En 1991 seulement, après la chute de l’URSS, l’auteur de cette contribution, alors députée de la République d’Ukraine, a réussi à dérober au péril de sa vie des protocoles secrets du Groupe stratégique du bureau politique du Parti communiste de l’URSS dans lesquels figurent entre autres le nombre officiel exact des personnes contaminées et hospitalisées durant les premiers jours qui ont suivi l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl.
Après l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl le 26 avril 1986, le gouvernement soviétique a immédiatement réagi pour dissimuler l’accident et, surtout, ses conséquences sur la population et l’environnement. L’une après l’autre, deux résolutions ont vu le jour sous l’étiquette ” Absolument confidentiel ” : celle du gouvernement de l’URSS qui mettait sous secret toute information consacrée à la catastrophe et en particulier à la santé de la population touchée, ; la résolution des ministères de la Santé et de la Défense de l’URSS qui dissimulait le niveau de radiation reçue par la population, par les ” liquidateurs ” (on appelait ainsi les personnes chargées de faire disparaître toute trace des conséquences de l’accident) et par les appelés effectuant leur service militaire dans la zone contaminée. Ces résolutions donnaient comme instruction au personnel médical de ne pas indiquer le diagnostic de ” maladie aiguë des rayons ” dans les dossiers personnels des militaires, et de le remplacer par une autre maladie. Durant plusieurs années, ces documents confidentiels ne furent pas accessibles. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl a divisé les chercheurs qui, à l’Est, étudient ses conséquences sur la santé de la population touchée, en deux camps opposés, et parfois radicalement. Les représentants du premier groupe sont les experts et les médecins officiels de la société soviétique et post-soviétique. Ces médecins ont dissimulé la vérité quant aux résultats de la catastrophe aux opinions soviétique et internationale, et ils continuent de démontrer que l’explosion nucléaire de Tchernobyl n’a eu aucune influence sur la santé publique, à l’exception des pompiers et de quelques membres du personnel de la centrale. Le second groupe de chercheurs réunit essentiellement des savants indépendants, conscients de la dissimulation des véritables effets de la radiation sur l’organisme humain, et plus précisément des doses réelles de radiation reçues par les habitants des alentours de Tchernobyl. Les chercheurs de ce deuxième groupe sont persuadés que les doses de radiation reçues par la population lors des premiers jours et mois suivant la catastrophe à la centrale nucléaire de Tchernobyl ont déjà joué et joueront encore un rôle important dans l’aggravation de la santé publique. Le fait que cette information ait été soigneusement cachée à l’opinion publique, ce qui d’ailleurs a même été reconnu par le parquet général d’Ukraine, n’arrange pas la situation. Dans mes propres archives sur Tchernobyl, j’ai réuni des documents officiels et non officiels qui illustrent les deux approches différentes concernant le problème de la contamination radioactive de la population après l’accident. Ces documents, dont je livrerai une analyse très partielle, n’ont jamais été publiés en langue française.
