La crise d’identité de l’Union européenne, perceptible depuis son élargissement en mai 2004 se double, avec le rejet de la Constitution un an après, d’une crise de confiance politique. Dans son livre sur La fin de l’ère américaine (The End of the American Era, New York, 2002) Charles Kupchan fondait son argument sur l’avènement d’une Europe capable de rivaliser avec les Etats-Unis, moins par son dynamisme économique que par l’impact majeur de son unification politique : à l’aube du XXIème siècle, “c’est l’union politique de l’Europe qui est en train de modifier le paysage global”. Cette hypothèse, qui correspondait à une volonté européenne affichée, ne semble pas aujourd’hui la plus plausible. Il en va de même du “rêve européen” qui, selon Jeremy Rifkin (The European Dream: How Europe’s vision is quietly eclipsing the American dream, New York, 2004) serait en passe d’éclipser le “rêve américain”… Sans verser dans un europessimisme de circonstance, il n’est pas inutile de confronter le projet européen à quelques réalités inconfortables des lendemains de referendum.
Au-delà de l’échec de l’adoption du traité constitutionnel, on trouve à l’arrière plan des différends plus profonds qui peuvent cristalliser et favoriser un affaiblissement durable, voire un processus de désagrégation de l’Union.
I. Les conséquences du rejet du traité constitutionnel
La première et très élémentaire conséquence du ” non ” français et hollandais, c’est la fin du traité constitutionnel. Depuis quinze ans que l’UE négocie traité sur traité, la Constitution devait parachever ce processus de réforme institutionnelle. Il n’y a jamais eu de ” plan B ” ni de perspective de renégociation, contrairement à ce qu’avaient affirmé les partisans du ” non “. Certes, malgré l’échec de la ratification du traité constitutionnel, il se peut que des aménagements partiels soient envisagés à moyen terme, mais personne en Europe n’est prêt à une nouvelle négociation. L’annonce d’une Constitution avait suscité des attentes excessives, les contrecoups du rejet seront à la hauteur des espérances déçues. Sans doute les promoteurs du texte ont-ils exagéré les bienfaits escomptés de la Constitution, mais les partisans du ” non ” ont certainement sous-estimé les conséquences de leur victoire sur la construction européenne. La conséquence principale est l’échec de l’Europe politique, de l’idée d’une ” union toujours plus étroite “, dont les répercussions touchent désormais tous les domaines-clefs de la construction européenne. Cette crise politique risque d’entraîner une perte de credibilité durable du projet européen.
L’auto-marginalisation de la France
Après avoir été l’un des principaux inspirateurs du projet européen, la France se met en quelque sorte en marge de ce processus. Partout, et surtout chez les nouveaux membres, ce retournement suscite l’incompréhension. Le traité y était largement perçu comme une initiative française, pilotée par un président français, favorable aux thèses et aux intérêts français. Cette situation évoque le rejet par la France, en 1954, du projet de Communauté européenne de défense (CED).1 La conséquence principale de l’échec de la CED fut que le chemin de la construction européenne passa d’abord par l’économie, le marché commun, avant de retrouver plus récemment une dimension politique, dont le projet de Constitution était le symbole par excellence. A un demi-siècle d’intervalle, la France a, pour la deuxième fois, torpillé le projet d’une Europe politique. L’une des conséquences pourrait bien être un retour au “marché commun”.
La France apparaît désormais comme un pays avec une forte capacité de blocage, et ne semble plus porteur d’un projet européen crédible. Cette mise à l’écart de la France se double d’une marginalisation de la gauche française dans la gauche européenne. Aucun parti socialiste européen n’est prêt à soutenir la politique de rechange préconisée par le ” non de gauche ” à la française. La gauche européenne est passée de l’ère des idéologies à la défense de ses valeurs dans le contexte d’une économie sociale de marché. Une bonne partie de la gauche française est, au contraire, en pleine régression idéologique et le côté ” rétro ” de sa rhétorique anticapitaliste rappelle à l’Est du continent de vagues échos d’ancien régime. Bronislaw Geremek, ancien ministre des affaires étrangères polonais, observait ironiquement : ” envoyez-nous vos partisans du non de gauche, cela nous aidera à faire voter oui chez nous “.2 Vaclav Havel invitait les Français à la veille du référendum à ” ne pas oublier que dans libéralisme il y a liberté “.3 Ce qui est présenté comme une rupture exemplaire, est perçu hors de France comme un réflexe conservateur. Le souverainisme politique de la droite populiste et le souverainisme social de la gauche radicale contribuent à une double marginalisation de la France et de la gauche française qui affectera durablement son image et sa crédibilité au sein de l’Union.
