évidemment un secteur de prédilection pour les fraudes en tout genre. Dans le domaine des assurances, par exemple, la plupart des quelque 2.000 compagnies existantes se sont lancées dans l’évasion fiscale et l’exportation illicite de capitaux, plutôt que de consacrer du temps à des activités aussi routinières que le traitement des déclarations des clients ou le recouvrement des primes. Les polices d’assurances à court terme souscrites par les employeurs sont un des mécanismes utilisés pour échapper aux impôts sur le revenu et sur les salaires. Autre formule: verser des fonds à des réassureurs frauduleux pour transférer des capitaux à l’étranger. Des opérations menées sur une telle échelle n’ont pu se réaliser sans la complicité active des fonds spéculatifs et des fonds d’investissement étrangers.
Avant même que le krach du lundi 17 août 1998 ne révèle l’insolvabilité de la Russie, il était clair que la dette et les déficits étaient devenus insupportables. M. Eltsine avait littéralement anéanti le rouble par sa complaisance avec les spéculateurs et par une politique de taux d’intérêt astronomiques imposée par le FMI, qui saignait le pays de ses liquidités. Dans les mois précédant le lundi noir, le régime en avait appelé de façon insistante auprès du Fonds pour tenter d’éviter la débâcle.

L’ex-gouverneur de la banque centrale, M. Sergueï Dubinin, dans une tentative désespérée pour soutenir le cours du rouble, avait en effet dépensé les 1,5 milliard de dollars du prêt additionnel consenti par le FMI. Un milliard de dollars quittait quotidiennement le pays. M. George Soros dut admettre qu’il avait perdu 2 milliards de dollars en spéculant sur des titres russes. On versera au passage une larme pour ce philanthrope dont les pertes ont été plus que compensées par les quelque 20 milliards de dollars de bénéfices qu’il a réalisés en Russie depuis 1991.9

Le défaut de paiement sur les 40 milliards de dollars d’obligations d’Etat (GOK), entraînant la panique et la paralysie du système bancaire,10 affola les marchés financiers. Les réserves en or et en devises de la banque centrale avaient été épuisées en de vaines interventions pour défendre la monnaie. Alors qu’au début 1997 elles s’élevaient à 20 milliards de dollars, elles ont aujourd’hui chuté à 11,6 milliards. Le lendemain du krach, le Financial Times pouvait titrer: “La foi des Moscovites dans le capitalisme est réduite à néant.” Mais ce ne sont pas seulement les Moscovites qui avaient perdu la foi. Les épargnants spoliés criaient à l’unisson: “On nous a volés, rendez-nous notre argent!”

Tout en fouillant dans une pile de vêtements usagés distribués par la Croix-Rouge, Mme Irina Grigorievna, pédiatre de la ville de Kostroma, qui n’a pas perçu de salaire depuis des mois, s’indigne: “Vous ne pouvez pas imaginer l’humiliation que cela représente. Je ne suis ni une alcoolique, ni une droguée, ni une clocharde. J’ai travaillé pendant vingt ans comme médecin, mais je ne peux plus me nourrir.” En regardant, les larmes aux yeux, le maigre colis-repas qui lui est distribué, elle poursuit: “Je ne sais vraiment pas ce que je vais manger cet hiver, et je crains que nous ne mourions de faim.”11 Un chauffeur de taxi, M. Youri Litvinov, commente ainsi la situation: “Nous ne possédons que deux choses, un singe-président malade et une monnaie de singe. La seule vraie monnaie que nous ayons est le dollar. Nous sommes colonisés, et les gens qui nous gouvernent sont des collaborateurs des puissances étrangères.” Faut-il alors s’étonner que le nouvel ordre eltsinien ait fait plonger le taux de natalité et que le nombre d’habitants de la Russie baisse chaque année de 600.000?