Discours de la médecine officielle soviétique sur le ” syndrome de la radiation pénétrante “
La position officielle des dirigeants du Parti de l’Union soviétique sur les proportions et sur l’influence de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl était connue de l’ensemble des médias associés au Parti. Elle aboutissait inlassablement à la même conclusion : il n’y a aucune modification de l’état de santé de la population, et aucun changement n’est prévu dans l’avenir. Ce diagnostic politique comptait sur l’opposition idéologique de deux systèmes. Il ne contenait aucune once de vérité. La dissimulation des faits au sujet des zones contaminées par la radiation a duré trois ans, jusqu’au premier Congrès des députés des peuples de l’URSS. Les premières interventions des députés représentant les électeurs des zones contaminées, ainsi que les premières auditions publiques consacrées à l’accident de Tchernobyl et à ses conséquences sur la santé publique et sur l’environnement, ont démontré toute la désinformation mensongère présentée par les dirigeants et par la médecine ” officielle “. Les documents médicaux officiels illustrent bien la répétition des positions changeantes des auteurs de la fameuse conception soviétique dite ” des 35 rems “. Elle fixait le seuil de la radiation non dangereuse pour la santé des hommes à 35 rems pour 70 années de vie humaine. Un mois après l’accident de Tchernobyl, ce plafond a été modifié et élevé à 70 rems pour 70 années d’existence, puis après quelques mois il est redescendu à 50 rems pour 70 années, et plus tard encore à 35 rems. Or, les mêmes savants officiels – L.A. Iline, E. Tchazov, Gousskova – avaient défini un seuil maximal de radiation à 25 rems pour une vie humaine entière dans leur livre sorti en 1982, bien avant la catastrophe de Tchernobyl. Il en résulte que la ” valeur scientifique ” de cette conception officielle ne correspondait pas à grand-chose.1
Le premier rapport public intitulé Les spécificités écologiques et les conséquences médico-biologiques de l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl (70 pages) a été présenté par l’académicien L.A. Iline à la réunion de l’Académie des sciences médicales de l’URSS à Moscou du 21 au 23 mars 1989. Petit détail important : ce rapport a eu lieu peu avant le premier Congrès des députés des peuples de l’URSS (qui s’est tenu le 25 mai 1989) ; ainsi les dirigeants de Moscou se rendaient compte que les députés allaient soulever le problème de Tchernobyl, ainsi ont-ils pu anticiper l’offensive. Iline a présenté ce rapport qui a été approuvé par vingt-trois ” lumières ” de la science médicale officielle de Russie, d’Ukraine et de Biélorussie. L’Union soviétique pratiquait toujours la responsabilité collective, et jamais personnelle, c’était plus commode et plus sûr. Beaucoup parmi eux occupent encore aujourd’hui des postes importants dans le domaine de la science et continuent à nier des faits pourtant déjà prouvés concernant l’influence négative de la radiation sur la santé de la population de Tchernobyl. On mentionne dans l’extrait du rapport intitulé Les spécificités de l’influence de la radiation sur la population et les conditions théoriques de prévisions des conséquences radiologiques que ” les conséquences des doses de radioactivité sur les thyroïdes sont apparues sur une période relativement courte – 2,5 à 3 mois après l’accident. [..] Tout de suite après l’accident, l’URSS a appliqué les normes, élaborées à l’avance, du seuil de sûreté de la concentration d’iode 131 dans le lait correspondant à la dose autorisée de 30 rems dans la glande thyroïde d’un enfant. Selon les estimations préalables, grâce aux mesures de protection de la population prises par le ministère de la Santé contre la radiation, dont le but est de prévenir ou de diminuer les risques de l’iode radioactif sur l’organisme, nous avons réussi à diminuer les doses prévisibles de 50 % en moyenne, et dans certains cas jusqu’à 80 % “. Les auteurs du rapport certifient qu’ils ont ” calculé les doses précises de radiation reçues par les habitants de chaque localité lors de différentes périodes après l’accident “, et qu’ils ont également ” estimé les ” futurs niveaux de contamination par la radiation jusqu’en 2060 “. Bien que la conception linéaire sans seuil2, universellement adoptée, de l’influence de la radiation sur l’homme ” exagère les risques réels possibles des conséquences éloignées “, les auteurs précisent qu’ils ont utilisé justement cette approche en insistant sur la nécessité d’une interprétation ” raisonnable ” des données actuelles en tenant compte entre autres des ” limitations d’extrapolation “. De quelles limitations s’agit-il dans le rapport ? Ils prétendent qu'” une des objections essentielles contre la conception linéaire consiste en ce que la valeur numérique possible des risques de contamination et l’évaluation de l’influence des doses non considérables sont obtenues par les recherches naturelles seulement sous l’effet d’énormes quantités de radiation. [..] Les effets stochastiques3 génétiques ou somatiques des doses de radiation ne sont pas prouvés “. Ces confirmations sont étranges, même pour des non spécialistes en radiobiologie, d’autant plus qu’à cette époque nous disposions déjà des publications de savants, tels que D. Hoffmann, R. Bertell, R. Greib, Petko et autres, traitant des résultats des recherches sur les conséquences des petites doses de radiation sur la santé de l’homme. De plus, il faut prendre en compte le fait que le comité d’action de l’ONU chargé des rayonnements ionisants a légitimé la conception ” linéaire ” à l’échelle mondiale, en se laissant guider par les faits scientifiques et non par les émotions.