On mesure le chemin parcouru à travers la réception dans la gauche française des figures emblématiques du prolétariat polonais. Il y a vingt cinq ans, ce fut l’ouvrier des chantiers navals de Gdansk qui fit basculer la gauche non communiste (du syndicat CFDT au PS) dans le soutien à Solidarité. Le badge de ” Solidarnosc“, diffusé à travers le vieux continent, devenait le signe précurseur de la constitution d’un espace public européen en devenir. Aujourd’hui, c’est la figure terrifiante et mythique du ” plombier polonais ” qui tétanise une partie de la gauche française, de la CGT à Laurent Fabius. Le ” non de gauche ” en France se veut anticapitaliste. Le ” non ” au traité constitutionnel en Pologne et dans d’autres pays d’Europe centrale est souverainiste et souvent libéral. En France, les élites sont plutôt favorables aux avancées de l’intégration européenne alors que les couches populaires y sont réticentes, depuis Maastricht. En Pologne, c’est l’inverse : la classe politique est dans l’ensemble contre, préférant le système de Nice, alors que la population y serait favorable à plus de 60%.
Certains, en France, espèrent construire, sur le rejet de la Constitution et de l’Europe ultralibérale” un nouveau pôle politique, à gauche de la gauche, regroupant l’aile gauche du parti socialiste, les Verts et la mouvance gauchiste. Entre Jules Guesde et Léon Trotsky, l’année 2005 voit le retour des idéologies de 1905. Une tentative parallèle et à bien des égards similaire s’esquisse en Allemagne avec la création du nouveau “Linkspartei” des anciens du SPD et du PDS avec Oskar Lafontaine et Gregor Gysi à leur tête.
L’éclipse ou la fin du couple franco-allemand
Certes, l’axe Paris-Berlin ne pouvait plus jouer le même rôle central qu’autrefois ; certes, il apparaissait au cours de la dernière décennie aux autres membres de l’UE comme ” l’homme malade de l’Europe “, perclus de corporatismes et de blocages face aux réformes et dont la principale contribution récente à l’esprit communautaire fut de faire exploser le pacte de stabilité. Mais au-delà de la baisse de son poids institutionnel (qu’illustre la moindre part des voix françaises et allemandes au Conseil européen, selon le système de Nice qui reste en vigueur), c’est l’existence politique du couple franco-allemand qui est aujourd’hui atteinte. Le projet d’un ” noyau européen ” proposé il y a plus d’une décennie par Schäuble et Lamers n’eut pas de réponse du côté français. Ce n’est pas un hypothétique plan Fabius-Emanuelli de rupture avec l’Europe ” ultralibérale ” qui serait susceptible de trouver un écho outre-Rhin. D’autant que Joschka Fischer, jadis avocat d’un ” noyau dur “, s’en est depuis détourné au bénéfice d’un projet géopolitique plus vaste pour l’Europe. La France pourra difficilement être considérée comme un partenaire fiable dans la construction européenne, donnant raison à ceux qui, en Allemagne, considèrent le couple franco-allemand comme dépassé. La relance par Dominique de Villepin, au lendemain de l’échec du référendum, de l’idée d’une ” union franco-allemande ” fut poliment rejetée par Berlin, qui n’avait même pas été consulté au préalable. L’Allemagne a ratifié par voie parlementaire la Constitution (même si selon les sondages la voie référendaire aurait pu donner des résultats négatifs) et reste favorable à l’élargissement à l’Est de l’UE. La France est aujourd’hui en porte à faux sur ces deux priorités allemandes. Le non de gauche en France est protectionniste, alors que l’Allemagne est le premier exportateur européen. Mme Merkel, nouveau chancelier, affiche déjà d’autres plans. On peut considérer le couple franco-allemand comme largement vidé de sa substance.