A la suite de la dévaluation, les investisseurs étrangers ont durablement fui la Russie. M. Adam Elstein, directeur financier de la succursale de Moscou de la Bankers Trust (qui vient d’être absorbée par la Deutsche Bank), résume bien les conséquences de cette perte de confiance: “Si une restructuration de la dette intervient, elle sera assimilée à un défaut de paiement par la plupart des étrangers. Dans cette hypothèse, ils préféreront manger des déchets nucléaires plutôt que d’acheter des obligations russes.” Même si le nouveau premier ministre, M. Evgueni Primakov, a déclaré: “Nous allons rembourser toutes nos dettes”, les investisseurs ne reviendront plus de sitôt.

Une dette non remboursable

Comme le souligne le banquier et industriel américain Thomas Wainwright, “à supposer qu’ils reviennent, où mettraient-ils donc leur argent? Pour qui produiraient-ils? Le marché international est déprimé et les concurrents étrangers refouleront les produits manufacturés russes par des mesures protectionnistes de tous ordres”. A cet égard, l’acier et l’aluminium sont seulement deux des principales exportations russes menacées de mesuresanti-dumping. Des compromis en trompe-l’oeil seront sans doute élaborés, mais il est clair que l’essentiel de la dette ne sera jamais remboursé, la Russie ne disposant tout simplement pas des dizaines de milliards de dollars nécessaires. Il est risible de croire qu’elle pourrait les dégager par ses exportations.

Les maîtres de la finance mondiale n’ignorent rien des causes de la débâcle russe. Ainsi M. Andrew Ipkendanz, du Crédit Suisse First Boston (CSFB), constate maintenant avec indignation que “les élites russes ont pillé le capital du pays et transféré la plus grande partie de leurs revenus à l’étranger”. Le mot “pillage” revient en permanence dans les commentaires. Mais à qui fera-t-on croire qu’une entreprise criminelle d’une aussi vaste ampleur aurait pu prospérer sans la complicité active du capital international? N’est-ce pas se moquer du monde que de donner à penser que le CSFB, l’une des 21 grandes banques transnationales présentes en Russie, n’était pas impliqué jusqu’au cou dans les opérations de change légales ou délictueuses? Des sommes gigantesques ont pu fuir la Russie parce que ces banques en tiraient de fabuleux profits, comme l’attestent leurs bilans entre 1993 et 1997. Elles ont également été les grandes bénéficiaires du doublement de la valeur des actifs boursiers en 1996 et en 1997.

On peut cependant comprendre les récriminations des spéculateurs internationaux contre leurs anciens associés locaux. La condamnation du défaut de paiement russe renvoie en effet à un précédent historique: le non -remboursement, par les autorités soviétiques, des emprunts contractés avant 1914 par un régime tsariste dont la vénalité ne le cédait en rien à celle du pouvoir eltsinien. Faut-il rappeler que pas un seul petit bourgeois français – il y eut quelque 1.600.000 souscripteurs – ne s’était privé de placer ses économies dans les obligations d’Etat russes?

L'”escroquerie russe”, pour reprendre l’expression utilisée en 1910 par Lysis, pseudonyme d’Eugène Letailleur, est une histoire qui n’a pas pris de rides. A ceci près que ladite escroquerie n’était pas tant russe qu’internationale: “[Nous avons engagé] un capital gigantesque, une fortune immense, un patrimoine qui représente les labeurs et les privations accumulés de toute une génération de Français sur cette supposition déraisonnable; et nous en sommes là maintenant que, si l’autocratie disparaît sous la colère vengeresse, il est difficile de s’illusionner sur ce point, nos milliards se trouvent extrêmement compromis”.12 Mais, à l’apogée de la Belle Epoque, la classe dirigeante française ne pouvait que faire la sourde oreille à ces avertissements prophétiques.

Avant 1914, la France avait investi entre 11,3 et 16,2 milliards de francs dans des obligations d’Etat russes portant intérêt de 4 % et 5 %. Ce que l’on avait oublié de dire aux petits porteurs, alors que nul ne l’ignorait dans les hautes sphères, c’est que le gouvernement russe consacrait plus de la moitié de son budget aux dépenses d’armement et que, depuis les années 90, il était au bord de la banqueroute. Après la révolution d’Octobre, ces dettes furent répudiées, et pas un sou de ces sommes colossales n’a encore été remboursé.13 Selon la magistrale monographie de Harry Dexter White,14 la France prêta 23 milliards de francs à la Russie pendant le premier conflit mondial, soit une somme équivalant aux deux tiers de ses investissements étrangers nets. Et ceci non compris les emprunts de guerre. Le montant des pertes encourues représente six fois celui des indemnités versées à l’Allemagne après la guerre de 1870.