Après avoir précisé leur approche, les auteurs du rapport donnent alors leurs pronostics sur la santé des trois groupes de population irradiée et plus particulièrement sur celles des enfants âgés de 0 à 7 ans au moment de l’accident : 1) pour 39 districts des 9 régions touchées par le niveau d’irradiation le plus élevé (soit 1,5 million d’habitants, dont 158 000 enfants) ; 2) pour toute la population de ces régions (15,6 millions de personnes, dont 1,66 million d’enfants) ; 3) pour les habitants des régions centrales de la partie européenne de l’URSS (75 millions de personnes, dont 8 millions d’enfants). Rappelons que ces chiffres ont été cités ouvertement pour la première fois en 1989 dans un rapport officiel. Par conséquent, les pronostics officiels prévoient ” chez les enfants de 0 à 7 ans pour les trente prochaines années suivant l’accident, environ 90 cas de néoplasmes de la glande thyroïde, dont 10 cas à l’issue fatale “. Quant aux pronostics pour la population des régions centrales de la partie européenne de l’URSS, englobant tout le territoire de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Moldavie et de plusieurs régions de Russie, soit 75 millions de personnes dont 8 millions d’enfants de moins de 7 ans, ils prévoient ” théoriquement jusqu’à 20 cas de néoplasmes incurables de la glande thyroïde chez les enfants pendant une période de trente ans après l’accident, jusqu’à 50 autres cas incurables de maladie chez la population entière. Cependant, de 170 à 400 cas de néoplasmes pourront être guéris “.
Dans l’extrait du rapport intitulé Pronostic des conséquences probables à long terme de l’irradiation générale de la population de l’URSS après l’accident de Tchernobyl, il est question des estimations de la contamination par radiation selon la conception des 35 rems adoptée par le ministère de la Santé de l’URSS. Pour les habitants des zones contaminées, on précise particulièrement que ” le calcul des effets à long terme a été effectué en se fondant sur les doses recensées lors des quatre premières années après l’accident, ainsi que les prévisions jusqu’en 2060, sous condition de la levée des limitations de la consommation des produits alimentaires dans les exploitations privées “. Suite à cette explication, deux questions se posent. Premièrement, au moment du rapport, seules trois années et non quatre s’étaient écoulées après l’accident. Deuxièmement, par qui et quand les quantités de l’irradiation de la population ont-elles été réellement mesurées lors des premiers mois après la catastrophe ? Des documents officiels attestent des efforts des dirigeants du district de Naroditchi, de la région de Jitomir en Ukraine, pour supprimer les premiers documents médicaux qui enregistraient les premières doses réelles d’irradiation. À leur place, on ordonnait aux médecins d’inscrire des doses inférieures. Peut-on croire ces estimations ” officielles ” ?