Le retour des souverainismes
Le ” non ” français, en écartant la perspective d’une Union politique, n’a réjoui que les adversaires de la construction européenne. Les peuples européens, disent les eurosceptiques, ne veulent ni d’une constitution ni de nouveaux abandons de souveraineté. Le ” non ” danois au traité de Maastricht en 1992 ou le ” non ” Irlandais à celui de Nice étaient plus un problème pour les pays concernés que pour l’Union. Il n’en va pas de même du ” non ” français, doublé de celui des Pays-Bas, car il s’agit de deux pays fondateurs de l’Union dont l’un, la France, reste politiquement incontournable. Leur rejet du traité constitutionnel a brisé un tabou. Auparavant, les forces politiques du ‘mainstream’ n’osaient pas s’opposer ouvertement à la perspective d’intégration européenne ; désormais on ne craint plus les conséquences de sa remise en cause fondamentale. A la montée en puissance de l’intergouvernemental succède le triomphe des souverainistes.
De Londres à Varsovie, les eurosceptiques sont ravis de voir la France les débarrasser d’un traité constitutionnel dont ils ne voulaient pas. Ce n’est pas Jan Rokita, leader de la Plateforme Civique en Pologne et auteur du fameux ” Nice ou la mort ! ” qui le regrettera,4 et encore moins les europhobes qui gouvernent la Pologne en 2006. Vaclav Klaus, le président tchèque qui n’a cessé de fustiger le traité constitutionnel comme une menace pour la souveraineté de son pays et pour l’économie libérale. Après avoir comparé l’UE au Comecon dans une interview à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il proposait déjà de la refonder comme ” Organisation des Etats Européens “.5 En février 2006 il a fait une déclaration avec le président Kaczynski présentant leur vision commune de l’Europe, debarassée de la menace constitutionnelle.
L’euro mis en doute
Dès le lendemain de l’échec du référendum sur la Constitution, l’euro fut remis en cause. D’abord par l’appel d’un membre du gouvernement italien (membre de la Ligue du Nord) à sortir de la zone euro, suivi par le ministre allemand de l’économie, considérant que l’Allemagne aurait été plus à même de faire face à ses difficultés économiques sans l’euro. Même en France, un sondage au lendemain du référendum indiquait que 61% des Français souhaitaient un retour au franc.6 La logique de l’euro n’a pas amené la gouvernance économique et la dynamique politique escomptées. A l’inverse, l’échec de l’Europe politique a eu des répercussions immédiates pour l’Europe monétaire.
Plus généralement, au lendemain de l’échec du référendum, il n’y eut pas de sursaut budgétaire, mais au contraire une exacerbation des égoïsmes et des nationalismes économiques. Chirac espérait-il détourner l’attention de son échec par une défense intransigeante de la politique agricole européenne? Tony Blair, de son côté, défendait le rabais britannique obtenu de haute lutte par Mme Thatcher il y a plus de vingt ans. Berlusconi affirmait que l’Italie ne cèderait pas sur les fonds régionaux. La Hollande ne voulait plus être le premier contributeur net… Faute d’une Europe politique, c’est la ” thatchérisation ” généralisée de l’Union qui est en marche. Le compromis budgetaire trouvé in extremis en décembre 2005 a sauvé l’essentiel, mais l’érosion du lien politique compromet a termé les politiques communes et le principe de redistribution. Il est vrai que les nouveaux membres ne facilitent pas la tache en invoquant simultanément la compétition fiscale pour attirer les investissements et la “solidarite”.
Blocage du processus d’élargissement de l’UE
Dès lors que la dimension sociale, avec la directive Bolkestein sur les services et les délocalisations, était devenu l’un des thèmes majeurs dans la campagne du ” non de gauche “, les ingrédients étaient réunis pour transformer le référendum sur la constitution en un référendum sur l’élargissement. L’une des conséquences premières de l’échec du référendum a été de pousser la France à réclamer un moratoire sur les élargissements à venir, et une tendance analogue s’est aussi affirmée dans d’autres pays tels que la Hollande ou l’Allemagne depuis les elections. L’attention s’est focalisée sur le cas de la Turquie dont les chances d’adhésion semblent preservées par la décision d’ouvrir les négociations le 3. octobre 2005. Mais ce sont les pays des Balkans qui risquent d’etre la ” victime ” la plus sérieuse d’un probable moratoire sur l’élargissement, au moment meme ou la perspective européenne apparaît plus indispensable que jamais, un toit commun européen pour surmonter les contentieux hérités de la dislocation de l’ex-Yougoslavie.7
Revers pour ceux qui souhaitent s’inspirer de l’exemple européen
L’échec du projet constitutionnel représente également un message négatif pour ceux qui, du Mercosur en Amérique Latine à l’Asie, voient dans l’Europe un modèle de réconciliation et de coopération à imiter. Pour eux, ce n’est pas seulement la construction institutionnelle et politique de l’UE qui est en panne, mais aussi le modèle d’intégration régionale le plus avancé. Comment le Mercosur pourrait-il envisager de passer de l’intégration économique à l’intégration politique si les Européens eux-mêmes renoncaient à cette voie? Comment les Asiatiques pourraient-ils s’inspirer du modèle européen de réconciliation si les nationalismes refont surface en Europe?