Le défaut de paiement, la dévaluation, le moratoire et les politiques d’ajustement social qui s’ensuivront ne seront ni oubliés ni pardonnés par les prédateurs de la finance internationale. On commence à discerner la voie que M. Primakov entend suivre, ou du moins celle que lui permettront de suivre ses adversaires intérieurs ou étrangers. Et ces derniers, non sans raison, manifestent de fortes inquiétudes. La marge de manoeuvre du premier ministre est très limitée, dans un contexte international caractérisé par le surinvestissement, la surproduction et une spéculation débridée. La confiance des investisseurs est au plus bas, comme l’attestent les baisses de taux d’intérêt décidées en désespoir de cause par les banquiers centraux. Les propagandistes euphoriques du paradis libéral ont perdu la foi dans leurs remèdes magiques, comme on l’a vu à Davos.

Le prétendu “modèle” américain est partout remis en cause. Comme le note lugubrement l’hebdomadaire Business Week, porte-parole du big business américain, “le système du marché libre est sur la défensive (…) et il est de plus en plus perçu comme l’ennemi de la croissance. Des nations toujours plus nombreuses s’en retirent”.15 On l’a vu, par exemple, avec la mort de son incarnation idéologique la plus achevée qu’était l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI).

Mais la crise qui fait rage en Asie orientale et en Amérique latine, ainsi que la baisse de la croissance en Europe aggravent les difficultés du gouvernement russe, comme le krach de 1929 avait aggravé la situation de l’URSS. Les contradictions de plus en plus vives entre les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon vont influencer, parfois positivement, parfois négativement, la trajectoire de M. Primakov. Ses décennies d’expérience des services secrets et du renseignement en ont fait un stratège prudent qui rassemble les éléments disparates d’un puzzle, puis tente de les articuler en un tout cohérent. Il aurait besoin de temps, mais c’est justement ce qui lui manque le plus. Il a cependant progressé plus vite que ne le prétendent ceux qui le critiquent, en faisant des pas en avant calculés, tout en s’efforçant de consolider sa base politique intérieure. Son objectif fondamental: renouer avec la croissance économique sans provoquer de poussée inflationniste et, au-delà, décoloniser la Russie, reconquérir sa souveraineté nationale.

Dans l’immédiat, il a engagé une bataille sans merci avec le plus puissant oligarque du pays, M. Boris Berezovski, ce qui constitue un signal sans ambiguïté pour son protecteur, M. Eltsine. M. Berezovski est soumis à diverses enquêtes judiciaires et il pourrait bientôt être limogé de ses fonctions de secrétaire exécutif de la CEI. L’oligarque a immédiatement compris que la décision prise par le premier ministre d’amnistier 95.000 prisonniers – “afin de libérer des places dans les prisons pour des personnes qui seront condamnées pour crimes économiques”16 – pourrait bien le concerner à brève échéance. Les décisions économiques nécessaires au sauvetage de la Russie impliquent un renforcement du secteur public et la réintroduction d’un minimum de planification centrale. Une telle orientation n’a de sens que si elle s’accompagne de la renationalisation des principaux secteurs financiers et industriels privatisés par la clique de M. Eltsine sur injonction du département d’Etat et de ses filiales à 100 % que sont le FMI et la Banque mondiale. Au fur et à mesure que la crise mondiale s’approfondira, un conflit d’intérêts majeur semble inévitable. L’équipe de M. Primakov n’ignore évidemment pas que la planification centrale, même sous des formes institutionnelles nouvelles, va de pair avec un rigoureux contrôle des changes et du secteur du commerce extérieur. A l’inverse, ces mesures constituent un préalable au retour à une croissance positive. Pour être pleinement efficaces, elles doivent être couronnées par une refonte radicale des politiques de la monnaie et du crédit et par des contrôles sélectifs des prix. Avec, à la clé, l’objectif de mettre fin au statut colonial du rouble et de dé-dollariser l’économie russe.