Je possède également des documents confidentiels de l’Académie des sciences médicales de l’URSS indiquant qu’il n’y avait pas d’autopsies d’effectuées sur les personnes décédées suite à l’accident, dans la région de Jitomir. Mais si les auteurs du rapport sont sûrs de leurs propos, pourquoi personne, sans parler des chercheurs et des scientifiques, n’avait accès à cette information pour l’analyser ? La conclusion des auteurs, fondée sur les pronostics de l’avenir de la population des zones contaminées, dépasse l’imagination : ” En dépit de la tendance enregistrée dans les zones contaminées de l’URSS vers une augmentation du niveau de la morbidité spontanée et de la mortalité causées par les néoplasmes, nous avons analysé des paramètres invariables pour toute la période étudiée (soixante-dix ans). Par conséquent, les cas des néoplasmes dont l’issue serait fatale ne peuvent que diminuer. ” Dans la conclusion générale, ils insistent sur cette idée de retour à la normale : ” L’information présentée dans ce rapport montre que dans la plupart des cas, le niveau d’irradiation de la population des zones placées sous contrôle strict sera probablement inférieure au niveau de pathologies attendu. ” Autrement dit, la population des zones contrôlées subissant quotidiennement des doses de radiation aura moins de maladies cancéreuses incurables que la population des autres régions. Au sujet des maladies de la glande thyroïde, les auteurs concluent qu'” il est possible d’observer à l’avenir une augmentation du nombre des néoplasmes sur cet organe “. Par conséquent, il est aussi possible de ne pas en observer du tout ! Aujourd’hui, nous connaissons déjà depuis de nombreuses années la valeur des pronostics officiels soviétiques. Un an plus tard, en prononçant un discours lors d’une audition parlementaire du Conseil suprême de l’URSS, le même académicien L.A. Iline a déclaré que ” 1 600 000 enfants ont reçu des doses inquiétantes de radiation “, et qu'” il faudra résoudre ce problème “. En 1990, lors d’une réunion du Conseil suprême de l’URSS, le président de la commission d’État aux problèmes de la liquidation des dommages causés par l’accident de Tchernobyl, M. Dogougiev, annonçait que ” 62 % de la population examinée a reçu une dose d’irradiation de 1 à 5 rems. Un million et demi d’habitants, dont 160 000 enfants, vivant dans les territoires les plus touchés par l’iode radioactive en 1986, ont reçu une dose d’irradiation de la glande thyroïde de 30 rems ; 17 % des enfants ont même reçu une dose de 100 rems “.
Documents confidentiels concernant les données de la médecine officielle soviétique sur le syndrome de la radiation pénétrante
Dans mes archives sur Tchernobyl, j’ai également trouvé un document très précieux, inédit, qui apporte un nouvel éclairage sur l’expertise soviétique de la catastrophe. De nombreux documents confidentiels ont été produits après la catastrophe de Tchernobyl, mais je n’avais encore jamais lu quelque chose de pareil. Pour la première fois, il est question des doses concrètes et réelles reçues par la population dans les premiers mois suivant l’accident. Le 26 mai 1987, le ministre de la Santé de l’Ukraine, M. Romanenko, adressa une lettre strictement confidentielle, portant le numéro 428c avec le tampon du comité central de l’URSS ” sans droit de publication “, à son homologue le ministre de la Santé de la Russie M. E. Tchazov. Cette lettre est intitulée ” Au sujet de l’exécution de l’ordre du ministère de la Santé de l’URSS no. 527 du 13/04/1987 “, et contient l’information suivante : ” Les régions de radiation élevée, telles que les régions de Kiev, Jitomir et Tchernigov, comptent 215 000 habitants, dont 74 600 enfants. […] Nous avons relevé 39 600 nouveaux malades. Les personnes ayant des symptômes d’affections somatiques sont placées sous le contrôle des médecins. Il y eut en tout 20 200 personnes hospitalisées pendant une année, dont 6 000 enfants. ” Lisez attentivement la phrase suivante : ” Dans les premiers mois suivant l’accident à la centrale nucléaire de Tchernobyl, un examen dosimétrique de la glande thyroïde fut effectué chez tous les enfants. On a constaté que 2 600 enfants (3,4 %) recelaient plus de 500 rems de radionucléides d’iode. ” Se pourrait-il que le groupe des scientifiques soviétiques, qui ont tous apposé leur signature à la fin de ce document (y compris l’académicien Iline), ne soit pas au courant de ces terribles faits ? En ce cas, quelle valeur scientifique accorder aux prévisions présentées lors de la session de l’Académie des sciences médicales de l’URSS sur les conséquences de la radiation ? Nous ne connaissons toujours pas actuellement le nombre précis d’enfants recelant une dose de moins de 500 rems dans leur glande thyroïde.