Un partenaire européen affaibli et imprévisible pour les Etats-Unis
Aux Etats-Unis, les néo-conservateurs du Weekly Standardont applaudi le ” non ” alors que les réalistes se seraient accommodés d’un “oui”. Seuls un certain nombre d’intellectuels et d’universitaires comme Jeremy Rifkin, Charles Kupchan, Anne-Marie Slaughter ou David Calleo, semblaient voir dans la construction européenne une aventure d’avenir. L’échec de la Constitution renforce la perception dominante outre-Atlantique d’une Europe incapable de relever les défis économiques ou démographiques de la mondialisation, privée d’une ambition partagée, “condamnée au déclin” et à la marginalisation de son rôle international.8 Ainsi, par une ironie de l’histoire, ce sont les contempteurs français les plus virulents de l’unilatéralisme américain qui affaiblissent durablement la capacité de l’Europe à faire entendre sa voix propre sur la scène internationale. Après avoir ¦uvré à la division de l’Europe pendant son premier mandat, l’administration Bush pouvait, à l’aube du second, exprimer le v¦u d’une Europe cohérente et stable, redécouvrant le besoin d’un partenaire et un allié face au desastre en Irak, aux ambitions grandissantes de la Chine et les premisses d’une nouvelle guerre froide avec la Russie de Poutine.
Quatre clivages au sein de l’UE élargie
L’histoire de la construction européenne est jalonnée de crises surmontées. Certains des partisans du traité constitutionnel se rassurent en parlant de “zone de turbulence” à traverser tandis qu’une partie de ses adversaires ont invoqué le besoin d’un “choc salutaire” pour donner à l’Europe une orientation nouvelle. Il en va autrement de la présente crise.
Celle-ci s’explique sur le fond par plusieurs raisons qui en font une crise structurelle dépassant l’analyse des mérites ou des inconvénients du texte élaboré par la Convention. Plus précisément, l’échec du projet de constitution et d’une Europe politique compromet la dynamique de la construction européenne précisément parce qu’il coïncide avec le risque de superposition de quatre clivages majeurs qui divisent l’Europe au moment où elle doit faire face au doublement du nombre de ses membres et à de nouveaux défis internationaux. C’est au moment où l’Europe s’unifie qu’elle doit faire face à ses divisions les plus profondes (sur son modèle politique, sur son modèle économique et social, sur son identité internationale face aux Etats-Unis et sur ses frontières.
1. L’échec de l’Europe politique
L’Union européenne élargie ne sera pas la même en plus grand. Doubler le nombre des membres de l’Union sans réformer le mode de gouvernance c’est risquer l’essoufflement voire la paralysie. C’est précisément pour cette raison que l’UE avait besoin d’une Constitution. En réalité, les vertus escomptées du texte étaient certainement moins importantes que les conséquences politiques de son rejet pour l’avenir du projet européen.
Depuis le lendemain de la chute du Mur de Berlin et de la fin de la division de l’Europe en blocs militaires et idéologiques, on a cherché (en France, pas en Allemagne) à opposer l’élargissement de l’Union et son approfondissement. La dichotomie simpliste et fausse (chaque élargissement fut accompagné de progrès dans l’approfondissement de l’intégration) pourrait, après le rejet de la Constitution, devenir une prophétie auto réalisante : après quinze années “d’approfondissements” institutionnels sans élargissement, nous serions entrés en mai 2004 dans une phase prolongée d’élargissements présents ou annoncés sans l’approfondissement.
Le résultat est que l’on se dirige vers une Europe minimale dominée par les logiques de la coopération intergouvernementale aux dépens de la méthode communautaire : nous risquons de passer d’un fédéralisme introuvable à un retour des souverainismes inadaptés à l’ère de la mondialisation.