M. Primakov affirme régulièrement, en public, qu’il entend construire un New Deal. Il a sans doute à l’esprit les fortes paroles de Franklin D. Roosevelt en 1937, lors de son second discours inaugural, qui étaient inspirées par la cruauté des inégalités sociales nées de la Grande Dépression aux Etats-Unis: “Nous mesurerons les progrès accomplis non pas à ce que nous ajouterons à la richesse de ceux qui ont déjà beaucoup, mais à ce que nous apporterons à ceux qui ont peu, afin de suffire à leurs besoins.”

Malgré les mythes libéraux sur le New Deal, il ne faut pas oublier que la crise du capitalisme des années 30 ne fut résolue que par la course aux armements, puis par la guerre. C’est une leçon que M. Primakov et ses amis doivent avoir présente à l’esprit lorsqu’ils s’efforcent d’élaborer des modèles de développement pour une Russie au bord de l’abîme.

Selon l'Organisation des Nations unies, l'économie russe représente 1,1 % du PIB mondial, pourcentage à comparer avec ceux concernant le Proche-Orient et l'Afrique du Nord (1,9 %), les pays européens en transition et l'Asie centrale (2,4 %), l'Amérique latine et les Caraïbes (6,1 %) et l'Asie-Pacifique (10,6 %).

Sur les personnalités du monde économique et politique russe, lire Nina Bachkatov, mars 1998.

16 janvier 1999.

La Russie n'est certes pas un cas unique. Il s'agit d'un phénomène global. La dette cumulée des Etats, des entreprises et des ménages au niveau mondial se chiffre à plus de 33.000 milliards de dollars, et croît à un rythme quatre à cinq fois plus rapide que celui de la production et du commerce mondiaux.

Matthew Josephson, , Harcourt Brace, New York, 1934. Lire également Charles Beardet Mary Beard, , vol. 2, "The Industrial Era", Macmillan's, New York, 1937.

3 septembre 1998.

Washington Post Service, 5 et 6 septembre 1998.

Lire , 15 juillet 1996.

En dépit des gains immenses qu'ils y ont réalisés, les spéculateurs internationaux ont fait de la Russie le bouc émissaire de leurs frustrations. M. Sanford Weill, patron de Citigroup Inc., une des plus grandes banques mondiales, se lamentait ainsi devant le Council of International Investors: "J'ai personnellement perdu 600 millions de dollars l'année dernière." M. Weill est l'un des dix plus riches financiers du monde.

L'Ukraine fut acculée au défaut de paiement de sa dette intérieure peu après la défaillance russe.

Lire , 12 novembre 1998.

Lysis (Eugène Letailleur), , écrit en 1910, publié en 1920 aux éditions Payot à Paris.

Un accord fut conclu le 26 novembre 1996 entre les présidents Boris Eltsine et Jacques Chirac, prévoyant l'indemnisation des actuels porteurs, héritiers ou non des épargnants lésés, à hauteur de 1 % de la valeur faciale originelle des titres. Les bénéficiaires, pour lesquels l'Etat russe a prévu de dégager 2,2 milliards de francs, avaient jusqu'au 5 janvier 1999 pour se faire recenser. L'association qui les regroupe revendique 15.000 adhérents (lire Le Monde des 8 et 11 janvier 1999).

Harry Dexter White, The French International Accounts, 1880-1913, Harvard University Press, 1933. White fut, avec Keynes, l'un des architectes des accords de Bretton Woods.

14 septembre 1998.

4 février 1999.

Published 13 April 1999
Original in French
Translated by Margrethe Schmeer
First published by Le Monde Diplomatique (Berlin)

Contributed by Le Monde Diplomatique (Berlin) © Frédéric F. Clairmont / Le Monde Diplomatique (Berlin) / Eurozine

PDF/PRINT

Read in: DE / FR

Published in

Share article

Newsletter

Subscribe to know what’s worth thinking about.

Discussion