Le ministre de la Santé de l’URSS informe le comité central (CC) dans son rapport secret no. 3634c, ” sans droit de publication “, du 16 novembre 1987 : ” Au 30/09/1987, 620 016 personnes sont placées sous contrôle médical. 5 213 sont hospitalisées pour être examinées, le but des médecins étant d’effectuer un diagnostic précis de leurs affections, car celles-ci ne sont pas liées à l’irradiation. ” Nous ne savons pas si le ministre a pris en compte, parmi ces 5 312 malades, les 2 600 enfants ukrainiens à la glande thyroïde affectée de plus de 500 rems. Si tel est le cas, comment peut-on expliquer le fait que ces doses insensées, même pour des adultes, ne soient pas liées à l’irradiation ? À mon avis, l’explication est simple : le comité central du Parti désirait précisément entendre cette ” vérité “. Quant au ministre, il a bien joué son rôle. Poursuivons avec cet extrait du projet de résolution du comité central concernant l’exécution de la résolution du 28e Congrès du PCUS sur ” L’appréciation politique de la catastrophe de Tchernobyl et les travaux de liquidation de ses conséquences “, daté du 28 décembre 1990, et adressé par le secrétariat du CC du PCUS au secrétaire général V. Ivachko : ” Les conséquences de l’accident continuent de se ressentir sur la natalité et sur la durée de vie. Ainsi, en Biélorussie, la natalité a baissé de 10 % lors des quatre dernières années, en revanche, la mortalité liée aux néoplasmes est en accroissement constant. Dans les régions de Moguilev et de Gomel4, elle a augmenté de plus de 19 % lors des cinq dernières années. ” Les conclusions du CC ne correspondent donc pas aux conclusions rassurantes du rapport des vingt-trois académiciens présentées un an plus tôt. Cela signifie que nous ne connaissons toujours pas les chiffres exacts des doses réelles de radiation reçues par la population dans les premiers mois après la catastrophe.
L’article d’un membre de l’Académie des sciences médicales de l’URSS, directeur du centre hématologique de l’URSS, le professeur A. Vorobiev, nous éclaire un peu sur la confidentialité et la falsification de l’appréciation des doses réelles. Cet article intitulé ” Pourquoi la radiation soviétique est la moins dangereuse ” est paru dans le no. 33 du journal Les Nouvelles de Moscou du 18 août 1991 (p. 5). L’auteur affirme que ” 15 000 personnes ont été hospitalisées par erreur en Ukraine à cause du manque de spécialistes dans la zone de l’accident. Mais dès le 2 mai 1986, est apparue une instruction concernant le diagnostic de la ³maladie aiguë des rayons², suite à laquelle toutes les personnes hospitalisées par erreur ont reçu leur autorisation de sortie. ” On peut néanmoins tirer certaines conclusions de cet extrait. Les quarante protocoles confidentiels du groupe stratégique du bureau politique du CC de l’URSS, que j’ai publiés dans un ouvrage intitulé Tchernobyl, vérité interdite5 indiquent que tous les seuils tolérables de radiation ont été réexaminés dans l’urgence, et augmentés de plusieurs fois. C’est précisément après cette révision des normes que toutes les personnes hospitalisées, soit 15 000 habitants environ, ont été reconnues en bonne santé et ont reçu leur autorisation de sortie. Dans ce cas, si le professeur Vorobiev fait allusion à ces 15 000 personnes dans son article, cela prouve une fois de plus l’irradiation réelle de ces gens, dans les premières semaines et les premiers mois après l’accident, ainsi que la falsification des diagnostics de la maladie aiguë des rayons par les médecins ” de la cour ” qui ont aidé le gouvernement soviétique à dissimuler la vérité et à ne pas hospitaliser de victimes supplémentaires de la catastrophe.