Ce “moment constitutionnel” est d’autant plus important que l’on ne peut plus, dans une Union à vingt-sept ou plus, se fier au modèle fonctionnaliste où l’intégration économique ou monétaire était censée induire mécaniquement une intégration institutionnelle ou politique. En effet, nous avons l’Europe monétaire avec l’Euro et une banque centrale européenne, une Europe judiciaire avec les cours de Strasbourg et de Luxembourg, mais il n’existe pas en contrepartie d’Europe politique qui donnerait à l’ensemble sa légitimité démocratique. Le divorce entre le marché et la production de normes, d’une part, et la légitimité démocratique, d’autre part, ne peut que renforcer la crise de confiance entre les citoyens et l’Europe. C’est aussi le terreau favorable à la montée des populismes anti-européens.
C’est ce contexte, plus que le texte lui-même, qui a fait du processus de ratification, un baromètre de la cohésion et de la volonté politique européennes. Son échec peut déboucher sur des scénarios de dilution et de délitement de l’Union.
2. Un modèle économique et social en panne face aux défis de la mondialisation.
La réussite de l’Europe de l’après-guerre s’est construite sur sa performance économique et son modèle social de l’Etat providence, un équilibre entre la compétition et la solidarité. Ce modèle économique et social est simultanément aujourd’hui remis en cause à plusieurs niveaux. Il y a d’abord la logique de la mondialisation économique et financière qui confronte l’Europe au déclin de sa compétitivité (à moyen terme) face à la montée en puissance de l’Asie (Chine, Inde) et au dynamisme et à la flexibilité de l’économie américaine. Ce déclin de la compétitivité économique et commerciale européenne se traduit par la divergence durable des taux de croissance entre d’une part notre continent, qui stagne à moins de 2%, et de l’autre l’Amérique à près de 4% et l’Asie autour de 8%. Ce déclin économique se double d’un déclin démographique, lui aussi durable et qui touche l’ensemble du continent, certes à des degrés divers (l’exception française étant dans ce domaine positive). Les répercussions de ce déclin sont inévitables pour le maintien en l’état du système européen de protection sociale. Face à ce triple défi de la croissance, de la compétitivité et du vieillissement, tous les états européens ne sont pas logés à la même enseigne et sont profondément divisés sur les réponses à apporter. L’agenda de Lisbonne (en 2001) donnait la priorité à l’innovation, à la recherche et au développement, mais il est resté lettre morte. Dans le prolongement du débat sur les mérites du “modèle rhénan” et du modèle libéral “anglo-saxon”9 la question est de savoir si l’Europe est un moyen de maîtriser la mondialisation ou simplement un instrument de celle-ci. Dans ce débat, c’est l’Europe continentale en panne de croissance qui incarne un “modèle rhénan” à bout de souffle alors que l’Europe périphérique, de la Grande Bretagne à l’Europe de l’Est en passant par les pays scandinaves, fait preuve de dynamisme économique et d’ouverture aux réformes libérales.
Ainsi, derrière les divisions sur la Constitution et l’Europe politique, le clivage s’accentue entre ceux qui veulent réformer l’Europe et ceux qui voudraient la refermer; ceux qui défendent un modèle social qu’ils sont incapables de réformer et ceux qui ne jurent que par la “concurrence non faussée”, mais invoquent la “solidarité” budgétaire et la redistribution des fonds structurels. Si vous avez aimé la controverse sur l’Irak, vous aurez adore celle sur le budget de l’UE. Avec l’échec de l’Europe politique, c’est aussi la redéfinition d’un modèle européen, c’est-à-dire du rapport entre le marché et la solidarité qui est à l’ordre du jour.
3. L’Europe comme acteur international
L’Europe peut-elle avoir une politique étrangère et de sécurité commune (PESC)? Parmi les victimes de l’échec du projet de constitution il y a l’ambition française d’une “Europe puissance” capable d’agir de façon autonome sur la scène internationale. Certes, les institutions ou l’existence d’un ministre des affaires étrangères européen ne suffisaient pas à garantir l’existence d’une politique étrangère commune. A la veille de son élargissement, l’Union européenne s’est divisée sur la guerre en Irak ou plus précisément sur la relation transatlantique. La division transatlantique fut aussi une division intra européenne. Avec d’un côté Tony Blair en chef de fil de l’Europe périphérique (plus on sera proches de la politique de l’administration américaine, plus on aura de chances de l’influencer) et de l’autre le couple franco-allemand avec une vision gaulliste de l’Europe comme contrepoids des Etats-Unis. Les deux positions ont montré leurs limites et l’adoption d’une constitution européenne aurait permis d’envisager de surmonter le différend. Personne n’a considéré la nécessité de préserver un compromis européen comme une priorité pour tous.