En 1989, le journal Les Nouvelles de Moscou a organisé une table ronde en invitant quelques députés. Les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl étaient à l’ordre du jour. Le député biélorusse A. Adamovitch, à présent décédé, a déclaré : ” Quand on a effectué l’autopsie des personnes décédées prétendument à cause d’autres maladies, par exemple d’ischémie, il s’est trouvé que leurs poumons contenaient une très grande quantité de particules dites ³chaudes², jusqu’à 15 000 ! Ce fait a été constaté par le professeur E. Petriajev. La présence dans l’organisme de 2 000 de ces cellules est déjà la garantie d’un cancer ! ” L’ancien physicien atomiste soviétique, demeurant actuellement en Israël, note dans ses manuscrits que l’incorporation de cellules solides, telles que la fumée du tabac, la poussière de charbon ou la silice, était découverte depuis longtemps. Dans le cas présent, il s’agit de la poussière du combustible réactif incorporée dans le tissu des poumons. Lors d’un congrès d’experts du 25 au 29 août 1986 concernant l’accident de Tchernobyl et ses conséquences, le comité d’État de l’URSS sur l’Énergie atomique donna une information sur les résultats des examens spectroscopiques des particules gamma se trouvant dans l’organisme des personnes contaminées : ” [..] pratiquement tous les malades avaient, dans leur organisme, un mélange complexe de radionucléides, principalement des isotopes d’iode, de césium, de zirconium, de niobium et de ruthénium. [..] À cause du nuage radioactif de Tchernobyl, les cas de cancers incurables vont augmenter de 2 % parmi la population des zones contaminées “. Dans le même rapport, nous avons également une confirmation de la présence de différents radionucléides dans les poumons des personnes décédées de la maladie aiguë des rayons. Manifestement, il est nécessaire de réaliser des recherches complémentaires pour découvrir le réel danger causé par l’incorporation de la poussière du combustible. De mes propres observations et entretiens avec des centaines d’habitants des zones contaminées, j’ai tiré la conclusion que la réalité de ce danger était manifeste. Tous mes interlocuteurs parlaient de poussière radioactive, de gorges irritées, de tracteurs non protégés, etc. Or les gens ne pouvaient distinguer les radionucléides de la poussière. Personne n’a certainement jamais pris en compte ces prétendues ” particules chaudes “, cette poussière de combustible nucléaire qui se dissémina dans les organismes, irradiant parfois les victimes d’une dose mortelle.
Le physicien atomiste, ancien habitant de Kiev, Igor Gueratchenko, qui vit actuellement en Occident, m’a transmis son manuscrit intitulé Les Leçons manquées de Tchernobyl. Il y est question de faits assez curieux qui ont retenu mon attention :
Quelles sont donc les doses de radiation reçues par la population des environs de la centrale nucléaire ? Personne ne le sait précisément. Dans un premier temps après l’explosion, les compteurs Geiger manquaient dans la zone de la catastrophe. Une de mes connaissances, un capitaine du ministère des Affaires intérieures, s’est retrouvé dans le cordon de sécurité du réacteur explosé. Il y est resté pendant une semaine après la catastrophe, et malgré cela il n’a disposé d’aucun appareil pour mesurer la radioactivité. Par conséquent, il ne connaît pas la dose reçue par son organisme au cours de cette période. Les chauffeurs des bus qui évacuaient les habitants ne disposaient eux non plus d’aucun moyen de contrôle. Est-ce le fait du hasard ? En aucun cas. Il est évidemment plus facile, dans ces conditions, de mentir à la population ainsi qu’à la communauté internationale. L’évacuation n’a commencé que trente-six heures après l’explosion. Par conséquent, les habitants de Pripiat ont été irradiés par une dose allant de 36 à 360 rems. Sur les 45 000 habitants que comptait cette ville au moment de l’accident, combien sont encore en vie aujourd’hui ? Personne ne le sait. On sait seulement que 15 000 personnes, parmi celles qu’on avait emmenées dans les hôpitaux de Kiev dans la nuit, sont mortes en six mois.