Cette absence de l’Europe à l’occasion d’une crise internationale majeure renforce les doutes sur les possibilités d’une politique étrangère à vingt-cinq ou trente, avec des “européistes” et des “atlantistes” divisés, et tant que pour les nouveaux membres de l’Union l’OTAN et les Etats Unis restent l’horizon indépassable de leur politique de sécurité. A moins que la menace du terrorisme et de l’Islam radical ne favorise la prise de conscience européenne de la nécessité d’une approche commune face aux nouveaux enjeux de sécurité internationaux…
Au delà de la crise transatlantique et des doutes sur les capacités d’une PESC européenne, demeure l’interrogation sur le devenir international du modèle européen. Un modèle qui se caractérise par l’interdépendance économique et la préférence pour la norme. L’UE comme puissance normative à l’intérieur, mais ayant l’ambition d’étendre son approche à l’échelle internationale. Le “soft power” européen (le pouvoir de convaincre) s’ajoutant au “pouvoir transformateur” envers ceux concernés par la perspective d’adhésion à l’UE. Mais quelle est la chance d’étendre au plan international ce modèle de “puissance civile” et cette préférence pour la norme (ONU, droit international) dans un monde où s’affirme le retour de la logique de puissance?
4. Les frontières de l’Europe et celles de l’Union
La logique de l’élargissement de l’Union européenne consiste à étendre la stabilité et la démocratie à la périphérie du continent par la perspective de l’appartenance au centre. L’élargissement a été un formidable succès et sa pertinence paraît réelle pour mener à bien les transitions difficiles dans les Balkans ou en Ukraine. Mais l’élargissement à l’Est pose aussi aujourd’hui la question de ses limites. Une division se fait jour au sein de l’UE entre ceux qui, comme la France, pensent qu’il est nécessaire de faire une pause dans le processus d’élargissement et ceux qui en préconisent sa poursuite. Le président polonais Kaczynski demande l’adhésion de l’Ukraine. Le président roumain annonce un “axe strategique Washington-Londres-Bucarest” et reclame l’élargissement de l’UE a la Moldavie et aux pays du Caucase. Le président tchèque recommande le Kazakhstan…Ce n’est pas vraiment rendre service au processus d’élargissement que de voir sa cause défendue par les plus europhobes des leaders de la “nouvelle Europe”. C’est à travers la politique de l’Union envers cette périphérie de l’ancienne Union soviétique que doit se redéfinir la relation avec une Russie en quête d’identité post-impériale. Mais c’est, bien entendu, le problème de la Turquie qui pose la question des limites et de la capacité de l’Union à développer d’autres types de relations avec ses voisins que celles d’une perspective d’adhésion (ou de non-adhésion). Car “L’Europe sans rivage” (F.Perroux) donne le vertige aux citoyens de la “vielle Europe”. Au-delà de la question de l’identitéde l’Europe il y a aussi celle de l’identificationdes citoyens avec l’Europe. L’élargissement reste, certes, le plus formidable levier international de l’Union, mais comment poursuivre l’élargissement à la périphérie, s’il n’y a plus de centre…
Quels scénarios pour l’Europe de demain?
Avec le rejet de la Constitution, l’affaiblissement de la France et du couple franco-allemand, on peut imaginer différents scénarios pour l’UE : le premier, le plus inquiétant, suggère des risques de dilution et de fragmentation induits par l’hétérogénéité croissante et la consolidation des clivages évoqués ci-dessus. C’est une Europe divisée et de plus en plus instable, sujette aux multiples coalitions ad hoc, mais dépourvue de projet car il n’y aurait plus de porteur crédible d’un projet européen. L’échec des négociations budgétaires annonce la renationalisation des politiques communes. L’UE entre dans une phase prolongée de décomposition.