Je tiens à préciser que, au cours de mon travail d’enquête, j’ai toujours veillé à me méfier des rumeurs catastrophistes. L’information dont je vous fais part ici a été obtenue directement auprès des personnes qui travaillaient au nettoyage des conséquences de l’accident : des chauffeurs de bus, des membres du personnel des hôpitaux, des militaires du cordon de sécurité et beaucoup d’autres liquidateurs encore. Dans les hôpitaux de Kiev, on n’essayait même pas de traiter les gens hospitalisés dans la mesure où il n’y avait tout simplement pas la possibilité de le faire. Où peut-on trouver du sang pour la transfusion et de la moelle osseuse pour la transplantation de quelques dizaines de milliers de personnes ? De plus, les hôpitaux manquaient de lits : on plaçait les malades partout, dans les chambres, le long des couloirs, à la cave. Dans un des hôpitaux, on les a même installés à la morgue faute de places disponibles ! Là encore, la coïncidence des diverses sources est surprenante : selon les protocoles confidentiels du groupe stratégique du Bureau politique, 15 000 personnes ont été hospitalisées dans les premières semaines de la catastrophe. L’académicien Vorobiev confirme également dans son article la présence de 15 000 personnes hospitalisées par erreur, car, après l’explication donnée aux médecins sur la nature de la maladie aiguë des rayons, ces individus sont sortis des hôpitaux. Et enfin, un témoin physicien, habitant de Kiev, Igor Gueratchenko parle aussi du même nombre de personnes contaminées, mais avec une précision supplémentaire terrible : elles sont toutes mortes. Prenons maintenant la suite de l’article de Gueratchenko :
Ce chiffre ne surprendra pas le lecteur attentif. Près de 70 000 personnes sont mortes lors de l’explosion d’Hiroshima (seules quelques milliers d’entre elles sont directement décédées lors de l’explosion, et la plupart, à cause des conséquences de l’irradiation) ; dans le cas de Tchernobyl, il ne s’agit que de 15 000 victimes dues à un rejet radioactif pourtant beaucoup plus important. En réalité, les victimes sont effectivement plus nombreuses. Premièrement, je ne parle que d’informations obtenues par moi-même. Deuxièmement, les conséquences de la catastrophe sont à considérer à très long terme. Encore des dizaines, et probablement des centaines de milliers de personnes vont mourir d’un cancer provoqué par la radioactivité, mais cela ne se réalisera que plus tard, car la période d’incubation peut durer des années.
Igor Gueratchenko a également fait référence à ces 15 000 victimes dans une interview donnée au New York City Tribune, ainsi qu’au cours des auditions concernant les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl au Congrès des États-Unis. Il a révélé que chez les personnes contaminées, on remplaçait le diagnostic de la ” maladie aiguë des rayons ” par ceux de ” dystonie végétative “, de ” dystonie vasculaire ” et d’autres pathologies encore. Cela est un fait absolument prouvé, on écrivait dans les dossiers médicaux des victimes : ” Le patient a suivi le traitement nécessaire et n’a plus besoin de soins. ”
Les structures gouvernementales de la Fédération de Russie en charge des problèmes de contamination radioactive suite à Tchernobyl étudient ces derniers temps une nouvelle conception d’une ” vie sans danger ” sur les territoires affectés. Ainsi, les ministères russes de l’Environnement et du Travail analysent sérieusement les problèmes de santé de la population dans les seize régions les plus touchées après l’accident. Ils prennent enfin en compte le fait que la plupart des habitants n’étaient pas informés de l’existence d’une contamination. Selon le rapport interministériel signé par M. Malikov et O. Tsitser, la catastrophe de Tchernobyl a touché en Russie 138 districts administratifs, 15 centres régionaux et plus de 7 700 localités, soit une population de 2 700 000 personnes. Selon des données datant d’avril 1995, le nombre des citoyens russes dont le décès est lié à la participation au nettoyage des conséquences de l’accident atteint près de 7 000 victimes. Près de 20 000 personnes sont devenues invalides pour les mêmes raisons ou ont vu leurs conditions de vie se dégrader. Dans le rapport de Malikov et Tsitser, nous trouvons également la confirmation inattendue des propos issus de la lettre confidentielle du ministre ukrainien de la Santé, Romanenko, au ministre de l’URSS, Tchazov, concernant les doses inquiétantes de radionucléides relevées dans la glande thyroïde des enfants ukrainiens. Suivant les auteurs, 2 400 000 personnes, dont plus de 500 000 enfants de moins de 14 ans, vivent actuellement dans les régions ukrainiennes contaminées. Le fait le plus préoccupant est que 150 000 habitants ont été irradiés par des doses dix et même cent fois supérieures aux normes. Ainsi, 5 700 enfants ont reçu une dose de 200 rads, et 7 800 adultes de plus de 500 rads, alors que la dose tolérée est de 5 rads. Dans la seule année 1991, on a enregistré 12 cas de néoplasmes de la glande thyroïde chez les enfants de ce groupe. Les spécialistes russes s’inquiètent également de la mortalité élevée chez les femmes lors de l’accouchement. Toutes ces femmes vivent, évidemment, dans des zones à risque élevé. Si le nombre d’accouchements sans problème a considérablement diminué, en revanche, le nombre des difformités de naissance s’accroît. Il existe à Jitomir un laboratoire secret où des mutants humains et animaux sont conservés dans le formol. Avant l’accident, le coefficient des grossesses à issue fatale était de 9,6 (sur 100 grossesses), après la catastrophe, il est passé à 13,4. On remarque également une baisse considérable de la faculté d’adaptation des nouveau-nés. Igor Gueratchenko précise : ” Il existe d’ailleurs d’autres victimes de Tchernobyl que personne n’a jamais vues. Ce sont les bébés morts en tant que f¦tus. Après l’explosion, les médecins conseillaient aux femmes enceintes de Kiev et d’autres régions contaminées d’avorter. L’année dernière (en 1987) environ 20 000 grossesses ont été interrompues à cause de la catastrophe de Tchernobyl. Ces statistiques concernent seulement la ville de Kiev. Et les femmes évacuées de Pripiat ? ” Au cours de mes voyages dans les villages contaminés de la région de Jitomir, quelques mois après la catastrophe, les habitantes m’ont aussi parlé des recommandations données par des médecins d’avorter secrètement.
Dix-huit ans après l’explosion de la centrale, nous ne possédons donc que peu d’informations précises sur les doses réelles de radioactivité reçues par la population dans les premières semaines et les premiers mois suivant cette terrible catastrophe. Les scientifiques sont pour l’essentiel inféodés au lobby nucléaire, peu intéressé par la découverte d’une vérité qui risquerait de compromettre des intérêts économiques partagés par le lobby énergétique mondial. Pourtant, toute l’information que j’ai pu obtenir sur les affections et la mortalité au sein de la population contaminée prouve que lors des premiers jours de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, des millions de personnes ont été contaminées par la radiation, et non quelques milliers comme nous le disent les documents confidentiels du groupe stratégique du bureau politique du Parti. Pourtant, plus les hommes s’éloigneront du jour de la catastrophe de Tchernobyl, plus ils connaîtront les conséquences de cette tragédie et son influence sur la santé des générations futures de Russie, d’Ukraine, de Biélorussie, ainsi que sur l’écologie de la planète entière.
The four language versions by Alla Yaroshinskaya available in Eurozine are not translations of the same article. The English version will be published in Index on Censorship 2/2006, the German version is a translation of the Russian original and was published in Osteuropa 4/2006, and the French version is from Guillaume Grandazzi/Frédérick Lemarchand (ed.): Les silences de Tchernobyl. L’avenir contaminé. Éditions Autrement. Paris 2004, p. 27-41. (Forthcoming edition Paris 2006)
Sur cette question, voir également la contribution de Gilles Hériard Dubreuil et Henri Ollagnon. (Toutes les notes de cet article sont de l'éditeur.)
Cette conception amène à considérer que toute dose de radioactivité est potentiellement dangereuse pour l'homme et conduit à prévoir les effets liés aux faibles doses par extrapolation des connaissances que l'on a de l'action des fortes doses sur l'organisme.
Effets non déterministes, aléatoires, liés aux faibles doses. Cette thèse est fortement critiquée aujourd'hui.
Il s'agit des deux régions les plus contaminées de Biélorussie.
Cet ouvrage a été publié en France sous ce titre en 1993, sans les annexes en question qui n'ont été publiées que dans la version russe parue à Moscou en 1991.
Published 21 April 2006
Original in Russian
Translated by
Nadejda Stettler
First published by Guillaume Grandazzi/Frédérick Lemarchand (ed.): Les silences de Tchernobyl. L'avenir contaminé. Éditions Autrement. Paris 2004, p. 27-41. (Forthcoming edition Paris 2006)
Contributed by Osteuropa © Alla Yaroshinskaya/Guillaume Grandazzi/Frédérick Lemarchand/Éditions Autrement Eurozine
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