Le pire n’est jamais sûr et la version plus rassurante d’une UE sans constitution, c’est celle d’une UE enfin débarrassée du mythe de l’union politique, vieille chimère des fédéralistes européens.10 L’UE peut enfin passer explicitement à ce qui serait sa vraie vocation pour le XXIe siècle: arrangements pragmatiques à l’intérieur et stabilisation des anciennes périphéries décomposées de l’empire russo-soviétique et de l’empire ottoman à l’extérieur. L’UE comme projet géopolitique, comme ambition de vivre ensemble dans l’interdépendance par le marché, l’Etat de droit et un minimum de respect des droits de l’homme. Au lieu d’une Europe fédérale introuvable supposant un haut degré d’homogénéité et des frontières établies, il s’agirait là d’une “Europe-réseau” peu contraignante à l’intérieur et avec un minimum d’exclusion vers l’extérieur. Il n’y aurait pas de “noyau européen”, mais, peut-être, un directoire de fait avec Gordon Brown, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, plus en phase avec une Commission “libérale” et un atlantisme tempéré.
C’est, bien entendu, faire de nécessité vertu. C’est aussi une façon de relativiser la portée des scénarios envisagés au milieu d’une crise qui n’est pas la première dans l’histoire de la construction européenne. L’adoption de la constitution n’aurait pas fait disparaître par enchantement les divisions; elle aurait permis, au mieux, de les gérer et, à terme, de les surmonter. Son rejet n’annonce pas la fin de l’Union, mais sans doute la prise de conscience d’un changement de paradigme.
Le scénario de la décomposition est évoqué ici simplement pour rappeler, à ceux qui l’auraient oublié, que ce qui s’est construit peut aussi se défaire. L’échec du processus de ratification signifie aussi que les partisans de la Constitution ont échoué moins dans la communication de ses mérites ou de scénarios-catastrophes, que dans la capacité à s’assumer en héritiers de la construction européenne, dans un souci commun de l’Europe.
Avec la CED les Français voulaient, selon la formule d'Alfred Grosser, " une armée allemande moins forte que l'armée française pour ne pas nous menacer, et plus forte que l'armée soviétique, pour nous protéger. " Le projet, conçu pour donner au réarmement allemand un cadre européen, fut rejeté par l'Assemblée nationale française avec pour conséquence que le réarmement allemand se fit dans le cadre de l'OTAN, resserrant les liens entre l'Allemagne et les Etats-Unis.
Bronislaw Geremek, intervention au Club Grande Europe, à Paris le 11 mai 2005.
Vaclav Havel " Pour une souveraineté partagée ", Le Monde21 mai 2005.
Les leaders des partis de droite du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie) réunis à Prague le 6 juin 2005 se sont exprimés en ce sens. La plupart vont arriver au pourvoir prochainement après l'épuisement des coalitions pro-européennes de centre gauche. J. Rokita, le leader de la Plate-forme Civique, principale formation de la droite libérale conservatrice polonaise, a déclaré à la télévision tchèque (CTV le 6 juin 2005) " Ce n'est pas le traité de Nice qui menace l'Union de paralysie, mais le processus de ratification de la Constitution. Pourquoi réparer quelque chose qui marche? ".
Vaclav Klaus, " Vytvorme jinou Evropskou unii " in Lidove Noviny, 16.juillet, 2005; Une version abregée "Why Europe must reject centralisation" est parue dans le Financial Times, 30 août 2005. Le président tchèque y propose de revenir sur les avancées de l'intégration européenne des vingt dernières années et d'abandonner des termes tels que "citoyenneté européenne".
Valeurs actuelles, 16 juin 2005.
Le lien entre les deux est absolument capital. Cf. le Rapport de la Commission Internationale sur les Balkans, présidée par Giuliano Amato, The Balkans in Europe's Future, avril 2005. Il serait de ce point de vue important d'établir un découplage entre l'élargissement à la Turquie (fort compromis) et celui vers les Balkans.
Roger Cohen, "In US, a withering view of Europe as a sideshow", International Herald Tribune, 16 juin 2005.
Selon la distinction faite par Michel Alber dans Capitalisme contre capitalisme.
C'est le point de vue que défend Andrew Morawcsik dans "Europe works well without grand illusions", Financial Times, 13 juin 2005.
Published 18 May 2006
Original in French
First published by Transit 30 2005/2006 (German version)
Contributed by Transit © Jacques Rupnik / Transit / Eurozine
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